3. Le postkeynésianisme, le rejet du « Keynes-orthodoxe »
A. A la lisière entre Keynes et Marx
Les postkeynésiens sont des économistes qui ont refusé l’article de J. Hicks de 1937, considérant qu’il s’agissait d’une interprétation classique de la pensée de Keynes, contraire aux intuitions centrales du maître de Cambridge. Les postkeynésiens entendent insister sur le caractère radicalement anticlassique de la pensée de Keynes et rejettent les aspects les plus « classico-compatibles » du keynésianisme. Ils insistent sur l’économie comme circuit plutôt que comme équilibre (en particulier Kalecki), sur les prix rigides à court terme, sur le rôle de l’investissement, sur la dimension macroéconomique dans un contexte d’incertitude radicale et sur l’information imparfaite. Enfin, ils insistent sur le rôle effectif de la monnaie à court terme et à long terme, alors que les néoclassiques défendent la théorie de la neutralité de la monnaie, donc l’inefficacité des politiques publiques.
Les principaux représentants de ce courant sont N. Kaldor, M. Kalecki, J. Robinson (en photo) ou encore P. Sraffa. Comme on peut l’imaginer des hétérodoxes aussi radicaux n’avaient aucune chance d’obtenir le Prix Nobel.
Certains d’entre eux sont à la frontière entre marxisme et keynésianisme : J. Robinson a par exemple montré que certaines intuitions de Keynes se trouvaient chez Marx, notamment la contradiction fondamentale entre capacité de production et capacité de consommation ; cependant Keynes méprisait Marx et les marxistes, comparant Le Capital au Coran.
Pour la plupart des postkeynésiens, la répartition entre profit et salaires joue un rôle clé dans la croissance. En 1960, N. Kaldor propose une théorie de la répartition qui résume bien la pensée postkeynésienne. Soit deux catégories d’agents, les capitalistes et les travailleurs. Les capitalistes ont une propension marginale à épargner plus importante. Cette épargne détermine leur investissement et leur investissement détermine leur profit, qui en retour détermine leur épargne, ce qui fait que « les salariés dépensent ce qu’ils gagnent, les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent ». C’est donc la répartition entre salaires et profits qui détermine l’investissement. Or, le niveau de l’emploi et de la croissance dépendent du niveau d’investissement (cf. Keynes). C’est donc la répartition entre salaires et profits qui détermine la croissance. Des profits trop élevés favorisent l’investissement mais compriment les salaires et réduisent donc les débouchés. A l’inverse, un taux de profit trop faible nuit à l’investissement, alors que des salaires trop élevés sont susceptibles de générer de l’inflation. Il existe une répartition optimale qui permet le plein emploi.
Dans la lignée de Keynes, les postkeynésiens insistent sur le rôle de la demande globale. La monnaie est essentielle, y compris à court terme, pour assurer la croissance et le plein emploi. Dans son livre Le Fléau du monétarisme, publié peu de temps avant sa mort, Nicholas Kaldor critique ainsi radicalement l’approche monétariste : pour lui, la monnaie n’est pas neutre, elle n’est pas exogène (en cela il se démarque de Keynes) : la création monétaire est une réponse à la hausse de la demande. Cela signifie qu’il est impossible de contrôler la masse monétaire, comme le prétendent les monétaristes, que ce soit directement ou indirectement (à l’aide des taux directeurs). De plus l’inflation n’est pas un problème, elle est nécessaire dans une économie en croissance qui redistribue correctement les gains de productivité. Pour Kaldor, la lutte contre l’inflation n’est qu’un prétexte à des mesures antisociales.
A partir des années 1970, l’école postkeynésienne influencera une école typiquement française, l’école de la régulation. Cette école apparaît lors de la crise du keynésianisme : elle prend sa source dans l’administration économique française qui s’interroge sur la fin des Trente Glorieuses mais refuse les explications néoclassiques à base de chocs exogènes. Ses théoriciens insistent sur le contexte institutionnel de gestion du capitalisme : chaque pays voire chaque région produit ses formes spécifiques de capitalisme : capitalisme marchand anglo-saxon, capitalisme rhénan, modèle étatique français, modèle corporatiste japonais, etc. Le contexte institutionnel est donc déterminant, et on peut distinguer cinq formes institutionnelles : 1° La forme de la concurrence 2° La forme de la monnaie 3° La forme de l’Etat 4° La forme du rapport salarial 5° La forme d’insertion dans l’économie mondiale. Cette école se rapproche du postkeynésianisme pour son insistance sur les inégalités et la répartition salaires-profits, mais aussi du marxisme pour son analyse des rapports salariaux. Elle affirme que les mécanismes de la crise sont endogènes et inhérents au capitalisme : la crise des années 1970 est le crise du « modèle fordiste » dans son ensemble et non pas une simple déviation à l’équilibre comme le pensent les néoclassiques. Le régime de « financiarisation de l’économie » succède au régime fordiste à partir des années 1980 : nouveau pouvoir des actionnaires, rôle des investisseurs institutionnels et de la Bourse, libération des flux de capitaux, désinflation, déréglementation, déformation du partage de la valeur ajoutée.
