États-Unis vs Europe : la grande divergence


Source : fipaddict

Les Américains sont désormais beaucoup plus riches que nous

Au début des années 1980, le PIB français par habitant représentait environ 90% de son équivalent américain. Depuis ce chiffre n’a cessé de baisser pour atteindre 70%. Les Américains sont donc 30% plus riches que nous. Ce qui est valable pour la France s’applique plus généralement à l’échelle européenne : le PIB par habitant américain était environ 25% plus élevé que l’européen dans les années 1990, contre 35% plus élevé aujourd’hui.

Si les chiffres en pourcentages ne donnent pas forcément une idée claire, prenez les chiffres en dollars : le PIB/habitant américain dépasse désormais les 75 000$ par an là où l’européen est à 57 000 (similaire dans la zone euro), soit un écart de près de 20 000$ annuels, l’équivalent d’un SMIC français. On parle ici du PIB réel en parité de pouvoir d’achat (PPA), donc les remarques sur les différences de monnaie et d’inflation ne s’appliquent pas.

Certes, nous continuons de nous enrichir, mais ils le font bien plus vite, ce qui accroit l’écart entre nous. Ce décalage n’est pas nouveau, mais il est désormais généralisé et est valable pour tout : on met 1 million dans un film quand ils en mettent 100, 5000€ dans un colloque universitaire là ils en mettent 50 000, la voiture la plus vendue en 2023 aux Etats-Unis (Ford Série F), coûte presque 40 000$ dans son modèle de base alors que le best-seller français (Peugeot 208), en vaut moitié moins, et tout est à l’avenant.

Ford Série F Super Duty 2023 : le roi...encore! - Guide Auto

Les prix étant toujours corrélés aux salaires, c’est dire l’écart de revenus qui sépare désormais les deux continents.

Un écart salarial qui touche toutes les classes sociales

Je passe sur les habituels « gnagnagna le PIB ne mesure pas le bonheur » : chacun le sait, et le PIB n’a jamais été conçu pour cela. En attendant, c’est encore le meilleur indicateur pour savoir ce que vous pouvez mettre dans votre frigo ou votre appart.

Quant aux inégalités, c’est une nuance plus sérieuse : c’est tout à fait exact que les inégalités américaines sont bien plus élevées que les européennes, surtout si l’on compare avec la France. Or par définition plus il y a d’inégalités, plus les revenus moyens sont tirés vers le haut. Néanmoins, à  ce niveau d’écart, l’argument perd en pertinence car toutes les classes sociales sont concernées.

Prenons d’abord le bas de l’échelle. Certes, le salaire minimum fédéral américain reste très faible (7,2$ de l’heure, Biden n’ayant pas tenu sa promesse de le relever à 15$), mais seuls 2% des américains sont à ce niveau de salaire, contre presque 20% des salariés français au salaire minimum (9,2€).  Un factory worker (ouvrier) américain gagne en moyenne 40K par an, contre environ 20K pour un Français.

Le milieu de l’échelle : le salaire moyen d’un enseignant de lycée en France après 15 ans d’expérience ? 3600$ PPA par mois. Aux Etats-Unis ? 5500$, soit moitié plus. Cinq mille euros par mois pour un enseignant en France, c’est ce que peuvent toucher une poignée d’agrégés de classe préparatoire en fin de carrière avec des heures supplémentaires, certainement pas le salaire moyen. Une infirmière américaine ? 6500$ en moyenne, les Etats les moins généreux payant environ 65 000$ par an, la Californie le double. Un revenu que là encore, seules une poignée d’infirmières françaises peuvent espérer atteindre, en étant en libéral et avec pas mal d’heures.

Sans surprise, plus on monte dans les qualifications, plus les écarts s’envolent. 100 000$ par an, un salaire touché par une infime minorité de Français (environ 2%) concerne rien de moins que 20% des ménages américains ! Quant au top 1%, il touche environ 90 000$ en France, contre… 400 000 aux Etats-Unis. Ne vous étonnez pas que pratiquement aucun chercheur, ingénieur, informaticien, cadre d’envergure ne travaille ici quand n’importe quelle université, grosse PME ou start-up de la tech vous paiera quatre, dix, vingt fois plus qu’en France. La France se réjouit régulièrement de ses prix Nobel en oubliant qu’un grand nombre d’entre eux (heureusement pas tous) ont fait leur carrière hors de France.

L’Amérique peut désormais regarder l’Europe comme une zone du tiers monde. L’expression est un peu exagérée, mais pas tant que ça : 35% d’écart de revenu par habitant, c’est celui qui existe entre la France et la Turquie ou la Grèce, deux pays dans lesquels vous aimeriez peut être passer des vacances (en profitant d’un fort pouvoir d’achat local), mais sans doute moins vivre. Je lisais il y a quelques jours un article du Monde assez sidérant sur ces Français travaillant aux Etats-Unis qui disaient littéralement « quand je reviens à Paris, j’ai l’impression d’être super-riche » expliquant comment pour le prix d’un camion là-bas ils s’achètent un appartement ici, ou pour le prix d’un repas pour deux à New-York, ils invitent tous leurs amis. Oui : Paris, la ville la plus chère de France, leur apparaît presque comme une ville touristique d’un pays exotique.

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Quelles causes ?

Comme d’habitude, je n’ai pas fait une thèse dans le domaine et je m’appuie simplement sur mes connaissances et mes lectures. Je ne prétends donc pas pouvoir hiérarchiser finement les causes, mais je crois en savoir assez pour donner les lignes générales, en essayant de commencer par celles qui me paraissent les plus solidement établies. D’autre part, il ne s’agit pas de dire que nous devons imiter les américains en tout : ce n’est ni toujours possible, ni toujours souhaitable. La plupart des causes sont structurelles et tiennent au modèle économique américain, tandis que d’autres sont plus conjoncturelles et expliquent pourquoi l’écart entre eux et nous s’est récemment accentué.

