Note de lecture : Cours de philosophie politique, par Blandine Kriegel

Cours de philosophie politique - Poche - B. Kriegel - Achat Livre | fnac

Cours de philosophie politique promet ce que le titre annonce : il s’agit d’un excellent petit condensé sur les thème des démocraties, synthétisant dans une langue absolument limpide les enjeux et les débats de chaque point important : l’Etat de droit, les droits de l’homme, républiques et démocraties, Etats-nations et nationalismes, etc. S’agissant de la retranscription de séances de cours que l’autrice (une philosophe et politologue assez peu connue) a donné à l’Université de Moscou dans les années 1990, il s’agit d’une vraie réussite. Bien sûr, le texte n’a rien de très original et celui qui a déjà suivi quelques leçons en matière de droit constitutionnel ou de philosophie politique n’apprendra pas grand chose. Mais il a le grand mérite de la synthèse courte, claire et précise.

I. Etat de droit, démocraties et droits de l’homme

Dans la première partie, Kriegel rappelle les fondements des démocraties, tant historiques que philosophiques et juridiques. Elle rappelle comment les révolutions du XVIIIème siècle, d’abord l’américaine (1776) puis la française (1789) ont peu à peu imposé l’idée de droits fondamentaux (droits naturels) : cette idée selon laquelle tous les hommes sont dotés dès la naissance de droits inaliénables tels que la liberté de culte ou d’expression.

Kriegel fait une distinction judicieuse entre droits-libertés et droits-créances. Les droits-libertés, ce qu’on entend le plus souvent par droits fondamentaux, c’est-à-dire les domaines dans lesquels la puissance publique s’interdit d’intervenir, ou dans les proportions les plus restreintes possibles : ainsi de la liberté d’expression. Selon l’adage révolutionnaire français, elle s’arrête là où commence celle des autres ce qui signifie que tout est permis sauf ce qui est expressément interdit par la loi (art.5 DDHC 1789), c’est-à-dire “l’abus de la liberté d’expression” qui “trouble l’ordre public” (art. 10 et 11 du même texte). Pour garantir la liberté d’expression, l’Etat doit s’abstenir d’y légiférer, ce que la Constitution américaine (1er amendement du 15 décembre 1791) traduit très bien par la formule Congress shall make no law (Le Congrès ne fera aucune loi qui…).

Les droits-créances sont beaucoup plus tardifs que les droits-libertés : il s’agit à l’inverse de droits que l’on exige de l’Etat, ce qui suppose une intervention directe, au moins financière. Ainsi des droits au logement, au travail, à la santé, à une retraite… qui se développent dans le cadre des mutuelles ouvrières d’abord (fin XIXème), puis plus largement dans l’extension d’une Sécurité sociale universelle dans la plupart des pays développés, en particulier en France, à partir de 1946.

Citant Hobbes et Spinoza, Kriegel rappelle que le premier des droits de l’homme est le droit à la sûreté (art 2 DDHC), lequel signifie la sécurité de la vie garantie par la loi, ce qui met fin au cycle infinie des vengeances interpersonnelles des sociétés tribales. Le droit à la sûreté, avance Kriegel, requiert que le pouvoir politique n’ait pas droit de vie et de mort sur les citoyens, ce qui s’oppose jus vitae necisque de l’empereur romain et plus généralement du chef de famille dans la Rome antique : il s’agit donc d’un droit anti-esclavagiste qui borne les limites de la puissance souveraine : les Etats sont sous la dépendance du droit et non l’inverse. Il exige cependant un Etat suffisamment puissant et stable pour assurer concrètement la paix civile (le Leviathan dans la pensée de Hobbes).

Kriegel développe ensuite avec Spinoza et Locke les autres droits fondamentaux, en insistant sur le fait que ceux-ci peuvent se déduire de la raison seule (il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour penser la liberté), même s’ils dérivent souvent d’un type de disposition philosophico-théologique qui est d’inspiration chrétienne : pour penser l’égalité en effet, il est nécessaire d’accorder à chaque être humain la même valeur morale, c’est-à-dire de concevoir l’humanité toute entière comme une réalité unique, sans différence de nature entre les nations : ceci est très conforme à la pensée chrétienne (paulinienne en particulier), mais très contraire à la majorité des penseurs et des cultures antiques, selon lesquels il y a des droits individuels, ceux des maîtres en particulier (la minorité citoyenne des hommes libres dans la démocratie athénienne par exemple), mais en aucun cas des droits de l’homme universels. Les droits de l’homme ne viennent pas des droits de Rome (Michel Villey) mais bien du christianisme ; en même temps, pour que les droits de l’homme s’épanouissent vraiment, il a fallu s’émanciper de la tutelle de l’Eglise et développer la liberté de conscience, qui implique l’indépendance de la vie civile par rapport à la vie religieuse. Processus qui a pris plusieurs siècles…

La fin de la première partie est constituée d’une interrogation assez classique mais parfaitement claire autour de la distinction entre république et démocratie, c’est-à-dire du meilleur type de régime pour assurer les droits fondamentaux. On peut la résumer en disant que pour Kriegel, contrairement au célèbre texte de Debray, démocraties et républiques ne s’opposent pas vraiment : la république détermine l’objet de la vie civile, c’est-à-dire l’intérêt général ou le bien commun (la recherche de la vie bonne, eu zen chez Aristote), alors que la démocratie détermine le sujet de la vie civile, ce qui la gouverne, la dirige. D’un côté le quoi, de l’autre le qui. Certes, pour reprendre Debray, “une république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en bordel. Une tentation autoritaire guette les républiques incommodes, comme la tentation démagogique les démocraties accommodantes”, mais en réalité tout régime démocratique est républicain : il n’y a aucune république possible en dehors d’une démocratie garantissant au sujet de droit (le citoyen) des droits fondamentaux.

En même temps, la France en particulier a développé sa conception spécifique de la citoyenneté républicaine, insistant en dernière instance sur la raison, ce qui explique l’importance donnée à l’instruction publique et à l’Education nationale. Il y a toujours l’idée latente chez nous que “ce qui définit d’abord et avant tout le citoyen civilisé, c’est son entendement et sa culture. Un homme qui n’est pas véritablement policé par l’instruction civile et par le savoir demeure un barbare. La grandeur d’une telle conception est d’avoir contribué au développement de l’instruction et d’avoir été responsable de l’alphabétisation et du progrès culturel, d’avoir su transformer les hommes en citoyens. Mais sa limite est d’ôter aux peuples, réputés barbares, l’appartenance à l’humanité [justifiant ainsi la colonisation], tout en enlevant aux pauvres en esprit la participation à la citoyenneté [voire aux pauvres tout court avec le suffrage censitaire, jusqu’en 1848 et masculin jusqu’en 1944]”.

