Note de lecture : Cours de philosophie politique, par Blandine Kriegel

Cours de philosophie politique - Poche - B. Kriegel - Achat Livre | fnac

Cours de philosophie politique promet ce que le titre annonce : il s’agit d’un excellent petit condensé sur les thème des démocraties, synthétisant dans une langue absolument limpide les enjeux et les débats de chaque point important : l’Etat de droit, les droits de l’homme, républiques et démocraties, Etats-nations et nationalismes, etc. S’agissant de la retranscription de séances de cours que l’autrice (une philosophe et politologue assez peu connue) a donné à l’Université de Moscou dans les années 1990, il s’agit d’une vraie réussite. Bien sûr, le texte n’a rien de très original et celui qui a déjà suivi quelques leçons en matière de droit constitutionnel ou de philosophie politique n’apprendra pas grand chose. Mais il a le grand mérite de la synthèse courte, claire et précise.

I. Etat de droit, démocraties et droits de l’homme

Dans la première partie, Kriegel rappelle les fondements des démocraties, tant historiques que philosophiques et juridiques. Elle rappelle comment les révolutions du XVIIIème siècle, d’abord l’américaine (1776) puis la française (1789) ont peu à peu imposé l’idée de droits fondamentaux (droits naturels) : cette idée selon laquelle tous les hommes sont dotés dès la naissance de droits inaliénables tels que la liberté de culte ou d’expression.

Kriegel fait une distinction judicieuse entre droits-libertés et droits-créances. Les droits-libertés, ce qu’on entend le plus souvent par droits fondamentaux, c’est-à-dire les domaines dans lesquels la puissance publique s’interdit d’intervenir, ou dans les proportions les plus restreintes possibles : ainsi de la liberté d’expression. Selon l’adage révolutionnaire français, elle s’arrête là où commence celle des autres ce qui signifie que tout est permis sauf ce qui est expressément interdit par la loi (art.5 DDHC 1789), c’est-à-dire “l’abus de la liberté d’expression” qui “trouble l’ordre public” (art. 10 et 11 du même texte). Pour garantir la liberté d’expression, l’Etat doit s’abstenir d’y légiférer, ce que la Constitution américaine (1er amendement du 15 décembre 1791) traduit très bien par la formule Congress shall make no law (Le Congrès ne fera aucune loi qui…).

Les droits-créances sont beaucoup plus tardifs que les droits-libertés : il s’agit à l’inverse de droits que l’on exige de l’Etat, ce qui suppose une intervention directe, au moins financière. Ainsi des droits au logement, au travail, à la santé, à une retraite… qui se développent dans le cadre des mutuelles ouvrières d’abord (fin XIXème), puis plus largement dans l’extension d’une Sécurité sociale universelle dans la plupart des pays développés, en particulier en France, à partir de 1946.

Citant Hobbes et Spinoza, Kriegel rappelle que le premier des droits de l’homme est le droit à la sûreté (art 2 DDHC), lequel signifie la sécurité de la vie garantie par la loi, ce qui met fin au cycle infinie des vengeances interpersonnelles des sociétés tribales. Le droit à la sûreté, avance Kriegel, requiert que le pouvoir politique n’ait pas droit de vie et de mort sur les citoyens, ce qui s’oppose jus vitae necisque de l’empereur romain et plus généralement du chef de famille dans la Rome antique : il s’agit donc d’un droit anti-esclavagiste qui borne les limites de la puissance souveraine : les Etats sont sous la dépendance du droit et non l’inverse. Il exige cependant un Etat suffisamment puissant et stable pour assurer concrètement la paix civile (le Leviathan dans la pensée de Hobbes).

Kriegel développe ensuite avec Spinoza et Locke les autres droits fondamentaux, en insistant sur le fait que ceux-ci peuvent se déduire de la raison seule (il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour penser la liberté), même s’ils dérivent souvent d’un type de disposition philosophico-théologique qui est d’inspiration chrétienne : pour penser l’égalité en effet, il est nécessaire d’accorder à chaque être humain la même valeur morale, c’est-à-dire de concevoir l’humanité toute entière comme une réalité unique, sans différence de nature entre les nations : ceci est très conforme à la pensée chrétienne (paulinienne en particulier), mais très contraire à la majorité des penseurs et des cultures antiques, selon lesquels il y a des droits individuels, ceux des maîtres en particulier (la minorité citoyenne des hommes libres dans la démocratie athénienne par exemple), mais en aucun cas des droits de l’homme universels. Les droits de l’homme ne viennent pas des droits de Rome (Michel Villey) mais bien du christianisme ; en même temps, pour que les droits de l’homme s’épanouissent vraiment, il a fallu s’émanciper de la tutelle de l’Eglise et développer la liberté de conscience, qui implique l’indépendance de la vie civile par rapport à la vie religieuse. Processus qui a pris plusieurs siècles…

