Le public, le privé et la concurrence

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Le débat public vs privé est un archétype des débats gauche-droite. Il constitue en effet un terrain “idéal” dans le champ de l’affrontement des valeurs. A ma gauche, le désintéressement, le non-marchand, l’égalité d’accès, le service public, le bien commun. A ma droite, le profit, la cupidité, l’inégalité, l’exploitation, le marché. Changeons de regard : à ma gauche, l’inefficacité, la bureaucratie, la norme, la lenteur, le coût élevé, le mépris de l’usager. A ma droite, l’innovation, le service client, l’efficacité, la réactivité, le prix concurrentiel.

Ce sont là bien sûr des stéréotypes, quoique largement partagés. Il s’agit souvent d’oppositions de valeurs plus que d’échanges d’arguments : droite et gauche ne parlent pas de la même chose. Ainsi, la gauche ne va pas forcément contester que le privé soit plus efficace que le public, mais mettre en avant des valeurs jugées plus importantes que l’efficacité économique ou la rentabilité, comme l’égalité d’accès, le service public, le bien commun. De même, la droite ne nie pas nécessairement que le public soit conduit par ces valeurs, mais souhaite avant tout de l’efficacité économique. Il s’agirait donc, à première vue, d’un simple affrontement de principes, typique du champ politique.

Dans ce long article, nous examinerons successivement : ce qu’est l’efficacité économique (I) ; pourquoi elle est souvent associée à la concurrence et au secteur privé, et les arguments qui le justifient (II) ; le rôle critique de la régulation de la concurrence (III) ; le cas de la santé et de l’éducation (IV).

1. Qu’est ce que l’efficacité économique ?

Efficacité et efficience

On parle d’efficacité quand on atteint un objectif donné avec des moyens proportionnés, c’est-à-dire avec le minimum de moyens nécessaires. Quand j’étais étudiant en économie, j’avais appris cette formule fameuse : tuer un moustique au bazooka est efficace, parce qu’on atteint l’objectif ; le tuer avec une tapette à mouche est efficient, parce qu’on l’atteint en gaspillant beaucoup moins de ressources. Pour simplifier je parlerai ici simplement d’efficacité pour décrire la seconde situation.

L’efficacité dans les services publics

Puisque le concept d’efficacité se mesure en comparant un objectif à atteindre avec les moyens investis pour cela, il faut s’entendre sur l’objectif. Souvent, la notion d’efficacité est associée au secteur privé concurrentiel, on verra pourquoi. Pour autant, l’efficacité n’est pas absente du secteur non-marchand sans but lucratif.

Par exemple, si le but de l’Education nationale n’est certes pas de vendre quelque chose au meilleur prix, on peut lui attribuer différents objectifs et mesurer cela en regard des moyens investis. Mais quels doivent être les objectifs prioritaires ? Pourcentage d’élèves maitrisant tel niveau à tel âge ? Réduction de l’inégalité des chances scolaires ? Minimum d’élèves quittant le système sans diplôme ? On peut en dire autant de la plupart des services publics. Selon quel objectif clef va-t-on mesurer l’efficacité de la police, de la justice, de l’armée, des hôpitaux ? Selon ce qu’on regardera et qu’on jugera prioritaire, on trouvera ledit service plus ou moins efficace. L’Education nationale est souvent jugée médiocre, pas forcément parce qu’elle n’atteint pas un certain nombre d’objectifs, mais plutôt parce que les moyens investis sont considérables : avec un peu plus de 60 milliards sur 330, c’est de loin le premier budget de l’Etat (⁓20% des dépenses), même si les intérêts de la dette devraient bientôt le dépasser. Quoi qu’il en soit, cette question fort vaste et complexe de l’efficacité des services publics n’est pas l’objet de cet article. J’en avais déjà un peu parlé il y a quelques temps : Etat social : le grand paradoxe (mars 2019), Faut-il baisser les dépenses publiques (novembre 2019).

2. La concurrence, où l’efficacité dans le secteur privé

L’efficacité est souvent associée au secteur privé parce que le secteur privé est associé à la concurrence, et que la concurrence a tendance à produire “naturellement” de l’efficacité.

