Un mot sur l’humilité
Pour continuer ce billet j’aimerais (commencer par) dire deux mots. Le premier concerne l’humilité. Il faut en avoir un peu avant de proférer n’importe quelle affirmation à n’importe quel sujet, en se demandant si quelqu’un (au hasard, un chercheur) n’a pas déjà réfléchi à cette question, et surtout, n’y a pas déjà apporté de (meilleures) réponses, et s’il ne serait pas, finalement, plus judicieux…de se taire.
En l’espèce, il s’agit de se demander, avant d’affirmer que la science économique n’est qu’une vaste fumisterie incapable d’expliquer la réalité en raison de son obsession de la rationalité, si par hasard des économistes pas trop stupides ne se sont pas déjà posé la question. Bonne nouvelle : c’est le cas.
Tenez, par exemple, la semaine dernière, l’Université de Strasbourg organisait un colloque de “Philosophie Economique” réunissant de très nombreux économistes français et étrangers. Je ne résiste pas à l’envie de vous en livrer un succinct incipit, dont vous pourrez juger vous-mêmes s’il relève des questions que je mentionnais dans la première partie de ce billet :
« Aux yeux de la philosophie économique, l’agent économique est avant tout considéré comme un sujet moral. Or, la science économique a longtemps négligé la dimension morale -c’est-à-dire raisonnable- de ce dernier pour n’en conserver que son caractère strictement rationnel. L’agent économique se rapporte à « soi-même », à travers son désir et ses passions, mais il se rapporte aussi à un autre que lui-même. Quelle est la nature de ce rapport à l’autre pour l’agent économique rationnel ? (…) Dépourvu de sa qualité de sujet moral, l’agent économique est-il suffisamment défini par la science économique pour être une conscience qui découvre quelque chose en lui-même ou une subjectivité qui éprouve la douleur de l’envie ? Voilà comment ces questions auxquelles la recherche actuelle est de plus en plus attentive nous entraînent vers la partie philosophique de la science économique (…) Les projets de communication pourraient s’orienter autour de quelques-uns des thèmes suivants :
- Le « juste » et le « bien » en économie
- Les passions constitutives de l’agent économique, d’Adam Smith à nous
- Le rôle des émotions dans le comportement économique
- Les rationalités économiques
- La tradition kantienne et la question d’autrui
- Justice et institutions
- Economie et religions
- Raison et autrui
- La question des préférences sociales
- Evolution des préférences individuelles : théorie, expérimentations
- Autrui et la tradition utilitariste
- Altruisme et réciprocité
- Don et contre-don
- …
»
Qu’est-ce qu’un modèle scientifique ?
Le second mot concerne la façon dont procède les scientifiques, en particulier en sciences humaines. On l’aura noté, la réalité sociale est d’une complexité sans limites. L’économie cherche à comprendre les décisions humaines, disais-je. Mais combien y-en-a-t-il ? Millions d’interactions à chaque seconde. Millions de décisions. Millions de causes et millions de conséquences. Il est donc évident que dans cette infinie complexité, la science n’aurait rien à dire, et n’existerait même pas si elle ne pouvait pas simplifier pour dégager des relations statistiquement significatives (ce qu’on appelle des “lois” en sciences sociales).
J’aime à citer cet exemple, développé la première fois je crois par l’écrivain Jorge Luis Borges. Borges racontait l’histoire de cartographes d’un empire si passionnés qu’ils voulaient une représentation parfaitement réaliste de celui-ci. Or, cette carte, à l’échelle 1:1, était si énorme que « la Carte d’une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l’Empire toute une Province ». Les générations suivantes de cartographes se rendirent compte qu’on pouvait simplifier et schématiser en produisant des cartes à des échelles moins précises, mais beaucoup plus faciles à lire et à interpréter.
Cet exemple a été repris par des générations de scientifiques pour expliquer le principe d’un modèle. Un modèle scientifique est par définition une simplification de la réalité dans le but de la comprendre. Sur la base d’hypothèses préalablement établies, on dégage –de façon plus ou moins mathématisée, en général fortement mathématisée en économie— des relations significatives permettant d’expliquer une partie de la réalité. Les sociologues parlent d’idéaux-types mais le principe est le même.