1. Un temps de travail plus important

Les Américains sont plus riches parce qu’ils travaillent plus. 1800 heures en moyenne par travailleur et par an contre 1500 en France (OCDE : 1750). Bien sûr, l’économiste sait depuis longtemps qu’il ne suffit pas de travailler beaucoup pour être riche : bien au contraire, les pays les plus pauvres ont souvent de forts temps de travail. Il suffit de regarder la liste en lien ci-dessus, dominée par la Colombie (2400 heures), le Mexique (2200) ou encore le Chili, tandis qu’en bas de classement on trouve l’Allemagne, le Danemark ou le Luxembourg. Cependant, ce n’est plus vrai à productivité équivalente : les Américains ne font pas que travailler beaucoup : ils travaillent beaucoup en étant très productifs, autrement dit ils choisissent de convertir leurs gains de productivité en hausse de pouvoir d’achat, là où en Europe ont préfère en général les convertir en baisse du temps de travail et en dolce vita (je ne prends pas l’expression italienne au hasard : c’est le pays qui a les retraites les plus chères d’Europe, encore plus que la France, c’est dire). Comme le soulignait d’ailleurs fipaddict cité en exergue de cet article, ce n’est pas nouveau : le temps de travail des américains a très peu diminué depuis les années 1980 (à peine 50 heures par an de moins) alors qu’il a diminué de 20% en Allemagne et 10% en France sur la même période, soit respectivement 400 et 250 heures de moins.

En pratique, ça se traduit par des retraites plus tardives, moins de congés payés (deux semaines en moyenne aux Etats-Unis, plus ou moins selon votre entreprise), moins de jours fériés, et ainsi de suite. On peut citer encore le travail le dimanche : largement respecté en France et obligatoirement payé plus cher dans le cas contraire, il n’est réglementé par aucune loi fédérale aux Etats-Unis : à l’exception des agences gouvernementales ou des salariés qui le demandent pour “raison religieuse” (un droit fondamental), il n’y a pas de limite légale et il n’est généralement pas payé plus cher. Tout le monde connait ces blagues sur les vacanciers Américains en France s’apercevant avec stupéfaction qu’il est difficile de trouver un commerce ouvert entre midi et 13h et que les gens ne travaillent vraiment pas le dimanche.

A l’exception peut être des retraites (le système français étant extraordinairement coûteux), ce n’est donc pas forcément un point que nous souhaitons imiter. Nous avons choisi collectivement de gagner un peu moins pour profiter davantage de nos vacances et de notre famille, ou en langage économique, de convertir un peu plus nos gains de productivité en temps libre plutôt qu’en pouvoir d’achat.

2. Une énergie moins chère

J’irais plus vite sur ce point : depuis 2017 grâce au pétrole de schiste, les Etats-Unis sont le premier pays producteur de pétrole au monde, avec environ 20% de la production annuelle. Leur dépendance au pétrole du Moyen-orient s’en trouve réduite et contrairement aux Européens, ils ne sont pas dépendants du gaz russe. Contrairement aux Européens, ils continuent d’utiliser massivement du charbon (30% de la production d’électricité), tout en développant les renouvelables dans des proportions similaires à la France et en restant un pays nucléaire (30% de la production électrique, 75% en France).

Tout cela se fait à un coût écologique sans précédent puisque le pays est le deuxième émetteur de CO2 au monde avec des émissions directes par habitant trois fois supérieures à la France. Là encore, il ne s’agit pas de dire qu’il faut aller dans cette direction ; en attendant, l’énergie américaine étant à la fois plus abondante et moins taxée, elle est beaucoup moins chère. Par exemple, le prix de l’essence est de 1$ le litre en moyenne sur le territoire, le double en France. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi une énergie moins chère facilite structurellement le développement économique.

Juste pour rire, la photo du véhicule choisi par Biden pour promouvoir l’automobile électrique aux Etats-Unis :

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3. Des politiques de relance massives

Je conseille fortement de regarder cette vidéo de Xerfi Canal, qui en 6 min dit les choses plus en détail et plus clairement que je ne saurais le faire. En résumé : les politiques de relance keynésiennes américaines sont bien plus fortes qu’en Europe. C’était déjà le cas de la relance Obama en 2009 après la crise des subprimes (American Recovery and Reinvestment Act ou “ARRA”) d’un montant de près de 800 milliards là où l’Europe avait fait deux fois moins. Ce fut encore largement le cas avec la crise sanitaire, Trump injectant plus de 2000 (!) milliards de dollars dans l’économie américaine en mars 2020, Biden doublant la mise en janvier suivant. Même si les approches sont différentes entre les démocrates et les républicains (les premiers préférant cibler les ménages et augmenter les dépenses sociales et les second cibler les entreprises et baisser les impôts), au sens strict l’effet sur le déficit américain est le même et l’effet sur la croissance reste très fort. Le plan de relance post-covid fut d’ailleurs si fort que de nombreux économistes américains le critiquèrent, le jugeant excessif et propre à relancer l’inflation, ce qui fut effectivement le cas. L’inflation européenne était liée à des facteurs d’offre alors que c’était plutôt des facteurs de demande aux Etats-Unis.

Indépendamment de l’effet quantité, les relances américaines ont de meilleures timings que les relance européennes, elles sont mieux coordonnées et plus efficaces : parce que l’Europe est une énorme machine à perdre du temps pour prendre les bonnes décisions vu qu’il faut se coordonner à 27 pays (19 pour la zone euro), comme en a tragiquement témoigné la crise grecque de 2011.

Timing, quantité et coordination sont pourtant des clefs essentielles de l’efficacité d’une relance keynésienne. On ne s’étonnera donc pas que le chômage américain soit structurellement plus bas qu’en Europe. En dehors du cas exceptionnel de l’année 2021, depuis sa création il y a plus de vingt ans la zone euro a toujours eu des taux de chômage supérieurs de 2-3 points aux Etats-Unis, ce qui est considérable.

