Note de lecture : Les croisades vues par les Arabes, par Amin Maalouf

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C’est l’un des premiers ouvrages d’Amin Maalouf (1983), et pourtant l’un des rares que je n’avais pas encore lu. J’avais chroniqué ici quelques-uns de ses romans (voir ici). Le livre est excellent, même s’il ne faut pas s’attendre à un ouvrage de référence sur la question des croisades. Maalouf est un écrivain, lettré, érudit et excellent connaisseur du monde arabe, avec lequel il est généralement sévère (lire absolument Le Dérèglement du Monde, publié en 2009), mais pas un historien professionnel. Surtout, comme le titre l’indique, le parti pris est de s’appuyer exclusivement sur des sources arabes, c’est-à-dire des chroniqueurs de la période des croisades qui s’étend de 1096 à 1291. On peut donc certainement reprocher au livre un manque de rigueur scientifique, mais ce n’est pas vraiment l’ambition de Maalouf, qui cherche plutôt à livrer, comme à son habitude, un récit agréable à lire, à la fois historique et sourcé mais aussi souvent romancé, et qui se lit comme un essai.

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Note de lecture : l’Empire, une histoire politique du christianisme (1/2)

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J’ai écrit une quinzaine de notes de lectures sur ce blog mais c’est la première fois que je chronique une bande dessinée. Ce n’est pas faute d’en lire (beaucoup !) mais elles ne se prêtent pas au genre d’analyse que j’aime faire. Cela dit, L’Empire (sous titre : Une histoire politique du christianisme) n’est pas tout à fait une bédé. Le scénario en a été entièrement rédigé par Olivier Bobineau qui est en fait un… sociologue et politologue, spécialiste des religions et membre du groupe Sociétés, Laïcités, Religions du CNRS. Aux dires de l’auteur, L’Empire “est le fruit de vingt années de travail scientifique et académique”.

L’ambition de l’ouvrage (en deux tomes publiés, un à paraître) est énorme, presque démesurée : il s’agit d’écrire une histoire du christianisme des origines à nos jours sous l’angle des rapports de pouvoirs. Je dirais un mot rapide des dessins de Pascal Magnat : ils servent utilement le propos en l’illustrant ou avec une touche d’humour, mais ils n’ont rien d’extraordinaires non plus. Dans tous les styles, j’ai vu beaucoup mieux. Néanmoins, ils ne gâchent rien, et rendent évidemment la lecture plus agréable que s’il eut s’agit d’un essai (cela reste une bédé !) Lire la suite

Note de lecture : Sapiens, une brève histoire de l’humanité (Y. N. Harari)

Un bon essai est un mélange entre une fiction et un article scientifique : il doit être aussi agréable à lire que le premier tout en s’approchant de la rigueur du second. Ce qu’on attend d’un essai, c’est une langue claire et fluide, mais néanmoins des arguments, si possible fondés, voire des idées nouvelles. Un essai peut même se permettre de prendre beaucoup de hauteur par rapport aux sujets très circonscrits qui sont l’objet des articles scientifiques, quitte à être démesurément ambitieux ou très original : ce n’est pas si grave.

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Un certain Juif, Jésus (12/12)

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Le miracle du pain et du poisson, Giovanni Lanfranco, 1623

I. Intérêts et limites de la recherche sur Jésus de Nazareth (article numéro 1)
A. Deux limites de la recherche historique sur Jésus de Nazareth
B. Trois intérêts de la recherche historique sur Jésus de Nazareth (article numéro 2)
Conclusion : l’enjeu de la recherche historique
II. Les méthodes de la recherche : comment procèdent les biblistes ? (article numéro 3)
A. Les critères d’historicité
B. Les preuves archéologiques
C. La théorie des deux sources
III. La vie d’un certain Juif : que peut-on dire de fiable sur Jésus de Nazareth ? (article numéro 4)
A. Jésus a-t-il existé ?
B. Naissance et famille, grandes lignes du ministère (article numéro 5)
C. La question des frères et sœurs de Jésus
D. Le groupe de disciples de Jésus : Jésus a-t-il voulu fonder une Église ?
E. Les miracles de Jésus
IV. Le message de Jésus (article numéro 6)
A. Le royaume de Dieu
B. Le rapport de Jésus à la Loi juive
C. Les commandements d’amour de Jésus
Conclusion sur le message de Jésus

Un an plus tard…
V. Méthodologie (rappels) (article numéro 7)
A. La recherche historique n’est pas une démonstration de la foi chrétienne
B. La question de la fiabilité du Nouveau Testament
C. L’identité de Jésus : un problème méthodologique délicat, mais pas insurmontable
D. Ce que nous savons jusqu’à présent
E. A qui Jésus peut-il être comparé ?
VII. Précisions étymologiques (article numéro 8)
A. Le terme “Messie”
B. L’expression “Fils de Dieu”
C. L’expression “fils de l’homme”
D. Le terme “Seigneur”
E. Les Noms de Dieu dans l’Ancien Testament
VIII. La théologie chrétienne et ses développements (article numéro 9)
A. Que dit la doctrine chrétienne au sujet de Jésus ?
B. Objections et hérésies
IX. La foi de Paul (article numéro 10)
A. Les questions de date
B. La foi de Paul est-elle celle de l’Église primitive ?
C. De Jésus à Paul, une modification de l’objet de la foi
D. Le statut ontologique de Jésus dans la pensée paulinienne
X. Que disent les Actes des Apôtres ?
(article numéro 11)
XI. Ce qui est dit de Jésus dans les Évangiles
A. L’Évangile de Marc
B. Les autre synoptiques
C. Un mot sur Jean
XII. Conclusion : les titres de Jésus dans le Nouveau Testament
A. Résumé de la titulature de Jésus
B. Jésus et la foi chrétienne
C. Maintenir la tension
XIII. L’identité de Jésus : une certitude impossible (cet article)
A. Argument théologique
B. Argument historique
XIV. Cinq prétentions de Jésus
A. Réaliser des miracles
B. Corriger la loi de Moïse
C. Tout quitter pour le suivre
D. S’adresser à Dieu comme à son père
E. Pardonner les péchés
F. Et tout ça, sans la moindre légitimité
XV. La crucifixion et le moment de la foi
A. L’historicité de la crucifixion
B. Comment apparaissent les disciplines durant le ministère de Jésus ?
C. Et après la crucifixion ?
XVI. La foi des Actes

Le plan ci-dessus montre déjà une bonne part du chemin parcouru par cette série depuis que je l’ai commencé, en juillet 2015 (quatre ans déjà… alors que j’avais commencé à lire Meier en 2011, voilà près de dix ans !) : avec les indispensables réflexions de méthode, des question de fond qui traitent tous de l’identité de Jésus (directement ou indirectement). Pour l’instant, à part les miracles nous avions laissé de côté les actes de Jésus. Que disent-ils du prophète ? Confirment-ils ou infirment-ils la conclusion du titre XII ?

Cet article sera suivi d’une longue conclusion (probablement pas cette année).

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Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : l’économie contemporaine (6/6)

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6. La science économique contemporaine

Il est difficile de résumer rapidement l’état d’une science aussi diverse, au niveau international, que l’économie. Je vais donc devoir être beaucoup plus long, même si cela restera au final succinct par rapport à tout ce que l’on pourrait développer. Quelles sont les grandes lignes qui structurent cette discipline depuis les controverses issues du keynésianisme ? On analysera d’abord les évolutions sur la méthodologie des économistes, puis les questions de fond.

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Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : l’école néoclassique (5/6)

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5. Les nouveaux classiques, la crise du keynésianisme

Les « nouveaux classiques » ou encore la « nouvelle macroéconomie classique » regroupe un ensemble d’auteurs qui ont pour point commun de remettre sévèrement en question, à partir des années 1970, la doctrine keynésienne. Durant tout le début des Trente Glorieuses, en effet, le keynésianisme était dominant et les recettes de Keynes semblaient fonctionner pleinement : taux de chômage inférieur à 4% dans la plupart des pays développés, croissance supérieure à 5%, forte progression des salaires et du pouvoir d’achat, moyennisation de la société, etc.

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Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : l’école autrichienne (4/6)

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4. L’école autrichienne, l’apologie du libéralisme

Cette école a une place marginale en science économique, du fait de sa combinaison originale de libéralisme radical et d’hétérodoxie. Son nom provient du fait que ses fondateurs étaient de nationalité autrichienne : il s’agit de E. von Böhm-Bawerk, de L. von Mises et surtout de F. Hayek (J.A Schumpeter peut être considéré comme un autrichien hétérodoxe). Les principales caractéristiques de cette école sont les suivantes.

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Une histoire de la pensée économique depuis 1945 : le postkeynésianisme (3/6)

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3. Le postkeynésianisme, le rejet du « Keynes-orthodoxe »

A. A la lisière entre Keynes et Marx

Les postkeynésiens sont des économistes qui ont refusé l’article de J. Hicks de 1937, considérant qu’il s’agissait d’une interprétation classique de la pensée de Keynes, contraire aux intuitions centrales du maître de Cambridge. Les postkeynésiens entendent insister sur le caractère radicalement anticlassique de la pensée de Keynes et rejettent les aspects les plus « classico-compatibles » du keynésianisme. Ils insistent sur l’économie comme circuit plutôt que comme équilibre (en particulier Kalecki), sur les prix rigides à court terme, sur le rôle de l’investissement, sur la dimension macroéconomique dans un contexte d’incertitude radicale et sur l’information imparfaite. Enfin, ils insistent sur le rôle effectif de la monnaie à court terme et à long terme, alors que les néoclassiques défendent la théorie de la neutralité de la monnaie, donc l’inefficacité des politiques publiques.

Les principaux représentants de ce courant sont N. Kaldor, M. Kalecki, J. Robinson (en photo) ou encore P. Sraffa. Comme on peut l’imaginer des hétérodoxes aussi radicaux n’avaient aucune chance d’obtenir le Prix Nobel.

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Une histoire de la pensée depuis 1945 : le néokeynésianisme (2/6)

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2. Le néokeynésianisme, l’intégration de Keynes dans la théorie classique

Ce courant prend sa source dans l’article de John Hicks, M. Keynes and the Classics : a suggested interpretation, (1937) qui, à peine un an après la parution de la Théorie Générale, entend formaliser mathématiquement les principales idées de Keynes. Les principaux représentants de ce courant sont J. Hicks, R. Solow, R. Mundell et surtout P. Samuelson : ils obtiendront tous le Prix Nobel. L’objectif théorique de ce courant est d’intégrer Keynes à la théorie classique en faisant de Keynes un cas particulier du modèle classique. Alors que Keynes semble de prime abord opposé aux classiques, ce courant cherche au contraire à montrer qu’il est possible de les réconcilier. On a parfois appelé ce courant « école de la synthèse ». C’est le courant majeur de la seconde moitié du XXème siècle. Ses principales caractéristiques sont les suivantes.

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Un certain Juif, Jésus (10/12)

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Le Christ Pantocrator, Mosaïque du VIe siècle, Musée Sainte-Sophie, Istanbul

PLAN (MAJ janvier 2018) :
I. Intérêts et limites de la recherche sur Jésus de Nazareth (article numéro 1)
A. Deux limites de la recherche historique sur Jésus de Nazareth
B. Trois intérêts de la recherche historique sur Jésus de Nazareth (article numéro 2)
Conclusion : l’enjeu de la recherche historique
II. Les méthodes de la recherche : comment procèdent les biblistes ? (article numéro 3)
A. Les critères d’historicité
B. Les preuves archéologiques
C. La théorie des deux sources
III. La vie d’un certain Juif : que peut-on dire de fiable sur Jésus de Nazareth ? (article numéro 4)
A. Jésus a-t-il existé ?
B. Naissance et famille, grandes lignes du ministère (article numéro 5)
C. La question des frères et sœurs de Jésus
D. Le groupe de disciples de Jésus : Jésus a-t-il voulu fonder une Église ?
E. Les miracles de Jésus
IV. Le message de Jésus (article numéro 6)
A. Le royaume de Dieu
B. Le rapport de Jésus à la Loi juive
C. Les commandements d’amour de Jésus
Conclusion sur le message de Jésus

Un an plus tard…
V. Méthodologie (rappels) (article numéro 7)
A. La recherche historique n’est pas une démonstration de la foi chrétienne
B. La question de la fiabilité du Nouveau Testament
C. L’identité de Jésus : un problème méthodologique délicat, mais pas insurmontable
D. Ce que nous savons jusqu’à présent
VII. Précisions étymologiques (article numéro 8)
A. Le terme “Messie”
B. L’expression “Fils de Dieu”
C. L’expression “fils de l’homme”
D. Le terme “Seigneur”
E. Les Noms de Dieu dans l’Ancien Testament
VIII. La théologie chrétienne et ses développements (article numéro 9)
A. Que dit la doctrine chrétienne au sujet de Jésus ?
B. Objections et hérésies
IX. La foi de Paul (article numéro 10 : cet article)
A. Les questions de date
B. La foi de Paul est-elle celle de l’Église primitive ?
C. De Jésus à Paul, une modification de l’objet de la foi
D. Le statut ontologique de Jésus dans la pensée paulinienne
X. Que disent les Actes des Apôtres ?
(article numéro 11)
XI. Ce qui est dit de Jésus dans les Évangiles
A. L’Évangile de Marc
B. Les autre synoptiques
C. Un mot sur Jean
XII. Conclusion : les titres de Jésus dans le Nouveau Testament
A. Résumé de la titulature de Jésus
B. Jésus et la foi chrétienne
C. Maintenir la tension

IX. La foi de Paul

On a tendance à l’oublier, mais les textes du Nouveau Testament les plus anciens que nous avons ne sont pas les Evangiles ; ce sont les écrits de Paul de Tarse. Ses premières épitres sont unanimement reconnues comme de sa dictée sinon de sa plume : Thessaloniciens 1, Philippiens 1, épître à Philémon, épître aux Corinthiens 1 et 2, épître aux Galates, Romains 1 et 2. Ce sont des textes sensiblement plus anciens que les rédactions évangéliques : ils ont été écrits entre l’an 50 et 64. L’authenticité des autres épîtres est plus discutée : elles témoignent d’un “esprit paulinien” mais beaucoup de chercheurs estiment qu’elles ne sont pas de Paul.