On peut déjà faire remarquer que contrairement au secteur public, l’objectif principal d’une entreprise dans un environnement concurrentiel est plus ou moins toujours le même : survivre et se développer, donc avoir des parts de marché (des clients), et si possible les augmenter. Cela implique toutes sortes d’objectifs secondaires tels que : faire de bons produits, améliorer leur qualité, avoir un prix adapté au marché, engranger du profit pour investir, embaucher des personnes compétentes, avoir une logistique efficace, améliorer son image de marque, etc.

Un peu de microéconomie

Les économistes défendent depuis longtemps (et de manière largement consensuelle) l’idée que, lorsqu’un marché est concurrentiel, la concurrence est efficace. Le sens du mot “efficace” diffère ici légèrement de ce qui a été dit plus haut, car on considère un marché dans son ensemble, composé d’un grand nombre de consommateurs et d’entreprises, et non plus l’objectif particulier d’une entreprise particulière. Cependant, l’idée générale est la même que dans l’histoire du bazooka.

Sans rentrer dans les détails ou le vocabulaire de la microéconomie théorique, l’analyse économique dit ici que le marché est efficace au sens où chacun y trouve le plus grand bénéfice personnel au coût le plus faible possible. En effet,  la confrontation de l’offre et de la demande produit un prix d’équilibre, et personne ne peut longtemps s’en écarter : les entreprises ne peuvent pas espérer un profit “indu” en vendant plus cher que le prix du marché car les consommateurs iraient acheter la même chose chez les concurrents, et  elles finiraient par disparaître ; les consommateurs obtiennent donc le produit qu’ils viennent chercher au meilleur prix qu’ils pourraient trouver, compte tenu des coûts de production dudit produit. Il n’est donc pas théoriquement possible de faire mieux, c’est-à-dire plus de profit pour les entreprises ou plus de pouvoir d’achat pour les consommateurs, que le marché concurrentiel.

D’un point de vue dynamique, la concurrence a aussi pour vertu la flexibilité en s’adaptant aux évolutions des préférences des consommateurs : selon le vieil exemple de Smith, si les consommateurs veulent moins de gants et plus de chaussures, le prix des gants baissera, celui des chaussures augmentera ; au bout d’un moment, l’offre finira par s’ajuster et le marché atteindra un nouvel équilibre, celui voulu par le consommateur : moins de gants et plus de chaussures. Le marché étant un système dynamique, les agents réagissent aux incitations monétaires : voilà une phrase qui résume une grande partie de ce que dit l’économie à propos de la concurrence.

Les exemples ne manquent pas

Cela peut paraître très théorique à première vue, mais trouve pourtant application quotidiennement : là où l’Etat s’est révélé incapable de fournir masques et gel hydroalcoolique pendant la crise sanitaire, le marché régla le problème en quelques semaines, toutes les entreprises en capacité logistique de le faire augmentant leur production, suivant une loi aussi basique qu’un cours d’économie pour débutant.

Plus généralement, les pays à économie de marché ont historiquement eu tendance à se développer beaucoup plus que les pays socialistes, où le recours au marché était très limité (vous avez compris l’euphémisme). Comme disait l’autre :

Je n’ai pas trouvé dans l’histoire documentée un seul cas où une région impliquant des millions de personnes peut être gérée sans un recours important au marché .

SOCIALISTS VENEZUELA NORTR CAMBODIA FICTIONAL UKRAINE yoREA CUBA COUNTRY -  iFunny Brazil

Les disciples d’Hayek ont depuis longtemps expliqué pourquoi : le marché reposant sur les décisions individuelles de milliers d’offreurs et de demandeurs qui ne se connaissent pas, il est plus à même de faire émerger l’information voulue (par exemple, celle que les gants ont moins de succès et que les consommateurs veulent des chaussures), car ce sont les prix qui jouent le rôle de coordination et de transmission des informations, ce qui pousse chacun à s’adapter, par rapport à un système bureaucratique lent reposant sur des normes rigides. Il y a un lien entre efficacité productive, division du travail et marché concurrentiel.

