La rationalité en économie (1/2)

Le débat médiatique français est pauvre en économie

L’économie est une science incomprise. Parmi toutes les sciences humaines, elle est probablement celle dont on parle le plus dans les médias, qui infligent à l’éco-allergique des considérations (très) régulières sur la croissance, l’investissement, l’inflation, la politique budgétaire française et la politique monétaire allemande, etc. Qu’on le veuille ou non, l’actualité est constellée de termes et d’analyses économiques. Ce n’est pas le cas de la sociologie ou de l’histoire, disciplines pourtant tout aussi scientifiques (et intéressantes) que l’économie.

Mais qui sait vraiment ce qu’étudie l’économie ? Quel est l’objet d’étude de cette science et quelles sont ses méthodes ? Les économistes le savent. Mais les autres ? Dans les médias, cela est rarement clair et l’analyse économique y reste très pauvre. On invite des conseillers financiers, des manageurs ou des banquiers qui s’expriment sous le titre “d’économiste”, alors qu’ils n’ont souvent aucun titre universitaire, et encore moins une légitimité scientifique reconnue par les pairs dans le domaine ; que dire des journalistes qui s’expriment dans diverses colonnes, émissions et “édito éco” et dont l’on prend les analyses pour parole d’Evangile alors qu’ils n’ont souvent qu’une licence en économie, quand ce n’est pas en droit ou en sciences politiques ?

Ou bien l’on invite des économistes, mais on met sur le même plan un docteur vieillissant, spécialiste, mettons, de l’histoire de la pensée économique et qui n’a plus publié dans une revue internationale à comité de lecture depuis des années (quand il l’a fait), avec un chercheur à la pointe de la recherche scientifique moderne. Ou l’on fait débattre un économiste “de gauche” avec un économiste “de droite” selon ce relativisme bien moderne qui consiste à penser qu’une fois que deux personnes en désaccord ont pu exprimer leur divergences, la vérité a été établie. On en tirera comme “conclusion” qu’elle se situe au milieu, ou bien que cela prouve que l’économie n’est pas une science (entendez : une science “dure”) puisque les économistes ne sont jamais d’accord. Affirmation qui en soi mériterait largement discussion, les enquêtes sur le sujet –et elles sont nombreuses– établissant plutôt le contraire (ie. qu’il existe sur pas mal de sujets un large consensus chez les économistes). De toute façon à ce train-là, notez que si la scientificité d’une discipline se jauge à la quantité des consensus, la quasi-totalité des sciences humaines disparaissent, et même certaines sciences de la nature.

Qu’est-ce que l’économie ?

Qu’étudie donc l’économie, puisque son objectif ultime n’est certes pas de conseiller les gouvernements ? Comme toutes les sciences humaines, elle vise à comprendre le comportement humain. En particulier, elle vise à comprendre les choix que font les êtres humains et les organisations comme les entreprises (composées d’être humains, notez bien) quand ils sont confrontés à des contraintes. Ce dernier terme doit être compris de façon très large : une contrainte peut être technique (une entreprise n’a pas, pour produire, toutes les techniques à sa disposition et doit en choisir certaines), financières, temporelles (même l’homme le plus riche du monde ne dispose que de 24h dans une journée et doit faire des choix), etc. Il faut donc au final choisir entre embaucher ou pas, investir ou pas, consommer ou épargner, faire soi-même ou faire faire, développer la recherche en France ou à l’étranger, répartir la richesse de telle ou telle façon, etc.

Ce genre de décisions, de choix plus ou moins considérables et plus ou moins conciliables, nous en prenons tous les jours. Quand un étudiant prend une heure pour promener le chien au lieu de réviser un examen ; quand une famille commande un plat préparé au lieu d’aller faire les courses ; quand une entreprise embauche ou licencie, achète une nouvelle machine ou rénove l’ancienne ; quand un consommateur choisit tel produit plutôt que tel autre, ou se ravise devant le magasin et décide de remettre son achat à plus tard ; quand un gouverneur de banque centrale décide de fixer son taux de refinancement du jour à tel niveau plutôt qu’à tel autre ; quand un salarié demande une augmentation, ou reprend des études ; quand un jeune couple achète un appartement ou qu’un retraité investit en Bourse, et évidemment quand le gouvernement décide de lever un nouvel impôt ou de n’en rien faire, etc.

