Discours sur la méthode

Deux citations illustrent mon état d’esprit en ces lieux.

La première, de Charles Péguy dans un de ses Cahiers, transcrit la curiosité (dans le sens de soif de connaissances), en un mot, la passion pour les choses de l’esprit qui m’anime : « Je plains tout jeune homme qui ne s’est pas encore passionné pour ou contre la liberté, pour ou contre le déterminisme, pour ou contre l’idéalisme, pour ou contre la morale de Kant, pour ou contre l’existence de Dieu ».

La seconde, de Jacob Neusner, affirme que « Ce que vous ne pouvez pas démontrer, vous ne le savez pas ». Elle vise à souligner l’importance que j’accorde à la rigueur de la méthode, malgré le fait que nous sommes sur un blog, sur internet, et pas dans les grandes pages d’une revue scientifique à comité de lecture. Dans la page de présentation du blog, j’ai dit que j’avais tendance à traiter des sujets de fond plutôt que des commentaires de l’actualité, même si l’actualité m’inspire souvent et que je fais parfois quelques billets d’opinion. Je voudrais ici développer une réflexion plus aboutie.

Il n’y a pas d’objectivité absolue

La Terre tourne autour du soleil, les atomes existent : ce sont des faits objectifs. Ils existent par eux-mêmes, indépendamment de notre conscience, indépendamment de notre façon de les percevoir. Il y a une réalité objective. Pourtant, il ne peut y avoir de connaissance objective. En effet, la réalité objective est toujours perçue par des sujets, et leur perception a un degré d’adéquation avec la réalité plus ou moins important ; cette adéquation n’est jamais parfaite, cette perception jamais optimale puisqu’il n’existe pas de sujet omniscient, aucun point de vue de nulle part. C’est sans doute Kant qui a le mieux résumé le problème : s’il  y a des réalités objectives, l’entendement, c’est-à-dire la façon de percevoir et ordonner ces réalités, n’est jamais parfaitement objectif. Dès lors, si l’on définit l’objectivité de façon stricte, c’est-à-dire comme une connaissance indépendante de tout sujet connaissant, la conclusion s’impose : l’objectivité n’existe pas. Toute connaissance est toujours incarnée. Elle est nécessairement le fruit de recherches humaines, de réflexions humaines, de tâtonnements et d’erreurs tout aussi humaines. La science est construite, formalisée, énoncée, développée, défendue par des êtres humains. N’en déplaise à Descartes, il n’y a pas de connaissance indépendante du sujet, ferait-il preuve de la plus grand prudence. La connaissance objective est la connaissance débarrassée du sujet et, dès lors, le seul être humain objectif est… mort.

…mais la science n’est pas le café du commerce

Dire qu’il n’y a pas objectivité absolue ne signifie pas qu’il n’y a pas d’objectivité tout court, ou, du moins, qu’il est impossible d’atteindre une certaine objectivité, une objectivité relative, plus à notre portée. Si c’était le cas, la science n’aurait aucune prévalence sur l’opinion, la démonstration serait similaire au préjugé, et la connaissance équivalente à la croyance, comme le pensait David Hume. Mais alors comment expliquer l’efficacité même de la science ? Les sciences, surtout sociales, reposent en partie sur des hypothèses philosophiques différentes et in fine sur des oppositions politiques. Pierre Bourdieu lui-même disait : « On ne peut pas tuer un théorème en disant : il est de droite. Or on peut tuer une théorie sociologique ou historique en disant : elle est de droite. » Est-ce que cela veut dire qu’on peut soutenir tout et son contraire avec la même rigueur et le même degré d’objectivité, que toutes les opinions se valent, que la vérité « objective » est une simple confrontation des subjectivités et le débat intellectuel, rien d’autre qu’un échange d’opinions  ? Certainement pas. Écoutons ce que dit le grand philosophe des sciences Jacques Bouveresse :

Si l’on abandonne l’idée de vérité objective, ce qui décidera en fin de compte est la force des gros bataillons. (…) Ce qui distingue précisément la science des autres systèmes de description et d’explication du monde, notamment religieux et philosophiques, est qu’elle  dispose de méthodes qui lui permettent de parvenir à des vérités que tout le monde est prêt à accepter et finit par accepter dans les faits, vérités sur lesquelles chacun est prêt à parier sa vie quotidiennement : l’homme d’aujourd’hui, chaque fois qu’il monte dans un train ou un avion, se fie à peu près aveuglément à certaines lois naturelles, dont il est bel et bien convaincu que la science a réussi à établir la vérité objective. Cela ne l’empêche pas forcément de professer simultanément une sorte de scepticisme de principe à l’égard des assertions de la science en général. Pour peu qu’il ait entendu le discours que tiennent les philosophes et les épistémologues postmodernes, il peut très bien se sentir obligé de dire que les vérités de la science, comme on les appelle, ne sont rien de plus que des sortes de mythes ou des constructions sociales, plus ou moins arbitraires, auxquels il est impossible d’attribuer une objectivité et une universalité quelconques.

