Pourquoi les théories du complot ont un tel succès ?

Une tentative d’explication par l’épistémologie.

Le terme « science » désigne deux choses différentes : les connaissances scientifiques, d’une part, et la recherche scientifique, d’autre part.

La distinction entre connaissance et recherche

Les connaissances scientifiques sont des croyances vraies et vérifiées, ou, ce qui est une autre façon de dire la même chose, des croyances dont la véracité a été rendue certaine par une preuve scientifique. A ce sujet, il faut savoir deux choses importantes :

Premièrement, la méthode scientifique ne peut pas s’appliquer à toutes les questions que se posent les êtres humains : en réalité elle ne peut s’appliquer qu’à un petit nombre d’entre elles. Ainsi, une connaissance scientifique provient d’une question falsifiable, c’est-à-dire, pour simplifier, qu’on peut démontrer (vraie/fausse) à l’aide d’une méthode particulière. La plupart des croyances de notre quotidien ne sont pas ainsi : ce sont les croyances culturelles (« Bach est bien mieux que Mozart »), les croyances morales et politiques (« tous les hommes sont libres et égaux en droits »), et les croyances religieuses et métaphysiques (« Dieu existe »). On peut en discuter, en débattre, mais pas les démontrer : elles ne sont pas falsifiables. C’est d’ailleurs parce qu’une démonstration définitive est impossible que ces croyances nous divisent autant, car il est impossible d’emporter l’assentiment général : essayez donc de lancer un débat entre deux fans de Star Wars ayant une vision différente de la série…

Deuxièmement, si les croyances scientifiques (les connaissances) peuvent être démontrées, cela ne veut pas dire que nous savons le faire. En fait, nous avons apprises la plupart d’entre elles à l’école et nous sommes bien incapables de refaire la démonstration. Parmi tous les gens qui savent que la Terre a une circonférence de 40 000 km, combien sont capables de refaire la démonstration d’Eratosthène (IVème siècle av. J-C !) ? Cette remarque vaut également pour la technique, fruit de la science : nous sommes incapables d’expliquer le fonctionnement de la plupart des objets que nous utilisons au quotidien, à commencer par l’informatique.

La méthode d’Eratothène

La recherche scientifique est bien différente des connaissances scientifiques. Les connaissances sont de la science « finie », une accumulation de recherches ayant produit des résultats validés ; la recherche, de la science « en train de se faire », elle est affaire d’opinions provisoires et d’hypothèses à trier. Au bout d’un temps plus ou moins long, la recherche finit par faire émerger un consensus, c’est-à-dire un point où l’immense majorité des spécialistes d’un domaine s’accorde sur une croyance (« le réchauffement climatique est d’origine anthropique »). Entre les premiers travaux et le moment où l’on fait entrer la connaissance dans un manuel d’écolier, il peut s’écouler des dizaines d’années.

Les enseignements de cette distinction


De cela, on peut tirer cinq leçons qui, à mon avis, éclairent les confusions contemporaines autour de la science et le succès des théories du complot :

Leçon 1 : beaucoup de gens ignorent la distinction entre « recherche » et « connaissance ». Les théories du complot instillent alors le doute là où il n’a pas lieu d’être : douter des meilleurs remèdes au coronavirus est légitime car il s’agit de « science en train de se faire » et le consensus n’est pas stable ; douter que la fumée de cigarette provoque à long terme le cancer du poumon est ridicule. Seule la recherche implique le doute : quand un consensus stable est acquis, le doute n’est plus permis et devient anti-scientifique. Certes, le consensus d’une période peut évoluer, mais cela est long et se fait le plus souvent par modification légère du consensus précédent : les révolutions scientifiques qui aboutissent au renversement total d’un paradigme en quelques années sont rares, et d’autant plus rares dans la recherche moderne, hypermondialisée. Quant au mythe du chercheur isolé qui a raison « seul contre tous », c’est encore plus rare.

Leçon 2 : la distinction entre « connaissance » et « recherche » est elle-même une connaissance à part entière. Savoir faire la distinction entre ce qui fait consensus et ce qui ne le fait pas est un art extrêmement difficile qui suppose de vastes connaissances. La crise du covid l’a parfaitement montré : en mars, il semblait n’y avoir aucun consensus (à part peut-être sur la description virologique du SRARS-COV-2) : ni sur les masques, ni sur le confinement, ni sur les tests, ni (à fortiori) sur les remèdes. Aujourd’hui, on peut (mais je n’en suis pas sûr !) dire qu’il y a un certain consensus sur les masques, un consensus relativement solide sur l’inefficacité de la chloroquine, et peut être deux ou trois autres. Sur des sujets comme celui-ci, les consensus sont extrêmement mouvants.

Être capable de distinguer « connaissance » et « recherche », c’est-à-dire de savoir ce qui relève du consensus et ce qui n’en relève pas, demande un grand nombre de compétences : outre du temps pour faire de la veille scientifique, l’accès aux bonnes sources d’information et surtout la capacité à les évaluer. La plupart d’entre nous sommes incapables de lire une étude épidémiologique ou clinique publiée en anglais dans The Lancet : ou du moins si nous sommes capables de la lire, nous sommes incapables de la lire avec suffisamment d’esprit critique. Je suis capable de lire à peu près n’importe quel texte d’économie avec de l’esprit critique, parce que c’est mon domaine de compétence (et encore, je me sens prétentieux en disant cela, vu l’immensité du champ de l’économie) ; j’en suis incapable en médecine. Donc, quand bien même j’aurais le temps pour lire des études « peer review », je ne serais guère plus avancé. La science est fondamentalement affaire de méthode : entre deux hypothèses concurrentes, c’est toujours la méthode qui, au final, tranche. C’est la méthode scientifique moderne qui a permis de dire que Démocrite, qui supposait l’existence des atomes, avait raison contre Aristote. Mais si vous êtes incapable d’évaluer la méthode, votre connaissance scientifique est de l’ordre de la croyance : vous le savez, mais vous ne savez pas pourquoi.  