La question n’est donc pas de savoir si les modèles scientifiques sont parfaitement réalistes, puisque, strictement parlant, ils ne le sont jamais. Qui pourrait décrire le contour de la Bretagne de façon parfaitement réaliste, c’est-à-dire incluant l’entièreté de la réalité ? Les économistes savent bien que le modèle ricardien, qui décrit les gains à l’échange du commerce international, simplifie les données du problème en se concentrant sur deux pays, ou que les relations du modèle keynésien IS-LM, visant à décrire les politiques budgétaires et monétaires, sont simplifiées par rapport à la réalité qu’elles décrivent. C’est le but ! Sans simplification, c’est-à-dire sans abstraction, la réalité serait tout simplement impossible à comprendre.
La question est de savoir si les modèles utilisés sont suffisamment réalistes, c’est-à-dire si :
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les hypothèses qui les sous-tendent sont de suffisamment bonnes approximations du réel. Par exemple, l’hypothèse selon laquelle les individus fixent leur comportement d’épargne en fonction de la température extérieure semble une assez mauvaise approximation du réel, en tout cas relativement plus mauvaise que celle qui postule qu’ils agissent en fonction de l’inflation, des taux d’intérêt ou de la conjoncture économique ;
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le modèle explique suffisamment bien la réalité qu’il se propose de comprendre. Par exemple le modèle offre/demande doit expliquer correctement les variations du prix d’un bien. En particulier, le modèle doit pouvoir apporter des éléments d’explication à des faits ou des phénomènes a priori énigmatiques, paradoxaux, difficiles à interpréter. Par exemple, le fait que dans certaines circonstances une hausse du prix d’un produit entraîne une hausse de sa demande (effet Giffen) ;
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le modèle prédit ce qui va se passer (dans le modèle offre/demande, une hausse du prix en cas de chute de l’offre, toutes choses égales par ailleurs). La prédiction est un élément déterminant de l’explication. Il sera difficile d’affirmer que le modèle explique correctement la réalité s’il est incapable d’anticiper ce qui va se passer (il faut le vérifier ex-post, avec toutes les difficultés que suppose l’interprétation des données en sciences sociales).
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de préférence, il faut que les résultats et conclusions du modèle ne dépendent pas trop étroitement de ses hypothèses (dans le cas inverse, si on amende l’hypothèse, on amende la conclusion).
Conclusion : reprocher aux modèles des économistes d’être “irréaliste” c’est se méprendre sur la nature du travail scientifique. Ce qu’il faut savoir, c’est si l’hypothèse de rationalité telle qu’elle est comprise et interprétée par les économistes est une approximation suffisamment bonne du réel pour qu’elle permette de mieux le comprendre. Rentrons dans le vif du sujet.
La rationalité en économie : le modèle standard
Un scientifique qui cherche à comprendre le comportement humain doit nécessairement utiliser des hypothèses à propos de ce comportement. Le choix des hypothèses est crucial. Certaines hypothèses sont standard et font référence à un cadre théorique précis. Poser comme base de départ que le travail étant seul créateur de richesses, les salariés sont exploités n’est évidemment pas anodin et vous introduit dans le paradigme marxiste.
En économie, le modèle dominant est celui de la rationalité. Les agents (le terme agent en économie signifie, au sens très large, tout acteur dans l’économie, un individu, un ménage, une organisation quelconque y compris l’Etat) sont supposés rationnels. Ils cherchent les meilleurs moyens d’atteindre leurs fins. On parle souvent d’homo oeconomicus, représentation théorique schématique du modèle d’action dans le paradigme classique. Homo oeconomicus connaît ses préférences, et sait les ordonner. Il cherche à maximiser sa satisfaction (on parle aussi d’utilité), cette dernière dépendant aussi des quantités déjà consommées (calcul marginal et notion d’utilité marginale, soit l’utilité de la dernière unité de bien consommé, supposée décroissante dans le temps en raison de la satiété). Il prend les meilleurs décisions (ie. les décisions les plus optimales), compte tenu du contexte et de ses contraintes.
Ainsi l’entreprise va chercher à choisir la meilleure combinaison productive, embaucher les salariés les plus productifs compte tenu de leur coût (elle fait un calcul coût/avantage de type salaire marginal/productivité marginale) ; le consommateur va comparer les biens entre eux en fonction de son revenu réel et de ses préférences ; le financier rechercher les meilleurs placements, le ménage optimise son revenu disponible en fonction du taux d’intérêt réel, etc. Les applications de ce modèle sont pratiquement infinies et concernent tous les champs de l’économie.
