Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : l’économie contemporaine (6/6)

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6. La science économique contemporaine

Il est difficile de résumer rapidement l’état d’une science aussi diverse, au niveau international, que l’économie. Je vais donc devoir être beaucoup plus long, même si cela restera au final succinct par rapport à tout ce que l’on pourrait développer. Quelles sont les grandes lignes qui structurent cette discipline depuis les controverses issues du keynésianisme ? On analysera d’abord les évolutions sur la méthodologie des économistes, puis les questions de fond.

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Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : l’école néoclassique (5/6)

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5. Les nouveaux classiques, la crise du keynésianisme

Les « nouveaux classiques » ou encore la « nouvelle macroéconomie classique » regroupe un ensemble d’auteurs qui ont pour point commun de remettre sévèrement en question, à partir des années 1970, la doctrine keynésienne. Durant tout le début des Trente Glorieuses, en effet, le keynésianisme était dominant et les recettes de Keynes semblaient fonctionner pleinement : taux de chômage inférieur à 4% dans la plupart des pays développés, croissance supérieure à 5%, forte progression des salaires et du pouvoir d’achat, moyennisation de la société, etc.

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Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : l’école autrichienne (4/6)

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4. L’école autrichienne, l’apologie du libéralisme

Cette école a une place marginale en science économique, du fait de sa combinaison originale de libéralisme radical et d’hétérodoxie. Son nom provient du fait que ses fondateurs étaient de nationalité autrichienne : il s’agit de E. von Böhm-Bawerk, de L. von Mises et surtout de F. Hayek (J.A Schumpeter peut être considéré comme un autrichien hétérodoxe). Les principales caractéristiques de cette école sont les suivantes.

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Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : le postkeynésianisme (3/6)

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3. Le postkeynésianisme, le rejet du « Keynes-orthodoxe »

A. A la lisière entre Keynes et Marx

Les postkeynésiens sont des économistes qui ont refusé l’article de J. Hicks de 1937, considérant qu’il s’agissait d’une interprétation classique de la pensée de Keynes, contraire aux intuitions centrales du maître de Cambridge. Les postkeynésiens entendent insister sur le caractère radicalement anticlassique de la pensée de Keynes et rejettent les aspects les plus « classico-compatibles » du keynésianisme. Ils insistent sur l’économie comme circuit plutôt que comme équilibre (en particulier Kalecki), sur les prix rigides à court terme, sur le rôle de l’investissement, sur la dimension macroéconomique dans un contexte d’incertitude radicale et sur l’information imparfaite. Enfin, ils insistent sur le rôle effectif de la monnaie à court terme et à long terme, alors que les néoclassiques défendent la théorie de la neutralité de la monnaie, donc l’inefficacité des politiques publiques.

Les principaux représentants de ce courant sont N. Kaldor, M. Kalecki, J. Robinson (en photo) ou encore P. Sraffa. Comme on peut l’imaginer des hétérodoxes aussi radicaux n’avaient aucune chance d’obtenir le Prix Nobel.

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Une histoire de la pensée depuis 1945 : le néokeynésianisme (2/6)

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2. Le néokeynésianisme, l’intégration de Keynes dans la théorie classique

Ce courant prend sa source dans l’article de John Hicks, M. Keynes and the Classics : a suggested interpretation, (1937) qui, à peine un an après la parution de la Théorie Générale, entend formaliser mathématiquement les principales idées de Keynes. Les principaux représentants de ce courant sont J. Hicks, R. Solow, R. Mundell et surtout P. Samuelson : ils obtiendront tous le Prix Nobel. L’objectif théorique de ce courant est d’intégrer Keynes à la théorie classique en faisant de Keynes un cas particulier du modèle classique. Alors que Keynes semble de prime abord opposé aux classiques, ce courant cherche au contraire à montrer qu’il est possible de les réconcilier. On a parfois appelé ce courant « école de la synthèse ». C’est le courant majeur de la seconde moitié du XXème siècle. Ses principales caractéristiques sont les suivantes.

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Douze mois de macronisme

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Emmanuel Macron a emporté la présidence il y a un an. Difficile de faire un bilan exhaustif d’un gouvernement qui se caractérise par sa frénésie de réformes, qui s’enchainent à un rythme soutenu. On peut cependant tenter de brosser quelques traits, sur la forme et sur le fond. Je me concentrerai sur le style de Macron, et sur les réformes économiques. Lire la suite

Note de lecture : la Facture des idées reçues

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Voici un livre que j’ai lu sur les conseils d’une collègue. Il est écrit par un trader passionné d’économie et de politique (à priori plutôt négatif pour moi), mais ressemble à un ouvrage de vulgarisation dans la veine des « freakonomics« . Rappelons l’idée générale de cette approche de l’économie : prendre un sujet, même sans rapport avec les thèmes classiques, comme les drogues, la consommation de viande ou les limites de vitesse, et faire une analyse coûts/bénéfices pour montrer qu’on pourrait faire autrement (ie. beaucoup mieux) avec une autre approche du problème, et éviter ainsi « la facture des idées reçues ». Voici quelques idées retenues : Lire la suite

Réformer la France #7 : le permis à 10h

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En plus d’interdire les frais de présentation au permis, la loi Macron de 2015 a introduit la possibilité de passer le permis en voiture automatique et de l’obtenir en seulement 13h de conduite, laissant inchangé le seuil obligatoire de 20h de conduite pour le permis B en conduite manuelle. Cette possibilité est intéressante mais ajoute de la complexité inutile, car le titulaire d’un permis BEA ne peut conduire que des véhicules à boite automatique, et doit repasser une épreuve de boite manuelle douze mois plus tard. Lire la suite

Réformer la France #2 : créer une taxe sur les m²

Il est essentiel que le système fiscal soit simple. Plus il l’est, plus il sera lisible par tous. C’est à la fois plus efficace économiquement (cela permet à chaque agent de mieux réaliser ses anticipations, à commencer par les investissements des entreprises) et plus juste politiquement (on sait ce que chacun paye, personne n’a le sentiment que son voisin bénéficie d’avantages indus). Le nombre de taxes et impôts différents est un point essentiel de la simplicité. Lire la suite

Réformer la France #1 : supprimer l’ISF

La France a une fiscalité complètement absurde et l’ISF en est l’exemple typique. Le paradoxe est que cet impôt concentre tous les débats idéologiques alors qu’il représente moins de 0,5% (!) des recettes fiscales des administrations publiques. Qu’on le supprime ou qu’on le garde, les effets resteront donc faibles. Ce qui ne dispense pas d’une réflexion rationnelle permettant de montrer qu’il vaut mieux le supprimer. Lire la suite

Réformer la France : introduction

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Il est toujours plus facile de critiquer que de proposer, dit l’adage. Et la France est remplie de ces intellectuels brillants quand il s’agit de critiquer, mais beaucoup moins diserts quand il s’agit de faire des propositions réalistes. Par exemple, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié le sujet pendant des années pour faire une critique pertinente de l’Union européenne, de l’Education nationale ou du capitalisme. Avec deux sous d’esprit critique et quelques bonnes lectures, n’importe qui peut montrer que le capitalisme produit structurellement des crises, que l’euro ne marche pas bien, et que l’Education nationale remplit de moins en moins bien ses missions. Mais faire des contrepropositions crédibles est d’une autre exigence intellectuelle.