Qui est donc ce Saul de Tarse, devenu saint Paul ? Il est issu d’une famille juive de la tribu de Benjamin. Il est né à Tarse (actuelle Turquie) vers l’an 8, était probablement tisserand de métier. Il fait donc partie de la diaspora juive ; d’après saint Jérôme, ses parents étaient originaires de Galilée et auraient été déportés suite à une persécution romaine. Quoi qu’il en soit, Saul a la citoyenneté romaine, ce dont témoigne sont deuxième nom, Paulos, un nom romain. A l’adolescence, il est envoyé à Jérusalem par ses parents pour y étudier la loi mosaïque (Actes, 22,3). Pharisien zélé, il s’oppose violemment à la nouvelle secte des disciples de Jésus (Ga 1, 13-14) et aurait même participé à la lapidation d’Etienne, le premier martyr (Actes 7, 54-60).

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L’apôtre Paul, Fred Mckinnon

Comment s’est-il converti ? Paul parle peu de sa conversion, mais on a deux brèves mentions. Dans sa lettre aux Corinthiens il évoque une apparition du Christ à “l’avorton que je suis” (1 Co 15, 8) ; dans sa lettre aux Galates, il explique : « mon Évangile vient d’une révélation de Jésus Christ. (…) Dieu m’avait mis à part dès le sein de ma mère, dans sa grâce il m’avait appelé, et, un jour, il a trouvé bon de mettre en moi la révélation de son Fils, pour que moi, je l’annonce parmi les nations païennes. » (Ga 1, 11-16). Le livre des Actes des apôtres est en revanche nettement plus prolixe. Luc y raconte en détail la conversion de Paul au chapitre 9. Approchant de Damas, Paul a une vision où il entend une voix lui demander : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? ». Il devient aveugle pendant trois jours et recouvre la vue lorsqu’un disciple de Jésus, Ananie, lui impose les mains. Paul reçoit ensuite le baptême et devient rapidement un ardent apôtre du christianisme qu’il répand à travers trois longs voyages en méditerranée, prêchant en Judée, en Asie mineure, en Crète, à Malte et en Grèce, pour finir en Italie où il aurait été crucifié.

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Source : Société Biblique de Genève

Pourquoi parler de Paul est important pour notre recherche sur l’identité de Jésus ? Parce que ses lettres sont les écrits chrétiens les plus anciens que nous ayons. Or, elles parlent (entre autres) de la foi. Étudier les écrits de Paul, c’est donc étudier la foi primitive. Mais primitive jusqu’à quel point ? La première question est donc une question de date. La seconde, qui lui est liée, une question de cohérence théologique : la foi de Paul est-elle représentative de la foi de l’Église primitive ? Y-a-t-il un écart (et si oui, est-il significatif) entre ce que dit Paul et ce que pensaient les autres disciples et les tous premiers chrétiens (ayant connu Jésus) au sujet de Jésus ? Commencer par répondre à ces questions est nécessaire avant même d’évoquer le contenu de la foi paulinienne.

A. Les questions de date

Je m’appuie ici sur les datations des traducteurs de la TOB, considérée comme l’une des meilleures traductions pour l’exégèse :

  • Thessaloniciens 1 : en l’an 51, soit le  plus ancien document littéraire chrétien connu.
  • Corinthiens 1 et 2, Galates : vers 56
  • Philippiens : 56-57
  • Romains 1 et 2 : hiver 57-58
  • Autres épîtres (authenticité discutée, datation plus incertaine) : entre 61 et 63

N’oublions pas que ces lettres sont toujours écrites après que Paul a visité ou fondé une communauté chrétienne (sauf dans le cas de la lettre aux Romains). Le voyage durant lequel Paul visite Philippes, Corinthe, Ephèse, se déroule entre 50 et 52 ; Paul leur écrira quatre ans plus tard. Naturellement, quand Paul évangélise une communauté, le credo primitif sur lequel il se base pour transmettre la foi est déjà connu de lui. Paul se convertit vers 37 et après un séjour de trois ans en Arabie et une visite aux responsables de l’Eglise, dont Pierre (Ga 1, 18), commence ses premières missions vers 45 (Ac 13,1). Autrement dit, le proto-credo paulinien est antérieur à 45. En d’autres termes il s’écoule moins de quinze ans entre la mort de Jésus et la foi de Paul, telle qu’elle est exprimée dans ses lettres.

B. La foi de Paul est-elle celle de l’Église primitive ?

Pour répondre à cette question, il faut distinguer (sans séparer) ce qui relève de la pastorale et ce qui relève de la foi (la doctrine). Par pastorale j’entends les questions morales et les questions ecclésiales, surtout celle de l’intégration des païens à la jeune Eglise ; par doctrine, la foi au Christ elle-même. Il est indéniable que l’Eglise primitive a été assez vite divisée sur les questions pastorales. En déduire qu’elle était divisée sur les questions doctrinales est une autre affaire.

Pourquoi l’Église a été divisée sur les questions pastorales ? La réponse tient en deux mots : Juifs et Grecs. Ces deux mondes sont tout à fait différents : le monde grec est celui de la pensée rationnelle, de la philosophie, à quoi s’ajoute le droit civil romain. On y adore de nombreux dieux et les croyances religieuses privées n’ont guère d’importance (d’où une certaine tolérance), tant  que l’ordre public, dont le culte à l’empereur constitue un des fondements, est respecté.  Croire n’a pas une grande importance : ce  qui compte, c’est pratiquer. C’est un monde violent (esclavagiste), guerrier et conquérant (à l’image des héros mythologiques Achille ou Hercule), où servir Rome est plus important qu’avoir de bonnes mœurs. Par contraste, le monde juif est l’univers d’un monothéisme strict, société extrêmement religieuse cimentée par le respect de la Loi (Torah) et des traditions héritées des Anciens, l’interprétation de la Loi étant centrale. Monde pieux où la logique philosophique est secondaire : par  exemple, on ne cherche pas vraiment à résoudre des problèmes logiques comme “Dieu est maître de tout et les hommes sont responsables de leurs actes”. L’essentiel est la fidélité à Dieu et à ses commandements (misvot), dont l’un des principaux est la circoncision pour les hommes, qui manifeste l’appartenance au peuple d’Israël, et le rejet de toute idolâtrie. La tolérance pour ce genre de comportement est nulle. Foi et pratique sont liés et indissociables, le pèlerinage et les sacrifices au Temple constituant un passage obligé de la vie pieuse. La défense de la Terre d’Israël (consacrée à Dieu) constitue un autre aspect du judaïsme, au moins pour les Juifs d’Israël.

La foi chrétienne est issue du monde juif mais se trouve très rapidement confrontée au monde grec (païen), dont l’influence avait déjà irriguée la Judée depuis les conquêtes d’Alexandre. La pastorale paulinienne se trouve donc au cœur de cette tension. Un exemple parmi d’autres : dans les Actes au chapitre 2 (verset 16), Luc raconte que Paul prend avec lui un certain Timothée (ce Timothée sera mentionné un grand nombre de fois), et le fait circoncire par “peur des Juifs qui se trouvaient dans les parages”, parce que le père de Timothée est grec (donc païen, ou pagano-chrétien). De fait, cette question de la fidélité à la Torah et sa tension avec la fidélité au Christ traverse tout le ministère de Paul. La fidélité au Christ annule-t-elle, complète-t-elle, surpasse-t-elle la fidélité à la Loi ? Paul fondait des communautés pagano-chrétiennes où la circoncision et beaucoup d’autres règles de la Torah n’étaient plus exigées, car la foi au Christ était considéré comme suffisante. Ce qui ne manquait pas de dérouter, sinon de choquer, une partie des chrétiens de Judée, d’abord attachés à la Loi. Dans cette logique de conflits d’interprétation, le livre des Actes témoigne d’un incident entre Paul et Pierre (le conflit d’Antioche) : suite à une controverse à Antioche, les apôtres s’étaient en effet rassemblés à Jérusalem avec les Anciens (vers 49) et avaient décidé que les chrétiens non-Juifs n’étaient pas obligés de se faire circoncire, qu’ils devaient seulement s’abstenir des “idoles, des unions illégitimes, de la viande non saignée et du sang” (Ac 15,20). Cependant, lorsque les envoyés de Jacques (un des chefs de l’Eglise de Jérusalem) arrivent à Antioche, Pierre change de comportement et se met à ne plus prendre ses repas avec les chrétiens issus du paganisme et même à cacher ses convictions, par peur des Juifs. La Loi interdisait en effet aux Juifs de partager leur repas avec des non-Juifs. C’est ce changement de comportement que lui reproche Paul (Ga 2,11) : Pierre n’avait-il pas déclaré lors de la réunion de Jérusalem que “Oui, nous le croyons, c’est par la grâce du Seigneur Jésus que nous [les Juifs] sommes sauvés, de la même manière qu’eux [les païens] ?” (Ac 15,11). Il semble donc que Jacques (personnage dont on reparlera), et Pierre dans une moindre mesure, étaient plus exigeants que Paul -au moins dans un premier temps- sur le respect de la Loi par les chrétiens. D’ailleurs, l’épître de Jacques (bien qu’elle ne soit probablement pas de Jacques lui-même) défend l’importance des œuvres, donc du respect de la Loi (Jc 2,14) ce qui semble s’opposer à  la théologie du salut paulinienne.

***

De tout cela, certains chercheurs (comme Geza Vermes ou Rudolf Bultmann) ont conclu que la foi de Paul est fort différente de celle des premiers chrétiens de Judée. Paul, théologien avant de se convertir, formé à la culture grecque, helléniste lui-même, serait un représentant du pagano-christianisme, et non pas du judéo-christianisme. Par conséquent, ce que dit Paul ne serait pas fiable pour rendre compte de la foi primitive, profondément juive. La foi des disciples (les Douze) serait une foi juive classique marqué par une urgence messianique (Jésus = Messie mais pas Dieu). C’est Paul qui va plus loin en développant la théologie de la Rédemption (la mort de Jésus est interprété comme un salut pour les péchés, sur le modèle du héros grec demi-dieu sauvant les hommes par un acte de bravoure) et Jean qui achève, au début du deuxième siècle, de donner à la foi chrétienne son cœur doctrinal, en assimilant explicitement Jésus à Dieu. Dans ce cadre, le christianisme d’aujourd’hui, issu de la pensée paulinienne, serait très différent du christianisme issu de la vie de Jésus de Nazareth, et même contradictoire avec lui : Paul, qui n’a pas connu Jésus, est-il le plus qualifié pour en parler, contrairement aux Douze, qui l’ont côtoyé des milliers d’heures et vécu avec lui ?

Je pense ces arguments ne tiennent pas. Certes, il est indéniable qu’il y a eu des dissensions pastorales et ecclésiologiques, mais c’est aller un peu vite en besogne que d’en déduire des dissensions doctrinales. Je pense pour ma part qu’il n’y a  aucune contradiction fondamentale entre la foi de Paul et celle des chrétiens ayant connu Jésus, à commencer par Pierre. Sa foi, Paul ne l’invente pas : il la reçoit des chrétiens avant lui, à la lumière de la Révélation qu’il dit avoir reçu. Dire qu’il y a eu des dissensions entre les chefs de l’Eglise sur les sujets pastoraux et même –admettons, si l’on caricature tant Paul que l’épître de Jacques—sur la théologie du salut n’est pas la même chose que de dire qu’ils se sont opposés sur le contenu de la foi au Christ.

Pour commencer, rappelons que Paul n’est pas cet évangélisateur anti-Juif méprisant la Loi qu’on caricature souvent pour l’opposer à Pierre. Au contraire :

  • Paul est Juif et se déclare même (ex)pharisien et “irréprochable à l’égard de la justice et de la Loi” (Phil, 3,5).