Jacques Bouveresse

L’enjeu des scientifiques quels qu’il soient est de rendre raison de leurs idées en les fondant sur un haut degré d’objectivité, donc de preuve. Qu’est-ce qu’une connaissance scientifique, au fond ? Une croyance qui repose sur des preuves. Karl Popper, dont les travaux épistémologiques ont pourtant conduit a relativiser nettement la prétention des sciences à produire des énoncés certains, a affirmé que tout travail scientifique est un travail dirigé vers le développement de la connaissance objective. Être objectif en ce sens, ce n’est pas développer une connaissance qui serait parfaitement indépendante du sujet connaissant, mais plus modestement faire preuve du maximum de rigueur dans la collecte des preuves et dans la démonstration pour que la connaissance ainsi obtenue soit convaincante, solide, plus fiable que l’opinion du quidam (et parfois même contraire à celle-ci), avec un degré de fiabilité parfois si élevé que, dans certains cas, la connaissance peut être qualifiée d’universelle (exemple : la loi de la gravitation). Le relativisme est nécessaire, mais un relativisme intelligent, éloigné de l’acception vulgaire de ce concept : toute connaissance humaine est relative à quelque chose (une histoire, une époque, des personnes, etc.), et aucune théorie ne peut entièrement expliquer le réel.

La connaissance scientifique, que ce soit en physique, en histoire ou en économie, est toujours un peu personnelle (et davantage en économie qu’en physique) ; elle n’est pas subjective pour autant. L’objectivité en science est un « impossible nécessaire », comme disent les philosophes : il est impossible de l’atteindre mais la science est sans cesse tendue vers ce but, et doit sans cesse essayer de l’atteindre. Sur le chemin, l’objectivité se trouve surtout dans les méthodes :  est objective une connaissance objectivement appréhendée, c’est-à-dire obtenue avec une méthode fiable (théorique et empirique). La science, même sociale, est objective tant qu’elle est rigoureusement fondée, contrairement à l’opinion du café du commerce.

C’est l’objectivation qui domine l’objectivité ; l’objectivité n’est que le produit d’une objectivation correcte. (…) Pas de rationalité à vide, pas d’empirisme décousu.

Gaston Bachelard

….et n’a pas à être neutre

On ne demande pas aux chercheurs d’être neutre. Être neutre signifie une absence d’engagement vis-à-vis de l’objet qu’on étudie, une absence de projection de ses valeurs sur l’objet d’études. En sciences, la neutralité est tout aussi illusoire que l’objectivité, et pour au moins deux raisons :

  • d’abord parce que la science repose sur des valeurs fondamentales non justifiées, ce sont les valeurs scientifiques : honnêteté et curiosité intellectuelle, rigueur, esprit critique, recherche de la vérité, et même au-delà tout une axiologie scientifique : notions de « plausible », de « cohérent », de « raisonnable », de « logique » (cf. principe d’Ockham), etc.
  • ensuite parce que les scientifiques sont des êtres humains, marqués par leur histoire et leur socialisation, qui a grandement déterminé leur carrière et les objets de recherche qu’ils ont choisi. On pourrait penser que rien n’est moins neutre a priori qu’un chercheur qui a lui-même choisi son objet d’étude : c’est déjà  un engagement, souvent passionné, vis-à-vis de l’objet qui déroge forcément à la neutralité. Le risque est d’autant plus élevé dans les sciences sociales où l’être humain étudie l’être humain : il y a donc plus de risques de projeter son affect ou ses valeurs sur l’objet d’études. Mais les sciences de la nature n’y échappent pas : les institutions et les communautés scientifiques y sont marqués, comme ailleurs, par des querelles de personnes, de valeurs ou d’égo, par des débats politiques, des confusions entre normatif et positif, la recherche de notoriété voire de sensationnel (le fameux « une étude a montré que »), des oppositions théoriques ou générationnelles, l’enjeu des carrières, des postes et des budgets, bref, par tout ce qui constitue le quotidien pratique de la science, loin d’une neutralité épistémique idéalisée.