Le processus de décision publique, les incitations des dirigeants, ne relèvent pas d’une approche coût-bénéfice, mais d’une logique bien plus complexe qu’on ne comprend que très mal, dans laquelle interagissent des idéologies, des mécanismes politiques internes et externes, le poids du passé, etc. Ce problème existe aussi dans les entreprises du secteur marchand, mais avec un garde-fou : une entreprise qui s’obstine à préserver des activités qui lui coûtent plus qu’elles ne lui rapportent a tendance à être mise en difficulté par ses concurrents.  Alexandre Delaigue

3. Pas de concurrence sans Etat

L’Etat, ennemi de la concurrence et de l’efficacité marchande ? Pas vraiment. Tout ce qui précède n’est possible que si le marché a une structure concurrentielle, laquelle suppose un certain nombre de conditions qui n’ont rien de naturelles. L’opposition binaire entre Etat et marché, l’idée que le marché pourrait s’autoréguler, tout cela relève davantage de l’idéologie libérale que de l’analyse économique, du moins de l’analyse économique contemporaine.

L’échange est peut être inhérent à l’espèce humaine, mais un système de marché concurrentiel dans un pays industrialisé est très différent de quelques tribus de chasseurs-cueilleurs échangeant le fruit de leur journée. Le marché a une efficacité informationnelle si sa structure est concurrentielle, et sa structure est concurrentielle si un cadre normatif l’organise. La concurrence n’a rien de naturelle en ce sens que les entreprises préfèrent toujours éviter la concurrence que l’affronter. La discipline de marché, c’est bien, mais si on peut faire couler un concurrent par des méthodes moins honnêtes…

Pour qu’un marché concurrentiel existe, l’Etat doit donc constamment veiller au respect d’un grand nombre de normes.  Il le fait via des organisations spécifiques telles que l’Autorité de la concurrence (la Commission Européenne à l’échelle du continent), lesquelles ont un pouvoir de sanction envers les pratiques jugées “anticoncurrentielles” : abus de position dominante, prix prédateurs, ententes, dénigrement commercial… Paradoxalement, la concurrence “pure et parfaite” ne peut exister sans un puissant système administratif destiné à la mettre en œuvre : une caractéristique qu’on qualifie souvent “d’ordolibéralisme”. Dans un vieil article (2015)  m’intéressant au cas des taxis, j’avais trouvé une petite dizaine de raisons pour lesquelles toute concurrence, aussi bénéfique soit-elle, doit être régulée par les pouvoirs publics.

Quand la concurrence est impossible

Malgré cela, certains marchés n’atteignent jamais un état concurrentiel. C’est le cas par exemple des “monopoles naturels”, où la production se fait à fort coûts fixes (les investissements de départs pour produire une seule unité sont très élevés) et à coûts marginaux faibles. Dès lors, les petits acteurs ne peuvent survivre : production d’électricité, marché du médicament, télécoms, train… Sur de tels marchés, un oligopole voire un monopole apparaît souvent, ce qui est paradoxalement préférable car seuls les gros acteurs sont à même d’investir suffisamment pour continuer à produire et innover : une “guerre des prix” aurait tendance, sur ces marchés, à rendre impossible l’innovation.

Lorsque, comme sur le marché de la téléphonie mobile, la production n’est possible qu’après attribution d’une licence d’exploitation du domaine hertzien, les autorités peuvent même choisir le nombre d’opérateurs qu’elles jugent adéquat pour encourager la concurrence tout en soutenant la viabilité financière des opérateurs et leur capacité d’investissement. C’est ainsi qu’en 2008 l’Autorité de la concurrence s’est prononcé pour l’entrée d’un quatrième opérateur, qui sera effective en 2012 avec l’arrivée de Free. Qui entrainera un effondrement des prix, au grand bénéfice du consommateur.