  • Il respecte la Loi, comme tous les Juifs qui devenaient chrétiens en ce temps-là (cf. Ac 2,46 : “ils se rendaient chaque jour au Temple”) ;

  • Il affirme à plusieurs reprises la validité de la Loi, et fait l’apologie d’Israël (en particulier dans les chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains) ;

  • Malgré des tensions indéniables (cf. 1 Th 2, 14), il reçoit un accueil généralement ouvert lorsqu’il prêche aux diasporas juives. Ainsi que le dit Elie Chouraqui (un des meilleurs traducteurs littéralistes Juif de la Bible)  :

Les résistances que les pharisiens, quand ils le peuvent, opposent à son action étaient normales dans l’affrontement général des sectes de son temps ; ils s’opposaient avec autant d’énergie aux enseignements des sadducéens, des esséniens ou à la propagande des zélotes. De nos jours encore un rabbin, de quelque obédience qu’il soit, orthodoxe, conservateur ou libéral, n’est jamais accueilli sans réserve ni sans risques dans la synagogue d’une tendance qui n’est pas la sienne. (…)

Paul, de toute manière, n’a jamais rompu et n’a jamais demandé aux juifs de rompre avec la pratique des misvot, ou commandements de la Tora. Il souhaitait par-dessus tout que cette pratique ne s’exerce jamais sans l’adhérence de la foi et de l’amour (Rm 13,8-10). Même au regard des rabbis les plus intransigeants, la pratique des misvot n’était obligatoire que pour les Hébreux, et non pour les païens.

Toutes les lettres de Paul cherchent justement à montrer que la Loi n’est pas remise en question par la venue du Christ : elle est “simplement” dépassée. Paul, certes, affirme que la circoncision n’est pas nécessaire  pour les païens qui se convertissent, mais respecte la Loi pour lui-même (cf. Ac 16,3/21,26/22,17) et déclare (non sans paradoxe) que la Loi ne dit “rien de plus” que ce qu’avaient dit d’avance les Écritures : “les prophètes et Moïse ont prédit ce qui devait arriver, et je ne dis rien de plus” (26,23).

Inversement, Pierre n’est pas ce Juif intransigeant opposé à l’arrivée des païens dans l’Église et minimisant la foi au Christ par rapport au respect de la Torah : sinon, on voit mal pourquoi il aurait lui-même calmé les esprits après la conversion de Paul et accepté le concile de Jérusalem, dont les conclusion sont de ne pas imposer la  circoncision aux pagano-chrétiens. Il est indéniable que l’idée que les pagano-chrétiens puissent non seulement se convertir mais se passer de circoncision (donc, d’une certaine façon, de la Torah) a dû en choquer  plus d’un :   Paul n’hésite pas à déclarer “Si de ta bouche tu confesses que Jésus est Seigneur, et si dans ton cœur tu crois que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé” (Rm 10,9). Quel changement radical ! Ce sont des “fidèles issus du pharisaïsme” (Ac, 15,5) qui provoquent le Concile de Jérusalem pour résoudre cette question qui devait provoquer de vives discussions (pour dire le moins). Dans un premier temps, il semble que personne n’avait envisagé que les païens puissent être destinataires du Salut à un tel niveau. L’idée d’une conversion des païens n’était probablement pas totalement exclue (cf. Ac 8,26) puisque Jésus lui-même avait eu des contacts positifs (quoique rares) avec les païens. Cependant, la Révélation issue de la Résurrection se concevait comme destinée essentiellement au Peuple d’Israël. Mais l’épisode de la conversion de Corneille (Ac 9,11) va bouleverser ces croyances. Pierre a semble-t-il une vision qui le pousse chez ce centurion romain très pieux qui, bien que non-circoncis, “invoquait Dieu en tous temps” (10,2). Pierre s’y rend mais reste circonspect : “comme vous le savez, c’est un crime pour un Juif que d’avoir des relations suivies ou même quelque contact avec un étranger (…) j’aimerais savoir  pourquoi vous m’avez fait venir” (10, 28). Finalement, alors qu’il s’adresse à son auditoire, “l’Esprit saint tomba sur tous ceux qui étaient en train d’écouter la Parole.” (10,44). Les compagnons de Pierre sont stupéfaits (10,45) et finalement toute la maison de Corneille est baptisée. Au retour, les réticences sont très fortes (11,3), mais après que Pierre ait exposé  ce qui s’est passé, toute l’Assemblée finit par rendre gloire à Dieu (11,18). Plus tard, des judéo-chrétiens voudront interpréter cet épisode comme une exception et imposer la circoncision aux convertis d’Antioche, ce qui provoquera, comme on l’a dit, le Concile de Jérusalem avec l’issue que l’on sait.

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Pierre et Paul, gravure sur une pierre tombale en marbre, IVe siècle, musée du Vatican.

Ainsi, loin des caricatures entre un Paul pagano-chrétien et un Pierre judéo-chrétien opposés sur la foi (l’un défendant le Christ, l’autre la Torah), il semble au contraire qu’il y avait de l’estime réciproque entre ces deux personnages clés de l’Église primitive. Dans l’épître aux Galates, Paul affirme que les apôtres ont validé sa prédication. Après sa conversion, il déclare avoir passé trois ans en Arabie puis être allé à Jérusalem pour faire la connaissance de Pierre, et être resté quinze jours auprès de lui (Ga 1, 18). Après quatorze ans d’apostolat en dehors de la Judée, il monte à nouveau à Jérusalem pour, semble-t-il, y faire valider sa prédication : “J’y montais à la suite d’une révélation, et j’y ai exposé l’Évangile que je proclame parmi les nations ; je l’ai exposé en privé, aux personnages les plus importants, car je ne voulais pas risquer de courir ou d’avoir couru pour rien” (Ga 2,2). Il affirme ensuite que “ces gens importants” valident sa foi : “ils ont constaté que l’annonce de l’Évangile m’a été confiée pour les incirconcis (c’est-à-dire les païens), comme elle l’a été à Pierre pour les circoncis (c’est-à-dire les Juifs) (…) ayant reconnu la grâce qui m’a été donnée, Jacques, Pierre et Jean, qui sont considérés comme les colonnes de l’Église, nous ont tendu la main, à moi et à Barnabé, en signe de communion, montrant par là que nous sommes, nous, envoyés aux nations, et eux, aux circoncis” (Ga 2,7).  Ceci est confirmé par le livre des Actes (15,23) , où l’on voit que Paul et Barnabé sont qualifiés de “bien-aimés” et “d’hommes qui ont voué leur vie au nom de notre Seigneur Jésus-Christ” par les Anciens de la communauté chrétienne de Jérusalem, donc incluant Pierre et Jacques, qui valident explicitement les conclusions de l’Assemblée, Pierre déclarant notamment : “Frères, vous savez bien comment Dieu, dans les premiers temps, a manifesté son choix parmi vous : c’est par ma bouche que les païens ont entendu la parole de l’Évangile et sont venus à la foi. Dieu, qui connaît les cœurs, leur a rendu témoignage en leur donnant l’Esprit Saint tout comme à nous ; sans faire aucune distinction entre eux et nous, il a purifié leurs cœurs par la foi. Maintenant, pourquoi donc mettez-vous Dieu à l’épreuve en plaçant sur la nuque des disciples un joug que nos pères et nous-mêmes n’avons pas eu la force de porter ?” (Ac 15,7). Enfin, au chapitre 21 du même livre, Luc raconte encore un épisode où Paul se rend chez Jacques avec les Anciens ; il fait un compte-rendu de son ministère et son auditoire “glorifiait Dieu”. Après quoi ils informent Paul de leurs propres résultats (“Tu vois, frère, combien de dizaines de milliers de Juifs sont devenus croyants”) et d’une rumeur à son sujet : il détournerait de la loi de Moïse tous les Juifs des nations, “en leur disant de ne pas circoncire leurs enfants et de ne pas suivre les coutumes”. Jacques et les Anciens montrent à Paul qu’ils n’accordent pas le moindre crédit à ces rumeurs et lui donnent même le moyen de les faire cesser tout en réaffirmant la décision du concile de Jérusalem (Ac 21,18).

Au-delà des personnages de Pierre et Paul,  on voit mal comment les disciples, les seuls à avoir connu physiquement Jésus, à l’avoir côtoyé,  auraient pu tolérer que Paul répande un kérygme (terme grec signifiant proclamation et désignant une confession de foi) qu’ils jugeaient erroné au sujet de Jésus, alors que quelque temps avant il persécutait les disciples, ce qui diminuait sa légitimité à parler au nom des chrétiens. C’est d’ailleurs assez clair dans le livre des Actes : lorsque Paul rentre d’Arabie et se rend à Jérusalem, il essaye d’intégrer la communauté des chrétiens mais “tous le craignaient, ne croyant pas qu’il fût un disciple” (Ac 9,26). Cet enchaînement est logique : c’est précisément parce que Paul n’avait pas la légitimité requise –puisqu’il persécutait les disciples du Christ, sa conversion pouvait à bon droit être considérée par eux comme une ruse, une tentative d’infiltration– qu’il était indispensable pour lui de montrer patte blanche auprès de ceux qui faisaient autorité dans l’Église, à savoir Pierre, Jacques et Jean. Il faudra que Barnabas l’introduise auprès des apôtres et qu’il montre son zèle apostolique pour être pleinement accepté dans la jeune Église (Ac 9, 27).

Ma conclusion de cette longue discussion est la suivante : malgré les évidentes réticences –peut être plus fortes au départ chez Pierre ou Jacques que chez Paul– à accepter les pagano-chrétiens dans l’Église et donc à accepter en quelque sorte de considérer la Torah comme moins essentielle que la foi au Christ, il n’y a pas de divergence doctrinale fondamentale entre Paul et les autres. Déduire des dissensions rituelles provoquées par la pharisiens des conflits entre Pierre et Paul au sujet de la foi est excessif ; déduire de l’indéniable apport théologique de Paul à la foi primitive qu’elle n’est pas représentative de celle de l’Église primitive est tout aussi excessif. Paul n’a pas inventé sa foi au Christ, il l’a reçue des chrétiens avant lui, d’abord ceux de Damas, mais aussi de Pierre et de Jacques. Notons, pour finir, que c’est ce qu’il dit lui-même : dans sa première épître aux Corinthiens (1 Co 15,3), il affirme avoir reçu la foi des autres : “Je vous ai enseigné avant tout, comme je l’avais aussi reçu….

C. De Jésus à Paul, une modification de l’objet de la foi

Avant d’aborder la foi de Paul, une remarque liminaire essentielle : Paul est un prédicateur missionnaire qui parle de Jésus lui-même, plutôt que du message de Jésus. De nombreux biblistes comme Bultmann l’ont fait remarquer :  ce que nous avons appelé précédemment le “message de Jésus” ne joue pratiquement aucun rôle dans les lettres de Paul.  Après tout, cela n’a rien de surprenant : Paul n’est pas là pour répéter ce que Jésus a dit, mais pour montrer à son auditoire en quoi la mort et la résurrection de Jésus montre qu’il était le Christ, celui qu’il faut désormais suivre. Ainsi, dans toutes les lettres de Paul, les paroles de Jésus ne sont explicitement citées qu’une (!) fois, à propos de la Cène (1 Co 11,24), les autres mentions étant indirectes. De même, il y a 76 mentions du “Royaume” dans le Nouveau Testament : trois (4%) dans l’apocalypse, une dans l’épitre de Jacques (1%), douze chez Paul (15%), huit (10%) dans les Actes, et tout le reste dans les Evangiles, dont 50 dans les synoptiques…. soit 65% du total. Autant dire que le thème de Royaume de Dieu, omniprésent dans les synoptiques, disparait quasiment chez Paul.  A l’inverse, il y a une centaine de mentions de “l’Esprit saint” dans le Nouveau Testament, dont seulement 25 dans les Évangiles, et tout le reste dans les Actes ou la littérature paulinienne. Les thèmes récurrents chez Jésus, comme la question du sabbat, du divorce, du pardon des péchés, des serments, sont pratiquement absents chez Paul. Il se permet même une fois de faire quelque chose que Jésus a dénoncé : comparer Matthieu 5,34, où Jésus interdit de faire des serments, et 1 Thessaloniciens 2,5, où Paul le fait sans retenue. Par contre, Paul reprend les commandements d’amour de Jésus, notamment en citant les commandements juifs et en affirmant qu’ils se résument en “tu aimeras ton prochain comme toi-même”, reprenant la parole de Jésus (Rm 13,9). Jésus n’est évidemment pas absent de la préoccupation pastorale, puisque la foi au Christ est considérée comme la source du bon comportement (1 Co 1,10), Jésus étant comparé à la tête et les chrétiens (l’Église), au corps humain (1 Co 12,27). Les prescriptions morales de Paul sont cependant bien plus développées, plus détaillées que celles de Jésus (voir par exemple Rm 1,18, où l’on trouve une dénonciation de l’homosexualité, alors que Jésus n’a rien dit à ce sujet).