Célèbre d’emblée [grâce à une découverte], il ne restait plus au médecin Parapine jusqu’à sa mort, qu’à noircir régulièrement quelque colonnes illisibles dans divers périodiques spécialisés pour se maintenir toujours en vedette. Le public scientifique sérieux lui  faisait à présent crédit et confiance. Cela dispensait le public sérieux de le lire. S’il se mettait à critiquer ce public, il n’y aurait plus de progrès possible. On resterait un an sur chaque page. Louis Ferdinand Céline

Que l’on prenne, pour seuls exemples, la question du nucléaire en physique, des pesticides dans l’alimentation en chimie et biologie, des causes du cancer en médecine, des adjuvants dans les vaccins, etc. Qui peut croire que la science est neutre ? La pratique de la science à plus à voir avec un amour intellectuel quasi-mystique d’un problème donné et des discussions qu’il implique que de l’application pointilleuse d’un manuel de méthodologie !

Le seul moyen d’accéder à la science, c’est de rencontrer un problème, d’être frappé par sa beauté, d’en tomber amoureux, de lui faire des enfants problèmes, de fonder une famille de problèmes. Karl Popper

La bonne nouvelle, c’est que la neutralité de la science n’a guère d’importance. Comme on l’a longuement justifié supra : ce qui compte, c’est l’objectivité, c’est-à-dire la rigueur, et non la neutralité. Heureusement que les chercheurs sont passionnés ! Heureusement, du reste, qu’on ne demande pas aux historiens de la seconde guerre mondiale d’être personnellement « neutres » vis-à-vis du nazisme ! Un scientifique n’a pas à être neutre si ses travaux prouvent qu’il est objectif, c’est-à-dire qu’il est rigoureux dans l’argumentation.

Comment être rigoureux ?

L’objectif de ce blog est d’argumenter sur tout sujet qui m’intéresse, en visant la plus grande objectivité possible. Je n’ai évidemment pas la prétention d’user du formalisme des scientifiques de profession, n’étant pas chercheur et ayant aussi, comme objectifs parallèles, le plaisir de la lecture et la défense de mes idées. Naturellement, je ne suis pas neutre, et puisqu’il s’agit de mon blog, je n’hésite jamais à donner mon opinion, sans m’interdire de temps à autre quelques sarcasmes bien dans la veine des débats sur internet. Je gagne en légèreté ce que je perds en neutralité.

Pour être très modestement objectif, je tiens à ce que mon opinion soit fondée, argumentée. Il y a évidemment les valeurs évoquées plus haut qui servent l’objectivité : l’honnêteté intellectuelle me semble être la valeur la plus importante : ne pas masquer les faits adverses, étudier sérieusement les hypothèses contraires à nos préjugés, reconnaître un argument inattendu quand il se présente, savoir tirer les conclusions logiques des données, y compris contraires à notre opinion, faire un effort sincère pour modifier son point de vue si nécessaire. La seconde, essentielle, est l’humilité. Reconnaître ses erreurs et ne pas se croire plus important qu’on ne l’est, ne pas mépriser les opinions différentes, garder en tête que même après 10, 15 ou 20 ans d’études d’un sujet, ce qui nous reste à découvrir est toujours plus important que ce qu’on sait.

La vertu serait trop fragile sans méthode,  et je conclurai sur les principes de base que j’ai rappelé dans un article à portée épistémologique : d’abord et avant tout la précision du langage, en choisissant les mots avec soin, en construisant correctement les phrases, en faisant preuve de logique dans la rhétorique, en usant du bon vocabulaire, en posant correctement les problématiques (on ne peut pas apporter une bonne réponse à une question mal posée) : la science s’exprime toujours avec dans une langue vivante et l’on devrait veiller avec la même rigueur au choix des mots qu’au choix des paramètres d’une équation.  Ensuite utiliser des données factuelles, présentées de façon cohérente, théorisées de façon pertinente avec des arguments falsifiables ; et se tenir aussi éloigné que possible de tous les sophismes. J’en avais noté huit : confusion entre normatif et positif, utilisation d’un vocabulaire connoté, manque de fiabilité des sources, renversement de la charge de la preuve, généralisation hâtive, popularité, ad hominem, faux dilemme. Il y en a beaucoup d’autres.

Pour moi l’objectivité, c’est tout à la fois une attitude (la prudence et la curiosité), une méthode (celle de la science, ou du moins de la raison) et une éthique (l’humilité et l’honnêteté intellectuelle).

Une fois qu’on a pensé quelque chose, se demander en quoi le contraire est vrai. Simone Weil