Ce modèle a été appliqué à partir des années 60 à la science politique (cf. Anthony Downs) : l’électeur se comporterait comme un consommateur en collectant et en évaluant, au moindre coût possible, l’information nécessaire pour opérer le meilleur choix électoral eu égard à sa situation. En parallèle, les partis agiraient pour conserver ou conquérir un socle majoritaire. Il y aurait donc un marché électoral de type offre/demande (biens publics/voix).
Puis le modèle rationnel a été appliqué a tout le processus de décision publique via l’Ecole du Public Choice, l’idée étant de s’affranchir des visions naïves du gouvernement despote bienveillant qui dispose de la meilleure information et agit dans l’intérêt général, pour le remplacer par un gouvernement qui agit dans son propre intérêt en fonction de l’influence des lobbys et selon des mécanismes décisionnels qui n’ont rien à envier au management du plus calculateur des businessman. On peut critiquer cette vision des choses, mais comme l’écrivait l’année dernière Stéphane Ménia lors d’un billet sur la mort de James Buchanan (père de la théorie du Public Choice), « ceux qui suivent la crise européenne ne peuvent décemment pas nier l’apport de James Buchanan à la compréhension de ce qui s’y déroule. Pour l’essentiel, l’évolution de la situation repose depuis plusieurs années sur un jeu de pouvoir entre les fonctionnaires de la BCE et les élus des pays de l’UE, sur fond d’opinions publiques nationales exprimant des préférences diverses. Si Buchanan avait eu tout faux, la dramaturgie de la crise aurait été probablement bien moins spectaculaire ».
Des économistes comme Gary Becker (et ses héritiers) ont été encore beaucoup plus loin et ont appliqué le modèle de la rationalité standard à absolument tout (et n’importe quoi), essayant d’expliquer la toxicomanie, la famille, les crimes, le suicide, le terrorisme…par la rationalité. Becker était un fervent partisan de l’utilitarisme en théorie de la décision, soutenant que l’idée que nous agissons en suivant notre intérêt est beaucoup plus féconde et explique beaucoup mieux la réalité que l’idée que nous agissons de façon irrationnelle. « On trouve ainsi, écrit Alexandre Delaigue, une théorie du suicide rationnel, qui explique que les gens se suicident lorsque l’utilité espérée de leur vie restante descend en dessous d’un certain seuil ; Une théorie de l’attentat-suicide rationnel ; Il y a même un papier « démontrant » que les gens déterminent leur date de décès en fonction du taux d’imposition des successions. Une analyse économique de la conversion religieuse, etc. (…) Exaspéré par cette approche et les délires qu’elle entraînait, Alan Blinder a même fini par écrire une satire, “l’économie du brossage de dents” …».
Avant de railler, il faut toujours garder à l’esprit –j’insiste—que tout cela est nécessairement une simplification. Le scientifique doit choisir entre différentes simplifications de la réalité. Laquelle est la meilleure ? Si le modèle rationnel est souvent retenu par les économistes, il y a des raisons. En effet :
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il a le mérite d’être simple. Supposez que les êtres humains agissent de façon incompréhensible ; vous n’avez alors aucune raison d’exister, en tant que chercheur (s’il n’y a rien à comprendre ou s’il n’est pas possible de comprendre, les chercheurs en sciences sociales n’ont aucun intérêt) ;
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il est, dans le domaine d’explication qui est celui de l’économie, relativement efficace pour prédire le comportement humain. On a beau jeu, aujourd’hui, d’insister sur l’irrationalité de l’homme. Mais je peux prédire avec une bonne chance de succès comment va évoluer le prix des loyers à Paris en l’absence de changements importants dans l’offre de logements ou comment va évoluer le prix du pétrole sur le très long terme ; je peux aussi vous dire qu’entre deux biens identiques vous choisirez le moins cher (rappelez moi la dernière fois ou vous avez utilisé un comparateur de prix sur internet), que vous allez dépenser moins que ce que vous allez gagner ce mois-ci et épargner une partie de vos gains (autour de 20%) quoique ce taux d’épargne serait beaucoup plus faible si l’inflation était de 20% mensuelle, et que le prochain film de Peter Jackson sera un succès commercial. Tout ceci uniquement grâce à peu d’hypothèses, au premier rang desquelles la rationalité. On comprend pourquoi les économistes ne sont pas près de l’abandonner…
Pour autant, les économistes ne sont pas idiots et ont su, au cours des années et des siècles, amender, améliorer leur modèle. J’en donne trois exemples (non exhaustifs, cela va sans dire).