Par-delà la pastorale, la vie de Jésus, c’est-à-dire la vie du personnage historique nommé Jésus de Nazareth, ne semble guère avoir d’intérêt pour Paul. S’il en a eu un, il est totalement absent dans ses épîtres. Paul n’évoque pas l’enfance de Jésus, ni sa famille (la seule référence à Marie est vague et indirecte, en Galates 4,4 : Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et soumis à la loi de Moïse); à part Pierre, il ne parle pas des Douze, et ne  dit rien non plus de la mort de Jésus, en tout cas au plan historique : la mort de Jésus n’intéresse Paul que dans sa signification théologique (l’avènement du Messie et la Rédemption des pécheurs), pas dans son aspect historique (où/quand/quoi/comment). De toute évidence, ce qui est intéresse Paul, ce n’est pas la vie de Jésus de Nazareth, mais la foi en Jésus-Christ. Paul ne cherche pas à raconter la vie terrestre de Jésus comme le feront plus tard les Évangiles. Il ne s’intéresse qu’à celui qu’il a rencontré sur le chemin de Damas, le Seigneur ressuscité, non pas au Jésus historique mais au Jésus de la foi.

Passant des Évangiles à Paul, on passe donc d’un Messie terrestre venu sauver Israël, à un Messie céleste venu racheter toutes les Nations, et dont la mort offre la  Rédemption à l’humanité. Le bibliste Rudolf Bultmann résume les choses en disant que le point d’attention passe du “message de Jésus” à “la personne de Jésus” (the proclaimer became the proclamed). Il y a donc une modification de l’objet de la foi entre les Évangiles et Paul. Comme on le verra plus bas, dans les synoptiques et surtout dans Marc, Jésus parle peu de lui-même, et le titre qu’il se donne le plus est somme toute assez modeste : “Fils de l’homme”. Par contre, sa prédication est centrée sur l’annonce du Royaume de Dieu, la guérison des péchés, la ‘disputatio’ de la Torah avec des érudits et la réalisation de miracles comme signe du Royaume. L’objet de la foi reste YHWH-Adonaï, et Jésus se présente comme son Messager unique venu rassembler les brebis perdues de la maison d’Israël. Certes, la question de son identité est importante, car si Jésus est un imposteur, son annonce du Royaume est une imposture. Mais, au moins jusqu’à la Passion et aux évènements post-pascal (que nous étudierons dans le dernier article),  Jésus attend d’abord de la foule qu’elle  se convertisse et croie à la Bonne Nouvelle (Mc 1,15 et parr.), comme Jean avant lui, quoique d’une façon assez différente. Il attend de la  foule qu’elle écoute et applique ses  enseignements (c’est-à-dire son interprétation de la Torah). Au moins jusqu’à la Passion, il entend rester discret voire mystérieux sur son identité, qu’il réserve pour la fin, tout en dévoilant bien plus à ses disciples et à certains en particulier (Pierre, Jacques et Jean).

D. Le statut ontologique de Jésus dans la pensée paulinienne

Passons maintenant à l’étude de la foi de Paul. Que dit-il au sujet de Jésus ?  La question centrale se formule ainsi : quel est le statut ontologique de Jésus de Nazareth dans la pensée paulinienne ? Il n’y a que quatre hypothèses sérieuses : cette question est indécise (hypothèse 1) ; Jésus est le Messie (Christ) mais seulement un homme (hypothèse 2) ; Jésus est divin par élection (hypothèse 3) ; Jésus est Dieu (hypothèse 4). L’hypothèse 1 implique que la question était encore en maturation chez  Paul, qu’elle n’était pas totalement tranchée. L’hypothèse deux correspond à une foi juive traditionnelle, mais reconnaissant que Jésus était le Messie annoncé par les prophètes : c’est un judaïsme  messianique chrétien, toutefois en relatif décalage avec l’attente messianique juive traditionnelle puisque Jésus n’est plus attendu comme un roi terrestre. L’hypothèse 3 est une foi juive déjà plus marquée de la doctrine chrétienne, celle de la christologie ascendante, peut être à mi-chemin entre l’arianisme et le christianisme. L’hypothèse 4 correspond à la foi chrétienne actuelle (cf. article précédent). Notons que l’hypothèse 1 est la seule qui est compatible avec toutes les autres.

Laquelle est la plus solide ? Avant toute chose, il faut noter un point essentiel (oui, encore).  Ne faisons pas preuve d’anachronisme bête en croyant qu’on va trouver chez Paul de Tarse un vocabulaire théologique aussi élaboré que dans l’Évangile de Jean ou des affirmations aussi précises que celles du Concile de Nicée à propos de la divinité du Christ et de sa relation avec son Père. Le vocabulaire philosophique sophistiqué qui sera utilisé plus tard pour décrire Jésus-Christ, Dieu, l’Esprit saint et leur relation, est inconnu de Paul. La théologie chrétienne n’en est avec l’apôtre des gentils qu’à ses balbutiements, et beaucoup de questions restent sans réponse. Paul, par exemple, répète longuement que le Christ est mort pour nos péchés, mais il faudra des siècles à la théologie chrétienne pour tenter d’expliquer comment et pourquoi. Cela paraît évident, mais les lettres de Paul ne sont pas des traités théologiques sur le statut ontologique de Jésus. Tout ceci n’est guère le problème de Paul :  on le voit avec le paradoxe mentionné supra quand il explique ne faire que répéter ce que les Écritures prédisaient déjà, tout en étant pleinement conscient de ce que le credo a de nouveau (si ce n’était pas le cas, la prédication paulinienne ne poserait pas autant de problèmes aux Juifs). Paul ne cherche pas vraiment à résoudre ce paradoxe, c’est-à-dire à à exprimer rigoureusement un credo nouveau dans le cadre d’un monothéisme ancien, sans parler d’utiliser un vocabulaire philosophique sophistiqué pour cela. Sa préoccupation est d’annoncer aux Juifs et aux païens que le salut passe par la foi dans le Christ-Sauveur, la conversion du cœur et le pardon des péchés par le baptême, pas de conceptualiser intellectuellement des affirmations théologiques complexes. La fidélité à YWHW-Adonaï, le Dieu unique, reste entière, mais elle désormais vécue comme passant par le seul et unique intermédiaire, celui qui sauve, Jésus-Christ, le véritable objet du discours de Paul  : accéder à Jésus-Christ, c’est accéder à Dieu.  Paul est très sûr de sa foi, cela ne fait aucun doute ; il n’en demeure pas moins qu’il ne l’exprime pas de façon systématique (si l’on peut parler de christologie paulinienne, elle est pour le moins parcellaire et balbutiante),  ce qui laisse à penser que même chez lui, cette question était toujours un peu en maturation, donnant crédit à l’hypothèse 1. Il se préoccupe avant tout de pastorale et de morale : cela passe certes par une catéchèse brève (exprimée dans les hymnes christologiques), mais n’implique pas de longs développements théologiques.

***

Que dit donc Paul au sujet de Jésus ? Commençons par quelques récurrences de termes. Le terme le plus utilisé, Christ, est employé pas moins de 362 fois. Il le désigne également par le terme Seigneur (Kurios) 184 fois, et par le terme Fils de Dieu 15 fois. Les lettres de Paul dévoilent une titulature bien rodée autour de la personne de Jésus de Nazareth :

  • « Jésus est Seigneur » (Rm 10,9/Ph 2,11/1 Co 12,3) ;

  • « Jésus est le Christ » (1 Co 8/Ac 18,5 et 28) ;

  • Jésus est le « Fils bien-aimé » (1 Col, 15)

Ces confessions sont aussi agglutinées dans la littérature paulinienne: « Notre Seigneur Jésus Christ » (par exemple Col 13,1) ou « Jésus Christ Notre Seigneur » (par exemple Eph 3,11).

On trouve beaucoup d’autres déclarations de Paul au sujet de Jésus, mais moins fréquentes, moins systématique. Dans la lettre aux Colossiens, il est appelé “image du Dieu invisible, le  premier-né, avant toute créature”, et “par lui tout existe” (1 Col 8,6), le terme “image de Dieu” étant répété dans la seconde lettre aux Corinthiens (2 Co 4, 4), à quoi Paul ajoute que “Dieu était en Christ” (2 Co 5,18). Jésus est “le nouvel Adam”, un “être spirituel qui donne la vie”, “qui vient du Ciel” (1 Co 15,45). Cependant, Paul introduit une hiérarchie en Dieu et Jésus puisque « le chef du Christ, c’est Dieu » (1 Co 11,3). L’année suivante, dans la  lettre aux Philippiens, Jésus a le “nom au-dessus de tout nom”, à l’évocation duquel “tout genou fléchit au ciel, sur la terre et aux enfers” (1 Phil 2,6). Il a “la condition de Dieu” et un rang qui “l’égalait à Dieu” (1 Phil 2,6).  Deux ans après, dans la lettre aux Romains, Paul déclare que Jésus est “au-dessus de tout”, il va jusqu’à l’appeler  “Dieu béni pour les siècles” (Chouraqui traduit “l’Elohîms béni en pérennité”) dans la même phrase (Rom 9,5). La lettre aux Éphésiens (dont l’authenticité est cependant largement remise en cause) ajoute enfin que Dieu a établi le Christ “au-dessus de tout être céleste, Principauté, Souveraineté, Puissance et Domination, au-dessus de tout nom que l’on puisse nommer, non seulement dans le monde présent mais aussi dans le monde à venir” (Ep 1, 15).

Ces affirmations sont parfois résumées dans de petits kérygmes (proclamations de foi) : surtout dans un passage de l’épître aux Corinthiens, dans un passage de l’épître aux Romains, dans un passage de l’épître aux Colossiens, et dans un passage de l’épître aux Philippiens, véritable hymne au Christ. Ainsi :

Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus : Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.

Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père.

1 Philippiens 2, 6

Pour nous il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui sont toutes choses et par qui nous sommes.

1 Corinthiens 8,6

ils [les Israélites] ont les patriarches, et c’est de leur race que le Christ est né, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni pour les siècles. Amen.

Romains 9,5

[Le Christ] est l’image du Dieu invisible, le premier-né, avant toute créature : en lui, tout fut créé, dans le ciel et sur la terre. Les êtres visibles et invisibles, Puissances, Principautés, Souverainetés, Dominations, tout est créé par lui et pour lui.  Il est avant toute chose, et tout subsiste en lui. Il est aussi la tête du corps, la tête de l’Église : c’est lui le commencement, le premier-né d’entre les morts, afin qu’il ait en tout la primauté. Car Dieu a jugé bon qu’habite en lui toute plénitude et que tout, par le Christ, lui soit enfin réconcilié, faisant la paix par le sang de sa Croix, la paix pour tous les êtres sur la terre et dans le ciel.

Colossiens 1, 12

Que tirer de tout cela par rapport à nos hypothèses ? C’est plutôt complexe. Certains exégètes estiment qu’il était impossible que  Paul professe autre chose qu’une foi juive messianique. Dans cette foi, Jésus est le Messie, le Médiateur ultime entre Dieu et les hommes, celui-là même qu’annonçait Isaïe, mais il n’est pas Dieu. Il reste  une créature. Les exégètes qui soutiennent cette position (correspondant à l’hypothèse 2), affirment qu’il était impossible que Paul professe autre chose que cela, car dire que Jésus était divin ou Dieu allait radicalement à l’encontre du monothéisme strict des Juifs. Or, l’Eglise du temps de Paul était encore très majoritairement juive (cf. Ac 21, 20). Au moment où Paul arrive dans la communauté chrétienne et reçoit la foi des disciples, l’influence théologique des païens y est même nulle. Jésus, ses disciples et les premiers chrétiens sont tous Juifs : lors de la Pentecôte, une première vague de conversion a lieu après le discours de Pierre, Luc évoquant trois mille baptêmes. Ce sont tous des Juifs qui  se rendent au Temple chaque jour (Ac 2,46). L’intégration des païens, on l’a vu, continuera de poser problème pendant un long moment, jusqu’à ce que le christianisme se détache réellement du judaïsme et de la Judée, à partir de 70. Quant à Paul lui-même, il est pharisien, profondément Juif et marqué par la Torah, qu’il a étudié toute sa jeunesse. Comment pourrait-il dire que Jésus est Dieu, ce qui s’apparenterait à un polythéisme ? Comme le résume Dreyfus (qui par ailleurs soutient que Paul a considéré Jésus comme Dieu) :

Accorder un rang et des honneurs divins à un homme, même après sa mort, dire qu’il était auprès du Père avant la création du monde (1 Co 8,6), tout cela était absolument impossible pour un juif, cela aurait été de l’idolâtrie et il n’y avait aucun parallèle ni dans la Bible ni dans la pensée des rabbins contemporains de Paul. Aucun homme, si grand qu’il ait été, n’avait été présenté comme recevant le nom au-dessus de tout nom (Yahvé), ni Abraham, ni Moïse, ni aucun patriarche, ni aucun prophète. Fléchir les genoux devant lui, c’est-à-dire l’adorer, croire en lui, se convertir à lui, tout cela aurait été blasphématoire ; or tout ce qui était suspect de favoriser l’idolâtrie était rejeté avec horreur, et le juif pieux devait déchirer ses vêtements pour exprimer sa réprobation (cf. Mt 26,65 ; Ac 14,14; et l’indignation de Paul à Athènes Ac 17,16). (…) Pour respecter la susceptibilité religieuse des Juifs, les armées romaines avaient l’ordre de ne pas entrer dans Jérusalem avec les étendards portant le portrait de l’empereur divinisé (…) Les juifs étaient dispensés de rendre un culte à l’empereur. Et lorsque l’empereur Caligula (37-41 de notre ère) veut imposer son culte aux juifs d’Alexandrie et de Terre Sainte, il se heurte à leur résistance désespérée.