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L’innovation est un point intéressant : les économistes prêtent souvent à la concurrence une autre vertu que le meilleur prix pour le consommateur ou la flexibilité du marché, celle d’encourager l’innovation. L’argument de base est plus ou moins toujours le même : si vous faites mieux que vos concurrents, vous leur prenez des parts de marché ; ils sont alors forcés d’innover à leur tour, et ainsi de suite, au bénéfice du consommateur qui obtient au fil du temps de meilleurs produits. Là encore, les exemples ne manquent pas, dans l’automobile, la téléphonie (qui se souvient de BlackBerry ?), l’informatique, etc.  Se dégage cependant un paradoxe : innover nécessitant de forts investissements, encourager l’innovation implique que l’Etat protège l’innovateur en lui accordant un brevet, soit un monopole temporaire de 10 ans (renouvelable une fois), pour éviter une pratique déloyale qui consisterait à voler l’innovation d’un concurrent. Dès lors, la concurrence encourage l’innovation… mais l’innovation conduit au monopole.

Les politiques de la concurrence qui visent à défendre le pouvoir d’achat du consommateur et en même temps encourager l’innovation ne sont donc pas forcément compatibles : pour encourager l’innovation, il faut accorder des monopoles temporaires et parfois limiter le nombre d’entreprises, tandis que pour favoriser le consommateur, il faut le plus d’entreprises possibles et éviter la formation des monopoles :  un paradoxe qu’avait parfaitement souligné l’économiste David Cayla (voir ici).

Le cas des entreprises publiques en concurrence

La concurrence est-elle réservée au secteur privé ? Un mot sur la différence entre mise en concurrence et privatisation, qu’on confond souvent. Une entreprise à statut public, c’est-à-dire possédé par l’Etat, peut tout à fait exercer sur un marché concurrentiel : statut public et monopole ne sont donc pas automatiquement liés. Si l’ouverture à la concurrence est très souvent défendue par les économistes, la privatisation ne l’est pas forcément. Ce sont deux choses différentes. Du moins en théorie. En pratique, l’Etat détient le plus souvent une participation modeste dans les entreprises exerçant sur des marchés concurrentiels, rarement plus de 15%.

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Si l’on regarde le cas des entreprises réellement publiques, c’est-à-dire détenues à plus de 50% (et souvent à 100%) par l’Etat, on voit qu’elles exercent rarement sur un marché vraiment concurrentiel. Il s’agit  souvent d’entreprises en monopole ou dominantes sur un marché : la RATP, la SNCF, La Poste, EDF, ou encore France Télévision. Soit pour des raisons historiques, soit le plus souvent parce que ce sont des monopoles naturels. Et tant qu’à avoir un monopole, autant qu’il soit public que privé.

Il est donc très rare (je n’ai aucun exemple en tête…peut être Naval Group, dont l’Etat détient plus de 60% ?) d’avoir une entreprise publique sur un marché concurrentiel “classique”. Et quand c’est le cas, ces entreprises ont toujours un statut administratif de société privée (société anonyme), et leurs salariés sont soumis à un droit du travail classique (droit privé). C’est d’ailleurs le cas de toutes les entreprises citées plus haut. On comprend bien pourquoi : pour être compétitive, une entreprise en concurrence ne pourrait absolument pas employer ses salariés au statut de fonctionnaire et la rigidité salariale qui va avec, peu compatible avec la flexibilité qu’impose la concurrence : si vos concurrents évoluent et pas vous, vous mourrez, ce qui arrive très souvent (il y a en moyenne 4000 faillites par mois en France). Et pas uniquement dans les PME, il suffit de comparer le top 10 ou 20 mondial des entreprises sur une période de quelques décennies pour s’en apercevoir.

En conséquence de quoi on ne trouve presque que des entreprises privées sur les marchés concurrentiels, le secteur public se résumant à quelques grosses entreprises sur des marchés spécifiques et stratégiques ou qui sont restés publiques pour des raisons historiques. Une entreprise publique peut rester un certain temps sur un marché concurrentiel si elle dispose d’un statut administratif privé et de la gestion qui va avec, mais cela fonctionne surtout dans les marchés de type monopole naturel. Le gros du secteur public se concentre dans ce que la plupart des gens ont en tête lorsqu’ils pensent au secteur public, le non-marchand sans but lucratif : régalien, santé, éducation nationale, qui restent en dehors d’une logique concurrentielle. C’est la raison pour laquelle on associe spontanément le secteur privé à la concurrence, bien que ce ne soit pas obligatoire en théorie.