La fin de la première partie est constituée d’une interrogation assez classique mais parfaitement claire autour de la distinction entre république et démocratie, c’est-à-dire du meilleur type de régime pour assurer les droits fondamentaux. On peut la résumer en disant que pour Kriegel, contrairement au célèbre texte de Debray, démocraties et républiques ne s’opposent pas vraiment : la république détermine l’objet de la vie civile, c’est-à-dire l’intérêt général ou le bien commun (la recherche de la vie bonne, eu zen chez Aristote), alors que la démocratie détermine le sujet de la vie civile, ce qui la gouverne, la dirige. D’un côté le quoi, de l’autre le qui. Certes, pour reprendre Debray, “une république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en bordel. Une tentation autoritaire guette les républiques incommodes, comme la tentation démagogique les démocraties accommodantes”, mais en réalité tout régime démocratique est républicain : il n’y a aucune république possible en dehors d’une démocratie garantissant au sujet de droit (le citoyen) des droits fondamentaux.

En même temps, la France en particulier a développé sa conception spécifique de la citoyenneté républicaine, insistant en dernière instance sur la raison, ce qui explique l’importance donnée à l’instruction publique et à l’Education nationale. Il y a toujours l’idée latente chez nous que “ce qui définit d’abord et avant tout le citoyen civilisé, c’est son entendement et sa culture. Un homme qui n’est pas véritablement policé par l’instruction civile et par le savoir demeure un barbare. La grandeur d’une telle conception est d’avoir contribué au développement de l’instruction et d’avoir été responsable de l’alphabétisation et du progrès culturel, d’avoir su transformer les hommes en citoyens. Mais sa limite est d’ôter aux peuples, réputés barbares, l’appartenance à l’humanité [justifiant ainsi la colonisation], tout en enlevant aux pauvres en esprit la participation à la citoyenneté [voire aux pauvres tout court avec le suffrage censitaire, jusqu’en 1848 et masculin jusqu’en 1944]”.

II. Droits des Etats vs droits de l’homme vs droits des peuples ?

La deuxième partie s’intéresse au concept de Nation et cherche à articuler trois types de droits : les droits de l’homme qu’on vient de voir mais aussi les droits des Etats dans le cadre de l’ordre international, enfin les droits des peuples.  En effet Kriegel admet l’intérêt légitime des Etats (notamment via le concept de souveraineté) mais aussi l’intérêt légitime des peuples, lequel inscrit le droit dans une histoire, une géographie et une culture :

Le rationalisme abstrait, l’universalisme abstrait des Lumières avaient cru possible de construire la civilité par le seul serment de la citoyenneté : par ce pacte que David a représenté génialement, anticipant dès 1784 dans Le Serment des Horaces la civilité républicaine. Le Romantisme objecte ici qu’un peuple n’est pas seulement un contrat. Objection si forte que les républicains les plus attachés à la tradition du XVIIIème siècle ne pourront que l’introjeter. Mais cette objection légitime du principe des nations et du droit des peuples a connu sa déviation et sa pathologie qui ont conduit les nations au nationalisme. (…) A la vérité, aucune nation européenne du XIXème n’a été véritablement préservée du nationalisme, même si certains pays s’y sont adonnés, avec le pangermanisme et le panslavisme, avec plus de ferveur que d’autres… Quel est le principe du nationalisme qui a trouvé son expression radicale dans les fameux Discours à la nation allemande de Fichte (1808) ? Le principe du nationalisme est double : il absolutiste et éternise le principe de la nation.

Pour Kriegel, les droits de l’homme sont premiers parce qu’ils garantissent l’individualité de la personne humaine, disposant d’un agir et d’une conscience propre que l’Etat ne saurait entraver. Ils sont le fondement de la démocratie.

La nation est quant à elle le “lieu où se déploie l’histoire et où se manifeste le développement (…) le cadre du déploiement de la nation est celui du développement politique. L’universel ne peut être l’attribut du développement national parce que celui-ci emprunte toujours des voies insolites, aléatoires, particulières.”

Le droits des Etats, enfin, introduit l’idée d’un ordre international et rejette l’idée impériale autant que l’idée féodale. Cela suppose la reconnaissance de la pluralité des Etats dont les relations doivent être régies par le consentement et par le pacte ; cela suppose également la prééminence de la politique intérieure sur la politique extérieure, la suprématie de la dimension civile sur la dimension militaire.

A ce stade Kriegel, en bonne constitutionaliste, introduit et assume une hiérarchie très claire : d’abord et en premier, les droits de l’homme. Ensuite les droits des peuples. Enfin les droits des Etats. Réconcilier des principes parfois irréductibles impose de garder cette hiérarchie en tête. Les droits de l’homme abstraits en dehors d’un cadre national sont impossibles, parce que ce n’est pas ainsi que s’écrit l’histoire des hommes. Mais le droit des peuples ou celui des Etats sans les droits de l’homme produisent des dérives terrifiantes : nationalismes, totalitarismes, autoritarismes.

Conclusion

Kriegel aborde d’autres points sur la liberté moderne ou le développement politique européen qui sont très intéressants mais déborderaient le cadre de cette courte synthèse. Je me contenterai pour finir d’en recommander la lecture, en particulier pour ceux qui sont peu familiers avec le concept de démocratie !

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