François Dreyfus, Jésus savait-il qu’il était Dieu ?

Les kérygmes pauliniens étant issus du monde Juif, ceux qui sortent du schéma juif traditionnel ( = un monothéisme strict) sont issus de la pensée grecque et extérieurs à la pensée de Paul, à partir du moment où l’on soutient l’hypothèse la plus plausible d’une cohérence entre foi de l’Eglise primitive et foi paulinienne. Du point de vue scripturaire, ces exégètes peuvent s’appuyer sur le fait que l’essentiel de la titulature paulinienne de Jésus ne place pas ce dernier du côté du créateur : ni le  terme Seigneur (Adon), ni Christ (Massiah), ni “Fils de Dieu” ne sont des termes désignant ontologiquement Dieu (cf. article précédent). Il désignent plutôt un homme exceptionnel, éventuellement le Messie, le Prophète ultime, Médiateur de Dieu pour  le Salut des hommes. D’ailleurs, Jésus et Dieu sont toujours clairement distingués dans les discours de Paul. Par exemple, ce n’est pas Jésus qui ressuscite, mais Dieu qui le ressuscite : “celui qui a ressuscité Christ d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels” (Rm 8,11) ; “Dieu a ressuscité le Seigneur” (1 Co 6,14) ; “par Jésus Christ et Dieu le Père, qui l’a ressuscité des morts” (Ga 1,1) ; “son Fils, qu’il a ressuscité des morts” (1 Th 1,10), etc. Enfin, en reprenant le passage de 1 Corinthiens 11, 3 déjà cité, Paul établit une hiérarchie entre Dieu et son Fils : « Dieu est le chef du Christ ».

Cette position est tout à fait tenable, mais pose le problème est de l’évaluation les termes de la littérature paulinienne qui s’écartent assez nettement de l’idée d’un Jésus-homme, en assimilant plus ou moins explicitement Jésus à Dieu. Tous ces termes, nous les avons mentionné ci-dessus. Pour les exégètes qui soutiennent l’hypothèse 2, cela ne fait aucun doute : ils ont été ajoutés postérieurement aux textes pauliniens et ne correspondent pas à la pensée paulinienne. Elles viennent plutôt d’un développement ultérieur influencé par la pensée grecque. Quant à l’épître aux Colossiens et à celui destiné aux Éphésiens, il sont considérés tout entiers comme datant non pas du début des années 60  mais des années 80, non pas de Paul mais d’un disciple. De fait, il y a un relatif consensus pour dire que vu la structure linguistique, l’hymne philippien n’est pas de Paul, car il semble avoir été inséré dans le texte dans un discours qui semble par ailleurs cohérent quand on retire ce passage. La question est-elle résolue ? Non, car si le texte n’est pas de Paul, il peut lui être soit postérieur…soit antérieur, Paul ne faisant alors que reprendre une tradition qu’il connaît et qui lui précédait. Les exégètes qui préfèrent l’hypothèse 2 penchent pour une postériorité, ce qui n’est pas l’avis des exégètes en faveur de l’hypothèse 3 (voire 4) qui penchent pour une antériorité. Le nœud du problème est que l’argument principal des exégètes qui réfutent l’authenticité des hymnes christologiques pauliniens est basé sur le même principe déjà évoqué de l’argument d’embarras : comme cela correspond de façon trop évidente au canon chrétien ultérieur, on jette un doute sur la capacité de Paul à dire cela, et on range l’hymne christologique –et surtout les termes  “ayant la condition de Dieu” dans l’épître aux Philippiens– comme étant de l’ordre de la théologie chrétienne johannique. D’ailleurs, pourquoi Paul n’aurait-il pas utilisé ce thème de l’égalité avec Dieu à d’autres endroits dans ses écrits, si ce n’est pas le cas ?

Il n’y a de solution à ce débat que nuancée. D’un côté, il est clair qu’on ne trouve pas le credo nicéen chez Paul, même sous une forme déguisée. Entre Paul et Nicée, la foi a évolué au moins dans sa forme, et peut être un peu dans son fond. De l’autre, il est absurde de penser que la foi paulinienne est une foi juive classique messianique. Il faut se confronter honnêtement aux passages de Paul qui tendent à rapprocher ontologiquement Jésus de Dieu, et il est un peu facile de les évacuer en disant “ça ressemble trop au christianisme, donc Paul n’a pas pu dire ça”. Ce n’est pas seulement une affaire d’hymne christologique philippien, le seul à comparer explicitement et exactement Jésus à Dieu ; c’est plutôt que, dans l’ensemble, la foi de Paul est la foi au Christ, YHWH-Adonaï passant presque au second plan théologique. Pour un pharisien Juif, c’est tout de même étonnant : Jésus-Christ est plus mentionné que YWHW-Adonaï ! Dans les lettres de Paul, le mot “Christ” revient 362 fois, les mots “Fils de Dieu” 15 fois, le mot “Seigneur” 184 fois, plus une dizaine de mentions du “Fils”, quelques mentions de “Jésus” (non accompagné du mot “Christ” ou “Seigneur”) soit environ 580 références à Jésus. Le mot “Dieu” (seul) revient lui environ 520 fois, et il est rarement isolé d’une référence au Fils. Au-delà des termes de la titulature, il faut remarquer que dans l’ensemble, les lettres de Paul parlent bien plus de Jésus le Messie que de YHWH-Adonaï, et que la foi au Christ semble non seulement être le seul moyen de parvenir à YHWH, mais elle semble s’y substituer : ce qui compte, c’est de croire au Christ, comme le montre le passage déjà cité de Romains 10 : Si de ta bouche tu confesses que Jésus est Seigneur, et si dans ton cœur tu crois que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé.

Évaluer correctement le statut ontologique du Christ dans la pensée de Paul, si tant est qu’on puisse le faire, nécessite de se débarrasser d’une interprétation un peu simpliste de la Genèse, selon laquelle il n’y a aucun intermédiaire ontologique entre créature et Créateur. Seul Elohim est le Créateur ; tous les autres, y compris le Messie, intermédiaire par excellence entre Dieu et les hommes, et Satan, et les anges, sont des créatures. Jésus serait donc soit l’un, soit l’autre. Mais la foi juive est en réalité plus complexe. Certes, du point de vue ontologique Elohim est ineffable, radicalement différent des créatures ; mais d’un autre côté, il existe des statuts intermédiaires qui placent certains hommes comme différents des autres hommes, sans être  les égaux de Dieu pour autant. Il n’est pas excessif de dire que dans la pensée juive classique, David ou Moïse sont plus divins que l’Israélite lambda. Ils guident le Peuple, et ont une relation unique à Dieu. Un grand nombre de termes s’appliquant à Jésus s’inscrivent sans doute dans cette idée qui est avec Jésus développée d’une façon plus importante que jamais : Jésus est le Médiateur unique et ultime ; par lui, les péchés sont pardonnés et Dieu donne la rédemption à son Peuple ; être sauvé signifie dès lors recevoir le baptême au nom du Christ (cf. Ac 10, 38) et croire au Christ. On n’en a jamais dit autant de Moïse, d’Abraham ou de Jacob ! Jamais le Tanakh ne parle de cette façon de “croire en Moïse” ou “d’être sauvé par Moïse” ! En ce sens, pour Paul Jésus est divin et la nouvelle religion est bien “chrétienne”, car croire au salut rédempteur par le Christ signifie être sauvé : on croit au Christ comme on croyait en Dieu, et Jésus représente la nouvelle (et unique) façon d’être proche de Dieu. Ce qui est très différent de l’attente juive messianique classique, qui voyait plutôt Jésus comme un roi terrestre régnant sur le Peuple et combattant les ennemis du Peuple…Ici, on se rapproche plutôt de l’hypothèse 3 : Jésus est divin par élection. Cela signifie-t-il pour autant qu’il est considéré comme aussi Dieu qu’Elohim lui-même, ainsi que le déclarera au début du troisième siècle le Concile de Nicée (hypothèse 4) ? Pas forcément, d’autant que la question de l’origine de l’hymne christologique contenue dans Philippiens ne pourra probablement jamais être tranchée avec une absolue certitude.

Conclusion

Voici ce que je défendrais, avec prudence et sans prétendre trancher ce débat ancien : Paul a professé une foi juive messianique (Jésus = Messie), mais cette foi au Christ dépassait ce qu’on pouvait attendre d’un Prophète classique comme Moïse, et même du Messie tel que l’attendaient la majorité des Juifs du premier siècle. Dans l’esprit de Paul, Jésus est le seul intermédiaire possible entre Dieu et les hommes, donc sa proximité avec Dieu est inégalée, la foi au Christ est absolument nécessaire au salut, ce qui est radicalement nouveau. Pour autant, l’apôtre des gentils n’a pas envisagé (encore moins exprimé explicitement) la préexistence éternelle de Jésus (Jésus-Dieu) comme le théoriseront plus tard les conciles chrétiens, les cantiques au Christ comme chef de l’Univers étant des développements chrétiens de la fin du premier siècle.

Un certain Juif, Jésus (7/12)

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Suaire de Turin

PLAN (MAJ janvier 2018) :
I. Intérêts et limites de la recherche sur Jésus de Nazareth (article numéro 1)
A. Deux limites de la recherche historique sur Jésus de Nazareth
B. Trois intérêts de la recherche historique sur Jésus de Nazareth (article numéro 2)
Conclusion : l’enjeu de la recherche historique
II. Les méthodes de la recherche : comment procèdent les biblistes ? (article numéro 3)
A. Les critères d’historicité
B. Les preuves archéologiques
C. La théorie des deux sources
III. La vie d’un certain Juif : que peut-on dire de fiable sur Jésus de Nazareth ? (article numéro 4)
A. Jésus a-t-il existé ?
B. Naissance et famille, grandes lignes du ministère (article numéro 5)
C. La question des frères et sœurs de Jésus
D. Le groupe de disciples de Jésus : Jésus a-t-il voulu fonder une Église ?
E. Les miracles de Jésus
IV. Le message de Jésus (article numéro 6)
A. Le royaume de Dieu
B. Le rapport de Jésus à la Loi juive
C. Les commandements d’amour de Jésus
Conclusion sur le message de Jésus

Un an plus tard…
V. Méthodologie (rappels) (article numéro 7 : cet article)
A. La recherche historique n’est pas une démonstration de la foi chrétienne
B. La question de la fiabilité du Nouveau Testament
C. L’identité de Jésus : un problème méthodologique délicat, mais pas insurmontable
D. Ce que nous savons jusqu’à présent
E. A qui Jésus peut-il être comparé ?
VII. Précisions étymologiques (article numéro 8)
A. Le terme “Messie”
B. L’expression “Fils de Dieu”
C. L’expression “fils de l’homme”
D. Le terme “Seigneur”
E. Les Noms de Dieu dans l’Ancien Testament
VIII. La théologie chrétienne et ses développements (article numéro 9)
A. Que dit la doctrine chrétienne au sujet de Jésus ?
B. Objections et hérésies
IX. La foi de Paul (article numéro 10)
A. Les questions de date
B. La foi de Paul est-elle celle de l’Église primitive ?
C. De Jésus à Paul, une modification de l’objet de la foi
D. Le statut ontologique de Jésus dans la pensée paulinienne
X. Que disent les Actes des Apôtres ?
(article numéro 11)
XI. Ce qui est dit de Jésus dans les Évangiles
A. L’Évangile de Marc
B. Les autre synoptiques
C. Un mot sur Jean
XII. Conclusion : les titres de Jésus dans le Nouveau Testament
A. Résumé de la titulature de Jésus
B. Jésus et la foi chrétienne
C. Maintenir la tension

 

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Un certain Juif, Jésus (5/12)

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Le Sermon sur la montagne

Rappel : chacune des affirmations qui suivent est longuement justifiée par Meier au long de ses ouvrages et à l’aide des méthodes mentionnées supra. Comme indiqué précédemment, je me contenterai de les reprendre sans les justifier, à l’exception des débats les plus polémiques. L’ensemble de ma synthèse est déjà bien assez long comme ça ! Le lecteur intéressé voudra bien se reporter directement à la lecture du livre dont j’écris ici la note de lecture et des autres que je cite. Lire la suite

Un certain Juif, Jésus (4/12)

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III. La vie d’un certain Juif : que peut-on dire de fiable sur Jésus de Nazareth ?

Après trois articles durant lesquels nous n’avons fait, au fond, que présenter les sources, les matériaux et la méthodologie de Meier, comme il le fait lui-même dans le tome I, venons-en au contenu plus précis des ouvrages, à savoir : la fin du tome I, qui concerne l’enfance de Jésus et des questions diverses (sa famille, son métier, son éducation, son lieu de naissance et de vie, etc.) ; le tome II, qui concerne son message religieux et sa relation avec Jean le Baptiste ; le tome III, qui concerne son entourage proche ou lointain, à savoir ses disciples et les foules qui le suivaient, ainsi que ses adversaires, pharisiens, sadducéens, esséniens ; le tome IV, qui concerne la relation de Jésus à la loi juive. Bref, tout ce que pouvons dire de fiable sur un certain Juif, Jésus, prophète Juif marginal de la Palestine du premier siècle et personnage historique ayant marqué la culture religieuse, artistique et intellectuelle occidentale dans des proportions uniques. Lire la suite

Un certain Juif, Jésus (2/12)

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B. Trois intérêts de la recherche historique sur Jésus de Nazareth

Nous verrons trois grands types d’intérêts à la recherche historique sur Jésus, dont deux concernent aussi les non-croyants.