Leçon 3 : comme la plupart des gens sont comme moi, vaguement compétents dans un domaine et nuls dans les autres, ils vont s’en remettre à des écrits vulgarisés de la recherche, du type « une étude a montré que ». Bien entendu, la qualité de ces écrits est très variable ils souffrent de nombreux biais car nous nous informons principalement aux sources d’information qui confirment nos préjugés, pour éviter la dissonance cognitive (schématiquement, un type de droite lit Le Figaro et un type de gauche Libération). Dès lors, en fonction de nos lectures et de notre capacité à faire preuve d’esprit critique, nous seront plus ou moins bien informés.

Leçon 4 : la confiance que nous accordons aux institutions scientifiques joue un grand rôle. « Je sais que c’est vrai » parce que j’ai confiance dans « la science », même si je ne sais pas vraiment comment cette connaissance a été obtenue, est un réflexe habituel. Mais si vous n’avez pas confiance dans les institutions productrices de légitimité scientifique (« L’INSEE trafique les chiffres de l’immigration »), et si, en plus, vos connaissances d’un domaine sont faibles, et si, encore, vous n’avez pas le temps de faire de la veille ou n’avez pas accès aux bonnes sources d’information (parce que, par exemple, vous ne lisez pas l’anglais), et si, enfin, vous ne saisissez pas bien la distinction entre recherche et connaissance, alors il y a tout lieu que vous soyiez perméable aux théories du complot. Evidemment, il y a un lien entre l’origine de notre information et notre degré de confiance dans les institutions scientifiques. Vous avez plus de chance de faire confiance aux chiffres de l’INSEE si vous lisez les publications de l’INSEE que si vous lisez « Fdesouche.com ».

Leçon 5 : tout ceci est rendu encore plus complexe par le fait que les résultats des recherches scientifiques ont très souvent des conséquences sur nos autres croyances, notamment morales, culturelles et métaphysiques. La science ne se contente pas de produire de gentilles propositions sur l’existence des atomes qui ne font de mal à personne : elle produit des savoirs qui peuvent s’opposer frontalement à des croyances religieuses (« la Terre est au centre de l’Univers parce que Dieu a placé l’homme au centre de la Création »), politiques (« les races humaines existent »), voire culturelles (« la grande littérature est supérieure à la culture populaire »). Ceci est vrai pour toutes les sciences mais particulièrement pour les sciences humaines et sociales, dont les résultats ont pour habitude de se confronter à toutes sortes de croyances populaires. Quelques exemples spontanés : la croyance en la méritocratie est challengée par les multiples travaux sur les inégalités ; la croyance dans la « République exemplaire » par ceux sur le racisme dans la police ; la croyance que pour résoudre la crise du logement, il suffit de bloquer les prix des loyers (et pour celle du chômage, partager le travail) par les multiples travaux économiques sur ces thèmes. Je pourrais encore citer les croyances sur les effets économiques de l’immigration, sur le rôle du salaire minimum dans le chômage des moins qualifiés, sur le déterminisme scolaire, etc.

Conclusion

Est-ce que les sciences sociales sont en capacité de remettre en question ces croyances populaires ? C’est peu probable. En tout cas, pas de manière massive. Toutes les leçons précédentes le confirment : parce que les consensus en sciences sociales sont souvent moins stables qu’en sciences de la nature ; parce que cela demande trop de temps et trop de compétences différentes pour se tenir raisonnablement informés de la recherche sur tous ces sujets ; parce qu’il y a trop de croyances politiques, morales ou culturelles en jeu : avec des enjeux aussi forts que la vie humaine, dans une situation de crise aussi violente où tout le monde cherche des réponses et subit de plein fouet des décisions gouvernementales basées sur ce qui est présenté comme un consensus scientifique, comment des théories du complot apportant des réponses à des questions fondamentales n’auraient-elles pas un grand succès ?  

D’autre part, même si l’ouverture d’esprit intellectuelle est très variable selon les personnes, nul ne peut accepter de remettre en question en permanence ses croyances morales, culturelles et religieuses (y compris les savants) : nous avons besoin de stabilité pour ne pas exploser émotionnellement, intellectuellement et psychiquement. Nous en avons besoin pour vivre.  Ainsi, se confrontent et se confondent dans notre esprit différentes sortes de croyances, différents niveaux de preuves, une capacité très variable à les évaluer, et beaucoup d’incompréhension sur les méthodes par lesquelles les connaissances scientifiques sont obtenues. Dès lors, peut être que la vertu la plus nécessaire en cette période est une certaine forme d’humilité : savoir dire qu’on ne sait pas, plutôt qu’une forme de dogmatisme scientifique toujours mal perçu. La formule peut prêter à sourire, mais peut être que si le gouvernement avait été plus humble dans sa communication (sur les masques en particulier), les théories du complot n’auraient pas un tel succès.  

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