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4. Le financement des entreprises

Le système de financement des entreprises, et en particulier des entreprises innovantes, pourrait aussi être un peu développé. Je renvoie à cet article que j’ai écrit en 2019 qui en parle vers la fin. En simplifié : l’Europe est dominé par de vieux mastodontes bancaires, et le financement bancaire a toujours été moins adapté aux entreprises innovantes (typiquement de la tech). Les banques seront toujours bien plus frileuses pour financer des entreprises ayant peu d’actifs tangibles à apporter en garantie, principalement des lignes de code et des algorithmes, par rapport à une entreprise industrielle avec des bureaux, des machines et des usines. Cela explique en grande partie pourquoi il n’y a aucun GAFA européen, pas de “Google européen” ou “d’OS souverain” : les Américains ont bien plus développé le capital-risque et l’actionnariat salarié que les Européens.

Le capital-risque est particulièrement adapté aux aventures incertaines mais potentiellement très rentables : il permet aux entreprises d’investir sans emprunter, sans se soumettre immédiatement aux aléas et au risque de prise de contrôle du marché boursier, en misant sur la progression croissante de valeur pour l’investisseur, avec un risque significatif mais aussi un gain en capital potentiellement énorme : pensez qu’entre octobre 2004 (entrée en Bourse) et aujourd’hui, l’action Google a été multipliée par…25.

Contrairement au mythe récurrent, il n’y a pas de “dictature des marchés financiers” et il est même discutable qu’en moyenne, les marchés soient myopes et aveugles au long terme. Pour ne prendre que ces exemples emblématiques, Facebook n’a commencé à faire réellement des profits qu’en 2014, Twitter seulement en 2018, soit près de dix ans après leur création respectives. Cela ne les a pas empêchées d’être financées. En revanche, il est très probable qu’un capitalisme plus financier est plus instable, plus sujet à des crises qu’un capitalisme traditionnel financé par des banques. Des entreprises financées par action ou capital-risque seront plus sujettes aux paniques boursières, aux prophéties autoréalisatrices, aux bulles spéculatives. L’actualité des vingt dernières années est bien sûr remplie d’optimisme excessif suivi de défiance excessive. Et comme la valeur des intangibles est par nature plus difficile à estimer, que les investissements sont souvent irrécupérables, ces problèmes ne peuvent qu’aller en augmentant.

Ainsi, le capitalisme financier est plus à même de financer l’innovation dans des économies riches en intangibles, donc de générer de la croissance et des revenus, mais aussi plus sujet à des crises et des désastres financiers.

Conclusion

Ce tour d’horizon des grands facteurs ne saurait traiter exhaustivement la question qui renvoie plus largement à la domination américaine sur l’économie mondiale. Ainsi le rôle du dollar, monnaie internationale qui représente 45% des échanges mondiaux et 65% des réserves de change, n’est pas négligeable : l’euro s’est certes imposé comme monnaie internationale mais sans jamais faire sérieusement concurrence au billet vert, ne représentant que 15% des transactions en 2020. Il suffit de se rappeler du cauchemar des entreprises françaises en Iran quand Trump décida de déchirer le traité sur le nucléaire signé par son prédécesseur. Pour l’essentiel, elles se plièrent aux sanctions américaines et abandonnèrent tous leurs investissements dans le pays. La raison ? Le dollar et l’accès au marché américain…

Sans vouloir (loin s’en faut) imiter les Américains en tout, cela pose tout de même la question de la trajectoire économique de l’Europe, qui est passé en 30 ans de l’ambition d’être la première puissance économique du monde au statut de vassal économique des Etats-Unis… et bientôt de la Chine ?

Sur le déterminisme social

Méritocratie, déterminisme social et plafond de verre : comment les  transfuges de classe vivent-ils leur ascension ?

D’après Wikipédia :

Le déterminisme social est un concept sociologique selon lequel les pensées et les comportements des humains résultent d’une contrainte sociale qui s’exerce sur eux, la plupart du temps sans que ceux-ci en aient conscience. En conséquence, l’individu ne choisit pas son action, il est contraint de la réaliser sous le poids de la société ; il n’est pas réellement libre d’agir comme il l’entend.

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Note de lecture : Les croisades vues par les Arabes, par Amin Maalouf

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C’est l’un des premiers ouvrages d’Amin Maalouf (1983), et pourtant l’un des rares que je n’avais pas encore lu. J’avais chroniqué ici quelques-uns de ses romans (voir ici). Le livre est excellent, même s’il ne faut pas s’attendre à un ouvrage de référence sur la question des croisades. Maalouf est un écrivain, lettré, érudit et excellent connaisseur du monde arabe, avec lequel il est généralement sévère (lire absolument Le Dérèglement du Monde, publié en 2009), mais pas un historien professionnel. Surtout, comme le titre l’indique, le parti pris est de s’appuyer exclusivement sur des sources arabes, c’est-à-dire des chroniqueurs de la période des croisades qui s’étend de 1096 à 1291. On peut donc certainement reprocher au livre un manque de rigueur scientifique, mais ce n’est pas vraiment l’ambition de Maalouf, qui cherche plutôt à livrer, comme à son habitude, un récit agréable à lire, à la fois historique et sourcé mais aussi souvent romancé, et qui se lit comme un essai.

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Le public, le privé et la concurrence

Pokémon Rouge Feu et Vert Feuille > La TV ABC - Pokébip.com

Le débat public vs privé est un archétype des débats gauche-droite. Il constitue en effet un terrain “idéal” dans le champ de l’affrontement des valeurs. A ma gauche, le désintéressement, le non-marchand, l’égalité d’accès, le service public, le bien commun. A ma droite, le profit, la cupidité, l’inégalité, l’exploitation, le marché. Changeons de regard : à ma gauche, l’inefficacité, la bureaucratie, la norme, la lenteur, le coût élevé, le mépris de l’usager. A ma droite, l’innovation, le service client, l’efficacité, la réactivité, le prix concurrentiel.

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Note de lecture : Manières d’être vivant, par Baptiste Morizot

Manières d'être vivant | Actes Sud

Quid ?

Baptiste Morizot est un philosophe (Université d’Aix-Marseille) dont on pourrait dire que la spécialité est l’écologie, plus précisément les relations entre les êtres humains et les autres êtres vivants. Manières d’être vivant est un livre percutant et assez original, puisqu’il alterne réflexions philosophiques dans un vocabulaire pointu et récits de pistages, Morizot étant avec sa compagne une sorte d’amateur passionné du pistage d’animaux sauvages, en particulier des loups (et des relations entre loups, brebis et bergers). Le livre est donc à la fois très conceptuel (la philosophie) et très concret (les récits de pistages), le concret l’emportant souvent sur le conceptuel car chez Morizot le concept n’a de valeur qu’ancré dans le terrain.