Le modèle autrichien de la rationalité
Pour commencer, l’école autrichienne a une vision très différente de la rationalité. Qu’on se donne la peine de jeter un œil à l’Action humaine, de Ludwig Von Mises, dans lequel il défend l’idée que la rationalité n’est rien d’autre qu’avoir une raison d’agir, et que, comme nous avons tous au moins une raison d’agir à un instant t, en conséquence « l’agir humain est nécessairement toujours rationnel ». Pour Von Mises, la distinction rationnel/irrationnel n’est qu’un jugement de valeur d’un individu sur un autre. Ce n’est pas parce que nous renonçons à des avantages matériels et tangibles pour obtenir d’autres satisfactions, plus symboliques ou “spirituelles” que cela est irrationnel, au contraire. Selon lui, toute raison d’agir est forcément pour celui qui agit une bonne raison –une raison rationnelle, si l’on veut– à ce moment donné. « Lorsqu’il s’agit des moyens employés pour atteindre des fins, écrit Von mises, les termes de rationnel et irrationnel impliquent un jugement de valeur sur l’opportunité et sur l’adéquation du procédé appliqué. Le critiqueur approuve ou désapprouve la méthode, selon que le moyen est ou n’est pas le plus adapté à la fin considérée. C’est un fait que la raison humaine n’est pas infaillible, et que l’homme se trompe souvent dans le choix et l’application des moyens. Une action non appropriée à la fin poursuivie échoue et déçoit. Une telle action est contraire à l’intention qui la guide, mais elle reste rationnelle, en ce sens qu’elle résulte d’une délibération — raisonnable encore qu’erronée — et d’un essai — bien qu’inefficace — pour atteindre un objectif déterminé. Les médecins qui, il y a cent ans, employaient pour le traitement du cancer certains procédés que nos docteurs contemporains rejettent, étaient — du point de vue de la pathologie de notre temps — mal instruits et par là inefficaces. Mais ils n’agissaient pas irrationnellement ; ils faisaient de leur mieux. Il est probable que dans cent ans les médecins à venir auront à leur portée d’autres méthodes plus efficaces pour traiter ce mal. Ils seront plus efficaces, mais non plus rationnels que nos praticiens ».
Cette vision de la rationalité est assez particulière. Subjectiviste, elle estime que le simple fait d’avoir une raison d’agir suffit à justifier, à rendre compte d’une action et qu’il n’est pas besoin d’y ajouter des qualificatifs jugeant de type rationnel/irrationnel. Cependant, la conception de Von Mises, si elle a le mérite d’empêcher un jugement hâtif, manque un peu de subtilité pour analyser les différents comportements humains. On doit considérer, d’après cette approche, que le meilleur probabiliste, spécialiste des courses hippiques qui murit son choix pendant une semaine avant de parier et le quidam qui parie le tiercé en fonction de la date d’anniversaire de son mariage ayant tous deux une raison d’agir sont rationnels au même degré, ce qui est un peu absurde. Et comment faire si nous ne connaissons pas les raisons d’agir d’un individu, et sommes incapables de les expliquer ? Cette théorie manque de portée pratique. Elle échoue aussi à expliquer les situations où les individus ne font pas de leur mieux ou agissent contre leur intérêt. Si toute action est rationnelle, comment expliquer la délinquance, les Noirs qui votent pour un parti raciste, le terrorisme, le viol, certaines disputes dans les couples, etc.
Les modèles de rationalité limitée
Dès 1947 Herbert Simon proposait un modèle de rationalité limitée. L’idée est la suivante. Les modèles classiques de la rationalité défendent une rationalité parfaite, substantielle, qui implique vision claire des préférences, accès illimité à l’information, capacités cognitives d’optimisation. Pour Simon, ce type de rationalité ne s’applique que dans les décisions simples. J’ai une vision claire de mes préférences et un accès parfait à l’information si l’on me propose le choix entre du Coca ou du Pepsi au restaurant.
Mais supposons que je doive acheter une automobile. Pour Simon, face à une décision complexe, il est irrationnel de mettre en œuvre une rationalité substantielle (comparer tous les choix possibles) car on n’a pas le temps et alors on ne peut pas décider efficacement ! Simon défend alors le principe de rationalité procédurale : je compare un certain nombre de choix qui s’offrent à moi mais je m’arrête à la première solution considérée comme correcte (ie. dans notre exemple, la voiture correspondant à certains critères que j’avais en tête) même si ce choix n’est pas le plus optimal (il existait une meilleure automobile à vendre un peu plus loin). Ce type de rationalité implique un accès limité à l’information, une vision floue des préférences et des capacités cognitives de satisfaction. Elle fonctionne par essais et erreurs, et est d’autant plus limitée que le contexte est incertain. On retrouve quelque part l’idée de Von Mises, mais mezzo voce : même si un choix n’est pas optimal, il peut être rationnel compte tenu de l’information limitée. L’individu, s’adaptant aux contraintes, a donc toujours de bonnes raisons d’agir comme il le fait.