D’ailleurs, les anticapitalistes de tous bords sont bien en peine de donner un seul exemple historique de système anticapitaliste ayant fonctionné : c’est simple, il n’y en pas. L’économiste américain Paul Samuelson a étudié l’économie pendant près de 60 ans : il avait passé sa thèse dans les années 1930 (à l’époque de Keynes !) et est mort en 2009. D’après Alexandre Delaigue, qui lui a rendu un bel hommage (ici), « à 90 ans, en 2004, il publiait encore un article qui suscitait de nombreux commentaires sur l’évolution du commerce entre les USA et la Chine ». Paul Samuelson a profondément influencé la science économique, tant et si bien qu’il est largement considéré comme le meilleur économiste de la seconde moitié du XXème siècle. Or, quelques années avant de mourir, Samuelson a accordé une interview à une radio américaine. Que dit-il au sujet du capitalisme et du marché ? (la traduction est de moi, vous pouvez retrouver les propos ici) :

« J’étudie l’économie depuis des années. J’ai appris des choses. J’ai désappris beaucoup de choses mais je n’ai pas été capable de trouver dans toute l’histoire économique documenté un seul cas où une région impliquant des millions de personnes peut être gérée sans un recours important au marché ».

Notez qu’il précisait aussitôt qu’il n’était pas pour autant d’accord avec Milton Friedman et ne croyait pas au laissez-faire. Les échecs dramatiques et successifs des différentes variantes du communisme dans des pays aussi différents que l’URSS, le Cambodge, la Corée, et plus récemment le Venezuela ne font que confirmer ce que, génération après génération, montrent les économistes. Mais cela n’empêche visiblement pas la France d’être remplie « d’intellectuels » toujours prêts à retenter l’expérience. Ou plutôt à la tenter, car il faut dire que nous n’avons jamais connu de véritable gouvernement communiste, contrairement à l’Allemagne, la Pologne ou la Hongrie, autant de pays pays aujourd’hui notoirement anticommunistes. « Cette fois, ça va marcher », clament ces adeptes de la méthode Coué : admirateur de Staline dans les années 30, de Mao dans les années 60, de Chavez dans les années 2000, et de bien d’autres du même genre. Dans les années 2010, la gauche radicale française ne tarissait pas de louanges envers la politique du Venezuela, citant à l’appui la popularité de Chavez, les bons chiffres sur la pauvreté ou le chômage. Mais il est aisé d’être populaire quand on dépense comme si le pétrole était à 200$ le baril, alors qu’il est à 100. Cela s’appelle de l’économie populiste. N’importe quel maire d’une petite commune qui fait cela sera aisément réélu. Il est également facile de faire baisser le chômage en embauchant massivement dans la fonction publique, ou la pauvreté en augmentant massivement les aides sociales. Mais sans amélioration de la productivité du pays, ça ne peut être que temporaire. A la moindre turbulence, le système s’effondre.

L’économie n’est pas une science exacte, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de lois y sont très bien établies. Comme par exemple la relation entre masse monétaire et inflation, entre inflation et mouvements de capitaux, entre productivité et production de richesse, entre production de richesse et taux de chômage. Seules les imbéciles avec des œillères intellectuelles peuvent les ignorer. Et quand ils le font, les conséquences sont dramatiques pour les peuples qu’ils prétendent défendre. Pénurie de tout, inflation massive, dégringolade de la productivité, marche vers l’autoritarisme : voilà le véritable bilan de Chavez et son héritier Maduro.

On pourrait faire le même genre de remarques à l’égard des souverainistes de droite : il n’est pas très difficile de montrer que l’euro est structurellement défaillant. Mais montrer d’une façon rigoureuse et intellectuellement satisfaisante que la sortie de l’euro serait préférable est une autre paire de manche. N’est-ce pas Marine Le Pen ?

C’est pour éviter ce travers de l’esprit critique qui ne propose rien que je me lance dans une série d’articles visant à faire des propositions pour réformer la France. Nous avons un Président explicitement réformateur qui aura vraisemblablement une majorité dimanche : le temps semble donc venu. Mes publications concerneront l’économie la plupart du temps, et en particulier la fiscalité, mais aussi l’éducation ou d’autres sujets. Je n’étonnerai personne en disant que la fiscalité me semble être le chantier prioritaire du quinquennat, bien plus que le droit du travail. Or, François Hollande a fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire dans ce domaine. Que pourrait-on faire ? voilà la question.

Dans un souci de clarté, je réduirai l’argumentation au strict minimum, en renvoyant chaque fois que possible le lecteur à des sources plus approfondies. Les articles seront donc de format court ; les propositions seront les plus concrètes et réalisables possible. Pas de « il faut baisser les impôts » ou « il faut taxer les riches » chez moi. Cela étant dit, je mettrai en évidence les divergences idéologiques chaque fois que nécessaire. Mais je ne tiendrai aucun compte de l’axe droite gauche, c’est-à-dire que ne me soucierai pas de savoir si les propositions sont associées à la droite ou à la gauche. Ni plus que de savoir si elles sont révolutionnaires ou modestes. Seul le degré de faisabilité sera important, et évidemment la pertinence économique. Je ne m’engage pas sur un rythme de publication. J’essaierai aussi de tenir compte de l’actualité.

Faut-il respecter la règle des 3% de déficit ?