Premier intérêt (pour les croyants) : elle ancre la foi dans un passé objectif

Si c’est bien le « Jésus-Christ, Dieu né de Dieu, Lumière né de la Lumière, Vrai Dieu né du Vrai Dieu, engendré non pas créé » (cf. Symbole de Nicée-Constantinople) qui est l’objet la foi chrétienne et non pas le Jésus historique tel que la recherche parvient à le reconstruire, il n’en demeure pas moins que le lien entre Jésus historique et Jésus-Christ est évident : la foi chrétienne ne repose pas sur un vague sentiment subjectif ou des extases religieuses, mais sur certaines affirmations à propos d’un personnage historique ayant vécu, parlé, marché en Palestine au premier siècle de notre ère. Dans son livre sur Jésus de Nazareth, Benoît XVI affirme clairement : « du point de vue de la théologie et de la foi dans leur essence même, la méthode historique est reste une dimension indispensable du travail exégétique. Car il est essentiel pour la foi biblique qu’elle puisse se référer à des évènements réellement historiques. Elle ne raconte pas des légendes comme symboles de vérité qui vont au-delà de l’Histoire, mais elle se fonde sur une histoire qui s’est déroulée sur le sol de cette terre. Le factum historicum n’est pas pour elle une figure symbolique interchangeable, il est le sol qui la constitue : « Et incarnatus est » – « Et il a pris chair » – par ces mots, nous professons l’entrée effective de Dieu dans l’histoire réelle. »

Second intérêt : pour toute personne cultivée qui veut mieux comprendre la vie de Jésus de Nazareth

« Je soutiens, écris Meier, que la recherche du Jésus historique peut être très utile si on veut une foi qui cherche à comprendre, une foi en quête d’intelligence, autrement dit si on veut faire de la théologie dans un contexte contemporain. La théologie des périodes patristique et médiévale vivait dans la plus parfaite ignorance du problème du Jésus historique, car elle fonctionnait dans un contexte culturel où n’existait pas l’approche historico-critique qui marque nos esprits occidentaux modernes. La théologie est un produit culturel ; depuis l’époque des Lumières, notre culture occidentale se trouve imprégnée de l’approche historico-critique ; par conséquent, pour être crédible, la théologie peut fonctionner dans cette culture et avoir quelque chose à lui dire uniquement si elle intègre dans sa méthodologie une approche historique ».

Plus précisément, Meier soutient à raison que la recherche sur le Jésus historique permet d’éviter bien des dérives et des erreurs. Il en donne quatre exemples :

« 1) Il existe des démarches qui visent à réduire la foi au Christ à un message codé dépourvu de contenu, à un symbole mythique ou à un archétype intemporel. La recherche du Jésus historique s’oppose à de telles démarches en rappelant simplement aux chrétiens que la foi au Christ n’est pas une vague attitude existentielle ou une manière d’être dans le monde. La foi chrétienne est l’affirmation de l’existence d’une personne particulière et l’adhésion à cette personne, une personne qui a fait et dit des choses particulières en un temps et en un lieu particulier de l’histoire humaine. (…) Si la recherche ne peut fournir le contenu essentiel de la foi, elle peut néanmoins aider la théologie à donner à ce contenu davantage de profondeur concrète et de couleur [NB : Meier fait ici référence aux théories de la non-existence de Jésus, sur lesquelles nous reviendrons].

2) Il existe aujourd’hui des chrétiens sincères qui ont un penchant faussement mystique ou docétique : ils ont tendance à gommer la réalité humaine de Jésus en se targuant « d’orthodoxie » pour insister sur sa divinité (en fait, un monophysisme larvé). La recherche lutte contre cette tendance, en affirmant que le Jésus ressuscité est bien la même personne que ce Juif qui a vécu et qui est mort au Ier siècle en Palestine, une personne vraiment et pleinement humaine comme n’importe quel être humain, avec toutes les conséquences contraignantes que cela implique.

3) Il existe des démarches qui tendent à « domestiquer » Jésus, au service d’un christianisme confortable, respectable et bourgeois. Dès qu’elle s’est mise en place, la recherche du Jésus historique a eu tendance à contrer ce penchant en soulignant le côté dérangeant et non-conformiste de Jésus : par exemple, sa fréquentation de gens « peu recommandable » pour la société et la religion en Palestine, sa dénonciation prophétique de l’observance religieuse extérieure qui ignore ou étouffe l’esprit intérieur de la religion, son opposition à certaines autorités religieuses, notamment aux membres du sacerdoce de Jérusalem.

4) Mais, pour ne pas laisser croire que « l’utilisation du Jésus historique » va toujours dans le même sens, il est bon de souligner que, contrairement aux affirmations de Reimarus et de beaucoup d’autres après lui, le Jésus historique ne se laisse pas non plus facilement récupérer au service de programmes politiques révolutionnaires. Par comparaison avec les prophètes classiques d’Israël, le Jésus historique est remarquablement silencieux sur de nombreux sujets sociaux et politiques brûlants de son époque. Pour faire de lui un révolutionnaire politique de ce monde, il faut déformer les données exégétiques ou forcer l’argumentation. Tout comme la bonne sociologie, le Jésus historique subvertit non seulement certaines idéologies mais toutes les idéologies, y compris la théologie de la libération. »

Les deux derniers points relèvent sans doute un des intérêts majeurs de la recherche historique sur Jésus. Car Jésus de Nazareth est certainement l’un des personnages historiques qui a été le plus sujet à récupérations : de nombreux auteurs, de tous bords et de tous courants, croyants ou non-croyants, ont utilisé des éléments évangéliques pour brosser un portrait de Jésus prétendument historique. Tour à tour, on a donc eu un Jésus violent révolutionnaire (Reimarus) voire quasi-marxiste (c’est la vision d’un Fidel Castro ou d’un Chavèz), un Jésus militant panarabe (Yasser Arafat voyait en Jésus le premier militant Palestinien, rien que ça), un Jésus philosophe maître de sagesse, comparable à Socrate ou à Bouddha (Frédéric Lenoir est le grand défenseur de cette conception en France), un Jésus prophète apocalyptique restaurateur de l’Etat d’Israël (E.P Sanders), un Jésus précurseur du libéralisme (Charles Gave, Scotty McLennan, Jerry Wilde), un Jésus philosophe rationnel moraliste (Thomas Jefferson), et même un Jésus magicien homosexuel, un Jésus anarchiste opposé aux institutions religieuses de son temps, etc. Tous ces auteurs ont en commun de proposer une vision déformée, partielle et partiale de Jésus de Nazareth, plaquant leurs propres conceptions philosophiques et politiques sur ce prophète Juif du Ier siècle qui a si profondément marqué la civilisation occidentale.

Si la recherche historique est limitée, elle reste hautement plus fiable que cette littérature biaisée, et permet d’écarter les interprétations les plus fantaisistes, qui ne reposent sur aucune donnée biblique solide, sur aucun argument exégétique crédible. La recherche historique cherche à connaître ce qu’on peut savoir « vraiment » sur Jésus de Nazareth en écartant les interprétations ou récupérations politiques, philosophiques ou théologiques quelles qu’elles soient (catholiques, athées, marxistes, libérales…) qui proviennent d’Occidentaux du XX ou du XXIème siècle.

Troisième intérêt : combattre le fondamentalisme.

Parmi les dérives possibles figure en bonne place le fondamentalisme chrétien. Ce dernier consiste à lire littéralement la Bible, c’est-à-dire à considérer que tout ce qui y  est raconté est strictement historique. On sait bien sûr à quoi mène une telle position dans la lecture d’un texte comme la Genèse : c’est le créationnisme. Dans le cas du Nouveau Testament, les mêmes problèmes se posent. Par exemple, lorsque au chapitre 3 Luc raconte que « le Saint-Esprit descendit sur lui [Jésus] sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix fit entendre du ciel ces paroles: Tu es mon Fils bien-aimé : en toi j’ai mis toute mon affection », le fondamentaliste considérera que tout s’est réellement passé ainsi.

La recherche historique a pour effet d’écarter l’interprétation fondamentaliste, et nous pouvons en donner trois raisons :

1. La première et la plus évidente, c’est qu’un scientifique, en tant que scientifique, ne peut accepter l’idée de faits surnaturels. L’historien effectuant des recherches sur Jésus peut tout à fait avoir la foi mais ne peut pas, en tant qu’historien, se prononcer sur la réalité des miracles racontés dans les Évangiles. Il ne peut certainement pas affirmer par exemple, que Jésus est effectivement ressuscité. Une telle affirmation relève de la foi. La distinction entre « ce que je sais par la raison » et « ce que je crois par la foi » est d’ailleurs parfaitement orthodoxe puisqu’elle vient de Saint Thomas d’Aquin. Cela ne veut cependant pas dire qu’on doit « retirer » des Évangiles tout ce qui a trait au merveilleux, comme l’a fait Thomas Jefferson au XIXème siècle en réalisant une Bible expurgée de tout miracle. En effet, au plan de l’histoire, si l’on ne peut étudier la réalité des miracles, on peut étudier la foi dans les miracles. Dire que Jésus a réalisé des miracles est une affirmation théologique, mais dire que de nombreux personnes du temps de Jésus ont cru, ont admis, ont pensé qu’il réalisait des miracles est une affirmation qui peut parfaitement être étudiée par la recherche historique. Il faut donc distinguer la foi (théologique) et l’histoire de la foi (historique). Meier ne répond pas à la question théologique (métaphysique) de savoir si des miracles sont possibles, ou si Jésus en a réalisé. Mais il s’intéresse longuement à la question de savoir si des foules du temps de Jésus ont effectivement considéré qu’il réalisait des miracles, ou s’il s’agit plutôt d’ajouts postérieurs du christianisme primitif.

2. Seconde raison. Les Évangiles, et la Bible en général, ne sont pas des récits visant à l’historicité « objective ». Bien sûr, elles contiennent des éléments historiques (sinon la recherche historique n’aurait aucun intérêt), c’est-à-dire des personnages, des lieux, des noms, des discours et des évènements dont la réalité peut être attestée par la recherche. L’Ancien Testament est aussi l’histoire racontée du peuple Juif à travers les siècles, ce qui implique des noms de rois, de batailles, des généalogies, des prescriptions juridiques, etc. De même, le Nouveau Testament raconte l’histoire de Jésus de Nazareth (Évangiles), de ses premiers disciples (Actes des Apôtres) et des enseignements des premiers chrétiens (lettres de Paul), qui peut parfaitement être étudiée par la recherche historique. De plus, Luc en particulier prétend s’être précisément renseigné sur ce qu’il écrit en rassemblant des témoignages, ainsi qu’il déclare dans son introduction : « Beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, furent témoins oculaires et serviteurs de la Parole. C’est pourquoi j’ai décidé, moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’est passé depuis le début, d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as entendus. »

Malgré cela, les chrétiens savent bien qu’avant d’être un livre d’histoire, la Bible est un livre de foi écrit par et pour des croyants, ou des incroyants appelés à le devenir. Elle vise à transmettre la foi et à conforter dans la foi, à édifier la communauté des croyants. Les Évangiles sont soigneusement composés par chaque évangéliste pour conduire à la foi. Les récits composés par Matthieu, Marc, Luc et Jean « relisent toute la vie de Jésus à la lumière de la résurrection, au point que bien des scènes évangéliques deviennent un petit évangile ou un petit « kérygme » particulier qui s’achève sur une confession de foi. Par un biais précis la totalité de l’Évangile résonne en chaque scène. » (Bernard Sesbouë). Prenons un seul exemple : lorsque Jean raconte les Noces de Cana, il ne dit pas le nom des mariés mais précise le nombre des jarres (6), chiffre symbolique auquel il accorde une grande importance, car il signifie l’imperfection (le chiffre parfait étant 7), donc l’imperfection de la loi juive ancienne que Jésus vient renouveler. Ce n’est pas non plus par hasard que Jean précise que le miracle a eu lieu trois jours après la première manifestation publique de Jésus (son baptême par Jean le Baptiste), ce que Thomas d’Aquin interprète comme une référence au prophète Osée : « Après deux jours, il nous rendra la vie ; le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa présence (Os, 6,2).

On voit bien que même si les Évangiles contiennent des éléments historiques (ici, un récit de mariage), la plupart des récits sont composés et interprétés à l’aide de symboles théologiques. Une grande partie du travail homilétique consiste d’ailleurs à expliquer et interpréter ces symboles aux fidèles. Pourquoi ? Parce que les auteurs du Nouveau Testament (les évangélistes et Paul) veulent convaincre les Juifs de leur temps que Jésus est le Messie. De nombreux épisodes (ou péricopes, littéralement « découpage », terme désignant pour les exégètes un extrait formant une unité, une pensée cohérente) sont donc destinés à mettre en relation Jésus et les prophéties de l’Ancien Testament censées l’annoncer. Ainsi, l’épisode de la résurrection du Fils de la veuve de Naïm (Lc, 7) s’inspire de la résurrection par Élie du fils de la veuve de Sarepta (Rois, 17).