Le livre parle donc d’écologie, bien sûr, mais avec un point de vue tout à fait différent de ce qu’on a l’habitude d’entendre sur le sujet, où foisonnent surtout des livres scientifiques (l’état de l’art à base de données chiffrées) ou politiques (ce qu’il faudrait faire selon moi).

La thèse du livre

Elle peut se résumer simplement : la crise écologique est avant tout une “crise de la sensibilité”, c’est-à-dire un appauvrissement considérable de nos relations avec le vivant, soit tous les autres êtres vivants non humains. Cet appauvrissement se manifeste concrètement : on peut par exemple faire référence aux classiques sondages chez les petits sapiens (du moins pratiquement tous ceux qui vivent dans un système à économie de marché), qui sont capables de citer et reconnaitre des centaines de marques commerciales de multinationales, de différencier finement Coca de Pepsi, la Switch de la PS4 et la PS4 de la PS5, mais ne savent pas nommer les plantes de leur jardin, distinguer une feuille de chêne d’une feuille d’érable, reconnaitre le moindre chant d’oiseau et plus globalement ignorent complètement l’existence d’un monde vivant autour d’eux. Que dire des adultes (moi le premier) ! L’appauvrissement se manifeste donc concrètement par un recul considérable des relations (un concept clef chez Morizot) des êtres humains avec les êtres non-humains.

Contre le dualisme Nature/Culture

Selon Morizot, cet appauvrissement prend sa source dans le dualisme Nature vs Culture, à la fois très occidental et très récent à l’échelle de l’histoire humaine. D’un côté, la “Nature”, cet ensemble vivant d’animaux et de végétaux que l’homme civilisé se doit de dominer, exploiter, asservir pour ses besoins propres : se nourrir, se vêtir, se divertir. De l’autre la culture, le propre de l’homme civilisé. Celui-ci se doit, intérieurement, de lutter contre ses pulsions bestiales, c’est-à-dire de dompter l’être sauvage qui vit en lui par les forces de la loi, de la morale, de l’éducation, de la religion ; et extérieurement, de dominer la Nature pour construire la société humaine civilisée.

Ce dualisme s’accompagne d’une hiérarchie morale qui place l’homme au sommet, la Culture étant supérieure à la Nature. Dans la philosophie classique, les animaux n’ont de liberté propre : chez Aristote, ils sont dépourvus de raison ; pour Descartes, ce ne sont que des machines, dépourvues de sensibilité, d’âme et de raison, qui réagissent automatiquement à des stimulis. Rousseau est un peu plus subtil mais guère différent dans le fond : les animaux ont une forme simple de raison et de sensibilité mais n’ont pas de perfectibilité morale : ils n’ont que des instincts qui les conditionnent tout entier. Citons ainsi le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes :

“La nature fait tout dans les opérations de la bête (…) ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il serait avantageux de le faire”

Plus récemment, des philosophes comme Sartre ou Camus sont, selon Morizot, des “alliés objectifs de l’extractivisme et de la crise écologique”, car “ce sont eux qui ont transformé en croyance fondatrice de l’humanisme tardif le mythe suivant lequel nous étions les seuls sujets, libres, dans un monde d’objets inertes et absurdes”.

Ainsi, il faudrait en finir avec ce dualisme :

[Les autres animaux] n’incarnent pas une sauvagerie débridée (c’est un mythe de domesticateur), pas plus qu’une innocence plus pure (c’est son envers réactif). Ils ne sont pas supérieurs à l’humain en authenticité ou inférieurs en élévation : ils incarnent avant tout d’autres manières d’être vivant.

Les philosophes classiques mettent l’homme au dessus de tout par ses prodigieuses capacités cérébrales, la complexité de son langage, de sa morale ou de sa vie en société. Morizot ne nie nullement cela mais rappelle que  toute espèce, en un instant N, est accomplie d’un point de vue évolutionnaire. Si l’on valorise la complexité du langage, l’art ou la vie en société, l’être humain est supérieur, mais si l’on valorisait la rapidité à la course, la force musculaire, l’agilité dans l’eau, l’écholocalisation, l’ouïe, la vue et l’odorat, ou encore la capacité à se nourrir du carbone de l’air à partir du soleil, l’être humain serait tout en bas dans les hiérarchies morales, et nous serions supplantés par les poissons, les chauves-souris, les plantes, les rapaces, les chats, les chimpanzés. Ce n’est pas très original de rappeler qu’homo sapiens ne se caractérise pas par ses capacités physiques et sensorielles extraordinaires.

Quant à la notion d’intelligence, que le philosophe définit comme “la capacité à résoudre des problèmes complexes sans posséder les patrons moteurs a priori, au sens de suites de mouvements hérités et stéréotypés”, elle s’incarne selon Morizot de manière très variée dans le vivant : il cite les oiseaux mais on peut aussi penser aussi à la formidable intelligence d’une pieuvre (cf. le documentaire La sagesse de la pieuvre) : l’animal est redoutablement intelligent au sens défini plus haut ; seulement, l’espèce n’a pas développé de mécanisme de transmission des savoirs, contrairement aux baleines ou aux félins : comme la mère meurt à la naissance de ses œufs, chaque bébé pieuvre doit tout réapprendre seul : se nourrir, se cacher, se protéger des prédateurs, chasser.

Citant l’évolutionniste Simon Conway Morris, Morizot estime que l’intelligence est apparue des centaines de fois dans l’évolution, et qu’il y a d’une certaine façon des convergences évolutives sur ce point, l’intelligence étant un “Bon Truc Evolutif” (Dennett). Des solutions nouvelles et créatives (telles que l’intelligence) sont en effet redécouvertes, plusieurs fois, par hasard (mais un hasard contraint par les conditions de l’évolution), pour sans cesse répondre à l’énigme foisonnante qu’est de vivre.