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Éternel marronnier économique qui a encore opposé pendant la campagne pour la Présidence Benoit Hamon (qui jugeait la règle inepte) et Michel Sapin (qui la jugeait rationnelle). Les règles du pacte de stabilité ou « critères de convergence », que Jacques Chirac avait renommé “pacte de stabilité et de croissance” (PSC) ont été instaurées à partir du traité de Maastricht et limitent le déficit budgétaire d’un État membre de l’Union Européenne à 3% du PIB chaque année, ainsi que la dette publique à 60% du PIB. Lire la suite

Un certain Juif, Jésus (9/12)

VIII. La théologie chrétienne et ses développements

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Trinité, Andrei Rublev, 1429

Pour répondre à notre question de l’identité de Jésus, nous allons devoir comparer le Nouveau Testament avec la doctrine chrétienne en général et catholique en particulier à propos de Jésus ; il s’agit de savoir si le dogme chrétien contemporain se déduit exclusivement du Nouveau Testament.  Donc, faisons un peu de théologie doctrinale.

A. Que dit la doctrine chrétienne au sujet de Jésus ?

Pour les chrétiens, Jésus est deux choses à la fois :

  • En tant qu’homme, il est le Messie annoncé par les Prophètes, incompris de la majorité des Juifs car ils attendaient un roi temporel et n’ont donc pas su comprendre que son “Royaume n’était pas de ce monde” (Jn 18,36), refusant par là son exigence de conversion qui allait au-delà de la loi mosaïque ;
  • Cependant, Jésus n’est pas seulement un homme. Il est “Dieu né de Dieu” (Symbole de Nicée-Constantinople), “de même nature que le Père”. Autrement dit, Jésus n’est pas une créature : il est Éternel et sa naissance de Marie ne signifie pas le début de son existence, car il existait de toute Éternité dans les cieux avec le Père. Sa naissance de Marie signifie seulement le début de son existence terrestre, c’est-à-dire son incarnation.

La quasi-totalité des confessions chrétiennes (catholiques, protestants, orthodoxes) acceptent ce que je viens d’exposer. La résurrection du Christ est le point clé de la foi car c’est l’évènement qui manifeste de façon éclatante sa divinité. “Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine”, n’hésitait pas à affirmer saint Paul (1 Cor 15,14). A dire vrai, la croyance en la résurrection est à peu près le seul miracle auquel un chrétien “doit” croire, car c’est celui-là même qui fonda, il y a 2000 ans, la foi des disciples, et donc la religion chrétienne. Cependant pour les chrétiens Jésus ne se contente pas de détruire la mort en ressuscitant : il sauve l’humanité de ses péchés et retourne ensuite au ciel d’où il “reviendra dans la gloire juger les vivants et les morts” (ibid.) : c’est la doctrine de la Rédemption.

Mais si Jésus est Dieu, n’y-a-t-il pas plusieurs dieux ? Le concept de Dieu Trinitaire répond à l’objection de polythéisme : il n’y a pas deux ou trois dieux mais trois Personnes (ou hypostases, terme emprunté à la philosophie grecque et qui désigne ici un principe divin) distinctes mais pas indépendantes (car liés par l’Amour), qui forment un seul Dieu. Un peu comme trois bougies distinctes ne forment qu’une flamme.

Scutum Fidei (Wikipedia).

Pour être précis, il faut ajouter qu’il y a dans la théologie chrétienne trinitaire une certaine hiérarchie : le Père est premier car, d’une part, c’est le Père, le Créateur ; d’autre part, c’est lui qui envoie le Fils et l’Esprit, qui sont envoyés. C’est Jésus qui obéit (filialement) à son Père en mourant sur la croix, pas l’inverse. Par exemple, Jésus lui-même déclare ne pas connaître le jour et l’heure de la fin du monde, contrairement au Père (Mc 13,32). En termes missionnaires, le Père est au-dessus du Fils, et l’Esprit est le “produit” de l’Amour du Père et du Fils, tout en étant une Personne à part entière. Cependant cette hiérarchie n’est pas ontologique : elle ne signifie pas que Jésus est “moins Dieu” que son Père. Les trois Personnes de la Trinité sont également Dieu et forment un seul Dieu.

B. Objections et hérésies

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Le Concile de Nicée, fresque crétoise.

Dire que Jésus est à la fois Dieu et homme n’est pas sans laisser perplexe. Cela paraît parfaitement illogique puisque cela contredit la logique philosophique élémentaire qui veut qu’on ne peut être à la fois une chose et son contraire. Or, Jésus est affirmé comme étant à la fois Dieu et homme, Dieu et Fils de Dieu, ce qui est absurde : une entité ne peut pas être à la fois Dieu et son Fils. Pour bien comprendre, reprenons le raisonnement. Le principe fondamental à la base du monothéisme est l’affirmation que Dieu est unique. Il ne peut y avoir plusieurs dieux. C’est même ce qui distingue fondamentalement le judaïsme de la plupart des cultes païens, pour ne pas dire tous. Le monothéisme est l’essence même de la foi juive : comment le christianisme, qui en est issu, pourrait-il professer autre chose que le Shema Israël, Dieu est Un ? Dans ce cas, soit Jésus est le Fils de Dieu, mais alors il n’est pas Dieu lui-même ; soit il est Dieu lui-même, mais alors il n’est pas son Fils ; soit il est Dieu sans être son Fils, mais il y a alors plusieurs dieux, et on revient au point de départ.

Ce raisonnement, les détracteurs du christianisme n’ont pas attendu le XXIème siècle pour le tenir, et très tôt dans le christianisme, l’affirmation de Jésus-Dieu posa problème. Premièrement chez les convertis du judaïsme pour qui il n’était pas question d’envisager autre chose qu’un monothéisme strict, ou même qui s’opposaient à l’emploi d’un autre vocabulaire que l’hébreu, celui tiré des Écritures, pour décrire Dieu et le Christ. Deuxièmement chez les esprits grecs en raison de l’incohérence philosophique de la chose, la christologie devant être “rationnelle”. Un Juif du premier siècle peut éventuellement admettre que ce Jésus de Nazareth, ce prophète charismatique dont tout le monde parle et dont les disciples affirment la résurrection, est le Messie. Mais admettre qu’il est Dieu ? Cela viole le monothéisme de façon parfaitement inacceptable. Il faut ramener l’identité de Jésus à quelque chose de plus acceptable, compréhensible.

L’Eglise sait qu’une telle confession de foi est paradoxale : elle ne confesse qu’un seul Dieu en trois noms. L’heure n’est pas encore venue d’une conciliation rationnelle de ces deux données antagonistes. Il suffit aux croyants de constater que l’économie du salut qui traverse Ancien et Nouveau Testament est unique, qu’elle vient du seul et unique Dieu, mais qu’elle est accomplie par la médiation du Fils et de l’Esprit, envoyés par ce même Dieu. Les chrétiens, écrira Tertullien, ne croient pas en un autre Dieu, mais ils croient différemment au même Dieu. Mais le paradoxe est bien là et il provoquera successivement deux solutions de facilité (ce que sont généralement les hérésies).