On a donc dans les Évangiles d’un côté « le fond », à savoir ce qui est raconté et peut être historiquement vérifiable, et de l’autre « la forme », c’est-à-dire la façon de raconter et ordonner les péricopes, suivant un projet théologique donné. On peut ici faire mention de l’antique doctrine des quatre sens de l’Écriture. Elle est très ancienne et remonte à la tradition judaïque de l’étude de la Torah (le Midrash). Dans l’exégèse chrétienne, on distingue ainsi :

  • le sens littéral (« la lettre »), c’est-à-dire le sens issu de la compréhension linguistique de l’énoncé. C’est ce qui s’est vraiment passé, et que la science historique peut reconstituer partiellement ;
  • les sens spirituels (« l’esprit »), traditionnellement au nombre de trois : le sens allégorique (interprétation d’un passage en fonction de la foi chrétienne en la divinité du Christ) ; le sens moral (ou tropologique) : interprétation d’un passage en vue de la conduite morale à tenir, en se concentrant sur les vertus ; le sens anagogique ou eschatologique : interprétation d’un passage en vue de l’avenir et de la fin des temps.

Historiquement, on peut distinguer deux Écoles théologiques : celle d’Alexandrie, qui privilégiait la méthode historico-littérale pour les textes saints ; et celle d’Antioche, qui privilégiait la méthode allégorique. Avec Raymond Brown, Meier a d’ailleurs écrit un livre à ce sujet. Prenons un exemple. Le passage de la naissance de Jésus peut être interprété de façon littérale  (un ange est réellement apparu dans le Ciel pour guider les Bergers), de façon allégorique (la venue de Jésus annoncé par un ange symbolise sa royauté divine), morale (Dieu aime les hommes et leur envoie son Fils unique). Second exemple : la guérison d’un lépreux (Lc 5. 12-16). Dans le sens littéral, ce passage signifie que Jésus a réellement guéri un lépreux. Mais dans un sens symbolique, le lépreux symbolise l’exclusion sociale, voire le genre humain affaibli par le péché, et ce passage signifie alors que Jésus est venu pour tous les hommes, en particulier les plus pauvres. On pourrait aussi faire le parallèle avec l’Ancien Testament dans lequel les lépreux étaient tenus à l’écart de la société (Lv 14. 1-57).

Attention ! Il est essentiel de comprendre que sens littéral (le fond) et symbolique (la forme) ne s’opposent pas nécessairement. Ce n’est pas parce qu’un évènement est interprété ou raconté de manière symbolique qu’on doit en conclure ipso facto qu’il ne s’est pas réellement produit. Un évènement peut s’être réellement produit mais être « enjolivé » ou interprété en un sens symbolique par le rédacteur de la péricope. Symbolique ne veut donc pas nécessairement dire inventé ! Un exemple : le nombre des disciples choisis par Jésus (12) est hautement symbolique puisqu’il s’agit d’une référence aux douze tribus d’Israël ; il n’empêche que sur le plan historique, il est incontestable que Jésus avait bien autour de lui un cercle restreint de douze disciples, comme le montre Meier dans son tome III. D’ailleurs, l’Évangile de Jean est à la fois très symbolique et très historique (cf. infra). Ce qu’on peut tenir, c’est qu’un récit soit raconté avec force symboles théologiques doit nous inciter à la plus grande prudence avant de pouvoir conclure quant à l’historicité.

Tous les passages bibliques ne contiennent pas tous les sens, mais il ne faut pas négliger un sens par rapport à un autre, que l’on adhère ou non à la lecture symbolique, ie. à la foi des chrétiens. Ne tenir compte que du sens historique, c’est se condamner à ne pas comprendre le contexte et l’intention qui a présidé à l’écriture des Évangiles, donc à ne pas comprendre les Évangiles du tout ; ne tenir compte que des sens symboliques, c’est réduire à la Bible à une mystique alors qu’elle mentionne des personnages et des évènements réels, historiquement vérifiables. En résumé, et je m’appuie ici sur le livre Pour lire le Nouveau Testament d’Étienne Charpentier et Régis Burnet, les Évangiles sont tout à la fois un récit mis en forme de différentes manières (paraboles, récits de miracles, sentences, prédictions, sermons), une théologie sous forme de récit, le compte-rendu d’une expérience spirituelle et humaine, et un écrit qui répond aux besoins d’une communauté à un instant donné. Ils ne sont pas un pur poème déconnecté des réalités humaines historiques et ne sont pas non plus une biographie de Jésus. La lecture de la Bible nécessite donc un certain degré de subtilité. Tant l’approche rationaliste, qui ignore la dimension historique de la Bible, que l’approche fondamentaliste, qui ignore la dimension symbolique, éludent cette subtilité en lisant la Bible comme s’il s’agissait d’un livre purement symbolique, ou au contraire comme s’il s’agissait d’un livre purement historique.

3. Troisième et dernière raison. L’approche fondamentaliste ignore les différences, voire les contradictions que l’on trouve dans les  Évangiles. Si tout ce qui est écrit s’est réellement produit, il ne devrait pas y avoir de contradictions. Le fait même qu’il y ait quatre Évangiles et non pas un seul devrait nous inciter à ne pas lire le texte littéralement ! Quatre Évangiles donc quatre regards sur Jésus. Quatre regards donc de nombreuses différences ou contradictions possibles, concernant soit les paroles de Jésus, l’ordre et le détail des évènements, le nom, la nationalité ou le nombre des personnes présentes, etc. Il serait impossible de lister ici toutes les différences/contradictions des Évangiles, mais citons-en quelques-unes :

A. Dans l’Évangile de Luc, l’annonce de la naissance du Christ (Luc 28), est faite à Marie par l’archange Gabriel : ce sont les premiers mots de ce qui deviendra la prière du « Je vous salue Marie ». Mais dans l’Évangile de Matthieu, l’annonce est faite par un songe à Joseph et Marie n’est pas concernée. Marc et Jean, quant à eux, n’évoquent pas l’enfance et la naissance de Jésus. D’ailleurs, Matthieu 2 évoque la naissance dans une « maison » alors que Luc 2 parle d’une étable, dans une mangeoire (image retenue par la tradition chrétienne). La date de naissance même de Jésus est contradictoire : en Matthieu 2, 1, Jésus est né « au temps du roi Hérode » donc au plus tard en – 4 av. J.C., alors qu’en Luc 2, 2-6, c’est au moment du recensement effectué par le gouverneur Quirinius, donc en +6 av .J.C., que Marie se trouva enceinte et qu’elle « elle enfanta son premier-né ». Enfin, il y a des contradictions entre la généalogie de Jésus par Luc et celle par Matthieu.
B. Les synoptiques s’accordent sur une vie publique de Jésus se déroulant sur une année, essentiellement en Galilée. Le quatrième Évangile, au contraire, l’étale sur plusieurs années puisque trois fêtes de Pâques différentes sont mentionnées. Jésus monte plusieurs fois à Jérusalem, au lieu d’une seule fois comme dans les synoptiques. Pour continuer dans les différences entre les synoptiques et Jean, on remarque que ce dernier a un regard positif sur la mère de Jésus (jamais nommée) là où les synoptiques, et surtout Marc, témoignent d’une relative incompréhension de sa famille, y compris sa mère.
C. Jésus a-t-il demandé à ses disciples d’aller vers les païens ? Matthieu fournit des réponses contradictoires. En 10,5 il rapporte la parole de Jésus : « Ces douze, Jésus les envoya en mission avec les instructions suivantes : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les nations païennes et n’entrez dans aucune ville des Samaritains. » Mais en Matthieu 28, après la résurrection, il dit le contraire : « Jésus s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ». De même, Marc 6 rapporte que Jésus prescrit à ses disciples de ne prendre qu’un bâton alors que Matthieu 10 écrit « ni sac pour la route, ni tunique de rechange, ni sandales, ni bâton ».
D. De façon générale, l’ordre et le détail précis des évènements racontés se contredisent souvent : dans l’Évangile selon Matthieu, la guérison d’un lépreux (8, 1-4) eut lieu avant la guérison de la belle-mère de Simon (Pierre) (8, 14-15), alors que dans l’Évangile selon Marc, c’est d’abord la belle-mère de Simon qui fut guérie en premier (1, 29-31) ; à propos de certains miracles, Matthieu 8 parle de « deux démoniaques » alors que Marc 5 évoque « un homme » ; Matthieu 20 rapporte une guérison de deux aveugles (aux noms inconnus) alors que Marc 10 n’en rapporte qu’un, nommé Bartimée ; pour le même évènement, Matthieu 15 parle d’une « femme cananéenne » alors que Marc 5 évoque une « femme grecque, syro-phénicienne ».

Nous pourrions continuer la liste longtemps. La plupart de ces contradictions sont mineures car elles concernent des détails patronymiques ou spatio-temporels secondaires ; d’autres sont plus importantes pour la foi chrétienne, comme par exemple la question des frères et sœurs de Jésus, celle de savoir si Jésus a voulu fonder une Église ou encore plus importante, s’il s’est considéré lui-même comme le Fils de Dieu. Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions.

Pourquoi y-a-t-il des contradictions ? On peut penser bien sûr que la façon de raconter un évènement diffère selon la personne qui raconte, y compris pour un évènement simple comme un accident de voiture ; les témoignages sur Jésus sont restés longtemps oraux avant d’être mis par écrit, et la mémoire peut jouer des tours, les témoins être plus ou moins fiables, etc. Quatre récits anciens composés entre 30 et 60 ans après les évènements ne peuvent donc que comporter des variantes. A la limite, c’est même une preuve de l’historicité des Évangiles : des récits rigoureusement identiques donneraient l’impression d’avoir été composées par une main unique, un faussaire.

Plus profondément, il y a des raisons théologiques aux différences et contradictions entre les Évangiles. Chaque évangéliste écrit selon son projet propre. On pourrait s’attarder longuement sur ce point mais contentons-nous de donner les éléments clés, bien connus des biblistes. A chaque fois nous rappellerons brièvement ce qu’on peut dire de l’auteur de l’Évangile (sachant que l’identité exacte est toujours délicate à établir et en partie spéculative), avant de s’attarder sur son projet théologique. On trouvera plus de détails dans le livre de Burnet et Charpentier, déjà cité.

  1. Marc est un proche de l’apôtre Pierre, son interprète, d’après Papias de Hiéropolis qui l’atteste vers 150. Les Actes des apôtres et les lettres de Paul font également état d’un « Jean, surnommé Marc » (par ex. Ac 12,25/Col 4,10). Il aurait donc accompagné Paul avant de suivre Pierre. Marc ne serait alors pas son vrai nom mais un surnom romain (Marcus) issu de ses origines hellènes, ce Jean-Marc étant né à Cyrène, ancienne ville grecque sur la côte africaine (aujourd’hui en Lybie). Quoi qu’il en soit l’Évangile de Marc est écrite à Rome vers 65, peut être sous la dictée de Pierre lui-même, à une date proche de son martyre, ou peu de temps après sa mort.

Marc écrit un Évangile très court (environ 20 pages de moins que les autres), dans un grec « rugueux » (porté aux sémitismes) et destiné à des non-juifs : en effet il explique les coutumes juives et traduit les mots araméens. Le récit de Marc est concret, parfois brutal (cf. récit de la Passion), plus soucieux des faits établis que des grandes envolées théologiques. La théologie développée dans Marc est très sommaire. Dans sa version originale, Marc n’a pas pratiquement pas d’introduction, ni de conclusion. Sa seule introduction consiste en une ligne : « Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils de Dieu ». Et le récit original s’achève sur « Ne vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici ; voyez l’endroit où on l’avait déposé. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées ; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur (Marc 16, 8) » Quelques récits des apparitions du ressuscité seront ajoutés plus tard.

La problématique centrale de l’Évangile de Marc est l’identité de Jésus : « qui est cet homme ? ». La réponse est donnée au lecteur dans l’introduction et à la fin avec la conversion du centurion romain : « vraiment, cet homme était le Fils de Dieu » (15,39). Mais tout au long de l’Évangile, le mystère demeure et se dévoile petit à petit. Dans l’Évangile de Marc, Jésus interdit quasi-systématiquement aux malades qu’il guérit et aux démons qu’il expulse de dire qu’il est le Fils de Dieu. Exemple en Marc 11 : Lorsque les esprits impurs le voyaient, ils se jetaient à ses pieds et criaient : « Toi, tu es le Fils de Dieu ! » Mais il leur défendait vivement de le faire connaître. Même lorsque Pierre fait un acte de foi en présence des disciples (Marc 8), Jésus « leur défendit vivement de parler de lui à personne ». On parle du « secret messianique » : personne ne peut savoir que Jésus est Dieu avant qu’il ne se soit lui-même révélé par sa mort et sa résurrection, car la royauté de Jésus étant d’essence divine, il ne doit pas être confondu avec un Roi terrestre. Jésus apparaît comme seul et isolé, abandonné de ses disciples et même de sa famille jusqu’à ce que la résurrection leur ouvre les yeux. Marc insiste aussi sur la notion de Royaume de Dieu, son établissement nécessitant une victoire de Jésus sur les démons.