II. Droits des Etats vs droits de l’homme vs droits des peuples ?

La deuxième partie s’intéresse au concept de Nation et cherche à articuler trois types de droits : les droits de l’homme qu’on vient de voir mais aussi les droits des Etats dans le cadre de l’ordre international, enfin les droits des peuples.  En effet Kriegel admet l’intérêt légitime des Etats (notamment via le concept de souveraineté) mais aussi l’intérêt légitime des peuples, lequel inscrit le droit dans une histoire, une géographie et une culture :

Le rationalisme abstrait, l’universalisme abstrait des Lumières avaient cru possible de construire la civilité par le seul serment de la citoyenneté : par ce pacte que David a représenté génialement, anticipant dès 1784 dans Le Serment des Horaces la civilité républicaine. Le Romantisme objecte ici qu’un peuple n’est pas seulement un contrat. Objection si forte que les républicains les plus attachés à la tradition du XVIIIème siècle ne pourront que l’introjeter. Mais cette objection légitime du principe des nations et du droit des peuples a connu sa déviation et sa pathologie qui ont conduit les nations au nationalisme. (…) A la vérité, aucune nation européenne du XIXème n’a été véritablement préservée du nationalisme, même si certains pays s’y sont adonnés, avec le pangermanisme et le panslavisme, avec plus de ferveur que d’autres… Quel est le principe du nationalisme qui a trouvé son expression radicale dans les fameux Discours à la nation allemande de Fichte (1808) ? Le principe du nationalisme est double : il absolutiste et éternise le principe de la nation.

Pour Kriegel, les droits de l’homme sont premiers parce qu’ils garantissent l’individualité de la personne humaine, disposant d’un agir et d’une conscience propre que l’Etat ne saurait entraver. Ils sont le fondement de la démocratie.

La nation est quant à elle le “lieu où se déploie l’histoire et où se manifeste le développement (…) le cadre du déploiement de la nation est celui du développement politique. L’universel ne peut être l’attribut du développement national parce que celui-ci emprunte toujours des voies insolites, aléatoires, particulières.”

Le droits des Etats, enfin, introduit l’idée d’un ordre international et rejette l’idée impériale autant que l’idée féodale. Cela suppose la reconnaissance de la pluralité des Etats dont les relations doivent être régies par le consentement et par le pacte ; cela suppose également la prééminence de la politique intérieure sur la politique extérieure, la suprématie de la dimension civile sur la dimension militaire.

A ce stade Kriegel, en bonne constitutionaliste, introduit et assume une hiérarchie très claire : d’abord et en premier, les droits de l’homme. Ensuite les droits des peuples. Enfin les droits des Etats. Réconcilier des principes parfois irréductibles impose de garder cette hiérarchie en tête. Les droits de l’homme abstraits en dehors d’un cadre national sont impossibles, parce que ce n’est pas ainsi que s’écrit l’histoire des hommes. Mais le droit des peuples ou celui des Etats sans les droits de l’homme produisent des dérives terrifiantes : nationalismes, totalitarismes, autoritarismes.

Conclusion

Kriegel aborde d’autres points sur la liberté moderne ou le développement politique européen qui sont très intéressants mais déborderaient le cadre de cette courte synthèse. Je me contenterai pour finir d’en recommander la lecture, en particulier pour ceux qui sont peu familiers avec le concept de démocratie !

Capitalisme, anticapitalisme

Définition (simple) du capitalisme

Le capitalisme est un système où la propriété des moyens de production est (au moins en partie) privée, avec un système concurrentiel donc un marché où les prix ont une signification marchande. L’investissement (donc l’initiative privée) y tient une place centrale : pas de capital-isme sans capital. Au centre du capitalisme, on trouve la relation épargne <> investissement (et donc la recherche du profit).

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A quoi sert la sociologie ?

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De toutes les sciences sociales, la sociologie est peut être celle qui a la plus mauvaise presse. Si France Culture distingue jusqu’à sept “péchés capitaux” (pour la beauté du chiffre symbolique), je me contenterai des trois principales.

Premièrement, la sociologie ne serait pas scientifique. Elle serait un  paravent pseudo-scientifique de projets militants. De façon intéressante, cette critique provient aussi bien de l’extérieur (donc de personnes fort peu informée de sociologie : on rangera par exemple dans cette catégorie la critique catholique de la “théorie du genre”), mais aussi de l’intérieur de la sociologie, certains sociologues reprochant à d’autres, à certains courants, ou à la sociologie en général, un défaut de scientificité : on peut ranger dans cette catégorie l’ouvrage de Bronner et Géhin, dont j’avais fait une chronique.

Deuxièmement, la sociologie serait inutile, car elle ne ferait que rappeler des choses que tout le monde sait déjà (par exemple, que la famille transmet des normes et des valeurs). L’un des concepts les plus centraux en sociologie, la socialisation, serait ainsi trop évident. Là encore, la critique est externe (la sociologie ne sert à rien, les sociologues sont au mieux des “super-journalistes”) et aussi interne (la sociologie est travaillée par la question de l’objectivation, elle souffre d’un manque de légitimité scientifique, aussi bien auprès du grand public que des décideurs, ce qui induit de faibles moyens consacrés à la recherche). Bronner estime ainsi que les sociologues devraient “arriver à des choses qui ressemblent à des assertions scientifiques sinon on ne se distingue pas des agents ordinaires”.

Il y a un lien entre ces deux critiques, qui donnent le titre de mon article : à quoi sert la sociologie ? Si la sociologie est scientifique, la question devient plutôt à quoi sert la science, ce qui est très différent. Mais si, en revanche,  la sociologie n’est pas scientifique, alors la connaissance du monde social qu’elle apporte n’est pas réellement différente de la littérature ou du journalisme : elle ne sert donc à rien. Pour décrire la vie sociale, il vaudrait mieux lire Le Monde, et pour la mettre en scène, Balzac ou Zola.

Troisièmement et peut être surtout, la sociologie serait déterministe donc déresponsabilisante. Si j’en crois Bernard Lahire, cela ne date pas d’hier. En 1983, Reagan brocardait la “philosophie sociale” accusée de déresponsabiliser les criminels et les délinquants. Plus près de nous, on se souvient de la formule de Manuel Valls en 2016 à propos du terrorisme, dénonçant explicitement les sociologues : “expliquer le djihadisme, c’est déjà un peu excuser”. Manuel Valls rejouait là, probablement sans le savoir, un vieux débat épistémique : comprendre ou expliquer ?

Cet article est consacré à la défense de la scientificité de la sociologie. Comme d’habitude, je ne prétends pas à l’originalité mais plutôt à faire une bonne synthèse. Dans la première partie, j’établirai un long rappel historique de la façon dont la sociologie s’est construite, en faisant des comparaisons avec l’économie, discipline que je connais encore mieux. Puis je répondrai aux trois critiques ci-dessus.

1. Comprendre contre expliquer, science sociales contre sciences naturelles ?

Dès 1883 (Introduction aux sciences de l’esprit), le philosophe et sociologue allemand Wilhelm Dilthey distingue les sciences de la nature et les sciences de l’esprit —on dirait aujourd’hui les sciences humaines et sociales. Alors que les premières avaient vocation à expliquer, c’est-à-dire à dégager des lois, des relations de cause à effet quantifiées, les secondes devaient avoir une approche plus singulière : comprendre c’est-à-dire étymologiquement saisir, donc se mettre à la place de, entrer en sympathie avec l’objet d’étude qui est l’être humain. Les sciences sociales et au premier chef la sociologie encore naissante ne devraient donc pas chercher à imiter les sciences de la nature (dégager des lois), mais au contraire avoir une approche spécifique étant donné leur objet d’étude.