Bernard Sesbouë

Hérésie vient du grec hairesis, qui signifie choix, préférence pour une doctrine. Le terme n’a donc rien de péjoratif à l’origine, mais il l’est devenu avec le temps. Parmi les hairesis, se développèrent donc diverses doctrines affirmant qu’en fait, Jésus est plus Dieu qu’il n’est homme : c’est un esprit divin qui a pris une apparence humaine (docétisme, IIème siècle), Dieu le Père sous une autre forme (monarchianisme, IIème siècle), une volonté divine dans une enveloppe humaine (monophysisme, Vème siècle), l’union morale d’un humain avec Dieu (duophysisme, Vème siècle). A l’inverse, l’arianisme affirma que Jésus est plus homme que Dieu : il est le  Messie, un homme à la destinée hors-normes et ayant eu une relation unique et exceptionnelle avec Dieu, mais il n’est pas Dieu lui-même : c’est une créature. C’est la thèse d’Arius1(256-336), prêtre chrétien libyen d’origine berbère qui écrit d’abord à Alexandrie. Aujourd’hui, on trouve encore quelques “néoariens”, principalement aux États-Unis : les plus connus sont les témoins de Jéhovah et les mormons. Sans parler évidemment des juifs et des musulmans qui sont en quelque sorte “ariens radicaux” puisqu’ils ne reconnaissent à Jésus que le titre de prophète, pas celui de Messie et encore moins celui de Dieu.

Plus contemporain, Frédéric Lenoir, directeur du Monde des religions et bien connu du grand public pour ses ouvrages de philosophie, de sagesse ou de religion, a eu un grand succès en 2010 avec son livre “Comment Jésus est devenu Dieu”, dans lequel il défend une actualisation de la thèse arienne avec des arguments historiques. D’après Lenoir, Jésus n’a jamais prétendu qu’il était Dieu, bien au contraire. Ses disciples eux-mêmes ne l’ont jamais cru. Les premiers chrétiens avaient beaucoup de théories diverses, concurrentes et opposées au sujet de l’identité de Jésus. C’est seulement plus tard, à partir du IIIème siècle, que le pouvoir romain choisira la doctrine actuellement en vigueur de Jésus-Dieu,  parce qu’il fallait rétablir l’ordre dans l’empire et que les querelles théologiques engendraient des divisions profondes, avec des conséquences économiques très concrètes. L’ordre sera donc rétabli en forçant les évêques à se mettre d’accord par un concile, celui de Nicée en 325. De nombreux autres conciles suivront pour enrichir et renforcer la doctrine chrétienne, au fur et à mesure que les questions se posaient (questions autour de la Trinité, identité de Marie, rapports aux doctrines juives, questions pratiques, sociétales et morales, etc.) et que les hérésies se développaient, l’Empire intervenant toujours largement pour favoriser une doctrine ou une autre au gré de considérations plus politiques que théologiques. Au final, d’après Frédéric Lenoir, la doctrine catholique actuellement en vigueur n’est qu’une doctrine parmi d’autres au sujet de Jésus, qui aurait sans doute été refusé par la majorité des premiers chrétiens, voire par Jésus lui-même. Si c’est elle qui a en quelque sorte “gagné” face aux diverses hérésies, ce n’est que par un mélange de circonstances historiques, de politique et de hasard. Elle n’a donc rien de biblique.

Si l’argumentation de Lenoir paraît solide au premier abord, elle est en réalité fragile, comme on le verra. Dans un premier temps, on peut lui opposer le paradoxe suivant : sachant que le christianisme est né dans un monde Juif, comment expliquer que ce soit précisément cette doctrine, de toutes la plus incohérente et surtout la plus choquante aux yeux des Juifs, qui soit devenue le dogme chrétien officiel de la quasi-totalité des Églises aujourd’hui ? Pourquoi un grand nombre de chrétiens ont défendu mordicus une thèse qu’ils savaient choquante aux yeux même du public qu’ils voulaient convertir : prêcher que Jésus de Nazareth est le Christ bien qu’il ait été crucifié (et qu’il remet partiellement en question la Torah), et qu’en plus il est égal (consubstantiel) à Dieu, autrement dit Dieu lui-même sans être pour autant confondu avec Dieu le Père ? Comment cette affirmation théologique, choquante pour un Juif, absurde pour un païen, a-t-elle pu survivre et devenir le dogme chrétien officiel ?

L’influence des empereurs romains en faveur de ce dogme ne tient pas. Le fameux empereur Constantin qui légalise le christianisme  par l’édit de Milan en 313, était certes très soucieux de l’unité de l’Empire, ce qui le pousse à convoquer le concile de Nicée qui condamne Arius ; pour autant, c’est Eusèbe de Nicomédie, un évêque arien, qui l’influence à la fin de sa vie et le baptise sur son lit de mort. Ses enfants sont tous influencés par les thèses ariennes si bien que son fils Constance II, qui règne à partir de 337,  fait de l’arianisme la religion officielle de l’Empire et persécute les chrétiens trinitaires, notamment l’évêque Athanase en Orient, l’évêque Hilaire en Occident, et jusqu’au pape Libère lui-même, qui seront tous exilés. L’empereur suivant, Julien, va encore plus loin en réintroduisant le paganisme. Au milieu du IVème siècle les sièges épiscopaux  des principales villes chrétiennes, à savoir Antioche, Alexandrie et Constantinople, sont tous occupés par des ariens. Même s’il y aura des revirements, tout au long du IVème siècle l’arianisme a les faveurs du pouvoir royal et des institutions. La plupart des peuples germaniques qui envahirent l’Empire –Goths, Burgondes, Vandales, Suèves, Lombards– étaient ariens, à l’exception des Francs de Clovis.

Dans ce contexte, la victoire finale des chrétiens nicéens n’a rien d’une évidence ; si on ne peut pas nier l’influence des considérations politiques à cette époque où l’empereur est César tout en se prenant pour le pape (césaropapisme), il n’en demeure pas moins paradoxal que ce soit la théologie du concile de Nicée qui ait triomphé, alors qu’elle est absurde philosophiquement et ne pouvait guère convenir aux Juifs. Pourquoi n’est-ce pas le christianisme arien qui est devenu le dogme officiel ? Il est plus simple, plus cohérent, plus compatible avec les Juifs et il a bénéficié longtemps d’un très large soutien des autorités romaines.