La théorie de l’évolution selon Morizot

Pour défendre l’idée que les autres animaux ne nous sont pas inférieurs, ni dépourvus de libertés, Morizot fait en effet un long détour par la théorie de l’évolution dont il semble bien maîtriser les principaux concepts. Pour Morizot, il faut éviter de tomber dans une sorte “d’adaptationnisme radical”, selon lequel tout organe existe précisément pour une fonction mise en place par l’évolution par sélection naturelle. Selon lui, le vivant ne peut se réduire à l’invention technique d’un ingénieur : pour un même organe, plusieurs fonctions sont possibles, elles ont pu changer avec le temps, elles changeront encore peut être, et restent disponibles pour différents usages. Du reste, si on se projette dans un temps très long, un animal qui nous semble aujourd’hui bête ou inutile (mettons, un batracien commun, voire une bactérie), deviendra peut être dans plusieurs millions d’années le summum de la culture, de l’éthique et de l’esthétique, de la vie en société. C’est bien par là que nous sommes passés !

Pour Morizot, l’évolution est un héritage biologique ancré dans l’histoire : celle de l’espèce d’abord, celle de l’individu ensuite. Morizot entend donc “ouvrir la voie à une philosophie du vivant qui assume les héritages biologiques sans les transformer en déterminisme” : l’évolution ne produit pas seulement des contraintes naturelles telles que les lois de la reproduction, la nécessité d’absorber de l’eau et des calories pour survivre ou la fonction de l’œil, elle produit aussi des nouveautés, des usages créatifs de tel ou tel organe.

De cela, le philosophe prend de multiples exemples, mais quiconque ayant déjà regardé un documentaire animalier en trouvera lui-même. Ainsi de la plume de l’aigrette ardoisée africaine (un oiseau), qui utilise ses plumes pour faire de l’ombre attirant les poissons à la recherche d’un nénuphar :  une lecture purement adaptationniste (la plume a été sélectionnée par l’évolution pour la thermorégulation, la parade ou le vol) passerait à côté des usages inventifs qu’une telle espèce fait de cet organe. De même, il n’y a pas une seule fonction au hurlement du loup (ce que Morizot montre abondamment dans ses multiples récits de pistage) : le cri du loup “emmagasine dans ses propriétés l’histoire des différentes fonctions qu’il a connues (au sens de ses effets sous pression de sélection) et il est chaque jour disponible pour être subverti vers une multiplicité d’usages encore inouïs ».

Comme d’habitude avec la vie, chacun fait ce qu’il veut de ce que l’évolution a fait de lui, chacun subvertit, détourne, et invente à partir de la richesse de ses héritages.

L’évolution n’est donc pas seulement la “théorie de l’évolution par variation-sélection” mais, selon une belle expression de Morizot, elle est la « sédimentation de dispositifs dans le corps, produits par une histoire : des ascendances. (…) Les ancestralités animales sont des comme des spectres qui vous hantent, en remontant à la surface du présent”

Evoquant encore les laissées (fientes) des loups observées lors d’un long pistage, Morizot invite à se libérer d’interprétations trop simplistes mais surtout trop systémiques, trop systématiques : que ce soit le réductionnisme biologique (les laissées sont des stimuli qui se déclenchent par des conditionnements opérants), anthropomorphisme simpliste qui reviendrait à interpréter tout signe animal comme un effet symbolique d’une créativité culturelle (les laissées sont des blasons que les loups utilisent pour marquer leur territoire et leur appartenance à la meute) ou, à l’inverse, naturalisation de l’humain (nous sommes également des loups, nos blasons sont des laissées).

Renouer avec le vivant

À partir de là, l’animalité humaine n’a plus rien à voir avec la bestialité, la férocité, le grossier… Elle est faite d’ascendances et d’affects animaux qui peuvent être déclinés ou subvertis, mais qui continuent de s’exprimer jusque dans nos comportements les plus quotidiens, les plus exigeants, les plus riches… Les ascendances animales sont partout (…) Quelle joie d’être un animal, alors.

Il est à noter que Morizot ne défend nullement une sorte d’égalitarisme entre tous les vivants : bien au contraire, il consacre de longues pages à explorer les formes de beauté et d’expressivité utilisées par les espèces animales qui n’ont pas comme nous développé de langage articulé et conceptuel : l’expressivité du visage d’un chimpanzé, du masque d’un loup ou du regard de la gazelle. Nous sommes (parfois très) différents mais néanmoins tous cohabitants de la même planète, embarqués dans la même aventure du vivant : l’enjeu est donc de (re)nouer des relations avec les autres espèces, et non pas de tomber dans l’anthropomorphisme en tentant d’en faire des citoyens sujets de droit d’une démocratie inclusive : le philosophe se montre d’ailleurs assez critique avec les antispécistes.

…Mais comment ?

Développer la sensibilité au vivant ; apprendre à traduire les signes des autres espèces (le cri d’un oiseau, le regard d’un chien, la course d’un cerf…) comme on traduit, sans jamais y parvenir parfaitement, d’autres mots dans d’autres langues (le spleen anglais, le dasein ou le schadenfreude allemand, la saudade  des Brésiliens…), car pour les autres espèces, nous sommes toujours des étrangers comme elles sont des étrangers pour nous, en même temps que nous vivons côte à côte : nous sommes les uns pour les autres des aliens familiers  ; acquérir un savoir du vivant, foisonnant et riche parce qu’issu du terrain, d’une enquête continue, immersive, qui ne se réduit pas aux protocoles expérimentaux et aux articles peer-reviewed ; apprendre, en soi, non pas à dompter ses “pulsions fauves” dans une morale rigide du cocher, mais à dialoguer avec elle dans une logique spinoziste, les pulsions de tristesse comme les pulsions de joie étant perçues comme des trajectoires ascendantes et descendantes plutôt que comme des parties de l’être ; et, hors de soi, à entretenir ce même dialogue avec le vivant, cette même attention qui produit ce que Morizot appelle des égards ajustés. Bref développer l’attention à la vie !