Quelle spécificité des sciences sociales par rapport aux sciences de la nature ? Un peu, beaucoup, pas du tout ? Ce vieux débat a irrigué toute la réflexion épistémologique depuis des siècles, et continue de l’irriguer encore aujourd’hui. Pour simplifier le propos, distinguons d’abord deux camps : d’un côté, les tenants des sciences sociales comme sciences nomologiques : elles doivent s’inspirer des sciences de la nature ce qui signifie qu’elles peuvent et doivent dégager des lois (nomos). Il faut expliquer. De l’autre, les tenants d’une approche plus subjective : les sciences sociales doivent se mettre à la place des acteurs, intégrer la part imprévisible du monde social, car la société est construite par les individus. Il ne saurait y avoir de lois immuables. Il faut comprendre. Les sciences sociales seraient alors des sciences purement historiques, empiriques voire descriptives.

2. L’économie, une mécanique sociale ou une science humaine ?

Il est intéressant de commencer avec la construction scientifique de l’économie, plus ancienne que la sociologie (la plus ancienne réflexion économique connue est probablement l’Ethique à Nicomaque d’Aristote). Prenons les pères fondateurs de la discipline, que, pour simplifier, on réduira à cinq : Adam Smith (mort en 1790), David Ricardo (en 1823), Jean-Baptiste Say (en 1832), Thomas Malthus (en 1834) et Karl Marx (en 1883), appelés par Schumpeter les “classiques” en raison de leur théorie de la valeur dite objective. Tous ont essayé de dégager explicitement des lois immuables en économie, basées sur des liens de cause à effet : pour Smith, la loi de l’offre et de la demande, la plus connue du grand public (peut être l’une des plus anciennes puisqu’on en trouve des mentions dans… l’Ancien Testament) ; pour Say, la loi de la neutralité monétaire, qui implique l’absence de crise de surproduction globale ; pour Ricardo, la loi des rendements décroissants qui entraînent l’état stationnaire (la fin de la croissance) ; pour Marx, la loi de l’accumulation qui entraîne l’effondrement du capitalisme ; pour Malthus, la loi des populations qui implique surpopulation et pauvreté. Il y en a évidemment beaucoup d’autres.

En 1838, le français Augustin Cournot écrit Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, au titre explicite comme on savait le faire alors : l’économie y est conçue comme une “mécanique sociale” qui doit reposer sur des équations et des démonstrations rigoureuses. Ingénieur de formation, Cournot contribue fortement à introduire en économie un formalisme mathématique élégant (il introduit par exemple le concept d’élasticité-prix ou de coût marginal), ce qui conduira au développement de l’école néoclassique qui culmine dans les travaux du français Walras (en 1874), et se prolonge ensuite après 1945. A l’extrême, ce courant walrasien aboutit à des travaux extrêmement sophistiqués sur le plan des mathématiques, tels ceux du français Gérard Debreu (encore un français : nous sommes vraiment les champions en mathématiques) mais qui sont dépourvus de toute signification dans le monde réel tant ils fonctionnent dans un univers abstrait, fort éloigné de la réalité. Debreu démontre ainsi en 1956, avec des outils bien plus sophistiqués que ceux de Walras, que sous les hypothèses de la concurrence pure et parfaite, il existe un état d’équilibre de l’économie qui maximise la satisfaction (l’utilité) par l’échange : le surplus est maximum. Ce résultat est purement théorique et ne peut parler qu’à des esprits mathématiques attirés par un haut niveau d’abstraction. Il ne garantit ni une répartition optimale des richesses ni l’absence de crises économique : Debreu comme Walras en étaient d’ailleurs parfaitement conscients. Walras était socialiste et distinguait soigneusement “l’économie politique pure”, une branche des mathématiques appliquées, “l’économie sociale”, une science normative et morale dont l’objet est la répartition des richesses, et enfin “l’économie politique appliquée”, une étude de l’organisation de la production.

Mais les héritiers du néoclassicisme n’ont pas forcément écouté Walras ; et voulant donner à une économie unifiée une aura de scientificité, ils se sont enfermés dans une logique purement abstraite, déconnectée de l’économie réelle. Que peut-on dire d’une théorie comme la théorie des cycles réels de Kydland et Prescott qui s’impose à partir des années 1980, et qui fait reposer presque intégralement l’explication des crises sur l’arbitrage intertemporel d’un (unique !) agent parfaitement rationnel ? Qui ignore le rôle du cycle financier et des fonds propres des banques, des rigidités nominales, des croyances sur les marchés (prophéties autoréalisatrices), de la coordination en entreprise, des effets d’agrégation, du risque systémique ?  Cet aveuglement théorique a pu produire une incapacité à prévoir des crises comme celle de 2008, surtout quand elle s’accompagnait d’une idéologie favorable par principe au marché et à la concurrence.

3. L’économie contemporaine, au croisement de la théorie et de l’empirie

Je considère pour ma part que cette époque est révolue. D’abord, n’exagérons rien : depuis l’école historique allemande de Friedrich List (1840), il y a toujours eu des approches historiques et empiriques en économie, donnant la priorité aux faits. Surtout, aujourd’hui, l’économie a beaucoup évolué. On peut constater depuis quelques années déjà un fort mouvement de retour à l’empirie. Ceci sous l’effet de plusieurs facteurs, à mon avis : la progression de la collecte de données grâce aux grandes bases de données souvent publiques (OCDE, FMI, Banque Mondiale, INSEE) qui se sont professionnalisées, généralisées, et numérisées ; le rejet par les nouvelles générations de chercheurs (un exemple français : Thomas Piketty) d’une analyse économique purement abstraite au profit d’un croisement entre théorie et empirie, avec le souci d’expliquer les faits, d’avoir une approche quasiment historique de l’économie, sans rejeter pour autant l’utilité des modèles théoriques prédictifs, notamment en macroéconomie. Car une économie purement descriptive pourrait être intéressante, mais ne serait qu’une branche de l’histoire. Or, l’économie s’intéresse aussi au présent voire au futur.

Un économiste américain comme Alan Krueger (mort cette année, trop jeune…) est un bon exemple de l’économie contemporaine :  rejetant des résultats basés uniquement sur des hypothèses théoriques, Krueger et bien d’autres ont essayé de faire de l’économie une véritable science empirique, presque expérimentale. Si l’économie ne peut pas réaliser d’expérimentation en laboratoire, elle peut cependant s’en rapprocher dans certains cas, notamment aux Etats-Unis lorsque des Etats prennent des décisions de politique économique indépendamment des autres Etats : il est alors possible d’avoir l’équivalent d’un “groupe témoin” et d’un “groupe test” en médecine. Krueger et Card ont ainsi publié une célèbre étude (en 1995) remettant en cause la relation (théorique) négative entre salaire minimum et emploi :

Dans ce livre, Card et Krueger soutiennent avec force que les preuves empiriques selon lesquelles le salaire minimum détruit des emplois (une idée largement acceptée jusqu’alors) étaient étonnamment fragiles. Leur propre étude de cas (déjà publiée dans la revue American Economic Review) comparait les restaurants de fast-food dans le New Jersey et en Pennsylvanie après une hausse du salaire minimum dans le New Jersey. Ils constatèrent que l’emploi avait augmenté dans le New Jersey après la hausse du salaire minimum. (…) Mais Myth and Measurement était bien plus que cela. Ce livre fournissait un vaste éventail de preuves empiriques sur des questions plus larges relatives au travail et poursuivait en affirmant que la totalité des preuves empiriques suggéraient que le modèle simple d’offre et de demande était inadéquat pour comprendre le marché du travail des bas salaires. Card et Krueger affirmaient que les employeurs avaient un certain pouvoir pour décider de leurs politiques salariales et ne se voyaient pas entièrement dicter leurs décisions par les forces invisibles du marché. Ils peuvent augmenter leurs salaires pour améliorer leur capacité à recruter et retenir les travailleurs, même si cela se traduit par des coûts du travail plus élevés. Ils appelaient cela le modèle de monopsone dynamique et ils affirmaient que celui-ci collait mieux aux données que le modèle simple d’offre et de demande.