Nous devons décider à chaque fois ce que nous allons faire de notre temps, de notre argent, de nos techniques de production, de notre intelligence, de notre système organisationnel. Pourquoi prenons-nous telle décision plutôt que telle autre ? Quelles en sont les conséquences (éventuellement) prévisibles, calculables ? C’est précisément ce qu’étudie l’économie. Raymond Barre avait justement défini l’économie comme la science de l’allocation des ressources rares, c’est-à-dire comme la science qui étudie comment sont réparties toutes les ressources rares dont disposent les sociétés humaines, incluant le temps, la monnaie, les ressources naturelles, le travail, le capital, etc.

Le hic, c’est qu’une telle définition ne distingue pas spécialement l’économie des autres sciences humaines. Après tout, elles étudient toutes les choix humains. La sociologie aussi bien que l’histoire ou l’anthropologie. Un sociologue étudiant la délinquance, un historien retraçant les choix d’un général lors d’une bataille ou un psychologue élaborant une expérimentation : tous cherchent à comprendre les raisons d’agir de notre espèce.

Ce qui va alors spécifiquement distinguer l’économie parmi les sciences humaines, c’est sa méthode d’analyse, et surtout les hypothèses qu’elle retient comme sous-tendant généralement le comportement humain. Parmi celles-ci, la plus fondatrice, la plus importante est sans doute celle de la rationalité. L’économiste suppose presque toujours que l’homme est rationnel. Parmi toutes les sciences humaines, elle n’est sans doute pas la seule à le faire, mais elle est celle qui le fait de la façon la plus systématique et la plus élaborée (avec les modèles d’optimisation sous contraintes développés par des générations d’économistes depuis Samuelson).

Que signifie être rationnel ? L’individu choisit les moyens les plus appropriés d’atteindre son objectif. Notez que cette première définition, quoique très vague, fourmille déjà de sous-entendus. Elle suppose en effet que l’individu (ou l’organisation) 1° connaît son objectif 2° connaît les moyens de l’atteindre 3° choisit parmi ces derniers celui qui est le plus approprié dans le contexte, ou celui qui satisfait le mieux à son intérêt.

Critiquer l’économie, oui, mais pas n’importe comment

Nombreux sont ceux qui, voulant critiquer l’économie (pour des raisons épistémologiques, ou plus simplement, hélas, politiques et idéologiques) mettent cela en avant. Entendez : le postulat de la rationalité, sur laquelle cette science repose (en grande partie) serait irréaliste. C’est donc toute l’économie qui est irréaliste. Elle ne parviendrait pas à décrire correctement la réalité, à l’expliquer, et donc à prévoir ce qui va se passer (comme les crises financières). Les complexes modèles mathématiques utilisés par les économistes modernes passeraient à côté de l’essentiel : la compréhension de la subtilité du comportement humain. Où sont les économistes qui avaient prédit la crise ? Ils sont dans leur tour d’ivoire, loin du terrain et de la réalité, répondent ses détracteurs.  Et tout ceci aurait évidemment des conséquences désastreuses en matière de politiques économique, donc sociale : hausse des inégalités, chômage, pauvreté, trop ou pas assez d’inflation, mondialisation “sauvage” (En France, le terme mondialisation doit toujours être accolé à l’adjectif “sauvage”, pour faire je-me-préoccupe-de-la-réalité-du-pays-qui-souffre).

Dans la suite de cet article, j’entends répondre à cette critique. Non en me livrant à un vibrant plaidoyer sur l’honnêteté, la bonne foi ou la rigueur scientifique des économistes ; non en établissant une liste des économistes qui avaient prédit la crise, ou une autre de ceux qui sont engagés politiquement ou socialement “sur le terrain”. Tout ceci est (plus ou moins) intéressant, mais n’a jamais été l’objectif de ce blog, qui est de comprendre. Comprendre, toujours, le plus rigoureusement mais aussi le plus clairement possible, ce qu’est la rationalité, comment les économistes l’interprètent et la comprennent. Pourquoi l’homme est rationnel, d’après les économistes, et qu’est-ce que cela signifie, au juste ? Je me concentrerai sur cette question, ce qui ne m’empêchera pas d’épingler au passage les raccourcis et approximations souvent faites dans le domaine.