On le voit, le philosophe ne manque pas d’idées pour exprimer l’importance qu’il accorde à la nécessité urgente, vitale au sens propre, de développer une sensibilité au vivant, car cette insensibilité est pour lui le principal ferment de la crise écologique. Ce faisant, Morizot peut laisser sur sa faim le lecteur en quête de solutions définitives, binaires, de concepts clefs en main, applicables à toute situation. Car il ne cherche justement pas à donner des solutions binaires. Précisément, c’est pour lui la situation qui doit entraîner la bonne attitude, l’attitude ajustée. Et l’incertitude fait partie de l’attitude ajustée, puisqu’elle entraîne le “barbouillement moral des empathies multiples et contradictoires”.

Dans la diplomatie réelle, la diplomatie des interdépendances, celle au service des relations, et pas d’un des membres de la relation contre l’autre, la navigation négative est un art important, un art quotidien. La boussole est claire : le repère qu’il faut fuir, celui donc on doit toujours s’éloigner pour être ramené en pleine mer d’incertitude,  c’est-à-dire à l’abri, c’est la tranquillité d’âme, le sentiment de la pureté morale. C’est le sentiment d’être au service de la Juste Cause exclusive (pour les loups innocents contre les exploitants malhonnêtes), celui de la Sainte Colère (contre le fauve voleur, le sadique), celui de la Vérité révélée. La conviction d’être parmi les Bons contre les Méchants, des Justes contre les Bêtes, des innocents contre les criminels, des Nobles Sauvages contre les infâmes humains, ou de la Civilisation contre la Sauvagerie.

Ainsi, s’agissant des relations entres loups, bergers et brebis, Morizot affirme : “on voit à quel point l’alternative habituelle, à savoir stigmatiser le pastoralisme en bloc comme s’il était l’ennemi de la biodiversité, ou l’adouber en bloc comme s’il était le maillon essentiel de la préservation des paysages, ne tient pas : tout dépend des pratiques, et il faut penser une transformation de l’usage pastoral des territoires, qui aille dans le sens d’une protection accrue des prairies, des loups et du métier lui-même (…) les parcours techniques qui protègent le mieux les milieux sont aussi ceux qui protègent le mieux les brebis des loups, et des brebis protégées impliquent moins de politiques réactives de destructions des loups, qui sont le pis-aller lorsque la protection active au troupeau n’est pas un succès”. Dans le même genre, l’alliance entre abeilles et apiculteurs consiste une diplomatie entre d’un côté l’agrobusiness et ses “exigences” de rendement, et de l’autre la biodiversité sauvage du milieu (microfaune des sols et pollinisateurs en général), qui pâtit de l’extractivisme”.

Un livre politique ?

Avec ses concepts d’attention au vivant et de crise de la sensibilité, un militant écologiste pourrait facilement reprocher à Morizot de dépolitiser l’écologie.

Certes, le propos de Morizot n’est pas directement politique. On l’a dit, l’auteur est hostile aux repères moraux simplistes et systématiques :  on ne trouvera donc pas dans son livre une défense du véganisme contre les carnivores, ni une apologie de l’égalitarisme entre tous les vivants (quelle égalité entre vous et les bactéries de votre système digestif ?), pas plus qu’un désir de retour à l’animisme de la “nature sacrée” ou même une critique de la chasse. De plus, il critique l’antispécisme comme réducteur, car fondé sur le concept de “personne sentiente” et donc rejouant selon lui le dualisme sacré/profane : les animaux sentients devraient être considérés moralement comme des humains, tandis que ceux qui ne sont pas personnifiés (les milieux, les végétaux, les animaux non sentients), sont voués à rester de la “nature-ressource”.

Selon lui, il n’est pas interdit d’exploiter un milieu, mais “plus vous exploitez un milieu, plus vous lui devez d’égards, plus vous prenez à la terre, plus il faut lui restituer”. Les non-modernes aussi “tuent, mangent, chassent, rusent, exploitent, cueillent, mais aussi sèment, récoltent leur sacré”. Cependant leurs relations avec le vivant ne sont jamais dépourvues d’égards, égards que la modernité perçoit comme infantiles et irrationnels.

Pour autant le livre de Morizot n’est pas apolitique : l’auteur a bien un adversaire politique, ce qu’il nomme l’extractivisme moderne, où la “Nature” n’est perçue que comme entité abstraite, matériau exploitable, au mieux un environnement dont le but unique est de satisfaire les besoins de l’homme, dont éventuellement on soustrait quelques minuscules parcelles (espèces protégées, réserves naturelles), tout en ne changeant rien à notre conception globale des autres êtres vivants.

Pour y remédier, la sensibilité au vivant est une étape cruciale, mais il faut ensuite “politiser l’émerveillement, en faire le vecteur de luttes concrètes pour défendre le tissu du vivant, contre tout ce qui le dévitalise. (…) Sans cette joie vécue et sensible à l’idée de l’existence du vivant en nous et hors de nous, comment lutter contre les puissances mortifères des lobbys du pétrole et de l’agrobusiness ? Pour s’engager, nous avons besoin de l’indignation pour armer l’amour, mais nous avons besoin de l’amour du vivant pour maintenir à flot l’énergie, et savoir quel monde défendre”. Ainsi, il ne faut dénier ni la lutte radicale comme une immaturité romantique (on rappellera à cette occasion que Morizot est l’un des fondateurs des Soulèvements de la Terre), ni la négociation comme une compromission avec le “système”, mais bien “articuler de manière organisée, avec des cibles appropriées, la négociation et la lutte”.