4. Où faut-il de la concurrence ? Le cas de la santé et de l’éducation

Si l’on admet que la concurrence est efficace (même sous conditions, même avec l’intervention obligatoire de l’Etat), la question politico-économique devient : qu’est-ce qui, dans l’économie, doit être placé en régime de concurrence ? Qu’est-ce qui doit lui échapper ?

Il existe là un débat politique fort intense sur le champ de ce qui doit être exclu du régime de concurrence : pour un socialiste, de larges pans de la société doivent échapper à l’empire du marchand ; pour un libéral, seules les fonctions régaliennes (police, justice, armée, monnaie, politique étrangère) doivent s’y soustraire, et peut être quelques marchés éthiquement discutables telles que la vente d’organe ou la location de son utérus. Toutes les positions intermédiaires étant évidemment possibles. J’avais lu il y a longtemps le livre Pour une société sans Etat de David Friedman (oui, le fils de), qui défendait l’idée que tout pouvait être privatisé et mis en concurrence, même le régalien (spoiler : c’était pas du tout convaincant).

Dans l’OCDE la France est l’un des pays où le non-marchand occupe une large place : le secteur représente 30% des emplois (INSEE, 2019) et environ 20% de la valeur ajoutée (bien qu’elle ne soit pas du tout calculée de la même façon que dans le privé lucratif).

Source : Fipeco.

Où placer le curseur ? Je n’ai pas la prétention de trancher ici cette vaste question : mon point de vue global, largement partagé chez les économistes français, est  qu’il y a dans l’ensemble trop de  réglementations  qui restreignent la concurrence, souvent au nom de la défense du “petit producteur”, mais qui ont en fait l’effet inverse, en laissant des entreprises peu productives capter des rentes règlementaires au détriment du consommateur, lequel n’a pas à sa disposition de puissants lobbies ayant l’oreille attentive du gouvernement. J’en avais brièvement parlé dans la conclusion de cette note de lecture de l’excellent livre de David Spector : La gauche, la droite et le marché (2017).

Cela ne veut pas dire pour autant qu’on gagnerait à étendre la concurrence partout : je terminerai ainsi par une illustration de deux cas majeurs dans lesquels le public fait mieux que le privé, même du point de vue des rapports entre les fins et les moyens.

La santé

Comme on l’a dit précédemment avec l’exemple de l’éducation, il y a plusieurs manières de mesurer l’efficacité d’un système de santé. L’avantage de ce secteur est qu’il est souvent à la fois public et privé dans la plupart des pays de l’OCDE, des hôpitaux publics cohabitant avec des cliniques privées. A l’exception des Etats-Unis, c’est aussi souvent le cas du point de vue du système d’assurance santé, où une Sécurité sociale universelle publique cohabite avec un système de complémentaires privées.

Il y a donc un point de comparaison aisé qui est celui des frais de gestion à remboursement égal. Or, la Sécurité sociale a des frais de gestion inférieurs de plusieurs dizaines de millions d’euros à ceux des organismes complémentaires alors qu’elle rembourse… six fois plus de frais de santé ! Même si le sujet est extrêmement complexe (voir cette série d’articles du Monde), l’économiste de la santé Nicolas Da Silva estime ainsi qu’étendre la Sécurité sociale au détriment des complémentaires ferait économiser la bagatelle de près de 6 milliards d’euros au consommateur/contribuable français.

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A cela, on peut trouver plusieurs explications comme le fait qu’en matière de remboursement, la centralisation administrative est plus efficace que de multiples organismes dispersés, ou encore le fait que la Sécurité sociale n’a pas à faire des dépenses de marketing ou rechercher de nouveaux clients. Comme le souligne l’article de Libération dont est tiré le graphique ci-dessous :

à la différence de la Sécurité sociale, les complémentaires sont en effet en situation de concurrence et l’acquisition de nouveaux clients coûte cher : publicité, marketing, rémunération d’intermédiaires. Du côté administratif, du fait de leur taille inférieure, il est plus difficile pour les organismes privés de générer des économies d’échelles que pour la Sécurité sociale. Chaque cotisant qui quitte une mutuelle pour en rejoindre une autre engendre des frais administratifs des deux côtés. Les assurances privées ont par ailleurs, pour certaines d’entre elles, des actionnaires à rémunérer.