Ce paradoxe pose un problème à qui veut défendre que la doctrine de Nicée n’a aucun fondement biblique.


1 Pour être un peu plus précis, l’arianisme admet un certain nombre de variantes selon la “part de divinité” qu’on accorde au Christ. La doctrine d’Arius originelle estimait que le Christ ressemblait au Père sans lui être consubstantiel. Pour Arius, le Christ est en quelque sorte un homme avec une part de divinité, à qui Dieu a accordé la divinité par élection mais qui reste inférieur au Père : c’est une créature du Père, la première, la plus noble et la plus sainte de toutes, mais une créature quand même. Les héritiers d’Arius iront plus loin en estimant que le Christ n’est qu’un homme (Jésus n’a aucune part de divinité, le Père et le Fils sont dissemblants).

Un certain Juif, Jésus (8/12)

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VII. Précisions étymologiques

Il faut convient de faire quelques précisions étymologiques, car nous ne pouvons pas aborder la question de l’identité de Jésus sans préciser a minima le sens que prennent des mots aussi importants que Dieu, Christ, Messie, Seigneur, …etc. Cela nécessite un long détour par le contexte historique et théologique de ces mots.

A. Le terme “Messie”

Christ est le synonyme grec (christós) de l’hébreu Messie (mashiah). Les deux mots signifient la même chose : “oint”. Le verbe oindre signifie enduire d’huile. Une personne ointe est une personne qu’on a consacrée spécialement par onction d’huile d’olive à Dieu, mettant en évidence sa destinée exceptionnelle et/ou sa sainteté. Cette pratique trouve sa première mention hébraïque dans le livre de l’Exode, lorsque Moïse reçoit les instructions divines sur le Mont Sinaï et revient avec les Dix commandements. Dieu ordonne qu’un rite spécial consacre Aaron et ses fils « afin qu’ils exercent pour moi le sacerdoce ». Après lui avoir donné une recette spéciale d’huile (Ex 30,23), Dieu ordonne qu’Aaron, tout particulièrement, en soit oint :  « Tu prendras l’huile d’onction, tu en répandras sur sa tête, et tu l’oindras. » (29,7). Plus tard, les rois Saül puis David sont oints par le prophète Samuel. Le terme Messie s’est donc appliqué aux prêtres, mais aussi aux rois, puis aux prophètes. Puisqu’il est “oint”, il faut bien que quelqu’un l’oigne (oui). Autrement dit, dans le judaïsme il ne peut y avoir de Messie autoproclamé. L’Oint, le Mashiah, est forcément consacré par quelqu’un.

L’attente messianique dans l’Ancien Testament

L’attente messianique désigne le fait que pour une partie majoritaire (mais pas unanime) des Juifs du premier siècle de notre ère, viendra un prophète ultime que Dieu révélera et consacrera (oindra) pour inaugurer le royaume de Dieu, c’est-à-dire rassembler définitivement le peuple d’Israël dans la foi à YWHW avec la victoire sur les ennemis du peuple élu, les gens des Nations (païens). Cette attente du Royaume de Dieu, ainsi que je l’ai écrit précédemment en reprenant Meier, est un espoir de restauration à la fois eschatologique et spirituel : le rassemblement d’Israël dans la Jérusalem céleste où les Justes recevront la récompense promise, mais aussi terrestre et concret : la fin de la domination romaine en terre juive grâce à un roi puissant.

D’où vient cette attente messianique ? De prophéties qu’on trouve dans le Tanakh (la Bible hébraïque). Un grand nombre de textes de l’Ancien Testament évoquent cette attente, le plus notoire étant le livre d’Isaïe. Un mot, donc, sur ce prophète majeur du judaïsme. A Jérusalem, au 8ème siècle avant Jésus-Christ, Isaïe est élevé à la cour du roi de Juda Ozias, où son père est un haut personnage. Il est probablement destiné à la même carrière mais reçoit une vision qu’il décrit au chapitre 6 : “L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur qui siégeait sur un trône très élevé…” Cette vision bouleverse sa vision du monde et détermine sa carrière de prophète. Isaïe prophétise dans le contexte tendu de la domination assyrienne sur la terre d’Israël. La stratégie du puissant empire assyrien consistait à exiger un lourd tribut sous peine d’invasion, puis à envahir quand même le territoire ainsi asphyxié en déportant femmes et enfants pour étendre et unifier l’empire. Les royaumes d’Israël (capitale Samarie) et de Damas (capitale Damas) forgent une alliance contre Assur dans laquelle refuse d’entrer le royaume de Juda (capitale Jérusalem). Les coalisés mettent le siège devant Jérusalem pour renverser son roi et forcer le royaume à rejoindre la coalition mais Acaz (petit fils d’Ozias) appelle les Assyriens à son secours, forçant les coalisés à rebrousser chemin (non sans dévaster la campagne au passage).

Bien lui en a pris ! Le roi Assyrien Sargon II écrase les rebelles, qui comptaient en vain sur le soutien de l’Égypte. En 721, Samarie est prise : le Royaume d’Israël n’existe plus. Seul le Royaume de Juda est épargné, parce qu’il reste soumis aux Assyriens. Cette paix reste toute relative puisque une vingtaine d’années plus tard, Juda finit tout de même par se révolter, le roi Ézéchias refusant de payer son tribut à l’Assyrie. Le successeur de Sargon, Sennachérib, attaque alors Juda et met à sac plusieurs villes. Il siège devant Jérusalem mais la ville n’est pas prise, apparemment en raison d’une épidémie de peste qui décime l’armée assyrienne. Juda est alors réintégré à l’empire et connaîtra une relative autonomie jusqu’à la première destruction du Temple par les Babyloniens, un peu plus d’un siècle après.

Dans ce contexte, Isaïe décrit les malheurs présents et à venir qu’il attribue à l’infidélité d’Israël, comme tous les prophètes avant lui (Élisée, Amos, Osée) et après lui (Michée).