Cela a des conséquences bien sûr dans les modèles économiques. Par exemple, « l’agent qui obéit à la rationalité limitée au sens où l’entend Simon, c’est-à-dire qui se contente d’une utilité satisfaisante au lieu de l’utilité maximale, se montre inerte face aux petites variations du prix, alors que l’équation voudrait qu’il modifie sa demande, fût-ce imperceptiblement » (Philippe Mongin, 2012).
La psychoéconomie
Plus récemment se développe un champ de recherche qui associe psychologie et économie. Pour vous donner une idée de champ de recherche, il faut aller lire l’article de Claude Bordès qui recense l’ouvrage de Dan Ariely, Predictably Irrational sortie en français en 2008 sous le titre: C’Est (Vraiment ?) Moi Qui Decide. Voyez aussi cette conférence Ted d’Ariely lui-même, ou ces autres recensions : Rationalité Limitée (Cyril Hédoin) ; Econoclaste (Stéphane Ménia).
La psychoéconomie consiste essentiellement a développer des tests psychologiques mettant en évidence certains traits du comportement humain, et à appliquer les résultats à l’économie. La psychoéconomie met ainsi en évidence une foultitude de biais cognitifs divers et variés : des individus qui modifient leur choix lorsqu’on modifie le standard de comparaison, ou la façon dont un problème est présenté ; qui n’attribuent pas la même valeur aux biens qu’ils possèdent et à ceux qu’ils sont prêts à acheter ; qui évaluent le prix des biens en fonction de leur habitude de consommation et non en fonction du prix du marché ; qui sont plus sensibles aux pertes qu’aux gains ; qui raisonnent en termes relatifs et non absolus ; qui sont influencés par des normes sociales, morales, etc.
Ainsi, les individus seraient “prévisiblement irrationnels” (c’est le titre du livre d’Ariely). Claude Bordès rappelle plusieurs éléments qui me semblent tout à fait importants :
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Primo, les économistes ne rejettent pas ces travaux, qui sont au contraire connus et bien accueillis. Rappelons que le psychologue Daniel Kahneman a été ainsi récompensé par le Prix Nobel en 2002 ;
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Secundo, si la psychologie a beaucoup a apporter à l’économie, il ne faut pas confondre analyse collective et analyse individuelle. L’analyse psychologique s’intéresse aux comportements individuels. L’économie, même si c’est moins vrai pour la microéconomie, s’intéresse surtout aux effets d’agrégation. Or, comportement individuel et collectif ne sont pas nécessairement déductibles l’un de l’autre. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce qu’un individu se comporte de façon irrationnelle dans une expérience de psychologie que tout le groupe se comporte de cette façon. Il pourrait suffire qu’un nombre suffisant d’individus se comportassent de façon rationnelle pour observer les effets prédits par le modèle standard. Pis, on sait aujourd’hui fort bien que sur les marchés financiers, par exemple, la somme des rationalités individuelles peut fort bien faire l’irrationalité collective : si le prix de l’action baisse, j’ai intérêt (rationnellement) à vendre avant qu’elle ne baisse davantage ; tout le monde réagissant ainsi, le prix de l’action baisse, justifiant a posteriori ma décision (prophétie autoréalisatrice) jusqu’à entraîner un krach tout ce qu’il y a de plus irrationnel. Pourquoi ne serait-ce pas le cas en sens inverse ?
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Tertio, l’interprétation de la psychoéconomie demeure sujette à caution. Ce n’est parce que l’on a observé, à un instant t dans une expérience de psychologie, des comportements « irrationnels » qui contredisent le modèle standard que les mêmes individus se comporteront de la même façon dans d’autres circonstances, dans la “vraie vie”, etc. Autrement dit, les individus ne sont peut être pas toujours rationnels, mais il ne sont sûrement pas toujours irrationnels, et le modèle standard conserve une grande pertinence dans son domaine explicatif, ce qui n’exclut évidemment pas les autres types d’explications (psychologiques, sociologues, culturelles, politiques… les économistes n’ont pas le monopole de la connaissance du champ social).