Tout ceci étant dit, cela reste fort vague dès qu’on voudrait le traduire en décision politique plus concrète : clairement, Manières d’être vivant n’est pas un essai politique ni un pamphlet militant ! mais bien un livre de philosophie de l’écologie. Ainsi on peut questionner le livre par ses non-dits, c’est-à-dire les questions politico-économiques très sous-jacentes, mais que le livre n’évoque pas, ou très peu. Non pas qu’on demande à un philosophe d’être en même temps économiste, agronome, démographe, climatologue, mais du moins, sans doute, d’avoir une idée des questionnements (ouverts) qu’impliquent ses positions d’un point de vue strictement collectif, commun, donc politique. Car le barbouillement moral est bien compréhensible dans une observation, à petite échelle, d’un milieu tel que le pastoralisme, ou le pistage d’une meute de loups. Mais tout le monde ne peut être berger, ni pister des loups. Comment traduire cela en politique, où “gouverner c’est choisir” (Mendès-France) ? Par exemple : comment traduire la notion d’égards ajustés en décisions politiques ? peut-on nourrir le monde avec de l’agroécologie ? Si oui comment ? Si non faut-il revenir à Malthus ?  La sensibilité au vivant peut-elle s’apprendre à l’école ? Peut-elle quelque chose contre la crise climatique, qui est globale ? Comment traiter politiquement l’urbanisation croissante où la plupart des humains vivent dans des villes de béton sans relations directes avec d’autres vivants qu’eux-mêmes ? Les Gilets jaunes s’opposaient en premier lieu à une taxe sur les émissions de carbone : fin du mois contre fin du monde ? Etc.

Ce n’est qu’en toute fin d’ouvrage que Morizot évoque, timidement et trop rapidement, le fait que la notion d’égards ajustés ait des implications politiques plus directes, puisqu’on peut la traduire en normes politico-juridiques avec une gradation allant par exemple de l’interdiction totale d’exploiter en laissant un milieu en libre évolution, à une exploitation “raisonnée”, mais ce point crucial (qu’est-ce qu’une exploitation raisonnée, par exemple, à quel moment une ferme passe dans la logique dénoncée de l’agrobusiness) est très peu développé.

Cnews et l’extrême droite

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Apparemment, le ministre de l’Education nationale est au cœur d’une polémique pour avoir qualifiée “d’extrême droite” la chaine CNews. Absolument personne ne peut contester que sous le patronage de Bolloré, CNews est devenue en quelques années une chaine d’opinion bien ancrée à droite, que ce soit par les thématiques majoritairement abordées (immigration, islam, sécurité, sans parler d’inviter tranquillement Renaud Camus à parler « grand remplacement ») ou les chroniqueurs vedettes (la vedette Zemmour mais aussi Bock-Côté, Praud, d’Ornellas, Lévy, Bastié, Goldnadel, ou encore l’inénarrable Messiha invité pas moins de 140 fois l’année dernière). De droite, donc, mais d’extrême droite ?

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Note de lecture : Cours de philosophie politique, par Blandine Kriegel

Cours de philosophie politique - Poche - B. Kriegel - Achat Livre | fnac

Cours de philosophie politique promet ce que le titre annonce : il s’agit d’un excellent petit condensé sur les thème des démocraties, synthétisant dans une langue absolument limpide les enjeux et les débats de chaque point important : l’Etat de droit, les droits de l’homme, républiques et démocraties, Etats-nations et nationalismes, etc. S’agissant de la retranscription de séances de cours que l’autrice (une philosophe et politologue assez peu connue) a donné à l’Université de Moscou dans les années 1990, il s’agit d’une vraie réussite. Bien sûr, le texte n’a rien de très original et celui qui a déjà suivi quelques leçons en matière de droit constitutionnel ou de philosophie politique n’apprendra pas grand chose. Mais il a le grand mérite de la synthèse courte, claire et précise. Lire la suite

Les aides publiques aux entreprises : un commentaire sur le rapport de l’IRES

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En mai dernier, l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales, un organisme d’études économiques syndical) a sorti un rapport sur les aides publiques aux entreprises via un groupe de travail de l’Université de Lille. Le rapport se lit ici. J’ai appris l’existence du rapport par Twitter et j’ai trouvé que le sujet abordé, en plus d’être fondamental, était largement sous-médiatisé. En effet, les aides publiques aux entreprises sont nombreuses en France, coûtent énormément d’argent public, et on en parle paradoxalement peu (par rapport au “pognon de dingue” que constituerait la redistribution). Le rapport est fort long (environ 200 pages) et relativement technique, aussi j’essaie ici d’en faire une synthèse critique :

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Taxer les riches

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Tout le monde sait ce qu’est un pauvre. Du moins, presque tout le monde. Bien qu’il en existe plusieurs définitions statistiques, par la pauvreté monétaire absolue (moins de 1,9$ par jour, définition de l’ONU), par la pauvreté monétaire relative (moins de 60% du revenu médian soit en France 1128€ par mois pour une personne seule), par l’approche administrative (toucher le RSA) ou encore par la privation de biens essentiels (logement décent…), elles renvoient toutes à la même idée : devoir se priver pour vivre et ne pas accéder, ou difficilement, à des biens et des services essentiels.

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La France et les 1% de CO₂ : cinq arguments pour nuancer

Il revient régulièrement dans le débat public l’argument selon lequel la France n’a aucun impact sur le réchauffement climatique car “elle ne représente que 1% des émissions mondiales de CO2”. Argument souvent avancé par des politiques de droite, qui dit en substance : lâchez-nous la grappe avec nos SUV, le problème c’est la Chine. Lire la suite

Le retour de l’inflation

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Depuis plusieurs années, les Européens vivent dans un monde avec une inflation faible et stable autour de 1% par an. Ce qui était devenu une habitude dans nos latitudes est cependant loin d’être la norme mondiale. En Afrique, il est rare de trouver des pays avec une inflation annuelle inférieure à 2%: dans cette liste du site Statista, il n’y en a d’ailleurs aucun. Le Cap-Vert est à 2,3% et le record est détenu par le Soudan à 245%, la plupart des pays étant entre 5 et 10%. Autre exemple, l’Argentine, bien connue pour être marquée depuis des décennies par une inflation endémique, contre laquelle les gouvernements successifs ne sont pas parvenus à lutter :

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Le salaire des enseignants

Convention Banque de France – ministère de l'Éducation nationale | Citéco

Ceci est une version développée d’un article paru dans la revue Esprits, dont vous trouverez le lien ici

 

La question des salaires est une question socioéconomique cruciale. Elle est à la fois économique (qu’est-ce qui détermine les rémunérations du travail ?), sociale (pourquoi des inégalités salariales ?), éthique (quel travail, et donc quelle fonction dans la société, « mérite » quel salaire ?). Les économistes et les sociologues s’intéressent depuis longtemps à ces questions, mais nous allons ici nous centrer sur une profession en particulier, dont la rémunération a fait l’objet de nombreux débats durant la campagne présidentielle : celle des enseignants.