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L’Empire Assyrien à son apogée (Wikipedia)

Cependant on retient surtout d’Isaïe ses nombreuses prophéties annonçant la venue d’un Prince de la Paix –ce qui est pour le moins étonnant puisqu’il écrit en temps de guerre : le “Seigneur lui-même vous donnera un signe, voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, et elle lui donnera le nom d’Emmanuel.” (chapitre 7). Plus loin : “un enfant [qui] nous est né, un fils nous a été donné, et la souveraineté reposera sur son épaule; on l’appellera merveilleux conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la paix” (chapitre 9). Au chapitre 11, on apprend qu’il sera de la “souche de Jessé” (donc du roi David, Jessé étant son père) qui “inspirera la crainte du Seigneur”,  “jugera les petits avec justice”, “fera mourir le méchant”, “sera dressé comme un étendard pour les peuples”, “rassemblera les exilés d’Israël, réunira les dispersés de Juda des quatre coins de la terre”. “Sur lui reposera l’esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur”. Plus loin (chapitres 52 et 53), Isaïe précise que ce Messie “prospérera,  montera, s’élèvera bien haut, sera exalté”. Il sera un “messager, celui qui annonce la paix, qui porte la bonne nouvelle, qui annonce le salut, et vient dire à Sion : « Il règne, ton Dieu ! ». Il “sera pour beaucoup de peuples un sujet de joie, devant lui des rois fermeront la bouche, car ils verront ce qui ne leur avait point été raconté, ils apprendront ce qu’ils n’avaient point entendu.” Cependant, sa fin semble tragique : “méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance, semblable à celui dont on détourne le visage, nous l’avons dédaigné, nous n’avons fait de lui aucun cas. Cependant, ce sont nos souffrances qu’il a portées, c’est de nos douleurs qu’il s’est chargé ; et nous l’avons considéré comme puni, frappé de Dieu, et humilié. Mais il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités ; le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris.  (…) Il a été maltraité et opprimé, et il n’a point ouvert la bouche, semblable à un agneau qu’on mène à la boucherie, à une brebis muette devant ceux qui la tondent ; il n’a point ouvert la bouche. (…) On a mis son sépulcre parmi les méchants, son tombeau avec le riche, quoiqu’il n’eût point commis de violence et qu’il n’y eût point de fraude dans sa bouche.”

Isaïe n’est pas le seul prophète à mentionner ce Messie Sauveur d’Israël. D’autres prophètes l’évoquent, notamment Michée qui est un contemporain d’Isaïe (Michée 5 : Et toi, Bethléhem Ephrata, petite entre les milliers de Juda, de toi sortira pour moi celui qui dominera sur Israël, et dont l’origine remonte aux temps anciens, aux jours de l’éternité), puis Daniel (7ème siècle), Zacharie (6ème siècle), Ézéchiel (6ème siècle), ainsi que certains psaumes, notamment le psaume 2. Tous ajoutent des précisions supplémentaires mais Isaïe est le plus cité car c’est lui qui en parle le plus, et c’est le premier à en parler.

Comment sera le Messie ?

C’est entendu, la plupart des Juifs du temps de Jésus attendent un messie. Encore aujourd’hui, c’est le cas de la vision orthodoxe, majoritaire en Israël, bien que le judaïsme libéral interprète différemment la venue d’un Messie qui n’est plus nécessairement personnifié. Cependant, les Juifs ne sont pas unanimes sur la personne de ce Messie. Certains le voient d’abord comme prêtre (dimension spirituelle), d’autres comme prophète (dimension eschatologique), d’autres avant tout comme roi d’Israël (dimension temporelle), d’autres comme tout cela à la fois. Certains attendent plusieurs messies pour ces différentes “fonctions”. Quoi qu’il en soit, on attend de lui une fidélité absolue à Dieu et à la Torah (qu’il se devra de connaître par cœur, un critère essentiel), la fin des divisions d’Israël, le rassemblement de tous les Juifs du monde en Israël, voire la reconstruction du Temple à l’endroit du temple (espérance du troisième Temple), l’union des Justes dans la foi à Elohim, la victoire contre les ennemis d’Israël. Les prétendants n’ont pas manqué dans l’histoire juive !

A noter qu’il n’est nulle part indiqué que le Messie devra ressusciter des morts. La croyance en la résurrection des morts dans l’au-delà est le fruit d’une longue maturation chez les Juifs et au temps de Jésus, elle est majoritaire à l’exception de quelques courants comme les sadducéens. Cette résurrection étant destinée aux Justes, et le Messie étant le Juste par excellence, on peut bien sûr imaginer que pour la majorité des Juifs du premier siècle, il est évident que le Messie attendu ressuscitera. Mais il s’agit d’une résurrection dans l’au-delà comme tout Juif pieux peut l’espérer, c’est-à-dire d’une vie après la mort, certes pas de la résurrection du Christ au sens où les chrétiens l’affirment !  D’autre part, il n’est pas du tout indiqué qu’il devra être crucifié, ce qui serait au contraire plutôt choquant pour un Messie censé rétablir la justice divine et régner sur le peuple d’Israël ! “Nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens”, soulignera à juste titre l’apôtre Paul dans sa première lettre aux Corinthiens.

Terminons en écrivant que naturellement, la majorité des Juifs contemporains (à l’exception d’un courant minoritaire appelé “judaïsme messianique”) estiment que Jésus n’a rempli aucun des critères lui permettant de prétendre à la messianité.

B. L’expression “Fils de Dieu”

Tout d’abord, cette expression n’est pas propre au judaïsme puisque dans les religions païennes, elle désigne les divinités enfantées de divinités plus importante. La plupart des dieux grecs ou égyptiens sont fils d’un dieu supérieur (Zeus ou Amon-Rê). Les pharaons égyptiens sont aussi adorés comme des divinités puisqu’ils sont fils du dieu du soleil Rê : ils sont donc fils de Dieu au sens quasiment biologique. Plus tard, les empereurs romains sont aussi en quelque sorte considérés comme des “Fils de Dieu”. L’expression »fils de Dieu » vient de l’Orient ancien.

Dans le judaïsme, l’expression apparaît assez tôt, désignant Israël. Au livre de l’Exode, chapitre 4 : “Tu diras à Pharaon: Ainsi parle l’Éternel: Israël est mon fils, mon premier-né.”Au deuxième livre de Samuel, le roi David est assimilé à un fils de Dieu : “Moi, je serai pour lui un père ; et lui sera pour moi un fils” (2 Samuel, 7). Le roi personnifie ici Israël. Un passage de Job semble également désigner comme “fils de Dieu” les anges de la cour céleste (Job 1, 6). Dans le judaïsme, le terme “fils” ne désigne pas seulement un lien de filiation mais aussi une proximité spirituelle ou affective, spécialement dans le cas de Dieu. L’expression “Fils de Dieu” désigne donc toute personne ayant une relation spéciale à Dieu. Citons pour compléter et confirmer le traducteur de la Bible André Chouraqui :

Cette expression en hébreu (Bèn Elohîms) n’a pas et ne peut pas avoir le même sens qu’en grec (huios tou theou). En hébreu, le mot Bèn exprime une dépendance qui souvent n’est pas celle d’une filiation biologique. Par surcroît, dans l’univers biblique, Elohîms est le père non seulement de tout homme mais de toute créature, de tout objet.  Pour le Grec, au contraire, les dieux ne sont pas créateurs mais procréateurs, et huios désigne uniquement un lien de filiation biologique, celui du fils à son géniteur. Ainsi, derrière les questions de sémantique, il est nécessaire de percevoir les différences de la pensée et de son expression chez les Hébreux et chez les Grecs.