Les théoriciens de cette école insistent sur le temps long et combinent histoire et économie, économie et droit, utilisant aussi les apports de la sociologie (théorie des classes sociales). lls rejettent les modélisations mathématiques et les prévisions car l’histoire économique n’est pas écrite à l’avance : au cours du temps se succèdent différents régimes d’accumulation en fonction de la nature des institutions en place.
B. …ou entre Keynes et les néokeynésiens
D’autres sont à la frontière entre postkeynésianisme et néokeynésianisme : c’est par exemple le cas du modèle dit de « Harrod-Domar », qui s’appuie sur les travaux successifs de E. Domar puis R. Harrod en 1947. Ce modèle essaie de formaliser mathématiquement dans le long terme l’analyse keynésienne sur l’investissement. L’investissement a deux effets : 1° un effet multiplicateur sur la demande, en stimulant l’achat de biens de production 2° un effet capacité sur l’offre, en augmentant les capacités et/ou l’efficacité de la combinaison productive.
Je vous passe les équations : ces deux effets étant indépendants, la probabilité qu’ils soient égaux est nulle. Ou bien on aura un déséquilibre inflationniste (demande trop forte par rapport aux capacités de production) ou bien on aura une tendance à la stagnation et au chômage. L’investissement est donc à la fois « le remède contre la maladie et la cause de plus grands troubles pour le futur » (Domar). La croissance est déséquilibrée, elle se fait « sur le fil du rasoir ». Seule l’intervention publique peut stabiliser la croissance en régulant la demande. Les néokeynésiens comme Samuelson et Solow ont rejeté ce modèle en estimant qu’il ne rendait pas compte de la croissance post-1945 : « si ce modèle était vrai, la croissance aurait été bien plus instable qu’elle ne l’a été » (P. Samuelson). Les néokeynésiens critiquent en particulier la fixité des prix des facteurs dans le modèle, qui leur semble valable à court-terme, mais pas à long terme, cadre temporel dans lequel doivent s’inscrire les théories de la croissance, selon eux.
C. La controverse des deux Cambridge, un exemple typique du débat post vs néokeynésien
Les débats entre postkeynésiens et néokeynésiens donneront dans les années 1960 lieu à la célèbre (célèbre pour les économistes, évidemment) « Controverse des deux Cambridge », du nom des deux Universités portant ce nom, Cambridge au Royaume-Uni avec les professeurs J. Robinson et P. Sraffa, et Cambridge aux Etats-Unis avec P. Samuelson et R. Solow. Cette controverse porte sur la mesure, dans un modèle de croissance, d’une entité agrégée appelée « capital ». Comme on ne peut pas agréger des routes, des tracteurs et des ordinateurs, les néokeynésiens défendent le fait de mesurer le capital à partir de sa valeur monétaire. La rémunération de chaque facteur est supposée se faire à sa productivité marginale : le salaire est une dérivée de la productivité marginale du travail tandis que le profit est une dérivée de la productivité marginale du capital. En d’autres termes, le prix est un indicateur de rareté et de valeur dans un marché concurrentiel. C’est l’option retenue par Solow dans son modèle de croissance. De plus, à long terme, la loi des rendements décroissants implique qu’une hausse de la quantité d’un facteur aboutit au bout d’un moment à une hausse du produit moins que proportionnelle.
Les postkeynésiens critiquent ce raisonnement en estimant qu’on ne peut mesurer le capital indépendamment du taux de profit. En effet, le montant du capital disponible dans une économie dépend en partie du taux de profit des entreprises… taux de profit censé être la conséquence de la productivité, donc de la quantité de capital ! Le raisonnement est donc selon eux circulaire. Pour les postkeynésiens, la répartition de la richesse entre capital et travail joue un rôle clé dans la croissance et on ne peut mesurer le capital indépendamment du taux de profit. P. Sraffa propose par exemple d’utiliser la quantité de travail et de matière première d’une année N-1, multipliée par le taux de profit, pour connaître la valeur du K de l’année N, et ainsi de suite. Ce raisonnement repose sur l’hypothèse marxiste selon laquelle la valeur d’échange provient exclusivement du travail ; le capital étant du « travail mort » (Marx), il ne fait que transmettre à la marchandise la valeur intrinsèque qu’elle avait grâce au travail-vivant (les salaires).
Cette controverse pose encore aujourd’hui la question plus large du degré de simplification qu’on est prêt à accepter dans un modèle scientifique : tout modèle est par définition une simplification (une abstraction) de la réalité mais à quel moment les simplifications deviennent nuisibles à la compréhension de la réalité ?