2. Matthieu est un disciple de Jésus (membre des Douze) qu’une tradition du IIème siècle identifie à Lévi, le douanier de Capharnaüm (Mt 9,9). De cette tradition on pensé que l’Évangile de Matthieu aurait  été écrite en hébreu voire en araméen, et traduite en grec par un auteur inconnu (une hypothèse l’attribue au diacre Philippe, qui aurait pu prendre le nom d’un apôtre par prestige). Mais l’identification même de Matthieu avec Lévi est contesté par des exégètes (dont Meier), pour qui elle n’apparaît que dans Matthieu, Marc et Luc faisant quant à eux une distinction claire entre Matthieu le membre des Douze et Lévi, appelé par Jésus à le suivre sans être dans la liste des Douze. Ce qui est certain, c’est que l’Évangile est écrite vers 80-90.

L’Évangile de Matthieu est destiné d’abord aux Juifs pour les convaincre que Jésus est le Messie attendu par le peuple d’Israël, comme le montrent plusieurs éléments l’Évangile commence par une longue généalogie situant le Christ comme héritier direct du roi David (une caractéristique essentielle du Messie attendu par les Juifs), et, pour appuyer sa théorie, Matthieu fait naître Jésus à Bethléem en Judée (au lieu de Nazareth en Galilée) citant immédiatement une parole de l’Ancien Testament : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda, car de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël » ; Matthieu n’explique pas les coutumes juives contrairement à Marc ; les références à l’Ancien Testament sont très nombreuses (130 dont 43 explicites !) car il s’agit de mettre l’accent sur le fait que les prophéties de l’Ancien Testament révélaient l’arrivée du Messie. Matthieu compare par exemple Jésus à Moïse : Moïse descendant de la montagne avec les Tables de la Loi, Jésus proclament les Béatitudes sur la Montagne ; Moïse libérant son peuple d’Égypte, Jésus fuyant en Égypte avec sa famille pour échapper à la persécution, etc. Tout son Évangile et son vocabulaire est empreint des traditions liturgiques et ecclésiales juives. Matthieu insiste sur la validité de la loi mosaïque, mais rejette les interprétations des pharisiens au profit de celles de Jésus. L’épisode des « rois » mages veut symboliquement montrer que, comme annoncé dans les Écritures, le Fils de Dieu sera rejeté par les responsables juifs, mais reconnu par les païens.

3. Luc est le médecin et compagnon de Paul (peut être son cousin). Même si, comme les autres évangélistes, on en reste à des hypothèses plus ou moins probables concernant l’identité de l’auteur, celui de l’Évangile de Luc fait davantage consensus parmi les exégètes car il y a une unité de pensée  et de langue entre l’Évangile selon Luc et le livre des Actes (également écrit par Luc), d’un côté, et la pensée paulinienne, de l’autre. Quoi qu’il en soit l’Évangile selon Luc est écrite vers 80.

A la suite de Paul, Luc écrit surtout pour les chrétiens issus du paganisme et insiste sur l’universalité du christianisme (le Christ est venu pour tous), ainsi que sur la relation de Jésus avec ses disciples. Notons par exemple que la généalogie de Luc fait remonter le Christ à Adam, père de toute l’humanité, et non pas comme chez Matthieu à Abraham, père du peuple Juif. La question de l’ouverture aux païens et de la transition Juifs-païens (parce que les Juifs ont rejeté la Nouvelle Alliance, ce sont désormais les païens les héritiers de la promesse) est centrale. C’est dans l’Évangile de Luc que l’on trouve le plus de mentions de Jésus visitant des marginaux et des personnages réprouvés par la société juive (exemple : Zachée le collecteur d’impôt) et le plus de Paraboles, notamment celle du Bon samaritain, qui insiste sur le fait que le « prochain » n’est pas forcément le compatriote Juif. Luc va plus loin et lie la fureur de certains Juifs à l’encontre de Jésus à ses discours annonçant que les païens seront mieux traités qu’eux (cf. Luc 4, 27). Au contraire de Marc, Luc, hellénisé comme Paul, écrit dans un excellent grec, plein de subtilité et rigueur, ménageant des pauses voire des petits résumés dans son récit. Il a le souci d’être précis, de restituer les faits et les dates. Son Évangile est subtil, sensible, et insiste davantage que les autres synoptiques sur le pardon accordé à tout pécheur sincèrement repentant, et sur le saint Esprit. Par contre, la connaissance des coutumes juives et de la géographie de la Galilée est beaucoup plus approximative que dans les autres Évangiles. Enfin, même si Jésus reste discret, le principe du secret messianique est évacué : Jésus se manifeste dès le chapitre 4 en affirmant lors d’une lecture à la synagogue qu’une parole d’Isaïe au sujet du Messie le concerne.

 4. Jean, enfin, est clairement à part. Il est difficile de démêler ici les noms car de nombreux personnages portent le nom de Jean dans les Évangiles. Un personnage nommé Jean a écrit l’Apocalypse ; un apôtre cité dans les synoptiques (Marc 3, Matthieu 10, Luc 6…) se nomme Jean (le fils de Zébédée). Enfin, on a plusieurs épîtres écrites par un certain Jean. Tous ces Jean sont-ils la même personne ou des personnes différentes ? Nous n’avons pas de certitude à ce sujet. On a longtemps pensé que Jean l’apôtre, Jean l’auteur de l’Évangile, Jean l’auteur des épîtres et Jean l’auteur de l’apocalypse serait la même personne. Quelques arguments que je ne détaillerai pas ici vont dans ce sens, mais les exégètes sont loin d’être unanimes : il y a en effet plusieurs styles à l’intérieur de l’Évangile de Jean et l’évolution de la pensée suggère plusieurs rédacteurs, probablement une communauté johannique qui commence à rassembler des témoignages vers 60. La compilation finale de l’Évangile intervient entre 90 au plus tôt et 125 au plus tard. Remarquons que la forte probabilité d’une écriture par couches successives n’exclut pas l’utilisation d’un témoignage de première main du « disciple que Jésus aimait ».

Quoi qu’il en soit, l’Évangile de Jean est l’Évangile le plus tardif et il propose un projet théologique déjà élaboré. Dans Jean, Jésus n’est pas du tout discret et se déclare Fils de Dieu dès les premiers chapitres : « Amen, amen, je vous le dis : vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn, 1) ou encore : « Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. (…) Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. » (Jn, 3). L’Évangile de Jean insiste fortement sur la personne de Jésus lui-même, présenté comme Dieu et Fils de Dieu.

Les synoptiques résonnaient de la « christologie d’en bas » ou « christologie ascendante » : Jésus est présenté comme le Messie, le nouveau Moïse, l’Envoyé de Dieu, qui a une relation unique (ascendante) avec le Père. Cependant il n’est pas explicitement présenté comme Dieu lui-même (cf. infra). Dans Jean, Jésus n’est plus seulement le Messie ou l’Envoyé de Dieu, il est Dieu lui-même, descendu (incarné) sur Terre depuis le « monde d’en haut » (le monde de la Lumière) pour sauver le monde. Tout l’Évangile de Jean est occupé par ce thème théologique central, que les exégètes appelleront « christologie d’en haut » ou « christologie descendante ». Après avoir fidèlement accompli sa mission, Jésus retourne auprès de son Père via la croix, sa glorification définitive, l’acte par lequel il prend sur lui tous les péchés du monde.  Autrement dit, et c’est là le point essentiel de l’Évangile de Jean, Jésus n’est pas une créature (ce que niera plus tard l’arianisme). La théologie de Jean est ainsi parfaitement exprimée dans une parole de Jésus à la fin du chapitre 8 : « Amen, amen, je vous le dis : avant qu’Abraham fût, moi, JE SUIS. » Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Jésus développe dans cet Évangile de longs discours sur sa relation avec son Père. Le thème du « Royaume de Dieu », omniprésent dans les synoptiques, et clef de lecture centrale de ces derniers, est quasiment absent du quatrième Évangile (seulement deux mentions). Les anecdotes, les personnages, les miracles sont nettement plus rares dans Jean et sont souvent propres à cet Évangile. Les miracles sont organisés selon un schéma théologique bien précis (sept miracles qui culminent avec la résurrection) et toujours présentés comme des signes de la divinité du Christ. Contrairement aux synoptiques les dialogues et surtout les monologues de Jésus à portée métaphorique, les discours de révélation, sont abondants. L’influence de la philosophie grecque est évidente, notamment dans le vocabulaire : Jésus est présenté comme le Logos, le Verbe de Dieu, descendu sur Terre pour une mission précise. Au final, l’Évangile de Jean résonne d’une foi juive méditée à la lumière de la foi en Jésus-Sauveur et Dieu, le tout dans un contexte d’influence d’une pensée grecque teintée de gnosticisme.

Jean est donc le plus symbolique (théologique) des Évangiles, mais, paradoxalement, est aussi l’un des plus historiques : le vocabulaire est très simple, concret, et de nombreux détails prouvent que le ou les auteurs connaissaient fort bien les coutumes religieuses juives de l’époque ; la topographie et la chronologie des évènements sont souvent plus précises que dans les synoptiques, et ont été régulièrement confirmées par l’archéologie (par exemple des détails sur le Temple de Jérusalem, cf. infra). Ainsi, lorsque des détails historiques diffèrent d’avec les synoptiques, les spécialistes ont tendance à faire confiance à Jean.

Conclusion : l’enjeu de la recherche historique

La description qui est faite de Jésus dans ces Évangiles peut apparaître différente voire contradictoire. Au Jésus qui parle peu et interdit qu’on le reconnaisse comme le Fils de Dieu un long moment dans Marc succède un Jésus adepte des longs discours théologiques (cf. le chapitre 17) et s’affirmant Fils de Dieu dans Jean. Des détails, de noms de personnes, de lieu, l’ordre temporel de certains évènements, les mots exacts prononcés par Jésus sont différents, se contredisent parfois. La majorité de ces différences/contradictions concernent des détails : n’oublions pas que les quatre évangiles s’accordent sur les traits essentiels de la vie de Jésus. Mais l’existence même de divergences et surtout de contradictions s’oppose au fondamentalisme biblique qui ne peut les expliquer. Si tout ce qui est raconté dans la Bible s’est réellement produit exactement tel que cela est raconté, alors il ne devrait pas y avoir de contradictions/différences, même mineures.

Cela invite à une lecture plus subtile, distinguant, lorsque c’est possible, l’évènement tel qu’il s’est probablement produit, la parole telle qu’elle remonte probablement au Jésus historique, et les couches successives de sélection des matériaux, d’interprétation, de rédaction ultérieures telles qu’elles ont été réalisées dans l’Église primitive puis mises par écrit par les évangélistes selon leur projet théologique propre et en fonction du développement progressif de la théologique chrétienne à partir du IIème siècle : la doctrine ne s’est pas constituée en un jour !

Cette distinction est bien l’enjeu central de la recherche historique sur Jésus de Nazareth. Elle se veut en ce sens la plus objective possible : John Paul Meier prend l’image d’un « conclave non papal » composé d’un catholique, d’un protestant, d’un juif et d’un agnostique, tous historiens rigoureux, qui devraient se réunir et ne pourraient sortir avant d’avoir élaboré un document consensuel sur Jésus de Nazareth, sorte de « compromis minimal » accepté par tous. Établir en quelque sorte ce document est bien le but de la recherche de Meier. Tout l’enjeu de la recherche historique est donc de faire la part du symbolique et de l’historique, et dans le cas précis des Évangiles, de ce qui remonte ou peut remonter à Jésus lui-même et de ce qui relève plutôt des ajouts ultérieurs dans l’Église primitive.

Comprenons bien que cette distinction est totalement artificielle en ce sens qu’elle est créée par l’historien à partir des textes pour servir son projet propre qui est l’étude de la Bible en dehors de présupposés théologiques. On l’a dit, cette façon de faire a une indéniable utilité, principalement intellectuelle, y compris pour les croyants. Mais cette approche fait aussi violence à des écrits qui n’ont jamais été composés dans un souci de distinction entre foi et fait, symbole et histoire. La mentalité rationaliste moderne qui veut tout expliquer, théoriser, conceptualiser, démontrer scientifiquement est très éloignée de la pensée religieuse du bassin méditerranéen du premier siècle. Répétons donc encore une fois que si la recherche historique avec ses méthodes rigoureuses a de nombreux atouts, y compris pour le croyant, elle ne constitue pas l’objet de la foi. On prend des risques en voulant se servir de la recherche pour justifier ou condamner la foi.

Et si on (re)parlait de la laïcité ?

Sans titre

La récente initiative de Vincent Peillon, ministre de l’Éducation Nationale, d’afficher dans toutes les écoles de France une « charte de la laïcité » a relancé les sempiternels débats sur cette question, les plus bavards étant, comme trop souvent, ceux qui s’y entendent le moins.

C’est donc l’occasion de reparler  de ce sujet si passionné en France.

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