Évidemment, le Messie est par excellence le Fils de Dieu, ainsi que l’exprime le psaume 2 : “Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils Et les princes se liguent-ils avec eux Contre l’Éternel et contre son oint ? Brisons leurs liens, Délivrons-nous de leurs chaînes ! -Celui qui siège dans les cieux rit, Le Seigneur se moque d’eux. Puis il leur parle dans sa colère, Il les épouvante dans sa fureur : C’est moi qui ai oint mon roi Sur Sion, ma montagne sainte ! Je publierai le décret; L’Éternel m’a dit: Tu es mon fils! Je t’ai engendré aujourd’hui.”

C. L’expression “fils de l’homme”

On trouve la première mention de cette expression dans le livre de Daniel (7,14). Dans une vision, le prophète voit s’avancer  “comme un Fils d’homme”. Ce fils d’homme est assimilé au Messie : “Et il lui fut donné domination, gloire et règne, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais détruit.” Le fils de l’homme est vainqueur de bêtes féroces et la royauté universelle lui est remise. D’un autre côté, d’autres passages du Tanakh utilisent cette expression au sens propre, pour désigner tout simplement le fils d’un homme, ou la race humaine en général. Par exemple le psaume 8 : “Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui, le fils d’homme pour que tu en aies souci ?” En résumé, le terme “fils de l’homme” est ambigüe : il désigne principalement, et tout simplement, un homme (ou la race humaine), mais peut éventuellement avoir le sens symbolique de Messie.  On verra que Jésus l’utilise abondamment.

D. Le terme “Seigneur”

Le terme vient du latin senior et signifie simplement “aîné”. Il n’a rien d’hébraïque. C’est un terme de respect qui désigne un maître, celui qui possède une terre, une demeure, un domaine. On donne ce terme à toute personne qu’on souhaite distinguer par son rang et sa dignité, et par extension, à Dieu. C’est ainsi qu’avec la disparation de la féodalité, le terme a relativement disparu des usages courants puisqu’il n’y a plus guère de “Seigneur” au sens de “Maître propriétaire de serfs”. Il est resté en revanche très courant en religion pour désigner Dieu. C’est donc une traduction possible d’Adonaï.

E. Les Noms de Dieu dans l’Ancien Testament

Le nom de Dieu dans la Bible est YHWH (il apparaît 7000 fois environ) soit un tétragramme de quatre lettres (yōḏ (י), hē (ה), wāw (ו), hē (ה)), qui correspond à une flexion verbale du verbe être en hébreu. Cela renvoie au passage de l’Exode où Dieu fait une sorte de jeu de mot à Moïse à propos de son Nom : “Je suis Celui qui suis”, sous-entendu je n’ai pas d’autre origine que moi-même, il n’y a pas d’autres dieux que moi. Cependant, on ne peut pas prononcer le mot YHWH si on ne connaît pas la place et le type des voyelles originales puisque l’hébreu, comme d’autres langues sémitiques (l’arabe typiquement), n’a pas de lettres spécifiques pour les voyelles, qui ne sont pas toujours écrites. La majorité des exégètes estime que la prononciation originale est Yahweh (francisé en Yahvé) : seul le Grand Prêtre et ses descendants, héritiers de Moïse, pouvaient prononcer ce mot, une fois l’an, lors de la fête des Tentes (Yom Kippour), dans le Saint des Saints. D’autres spécialistes estiment que la prononciation originale, si elle a existé, n’a jamais été connue. Difficile de trancher : en raison du troisième commandement (“Tu n’invoqueras pas le nom de l’Eternel ton Dieu en vain”) et du fait que Dieu lui-même ne révèle pas son nom à Moïse (préférant la périphrase “Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob” en Ex 3,15), les textes bibliques n’indiquent à aucun endroit comment il faut prononcer YHWH  ; la destruction du premier Temple au 6ème siècle avant Jésus-Christ rend de plus caduque l’autorisation de le prononcer dans le Saint des Saints, le second Temple  ayant une arche d’alliance vide. Si bien que le mot cesse d’être prononcé vers le IIIème siècle après J-C et les Juifs orthodoxes ne le prononcent jamais : quand ils lisent YHWH, ils prononcent “Adonaï” (même si la plupart préfèrent ne pas le dire du tout dans leur prière et remplacent encore Adonaï par Ha Shem, “Le Nom”). L’Église catholique a longtemps utilisé “Yahvé” avant de recommander de ne pas l’utiliser (à partir de 2001) par respect pour les Juifs, et de lui préférer “Le Seigneur” ou « l’Éternel ».

Ainsi  la prononciation “exacte” de YHWH, si elle a jamais été connue, est perdue et la Bible hébraïque emploie d’autres mots pour désigner Dieu. Il y en a plusieurs, et pour les retrouver, il faut évidemment lire les traductions les plus littérales possibles, donc les plus fidèles au texte hébreu. Nous utiliserons la traduction d’André Chouraqui1.

  • Le terme plus employé est Elohim. Il apparaît plus de 2500 fois. A l’origine, il y a le mot “El”, un terme cananéen très ancien désignant une divinité en tant que nom commun (un dieu, n’importe lequel) ou “Dieu” au sens propre (un Dieu en particulier, le plus grand de tous). La même racine sémitique donnera d’ailleurs “Allah” en arabe. En hébreu, El est utilisé tel quel dans le Tanakh, par exemple dans le livre de l’Exode : Él les a fait sortir de Misraîm [l’Egypte] (Ex 23,22). Mais on trouve aussi la forme Eloah (Job 3,23), qui devient finalement Elohim lorsqu’on ajoute le suffixe –im, marque du pluriel en hébreu. Pourquoi une religion monothéiste utilise-t-elle un pluriel pour désigner Dieu ? Je ne veux pas alourdir la lecture, alors suivez la note 2
  • Le second est Adonaï, qu’un lecteur Juif est censé prononcer dès qu’il voit écrit “YHWH”. Adonaï est un terme qu’on peut traduire par “Mes Seigneurs”. Il s’agit du pluriel du mot “Adon” (Seigneur), on trouve aussi Adoni (Mon Seigneur).
  • D’autres termes moins fréquents sont utilisés dans la Bible pour désigner Dieu : on trouve ainsi Tsébaot (Éternel des armées) ou El Shaddaï (terme de puissance, mais signification exacte inconnue), qui insistent sur l’idée de force, de majesté.