Les frais de gestion des complémentaires sont d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent que la France dépense un peu plus que la moyenne européenne en matière de santé. Comme on le voit dans le document ci-dessous tiré d’un rapport de France Stratégie, la France dépense 1 point de PIB en plus en moyenne, mais cet écart s’explique en grande partie par la rubrique “santé marchande et médicaments”, avec +1,4 points d’écart, alors que les dépenses hospitalières sont inférieures de 0,5 point à la moyenne.

Au niveau de l’OCDE, on retrouve  ce problème notamment lorsqu’on s’intéresse au cas des Etats-Unis, notoirement le seul pays de l’OCDE qui n’a pas de Sécurité sociale universelle. Or, c’est (de loin !) le pays qui dépense le plus par habitant en matière de santé :

 Figure 7.4. Health expenditure per capita, 2022 (or nearest year)

Et ce pour des résultats médiocres, puisque c’est l’un des pays riches avec la pire espérance de vie, le seul à ne pas atteindre les 80 ans ce qui est le cas de tous les pays européens sauf la Pologne et la Hongrie dont les PIB/habitant sont faibles. L’espérance de vie américaine se situe juste en dessous du Chili, un pays qui dépense….presque six fois moins que les américains en matière de santé !

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Bien entendu, les causes de cette situation sont multiples (armes à feu, drogues, obésité, accidents de la route…) et ne sont pas à chercher exclusivement dans le système de santé. Néanmoins, les autres indicateurs ne sont pas meilleurs (voir cet article) : les Etats-Unis ont une plus mauvaise mortalité infantile et maternelle que la France, moins de médecins par habitant, moins de lits d’hôpitaux par habitant, etc. Quant au taux de couverture, il est désastreux :

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Finalement, le cas américain est une illustration frappante qu’un système d’assurance santé entièrement privé et concurrentiel, censé être efficace, se révèle finalement beaucoup, beaucoup moins efficace qu’un système public universel, et ce, quel que soit l’indicateur retenu.

Le cas de l’école

L’école (on parle ici de l’enseignement primaire et secondaire, le supérieur est une autre histoire) est aussi un cas intéressant, car il existe un pays qui a appliqué littéralement les recettes libérales de mise en concurrence absolue : la Suède. Jusque dans les années 1990, 1% des Suédois fréquentaient une école privée. Aujourd’hui, ils sont 15% au primaire et 30% au lycée. En 1989, la Suède adopte la friskolereform, la réforme des écoles libres, qui s’inspire directement des préconisations de Milton Friedman sur le “chèque éducation”. L’idée est la suivante : on garde le financement public des écoles secondaires pour garantir à tous les citoyens une formation gratuite de base, souhaitable aussi bien politiquement que économiquement ; mais pour obtenir les bénéfices de la concurrence et éviter le monopole public sur l’éducation, l’Etat distribue à chaque élève un “chèque éducation” qu’il dépensera comme bon lui semble dans l’école qu’il souhaite. Ainsi, on encouragera une saine compétition entre écoles pour améliorer le système éducatif.

Notez bien les différences avec le système français : en France, il existe bien un vaste enseignement secondaire privé (un peu moins de 20% des élèves) mais les établissements sont obligatoirement à but non lucratif et s’engagent à suivre les mêmes programmes que l’enseignement public, l’Etat exerçant le même contrôle sur les enseignants. Même s’ils conservent leur “caractère propre” (souvent catholique), ils ont l’obligation d’accueillir tous les élèves sans distinction d’origine, de croyance ou de religion (loi Debré). En contrepartie, leurs enseignants sont recrutés et payés par l’Etat de la même façon que dans le public, ils sont administrativement assimilés fonctionnaires sauf pour la retraite (loi Censi). Le scolaire hors contrat quant à lui fait ce qu’il veut, mais ne reçoit aucun argent public, et reste marginal : de l’ordre de 75 000 élèves, quand les écoles privées sous contrat en accueillent 2,2 millions.