(…)

En 1991, avec son collègue de Princeton Orley Ashenfelter, il visita le seizième festival annuel de la journée des jumeaux à Twinsburg, dans l’Ohio, pour collecter des données sur des jumeaux identiques avec différents niveaux d’éducation. Ce fut une façon ingénieuse de contrôler les différences de capacité qui pourraient biaiser les estimations du taux de rendement de l’éducation. Son article avec Alex Mas, un autre collègue de Princeton, utilisa les bandes de roulement des pneus Firestone produits à la suite d’une grève au cours de laquelle l’entreprise remplaça les travailleurs grévistes pour montrer l’importance des relations de travail sur la qualité du produit. (…) Dans un travail antérieur avec Josh Angrist (désormais au MIT), il utilisa des bizarreries comme le trimestre de naissance ou la loterie de l’époque du Vietnam pour estimer l’effet causal de l’éducation sur les rémunérations. Ces études ont suscité de nombreux travaux postérieurs, notamment des études qui ont pu être en désaccord avec leurs constats. Mais c’est exactement la façon par laquelle la science progresse et Alan a contribué à nous pousser dans cette direction. (…) »

Arindrajit Dube, « Alan Krueger was the rare economist whose work improved the lives of millions », in Slate, 19 mars 2019. Traduit par Martin Anota

4. Retracer les fondations de la sociologie

Terminons ce long détour par l’économie et revenons à la sociologie. En sociologie, vers le milieu du XIXème, les débats furent sensiblement les mêmes. A l’opposé de Dilthey, qui ne voyait aucune différence entre sociologie et psychologie, Auguste Comte, père fondateur de la discipline s’il en est puisqu’il est l’inventeur du terme “sociologie”, voulait explicitement fonder une science “positive”, c’est-à-dire basée sur des lois générales et explicites. Au point que jusqu’en 1839, il utilise le terme “physique sociale” avant d’opter pour “sociologie”. A la biologie, l’étude des corps ; à la sociologie, l’étude du corps social. A la toute fin du XIXème siècle, le grand sociologie français Emile Durkheim s’inscrit dans une logique semblable : il faut dégager des lois (comme le processus De la division du travail social, 1893) et des relations de cause à effet. La méthode sociologique est précisée dans Les règles de la méthode sociologique (1895) : la sociologie a pour objet d’étude les faits sociaux, qui doivent être traités comme des choses : il faut expliquer un fait social par un autre fait social et donc éviter les explications psychologisantes, méthode qu’il appliquera deux ans plus tard à l’étude du Suicide (1897), où il s’oppose aux explications psychologiques (il s’est suicidé parce qu’il était malheureux) pour dégager des régularités statistiques (lien entre taux de suicide et saison par exemple).

Durkheim avait cependant conscience des limites d’une méthode s’inspirant de la physique : comme l’économie, la sociologie ne peut pas réaliser d’expérimentation en laboratoire qui seraient validées par réplication. Eventuellement, la psychosociologie (avec des expériences comme la fameuse expérience de Milgram) peut prétendre à cela, mais il est difficile de tirer d’un résultat obtenu sur des sujets consentants en laboratoire des conclusions sur la façon dont se comporterait les mêmes sujets en “conditions réelles”.

De plus, l’objet d’étude de la sociologie est différent du chercheur qui étudie les atomes, car il s’agit des faits sociaux auquel l’être humain, y compris le chercheur, est quotidiennement confronté : conflits sociaux, délinquance, lien social, famille, travail, reproduction sociale, etc. Dès lors, le risque est d’en rester aux “prénotions”, c’est-à-dire à une approche naïve et immédiate du fait social, celle du quidam. C’est précisément pour en sortir et aller vers l’objectivité qu’il était nécessaire, selon Durkheim, de faire appel aux statistiques et de traiter les faits sociaux comme des choses. En 1968, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron réactualisent cette thèse (Le métier de sociologue) : la sociologie est une science comme les autres mais le sociologue a pour particularité d’être familier avec « l’univers social » : d’où l’importance de la rupture avec le « savoir immédiat » de la « sociologie spontanée ». Pour cela il faut utiliser les statistiques, définir rigoureusement l’objet d’étude (nécessairement construit), prendre du recul par rapport aux faits (qui doivent être traités comme des objets mentaux), contextualiser les actions (refus de lois universelles et de l’idée de nature humaine), s’extraire du langage courant, quitte à être « ésotérique », car on « perd en popularité ce qu’on gagne en dignité et en autorité ».

On a beaucoup opposé cette approche à celle de Max Weber, un autre père fondateur (1864-1920) de tradition plus proche de Dilthey. En effet, comme Dilthey, Weber pensait que les sciences humaines ne pouvaient pas appliquer les mêmes méthodes que celles issues des sciences de la nature. Celles-ci étaient, selon ce dernier, fondamentalement différentes dans la mesure où les individus, objets de la sociologie, sont des acteurs qui donnent du sens à leurs actes, ce que ne fait pas par définition la matière inerte. Il est alors nécessaire de “pénétrer les significations qui sous-tendent les actions des individus en saisissant leur part de subjectivité” (Vedelago).

Pour autant, Weber ne souhaitait absolument pas abandonner la recherche d’une certaine objectivité en sciences sociales : pour lui, il fallait être à la fois compréhensif et explicatif. L’existence de lois sociales n’était pas exclu (ex. le processus de rationalisation de la société, esquissé dans Economie et société, 1922). De plus, la nécessité de l’abstraction et de la modalisation était réaffirmée, avec notamment le concept d’idéal-type : une construction schématique basée sur des statistiques qui permet de dégager des relations, en isolant les dimensions les plus significatives. C’est par définition un modèle. On ne rencontre jamais dans la rue le capitalisme, la bureaucratie ou l’Etat. On construit les concepts de bureaucratie, d’Etat ou de capitalisme pour expliquer des faits sociaux à partir d’un petit nombre de traits qu’on aura dégagé et relié statistiquement. L’idéal-type est donc un outil mais qui doit évidemment pouvoir expliquer la réalité.

L’opposition entre Durkheim et Weber se situe alors plutôt dans le poids accordé au symbolique, aux significations que les acteurs donnent à leur action. Alors que Durkheim rejette la parole des acteurs comme marquée d’un lourd déterminisme, Weber estime au contraire qu’il faut intégrer ce sens subjectif de l’action dans l’analyse sociologique.