Au fait, d’où vient le mot “Jéhovah” ? Les traducteurs non-juifs de la Bible ne connaissaient pas ou n’estimaient pas nécessaire de respecter l’interdiction juive de prononcer le nom de Dieu, mais comme il était impossible de connaître la prononciation originale, il a bien fallu trouver quelque chose. Le site internet seraia précise : “Le nom YHVH est souvent écrit « Yahvé », ceci étant dû de façon évidente à des circonstances historiques et linguistiques. Par contraste, la traduction « Jéhovah » fut crée en ajoutant les points voyelles du mot Adonaï (« Mes Seigneurs »). Les premiers chrétiens qui traduisirent la Torah ne savaient pas que ces points voyelles servaient seulement à rappeler au lecteur de ne pas prononcer le nom divin, mais de dire à la place Adonaï ; ainsi ils prononçaient les consonnes et les points voyelles ensemble (ce qui est grammaticalement impossible en hébreu). Ils prirent donc les lettres « IHVH » de la Vulgate (en latin) et les voyelles « a-o-a » (de Adonaï) furent insérées dans le texte, donnant ainsi « IaHoVaH » ou « Iéhovah » au seizième siècle, devenant plus tard « Jéhovah ». Ce nom provient principalement des enseignements de Martin Luther.”

Conclusion : quels termes peuvent s’appliquer à Dieu ?

Dans le Tanakh, s’appliquent exclusivement aux hommes :

  • Les termes “Christ” et “Messie”, qui désigne une sorte de “super-prophète” qui viendra instaurer le Royaume de Dieu, mais ce prophète n’est pas Dieu lui-même ;
  • Le terme “fils de l’homme”, qu’il désigne un homme au sens strict ou, plus symboliquement, le Messie, ne s’applique pas à Dieu ;
  • En tant qu’il s’applique aux rois, à Israël et par excellence au Messie, le terme “Fils de Dieu” ne s’applique pas à Dieu lui-même (d’ailleurs on ne peut être à la fois Dieu et son Fils) ;

Peuvent s’appliquer à Dieu :

  • Le terme “Seigneur” s’applique à Dieu au sens où il traduit en français Adonaï, l’un des termes souvent employé dans la Bible pour désigner Dieu (c’est ce mot qu’il faut prononcer quand on lit YHWH). Mais il peut éventuellement s’appliquer aux hommes lorsqu’il traduit Adon, terme au singulier qu’on trouve dans le Tanakh appliqué aux êtres humains dont on désire souligner la noblesse et la distinction (exemple Samuel 29,8, Rois 2,19, etc.). En clair, Adonaï = Dieu alors que Adon = être humain, les deux étant rendus par “Seigneur” en français.

S’appliquent exclusivement à Dieu :

  • YHVH et toutes ses transcriptions, Adonaï, Élohim, El, l’Éternel, Sabbaoth, El Shaddaï.

1 Les protestants savent depuis Luther (sola scriptura…) l’importance de la traduction des textes bibliques et la traduction de référence est longtemps resté celle de Louis Segond, datant du milieu du XIXème siècle ; les catholiques, qui acceptent comme Vérité révélée non seulement la Bible mais aussi la Tradition ecclésiale, ont longtemps minoré cet aspect,  notamment avec le développement des traductions “à équivalence fonctionnelle”, qui s’éloignent franchement du texte original dans un but pastoral ou liturgique. Aujourd’hui le retard est comblé depuis l’immense diffusion de la Bible de Jérusalem, excellente traduction semi-littérale parue en 1957, et plus récemment de la TOB, traduction œcuménique de haut niveau qui regroupe catholiques, protestants et orthodoxes, fruit de décennies de recherches philologiques et littéraires.  Pour ce qui me concerne, je m’appuie ici sur la célèbre traduction d’André Chouraqui, qui est une traduction littérale radicale :  Chouraqui (qui est Juif) vise à restituer le plus possible l’esprit sémitique dans lequel la Bible a été écrite, en collant à l’hébreu, quitte à pousser la littéralité jusqu’à l’incompréhension (on est parfois proche du mot à mot). Ainsi les noms propres et les termes proprement sémitiques ne sont pas traduits mais seulement translittérés, et c’est bien ce qui nous intéresse ici. 

2 Pourquoi une religion monothéiste comme le judaïsme utilise-t-elle un mot pluriel pour désigner Dieu ? Les biblistes s’accordent à peu près sur cela : à l’origine –avant l’exil à Babylone– les Juifs n’étaient pas vraiment monothéistes mais plutôt monolâtres, c’est-à-dire qu’ils reconnaissaient plusieurs dieux mais n’en adoraient qu’un. Elohim serait donc “le Dieu des dieux”, c’est-à-dire le Dieu le plus puissant de tous les dieux. Le pluriel ici ne désigne pas plusieurs dieux mais un seul parmi d’autres, le plus Puissant, le seul qu’il faut adorer. C’est un pluriel de majesté. On trouve un argument scripturaire typique avec le passage de l’Exode : “Tu n’auras pas d’autres dieux que moi”, ou en version Chouraqui : “il ne sera pas pour toi d’autres Elohîms contre mes faces”. Plus clair encore, le Deutéronome : Oui, IHVH-Adonaï, votre Elohîms, lui, est l’Elohîms des Elohîms, l’Adôn des Adonîm, l’Él, le grand, le héros, à frémir de lui (10,17). Au fur et à mesure que le judaïsme évolue vers un monothéisme strict, Elohim a perdu son sens pluriel pour désigner tout simplement Dieu. On trouve d’ailleurs de nombreux passages dans la Bible ou Elohim, tout en étant un mot pluriel, fonctionne grammaticalement comme un singulier, notamment lorsqu’il est sujet d’un verbe (cf. par exemple Ex 3,4 : Elohîms crie vers lui…). La traduction d’Elohim, mot pluriel, par Dieu, mot singulier, est donc la plus exacte aujourd’hui : traduire Elohim par le pluriel “Dieux” ne rendrait pas justice du monothéisme juif ni de la grammaire de l’hébreu.