Au final, la psychoéconomie constitue un champ de recherche tout à fait intéressant mais qui, comme Cyril Hédoin l’a je crois bien résumé, n’a pas encore vocation à remplacer le modèle standard. « Les travaux d’Ariely, comme ceux de Kahneman ou de Thaler, sont riches d’enseignements. Ils révèlent de nombreuses « anomalies » dans les comportements humains qui, pour certaines d’entre elles, ont incontestablement des incidences sur le fonctionnement de l’économie. Il est donc indispensable que soient pris en compte, tant sur le plan pratique que sur le plan théorique, ses apports. (…) Le problème, cependant, est que cette idée ne dispose pas d’une assise théorique solide. C’est pour ma part le problème que j’ai toujours eu avec l’économie comportementale : comment incorporer ses enseignements dans un cadre théorique plus général ? L’économie comportementale peut être interprétée comme une « ultra microéconomie ». Mais toute analyse microéconomique ne devient intéressante que lorsque l’on peut l’utiliser pour produire une explication de phénomènes collectifs. De ce point de vue, je ne suis pas sur de voir la valeur ajoutée de l’économie comportementale par rapport à la théorie du choix rationnel. Par exemple, Ariely entend expliquer la faiblesse de l’épargne des ménages américains par l’irrationalité des individus. Mais il est très probablement possible d’expliquer ce même phénomène par une analyse plus standard en se concentrant sur les problèmes d’incitation et d’institution. »
Conclusion
Le modèle économique standard implique la rationalité des individus. Cela suggère de nombreuses questions tant sont nombreuses les façons de définir cette rationalité. L’hypothèse de la rationalité est un peu servie à toutes les sauces chez les économistes : elle est cause et conclusion, hypothèse et prémisses. L’agent est-il rationnel parce qu’il agit d’une certaine façon ou agit-t-il d’une certaine façon parce qu’il est rationnel ?
Au-delà de ces questions du statut épistémique de la notion de rationalité en économie, on ne peut pas nier que le modèle standard est riche d’enseignements (y compris pratiques) et permet toujours d’expliquer beaucoup de phénomènes économiques et même sociaux.
Au fil des années il sera sans doute amené à être de plus en plus amendé, car nous savons que le comportement humain est plus complexe que nos équations. Certains phénomènes sociaux sont clairement mieux expliqués par la psychologie que par le modèle standard des économistes. Par exemple, les croyances. On y adhère parce qu’on les croit vraies, plutôt que parce qu’on y trouve un intérêt. De même, comment expliquer que beaucoup d’électeurs se déplacent pour voter alors que le calcul coûts-avantages du vote est très défavorable ? (coût d’information, de temps = important alors que poids du vote individuel = quasi-nul). Ou encore, si l’individu est égoïste, comment expliquer que certains individus se positionnent sur la peine de mort alors qu’ils n’ont aucune chance d’être concerné un jour par ce châtiment ?
Bien sûr, on peut toujours comme Raymond Boudon parler de « rationalité axiologique » en disant que certaines actions sont rationnelles par rapport à un système de valeurs, mais si diluée, la notion de rationalité en perd son sens et sa force. On en revient à l’école autrichienne : si tout est rationnel, plus rien ne l’est, puisque toute raison d’agir est une raison rationnelle subjectivement…Pourquoi pas, mais alors cela ne distingue plus l’économie de la sociologie ou de la psychologie, contre toute évidence : économistes et sociologues ne s’intéressent généralement pas aux mêmes phénomènes, et quand c’est le cas, ils n’utilisent pas les mêmes modèles, les mêmes hypothèses et les mêmes méthodes pour les comprendre.
Une conclusion possible serait de ne pas faire dire à ce modèle standard de la rationalité économique plus qu’il ne dit, mais ne pas le sous-estimer non plus. Il est pertinent dans bien des domaines explicatifs, et en particulier pour les phénomènes strictement économiques et monétaires, tout en ayant des limites. L’appétence contemporaine pour la science et la compréhension des phénomènes pourrait par ailleurs faire estimer que la rationalité gagne du terrain par rapport aux époques dominées par la superstition (c’est du reste ce que pensait Max Weber ou plus radicalement Auguste Comte, même si cela reste à discuter).
L’économie semble destinée à rester la science du calcul coût/avantage. Après tout, il en faut bien une !