Toutes ces discussions se retrouvent dans les travaux d’épistémologie plus récents. En 1991, Jean-Claude Passeron publie Le raisonnement sociologique, qui reprend ces questions. Pour lui, la sociologie est une science « historique » et « empirique » qui se heurte à la difficulté d’interpréter la réalité sociale et en particulier le langage. La conceptualisation est instable voire anarchique : cela tient aux rapports non stabilisés entre langue commune et langue savante, car les objets d’études du sociologue sont fortement imprégnés de lieux communs. Il existe alors une tension méthodologique propre au raisonnement sociologique, entre la description historique et le raisonnement expérimental. Une sociologie qui ne serait qu’un simple récit historique ne se distinguerait en rien de la « sociologie spontanée » ou de la littérature ; une sociologie qui ne souhaiterait recourir qu’au raisonnement expérimental deviendrait aussitôt un non-sens historique et par là même une “absurdité sociologique”, autrement dit une branche faible de la philosophie. Le raisonnement sociologique est alors un « va et vient » entre ces deux pôles.  Selon Passeron le critère poppérien de réfutabilité est inopérant en sociologie et plus généralement dans les sciences empiriques, où il est nécessaire de multiplier les comparaisons pour parvenir au critère de véracité, contrairement aux sciences nomologiques où un seul « test falsificateur » est décisif.

5. Pas de rationalité à vide, pas d’empirisme décousu

On en revient toujours à la fameuse citation de l’épistémologue Gaston Bachelard (La formation de l’esprit scientifique, 1938) :

Pas de rationalité à vide, pas d’empirisme décousu

Pas de rationalité à vide, autrement dit : on ne peut pas faire de science purement théorique et détaché des faits. Les résultats obtenus par pure déduction ne sont que des abstractions philosophiques, de la métaphysique pour employer un langage kantien. Ainsi de la vieille “preuve” ontologique de l’existence de Dieu : l’existence étant un attribut parfait, et Dieu étant nécessairement parfait, Dieu doit nécessairement exister, ou autrement dit, il existe parce qu’il existe. Kant rejettera catégoriquement ce type de raisonnement scolastique dans l’ordre de la métaphysique, inapte à produire des connaissances. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’il est interdit d’émettre des conjonctures spéculatives, en espérant qu’elles pourront être falsifiées expérimentalement plus tard.

Pas d’empirisme décousu : on ne peut pas non plus se contenter d’accumuler des faits, sans les organiser, les hiérarchiser, les problématiser, et les expliquer théoriquement, en un mot : sans les construire. Une accumulation de faits ne donne pas une connaissance scientifique d’un problème. Bref, une pure théorie n’est pas plus souhaitable qu’une pure empirie.

6. Conclusion : à quoi sert la sociologie ?

Comment appliquer cela à la sociologie ? Revenons aux trois critiques du début.

La sociologie est déterministe, comme toutes les sciences causales

La sociologie est déterministe ? Oui, elle l’est probablement. Parce qu’au cœur de la sociologie, on trouve le concept de socialisation, qui explique comment un certain nombre de structures (en premier lieu la famille, mais aussi l’école, les pairs, le monde du travail) forgent l’identité individuelle à travers la transmission de normes et de valeurs, d’un capital économique, culturel, symbolique, plus généralement d’un rapport au monde. La sociologie est donc déterministe… mais toutes les sciences le sont ! La physique, qui vous explique que vous vivez dans un monde déterminé par des lois physiques, n’est-elle pas déterministe ? La biologie qui explique l’influence des gènes sur votre personnalité, n’est-elle pas déterministe ? Et les neurosciences, qui vous disent que tous vos comportements sont déterminés par votre chimie cérébrale, largement inconsciente ? Et l’économie, qui explique qu’en situation de concurrence parfaite, chaque acteur est trop petit pour influencer à lui seul le prix d’équilibre, ce dernier étant alors exogène, c’est-à-dire donné (l’agent subit la concurrence), n’est-elle pas déterministe ? En réalité, toutes les sciences visent à dégager des relations causales sont déterministes, et en cela je m’oppose à Dilthey : la sociologie ne fait pas exception à la règle.

Cependant, la grande différence est que les lois sociales n’ont pas le caractère d’immutabilité de la loi de la gravité, de l’hérédité ou des éclipses lunaires.  Personne ne s’offusque de la loi de la gravité, car elle est considérée comme donnée, évidente, immuable, et fait partie du tableau. Elle n’atteint pas notre jugement moral. Dans un autre article, j’écrivais :

Suis-je  moins libre parce que je n’ai pas choisi la loi de la gravitation, le poids des atomes ou les caractéristiques de mes gènes ? Instinctivement, on sent que le prétendre est absurde : la loi de la gravitation s’impose à moi comme à tous les autres : ce n’est pas une loi que je puisse violer. On n’obéit pas aux lois de la nature comme on obéit au code de la route : le terme « obéir » est impropre car les lois de la nature sont en réalité des modèles décrivant la façon dont les phénomènes naturels influencent mes actions, le cadre dans lequel s’exerce ma volonté. Violer une loi de la nature en ce sens signifierait en réalité que la loi ne décrit pas aussi bien nos actions qu’on le pensait : la « loi » est fausse et on la change.

Le concept de libre-arbitre ne peut donc pas s’appliquer à ce qu’on appelle les « lois de la nature ». Je n’ai pas choisi d’avoir la peau blanche, mais ce n’est pas une caractéristique que je peux changer. Il n’y a pas d’alternatives. Les lois de la génétique sont une description de la façon dont les parents transmettent la couleur de leur peau à leurs enfants, un cadre scientifique explicatif, et jusqu’à preuve du contraire il n’en est pas autrement. Dire que je ne suis pas libre parce que je ne peux pas agir sur ce cadre est une mauvaise conception de la liberté, une conception idéaliste, réifiée, selon laquelle la liberté est un pur concept, quelque chose d’immatériel qui s’exerce dans un cadre indéterminé. Si chacun pouvait « choisir » la vitesse de la lumière, cela signifierait qu’il n’y a pas de vitesse de la lumière, donc pas de cadre dans lequel j’exerce ma volonté, qui permette de lui donner une réalité tangible. Le concept de volonté aurait-il encore un sens ?

A l’inverse, les lois sociales et notamment la loi sociologique centrale de la reproduction sociale, touchent à l’image que nous avons de nous-mêmes. Nous sommes persuadés, nous voulons croire que nous avons un libre-arbitre. Ceci nous est nécessaire, non seulement pour conserver notre dignité morale et notre estime de nous-mêmes (comment se lever le matin si nous n’avons aucun libre-arbitre ?) mais encore pour que notre société tienne debout : sans libre-arbitre, pas de tribunaux et pas de justice. La justice pénale est toute entière fondée sur l’idée du libre-arbitre, quand bien même le juge diminuerait la peine en raison des fameuses “circonstances atténuantes”. Nietzsche l’avait bien compris en dénonçant l’illusion d’un « libre arbitre » qui n’a été inventé que pour « punir et juger », avec l’intention de trouver des coupables.

Or, en mettant en évidence les lourds déterminismes sociaux qui grèvent toute notre histoire, la sociologie s’opposerait frontalement à ce mythe bienfaisant. Pire, elle conduirait à excuser les criminels ! D’où la saillie de Reagan ou de Valls. Je pense que cela procède d’une opposition artificielle entre un plan moral (celui que nous avons un libre-arbitre) et un plan scientifique (la mise en évidence de déterminismes). De plus, cela procède d’une caricature des connaissances que produit la sociologie.