En Suède en revanche, le chèque éducation est versé à l’école dans laquelle vous êtes inscrit, peu importe qu’elle soit ou non à but lucratif. De vastes conglomérats cotés en Bourse, dont certains à capital-risque, ont surfé sur la vague des réformes : AcadeMedia (100 000 élèves en Suède, Norvège, aux Pays-Bas et en Allemagne, 24 millions d’euros de profits au troisième trimestre 2023,  15,5 millions d’euros promis à ses actionnaires) ou encore JPEducation, dont la faillite a laissé 11 000 élèves et un millier d’enseignants sur le carreau.

Le problème des asymétries d’information

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : l’enseignement suédois reste globalement de bonne qualité, en témoigne ses résultats PISA, légèrement supérieurs à ceux de la France. Ainsi, les Suédois restent globalement favorables à leur système libéral, mais ils sont une majorité à souhaiter supprimer la possibilité légale de faire des profits dans l’enseignement.

Cependant, tout comme le système de santé américain, la réforme suédoise de l’éducation illustre la difficulté à installer un système concurrentiel en présence d’asymétries d’information. Ce vieux concept économique illustre le cas où, sur un marché, l’offreur et le demandeur ne disposent pas de la même information au même moment, notamment sur le produit vendu. Ainsi, en matière d’assurance santé, l’assuré connait son état de santé, mais pas son assureur. Pour faire du bénéfice, l’assureur doit minimiser la proportion de clients malades. Il va alors dépenser d’importants frais administratifs (type questionnaires de santé) pour éviter les clients en mauvaise santé, ce qui augmente la prime moyenne.

Cela peut conduire à ce que les économistes appellent la sélection adverse : les malades ont désespérément besoin d’une assurance santé mais n’en trouvent pas à un prix accessible, tandis que les bien-portants peuvent être incités à ne pas s’assurer, estimant les coûts trop élevés pour leur situation. Le système est alors à la fois trop coûteux et pas efficace. La solution à ce problème est souvent d’imposer une régulation pour forcer les agents qui détiennent une information à la fournir à la tierce partie : contrôle technique obligatoire dans l’automobile, DPE dans les logements, normes de standardisation des produits, et ainsi de suite. Dans la santé, le mieux reste encore d’obliger tout le monde à souscrire à l’assurance, c’est le principe de la Sécurité sociale universelle.

En matière d’éducation, on peut aussi mettre en évidence une asymétrie d’information : l’offreur (ici l’établissement) connait mieux son produit que le demandeur (la famille) car il est toujours difficile d’évaluer la qualité d’un enseignement de l’extérieur. En l’absence d’un “label qualité”, c’est-à-dire d’un système étatique de contrôle de la qualité des cours, la concurrence peut rapidement virer à l’anarchie et au moins-disant éducatif, comme cela a été le cas en Suède, car la réforme n’a pas été accompagnée d’un contrôle suffisant des autorités publiques. Ainsi, les Suédois ont pu observer que les écoles privées avaient tendance à gonfler artificiellement leurs notes pour attirer les meilleurs élèves et garantir de meilleures chances d’accès à l’enseignement supérieur, pendant que la ségrégation scolaire explosait : les écoles ayant la possibilité de refuser des élèves, l’écart entre les moins bons établissements (qui accueillent le public défavorisé) et les meilleurs s’est fortement creusé. De plus, la Suède n’ayant pas non plus un système de recrutement national des enseignants, certaines écoles privées ont rogné sur ce budget, en recrutant plus d’enseignants contractuels (deux fois plus que dans le public) ou moins bien formés. L’article du Monde que j’ai partagé ci-dessus évoque même une “prime versée aux établissements capables de réduire l’espace utilisé pour chaque élève à moins de 8 mètres carrés” !

Conclusion

La concurrence, c’est bien, mais pas toujours.

2 réflexions sur “Le public, le privé et la concurrence

  1. Toujours autant passionnant Vianney
    Tu es prêt pour écrire des manuels d’économie
    Bravo à toi
    Tu es un excellent prof
    Te lire est limpide claire et toujours très instructif
    Bisous Dad

    Envoyé à partir de Outlook pour iOShttps://aka.ms/o0ukef

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