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Note de lecture : Le monde sans fin (Blain & Jancovici)

Bon, finalement, je chronique une deuxième bédé…Winking smile

Les auteurs

Christophe Blain est bien connu dans le monde de la bédé. C’est le seul auteur à avoir remporté deux fois le prix du meilleur album du festival d’Angoulême. Je n’ai lu que son œuvre la plus connue : Quai d’Orsay, une chronique diplomatique sur la vie du ministère des Affaires d’Etrangères sous Dominique de Villepin. Dit ainsi, ça ne semble pas très excitant, mais la série est géniale, foncez ! Le dessin de Blain est toujours drôle, propre, original. Il convient parfaitement au projet ici chroniqué. Lire la suite

Note de lecture : l’Empire, une histoire politique du christianisme (1/2)

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J’ai écrit une quinzaine de notes de lectures sur ce blog mais c’est la première fois que je chronique une bande dessinée. Ce n’est pas faute d’en lire (beaucoup !) mais elles ne se prêtent pas au genre d’analyse que j’aime faire. Cela dit, L’Empire (sous titre : Une histoire politique du christianisme) n’est pas tout à fait une bédé. Le scénario en a été entièrement rédigé par Olivier Bobineau qui est en fait un… sociologue et politologue, spécialiste des religions et membre du groupe Sociétés, Laïcités, Religions du CNRS. Aux dires de l’auteur, L’Empire “est le fruit de vingt années de travail scientifique et académique”.

L’ambition de l’ouvrage (en deux tomes publiés, un à paraître) est énorme, presque démesurée : il s’agit d’écrire une histoire du christianisme des origines à nos jours sous l’angle des rapports de pouvoirs. Je dirais un mot rapide des dessins de Pascal Magnat : ils servent utilement le propos en l’illustrant ou avec une touche d’humour, mais ils n’ont rien d’extraordinaires non plus. Dans tous les styles, j’ai vu beaucoup mieux. Néanmoins, ils ne gâchent rien, et rendent évidemment la lecture plus agréable que s’il eut s’agit d’un essai (cela reste une bédé !) Lire la suite

Note de lecture : Mémoires vives, par Edward Snowden

Amazon.fr - Mémoires Vives - Edward Snowden - Livres

L’auteur

Est-il besoin de présenter le lanceur d’alerte le plus célèbre de la planète ? En 2013, Snowden a acquis une attention médiatique internationale en divulguant des documents classifiés sur la manière dont la NSA (National Security Agency) américaine espionnait le monde entier, y compris les Américains. Il faut reconnaître à l’auteur un courage phénoménal puisqu’il a sacrifié sa carrière, son salaire confortable, son pays, la plupart de ses relations familiales et amicales restées aux Etats-Unis pour pouvoir divulguer ce qu’il a divulgué : en 2021, poursuivi pour des crimes fédéraux aux Etats-Unis, il vit toujours en Russie où il a obtenu le droit d’asile avant de s’y marier. Lire la suite

Que faire de la dette Covid (2/2) ?

Economics 101 : politique budgétaire et monétaire

Depuis la crise des subprimes en 2008, la macroéconomie a connu un certain nombre de bouleversements. Traditionnellement, les économistes distinguent la politique budgétaire et la politique monétaire : la politique budgétaire est menée par les Etats avec le vote parlementaire du budget, et a pour outil le couple dépenses publiques/recettes publiques, et pour objectifs la croissance, l’emploi et la répartition des richesses ; la politique monétaire est menée par une Banque centrale, traditionnellement indépendante des Etats (surtout dans la zone euro) et a pour outils la fixation d’un ensemble de taux dont le principal, le taux directeur, représente le taux auquel la Banque prête aux banques commerciales. Toutes les banques commerciales ont un compte à la Banque centrale : schématiquement, quand la Banque centrale veut rendre le crédit plus cher (pour ralentir l’inflation) elle augmente son taux directeur, ce qui, par effet d’entraînement, augmente le coût du crédit bancaire dans toute l’économie ;  et quand elle veut rendre le crédit moins cher (pour relancer la croissance et abaisser le chômage) elle diminue son taux directeur.

Regarder l’évolution des taux directeurs sur longue période, c’est regarder les cycles économiques :  en période de forte croissance, les taux ont tendance à monter pour freiner la surchauffe, et inversement en période de crise. On remarquera que la Banque centrale européenne a tendance à suivre (avec retard) les taux de la FED (Banque centrale américaine), suivant la conjoncture économique mondiale. Une divergence apparaît à partir de 2015 : alors que l’économie américaine est déjà sortie de la crise des subprimes depuis un moment, le chômage atteignant un point bas historique, l’économie européenne subit les contrecoups de la crise grecque de 2010-2011 et de la crise des dettes souveraines qui a suivi : de là, une divergence de stratégie qui s’atténue en 2020 à la faveur de la crise sanitaire mondiale (le graphique ne le montre pas, mais le taux principal de la FED est actuellement à 0,25%).

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Que faire de la dette COVID ? (1/2)

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La dette publique, éternel sujet maltraité

De tous les sujets économiques maltraités dans le débat médiatique (et il y en a beaucoup), la dette publique est sans doute le pire. On en finirait pas d’établir la liste des approximations régulièrement proférés par une variété de politiques, journalistes, pseudo-experts et vaguement économistes dans tous les médias et sur tous les tons sur ce thème.

C’était déjà vrai avant la crise sanitaire. Depuis, la dette publique française a atteint près de 120% du PIB (une grande partie étant lié aux mesures de soutien à l’économie durant le premier confinement, et notamment aux mesures de chômage partiel, on peut donc parler de “dette COVID”) et la litanie des bêtises a repris du service.

A vrai dire, même si ce n’est guère original (mais je n’essaie généralement pas d’être original sur ce blog !), on peut essayer de jouer au jeu des sept erreurs en guise d’introduction. Voici donc six arguments sur la dette publique qui contredisent les clichés médiatiques (nous répondrons à la question proprement dite dans la seconde partie) :

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