…Mais ce déterminisme n’est jamais absolu

Tout d’abord, aucun déterminisme, fut-il sociologique, n’est absolu. La sociologie n’est jamais absolument déterministe. Pour une foule de raisons ! Parce que, déjà,  si le déterminisme est absolu, on ne peut pas expliquer le changement social (un thème important en sociologie) et encore moins le promouvoir : l’idée d’un déterminisme absolu est étranger même à la pensée de Marx (considéré pourtant par le premier d’entre les déterministes !) : les hommes font leur propre histoire. Même chez Pierre Bourdieu (encore un grand sociologue accusé d’être déterministe), le concept d’habitus, qui décrit la façon dont les dispositions héritées s’incorporent dans la personnalité, n’interdit nullement de produire de la nouveauté. Simplement cette nouveauté s’exerce dans certaines limites. Je cite par exemple Bourdieu en 1978, c’est moi qui souligne :

Principe d’une autonomie réelle par rapport aux déterminations immédiates par la « situation », l’habitus n’est pas pour autant une sorte d’essence anhistorique dont l’existence ne serait que le développement, bref un destin une fois pour toutes défini. Les ajustements qui sont sans cesse imposés par les nécessités de l’adaptation à des situations nouvelles et imprévues, peuvent déterminer des transformations durables de l’habitus, mais qui demeurent dans certaines limites : entre autres raisons parce que l’habitus définit la perception de la situation qui le détermine. (…) Et de fait, l’habitus est un capital, mais qui, étant incorporé, se présente sous les dehors de l’innéité. Mais pourquoi ne pas avoir dit habitude ? L’habitude est considérée spontanément comme répétitive, mécanique, automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais insister sur l’idée que l’habitus est quelque chose de puissamment générateur. L’habitus est, pour aller vite, un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements mais en lui faisant subir une transformation ; c’est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous « reproduisons » les conditions sociales de notre propre production, mais d’une façon relativement imprévisible, d’une façon telle qu’on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits.

Bourdieu prenait la métaphore du piano : l’individu a tellement travaillé ses gammes (ie. incorporé un habitus) qu’il joue de manière non consciente au sens où il ne réfléchit pas avant de jouer mais ça n’est pas pour autant un automate déterminé par on ne sait quelle machine.

De plus, il y a toujours des exceptions à la reproduction sociale, comme ceux qu’on appelle les transclasses (Jacquet, 2014). L’idée d’un incorporation immédiate et homogène des structures par les individus est naïve et plus aucun sociologue ne dirait cela aujourd’hui. Nous sommes bien déterminés, car nous n’avons pas choisi notre lieu de naissance, famille, culture, diplôme des parents, etc. Et puis l’activité humaine est marquée par la routinisation (Berger et Luckman, 1968) qui produit des institutions : on ne réinvente pas tous les jours la façon de rendre la justice, de se marier, les rôles familiaux, etc.  Mais cela ne signifie pas que nous n’avons aucun libre-arbitre.

Tout professeur de sociologie a je pense été confronté à ce problème qui est aussi une tension : faire cours de sociologie, c’est tenter d’ouvrir les yeux de ses élèves sur “l’illusion biographique” qui consiste à croire qu’on s’est fait tout seul, qu’on s’est choisi tout seul, que tout provient du mérite individuel. Une idéologie fort répandue, et fort confortable. En cela, la sociologie est une science du dévoilement, une science critique, assez désagréable mais pas inutile, tant elle met en évidence les déterminismes sociaux qui irriguent notre société. Un célèbre article du professeur de lycée Fabien Truong abordait ces questions difficiles : comment enseigner Bourdieu dans le 93 ?

Ainsi, les élèves qui me font face sont objectivement, au sens de Bourdieu, des élèves qui sont dominés socialement, économiquement, culturellement et scolairement. Non seulement, il va falloir parler de cette domination, la montrer et la démontrer, mais il s’agira en plus d’indiquer en quoi le rôle joué par l’école et par l’enseignement ne fait qu’accentuer des inégalités structurelles. C’est évidemment une position inconfortable et par ailleurs intenable pour l’enseignant. Le seul discours possible au quotidien est en effet le discours méritocratique car c’est le seul qui peut faire sens pour le professeur et pour les élèves. Si je commence à penser que mes cours sont inutiles et que mes élèves sont condamnés à l’échec, je ne fais plus cours. Si les élèves pensent que tout est déjà joué, alors ils ne travailleront plus.

La sociologie de Bourdieu nous pose donc un problème essentiel qu’il nous faudra résoudre en tant que classe : celui du sens de notre action. Il pose aussi une question très concrète à l’enseignant : comment exposer sa thèse sans déclencher l’hostilité ou le mépris, qui seraient les deux faces d’une réaction attendue à l’expression de la « violence symbolique » latente dans le discours à venir et à tenir.

Critiquer la sociologie pour son déterminisme, c’est donc cela moi faire erreur sur la nature de la science (tout science causale est déterministe) et confondre jugement scientifique et jugement moral. En démontrant que l’école parvient difficilement à éliminer les inégalités sociales, le sociologue ne porte pas de jugement moral sur les capacités scolaires d’un fils d’ouvrier ni ne condamne par avance un destin individuel à l’échec. Car il faut tenir la tension : faire cours de sociologie, c’est aussi montrer qu’il n’y a jamais de déterminisme absolu, que le probable n’est pas le certain. Je reprends un exemple que j’avais abordé dans ma critique du livre de Bronner et Géhin :

Si seuls les catholiques pratiquants avaient voté en 2017, François Fillon aurait été élu dès le premier tour. Sur ce point, les statistiques convergent. On peut donc prédire assez facilement, au niveau macrosociologique, le vote des catholiques pratiquants de l’analyse de l’habitus catholique, de l’étude du capital culturel, religieux, symbolique et économique de ces populations, et du lien avec le projet, le programme et la personnalité de François Fillon. Pour autant, dire que le capital culturel des catholiques pratiquants porte un fort vote à droite pour François Fillon ne rend pas raison de toutes les opérations mentales qu’un catholique pratiquant réalise avant de se décider. En observant le résultat final (la majorité des catholiques pratiquants ont voté Fillon, donc Fillon est le choix des catholiques), le sociologue agrège une myriade de microdécisions individuelles, d’opérations mentales diverses et parfois contradictoires. Deux individus catholiques peuvent voter Fillon mais fort différemment : après avoir longuement hésité ou sans hésitation, avec enthousiasme ou avec défiance, par défaut ou par adhésion, par rejet ou par principe, etc. La phrase “l’électorat catholique vote Fillon” agrège artificiellement une myriade de microdécisions individuelles comme s’il y avait une entité abstraite, “le” catholique, ayant “un” habitus qui le fait voter Fillon. La sociologie, en mettant en évidence des déterminismes statistiques, n’exclue donc pas pour autant un libre-arbitre. Le sociologue ne juge pas des opérations mentales des individus.

Des sociologues de tradition bourdieusienne comme Bernard Lahire ont pu réussir à faire tenir libre-arbitre et déterminisme ensemble en expliquant que l’individu est pris dans des structures différentes et parfois contradictoires (socialisation contradictoire) et que, dès lors, “son stock de dispositions, d’habitudes ou de capacités ne sera pas unifié. Il aura en conséquence des pratiques hétérogènes ou contradictoires, variant selon le contexte social. C’est ce que l’on observe souvent lors de l’entrée en couple ou de l’apparition du premier enfant. Certaines femmes, qui avaient adopté le style de vie d’une femme « moderne » et « émancipée », retrouvent à cette occasion ce rôle traditionnel de la femme au foyer dont elles avaient incorporé les habitudes sans toujours s’en rendre compte. La même personne se trouve ainsi porteuse d’au moins deux schémas d’action domestique. En fonction du mode d’interaction instauré avec le conjoint, l’un des deux schémas est activé et l’autre mis en veille” (Lahire, 2010).

On peut donc faire l’hypothèse de l’incorporation, par chaque acteur, d’une multiplicité de schèmes d’action ou d’habitudes. Ce stock de modèles, plus ou moins étendu selon les personnes, s’organise en répertoires, que l’individu activera en fonction de la situation. (…) On a tendance à considérer, dans une société différenciée, l’homogénéité des dispositions de l’acteur comme la situation modale et la plus fréquente. Il nous semble qu’en réalité cette situation est la plus improbable et la plus exceptionnelle. Il est beaucoup plus courant en effet d’observer des individus porteurs d’habitudes disparates et opposées. L’homme pluriel est la règle plutôt que l’exception. (…) Tant que la sociologie se contentait d’évoquer l’acteur individuel à propos d’un champ de pratiques singulier, elle pouvait faire l’économie de l’étude des logiques sociales individualisées. Mais dès lors que l’on privilégie l’individu (non comme atome et base de toute analyse sociologique mais comme le produit complexe de multiples processus de socialisation), il n’est plus possible de se satisfaire des modèles d’action utilisés jusque-là. La sociologie psychologique, qui entend saisir l’individu sur des scènes et dans des contextes différents, prend à bras-le-corps la question de la réalité sociale sous sa forme individualisée et intériorisée. Bernard Lahire, 2010

La sociologie est utile

L’inutilité de la sociologie est je pense le point le plus facile à réfuter. La sociologie ne prétend pas que ses concepts centraux soient abscons. La socialisation, tout le monde comprend très bien ce que c’est. Parce que l’objet d’étude (le monde social) est assez large, et sa perception par le quidam immédiate. Comme on l’a vu, c’est précisément parce que l’objet d’étude du sociologue est “naturel” pour le quidam qu’il doit spécialement se méfier d’une sociologie trop spontanée. A l’inverse, les concepts centraux de l’économiste (mettons le prix, l’investissement, la croissance, le marché) ne sont pas spontanés. Sans avoir fait d’études d’économie, on ne peut pas vraiment les deviner ou les comprendre. D’autant que l’économie est aussi, avec le droit, la science des gouvernements : impossible de prétendre candidater aux élections présidentielles sans présenter un programme économique, sans avoir au moins quelques raisonnements d’économie. Ce n’est pas le cas avec la sociologie.

Au final, malgré toutes les critiques dont il peut faire l’objet l’économiste est “naturellement” perçu comme scientifique. Alors que ce dernier doit faire attacher une importance particulière pour ancrer la théorie dans la réalité des faits économiques, le sociologue au contraire doit s’attacher à se distancier des représentations spontanées du monde social, s’il veut parvenir à faire œuvre de science (cela n’oblige pas à écrire comme Bourdieu).

Donc, que les objets centraux de la sociologie soient spontanés n’est pas un problème tant que le sociologue est capable d’un certain niveau d’abstraction. En disant que nous sommes socialisés, le sociologue énonce des évidences ? Mais le sociologue ne se contente pas de dire que nous sommes socialisés ! Ce qui est intéressant, c’est de montrer comment ! Sinon, on pourrait faire exactement la même remarque qu’on a fait à Newton en son temps : monsieur Newton nous explique que les choses tombent, et l’on parle de révolution scientifique ! Newton n’explique pas que les choses tombent : il explique comment. Lorsque Stéphane Beaud écrit l’excellent article Les trois soeurs et le sociologue (2014), il ne se content pas de dire : une famille maghrébine transmet des normes et des valeurs à ses enfants. Derrière son analyse, il y a une explication détaillée du pourquoi et du comment. Comment l’école influence-t-elle les parcours scolaires des uns et des autres ? Quid du rôle du père ? de la mère ? Comment les normes et les valeurs transmises sont-elles différenciées entre garçons et filles, et quelles conséquences sur leur parcours ? Quid du contrôle social des filles ? Quelle expérience des discriminations ? Etc., etc.

Ainsi, la sociologie est fort utile et elle l’est d’autant plus qu’elle est une science fondée sur un haut niveau empirique. Car si la sociologie est parfois accusée d’être une prose militante, c’est parce que certains sociologues (qui en ont en tout cas les titres universitaires) se comportent en réalité comme des philosophes critiques (du type foucauldien), refusant de faire du terrain (exemple : Lagasnerie). Ils écrivent des proses entières de critique du Pouvoir, de l’Etat, une analyse des Classes, toujours avec des majuscules, car ils vont jamais dégrossir leurs concepts sur le terrain. Sans même parler d’une certaine sociologie américaine caricaturale (là encore, plus proche d’une philosophie militante), et caricaturée par les multiples canulars dans les revues postmodernes, de Sokal à la plus récente affaire des Grievance studies Hoax. Pourtant, une sociologie sans terrain est une sociologie morte, c’est une “absurdité sociologique” pour reprendre Passeron.

Ce qui fait la force de la sociologie, c’est qu’elle fonde ses affirmations sur un terreau empirique. N’importe quel philosophe du dimanche peut écrire une longue analyse larmoyante, énervée ou incisive sur “la perte des valeurs”, “la famille qui disparait”, “la demande de justice sociale qui monte des classes populaires”, le “sentiment de déclassement”, “l’ascenseur social”, “les conflits sociaux à répétition”, “l’atomisation du lien social”, “la domination” et autres choses du même genre. Mais seul le sociologue peut fonder ou infonder ces discours à partir d’une analyse de terrain, qu’elle soit quantitative ou qualitative. Le sociologue analyse la famille statistiquement, réalise des enquêtes européennes sur les valeurs de justice sociale, mesure le déclassement, étudie et classifie le lien social, quantifie la mobilité sociale, établit une typologie des conflits, discute les concepts de groupe et classes sociales, essaie de les mesurer, etc.

Enfin, la sociologie est aussi une science appliquée, qui se pratique (pas assez, à mon avis). Il existe des sociologues dans les entreprises, les écoles, les organisations. Chargés d’établir un diagnostic sur le harcèlement sexuel dans une entreprise, d’étudier une crise de gouvernance interne, de mesurer les migrations ou encore de mettre en évidence la façon dont les acteurs jouent avec les règles (exemple : les fameuses “zones d’incertitude” de Crozier). Même aux pouvoirs publics, cela est utile : les victimes de délits parlent plus facilement aux sociologues qu’aux policiers et les statistiques sociologiques sur la délinquance sont donc divergentes de celles publiée par la police.

Les grandes théories de la justice sociale (2/2)

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Axel Honneth

Nous traiteront maintenant des approches plus empiriques de la justice sociale. Ces approches sont plus récentes. Elles sont spécifiquement sociologiques et naissent à partir des années 1990. Le point de départ est la critique de la théorisation excessive des approches philosophiques, qu’elles soient marxistes, rawlsiennes, libertariennes. Ces approches sont critiquées soit parce qu’elles sont trop abstraites, soit pour leur prétention universaliste (il y aurait des principes universels de justice sociale). Il s’agit donc de redonner du poids à la parole des acteurs, à leurs valeurs, au contexte socioéconomique et culturel, éventuellement avec un regard critique.

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Les grandes théories de la justice sociale (1/2)

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John Rawls

Il y a deux grandes façons de réfléchir à la justice sociale. La première est issue de la philosophie politique. Elle consiste à traiter la notion de justice indépendamment de la réalité sociale, c’est-à-dire avec des principes abstraits. L’idée qui sous-tend ces démarches est qu’il est possible de trouver des principes universels de justice sociale. La seconde est plus empirique, davantage inspirée de la sociologie. Nous commencerons ici par les approches théoriques.

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Réflexions sur le statut ontologique du zygote (2/3)

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IV. Avant-propos épistémologique

Dans l’article précédent, nous avons donc conclu qu’il est certain qu’un zygote est un être vivant de l’espèce homo sapiens. Par être vivant de l’espèce Homo sapiens, on veut simplement signifier un organisme avec une existence (être) appartenant au monde vivant (vivant) et en particulier à l’espèce animale homo sapiens. Il s’agit d’un individu de cet espèce, comme la larve de chenille de Machaon est un individu de l’espèce des insectes lépidoptères de la famille des Papilionidae. Individu s’entend ici au sens d’échantillon. Mais comment doit-on considérer cet individu ?  Est-il une personne ? Si oui, pourquoi ? Si non, quand le devient-il ? Et qu’est-il ? C’est à ces questions très complexes que cherche à répondre Pascal Ide. Rappelons pour la forme que Pascal Ide est médecin, philosophe et théologien. Il a un doctorat dans ces trois domaines.

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Une histoire de la philosophie​ : les Modernes (3/4)

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Luc Ferry donne quatre auteurs et quatre dates qui illustrent le changement radical qui se fait jour en Europe à partir du XVIème siècle :

  • En 1543, Copernic publie La révolution des orbites célestes ;

  • En 1632, Galilée publie Les rapports de la Terre et du soleil ;

  • En 1687, Newton publie Les principes mathématiques.

Il y ajoute Descartes, qui publie Les principes de la philosophie en 1644, et dont on va parler dans un instant. Ces auteurs donnent le ton de ce qui engendrera, quelques décennies plus tard, le siècle des Lumières en France, en Écosse, en Allemagne, avec Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Kant, Hume pour la philosophie, Smith pour l’économie, Volta, Lavoisier, Lamarck pour les sciences. Cette révolution intellectuelle aboutira en une double révolution politique, d’abord américaine, puis française, à l’aube du XIXème siècle. Pourquoi ces trois auteurs ? Pourquoi trois scientifiques ? Parce qu’à eux trois, ils fondent rien de moins qu’une nouvelle theoria surpassant celle des Grecs, une nouvelle cosmologie, bref, une nouvelle description du monde.

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Une histoire de la philosophie​ : les Chrétiens (2/4)

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Pourquoi évoquer une religion dans un ouvrage de philosophie ? Luc Ferry s’en justifie sur plusieurs pages, en considérant (à juste titre) que le christianisme n’est pas une philosophie, et même (c’est plus discutable) qu’il est fondamentalement antiphilosophique. Cependant, lui aussi apporte des réponses à la question qui anime tout philosophe, celle de l’échappement à l’angoisse de la mort. De plus, le christianisme a animé la vie intellectuelle de tout l’Occident pendant quinze siècles au moins, jusqu’à éclipser  largement la philosophie grecque, on ne peut décemment l’ignorer en passant sans transition des Grecs à Descartes. On va le voir, les idées issues du christianisme ont eu une influence considérable qui perdure encore aujourd’hui, au même titre que la philosophie grecque ; ne serait-ce parce qu’il y a plus d’un milliard de chrétiens…

Nous suivons le plan de Ferry : d’abord décrire la théorie, c’est-à-dire la façon dont le système analysé aborde la réalité. Cela correspond aux branches de la philosophie que sont l’ontologie (qu’est-ce que la réalité ? quel est le contenu de la réalité ?) et l’épistémologie (comment pouvons nous connaître la réalité ?). Ensuite décrire l’éthique, c’est-à-dire l’ensemble de ce qui a trait aux jugements de valeur. Enfin exposer les finalités, c’est-à-dire le type de salut proposé par le système en question.

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L’art des limites (1/3)

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Il faudra mourir, que je lui dis encore, plus copieusement qu’un chien et on mettra mille minutes à crever et chaque minute sera neuve quand même et bordée d’assez d’angoisse pour vous faire oublier mille fois tout ce qu’on aurait pu avoir de plaisir à faire l’amour pendant mille ans auparavant… Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

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Science, mythe et religion : des usages de la Raison (3/3)

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En mettant en évidence les limites intrinsèque de la science et en montrant l’impossibilité pour le matérialisme d’expliquer le fonctionnement concret de l’être humain, ne risquons-nous pas, à défaut de retomber dans le relativisme épistémique déjà réfuté, de favoriser la superstition ? En particulier, qu’est-ce qui permet de dire que certaines croyances –invérifiables– sont farfelues et stupides (par exemple, croire aux licornes roses invisibles), tandis que d’autres, tout aussi invérifiables, seraient intéressantes voire rationnelles (par exemple, croire en Dieu) ? C’est toute la question de la différence entre religion et superstition. Lire la suite

Science et contrefaçon : quelques leçons d’autodéfense intellectuelle

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Quatre hommes visitent l’Australie pour la première fois. En voyageant par train, ils aperçoivent le profil d’un mouton noir qui broute.

– Le premier homme en conclut que les moutons australiens sont noirs.

– Non, lui répond le second. Tout ce que l’on peut conclure est que certains moutons australiens sont noirs.

– Pas du tout, répond le troisième. La seule conclusion possible est qu’en Australie, au moins un mouton est noir !

– Non, objecte le quatrième homme. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il existe en Australie au moins un mouton dont au moins un des côtés est noir !

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Choisit-on d’être celui qu’on est ?

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Deviens ce que tu es, écrivait Augustin d’Hippone au IVème siècle. Dans une perspective chrétienne, il entendait affirmer la nécessité pour tout homme de devenir ce à quoi l’appelle son être profond, un saint désirant ressembler à son Créateur. Bien longtemps après Augustin, Nietzsche reprendra l’aphorisme à son compte en lui donnant un sens différent : il faut quitter les oripeaux de l’illusion et des préjugés, se débarrasser du ressentiment et des lois morales qui ne sont là que pour juger et condamner : en bref, devenir ce qu’on est réellement : un « surhomme » passionné appelé à vivre selon « l’éternel retour » par la puissance de la volonté.

En creux, la question posée est-elle celle de la volonté ? du choix ? du libre-arbitre ? On peut sans doute commencer plus simplement en décomposant la question à rebours : « celui qu’on est ». Si cette périphrase désigne l’identité, la question n’est-elle pas, dès lors, celle du choix de l’identité ?

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