Remarques éparses sur les violences policières

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1. Qu’est-ce que l’Etat ?

Il n’est pas question de faire ici un tour exhaustif des théories de l’Etat mais on rappellera simplement la plus connue d’entre elles, celle Max Weber : parmi ses caractéristiques, l’Etat est celui qui, en se constituant, revendique pour son propre compte la violence légitime.

2. Qu’est-ce que l’Etat en démocratie ?

Là non plus, il n’est pas question de faire un tour exhaustif des théories de la démocratie, mais on rappellera qu’entre autres choses (sélection des gouvernants par la réitération de l’élection, débat public libre), une démocratie se caractérise par l’existence de droits fondamentaux, tels que la liberté d’expression, d’association, d’entreprise, de déplacement, etc. Ces libertés sont certes limitées dans une certaine mesure (la liberté d’expression n’autorise pas la diffamation ou l’incitation à la haine, la liberté de manifester ne permet pas le trouble à l’ordre public) mais leur limitation est strictement encadrée par la loi : selon la vieille formule (art. 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ». Force à la loi contre la force de l’arbitraire, voilà une bonne synthèse de la démocratie.

3. En finir avec la rhétorique des “brebis galeuses”

Le débat médiatique aime les images simples : on trouve souvent, lors d’épisodes de violences diverses, la rhétorique des brebis galeuses. En clair, ce n’est pas l’institution qui est en cause, c’est un élément isolé. Cette justification s’observe aussi bien dans les affaires de pédophilie touchant l’Eglise ou l’Education nationale, de violences touchant la police, de terrorismes, etc.

A noter que cette rhétorique est partagée à droite comme à gauche : à droite, on aime insister sur le fait que les prêtres pédophiles sont des “brebis galeuses”, tout comme les policiers violents et que ni l’Eglise ni la Police ne sont en cause. A gauche, on fait la même chose pour les terroristes (un “fou isolé”, “pas d’amalgame”, etc.). Les premiers ne se privent pas d’ironiser sur les seconds à chaque attentat terroriste, et les seconds sur les premiers à chaque dérapage policier.

Mais cette rhétorique ne mène nulle part. En effet, elle ignore complètement le fait que l’homme est un animal social (Aristote, si tu m’entends…) : les comportements individuels ne sortent pas de nulle part, ils sont le produit de conditions sociales (et éventuellement de déterminants psycho-biologiques). La violence, par exemple, n’est pas une propriété intrinsèque de certains individus : tout le monde, placé dans certaines conditions, peut devenir violent, et tout le monde peut trouver, dans certaines conditions, une justification morale à la violence. Que l’on pense aux développements théologiques de Thomas d’Aquin sur la “guerre juste”, à la Résistance pendant l’occupation ou à une guerre d’indépendance, par exemple. Personne ne peut sérieusement soutenir que la violence n’est jamais acceptable. La question est de savoir quand elle est acceptable.

En réduisant chaque épisode de violence à des manifestations isolées et strictement individuelles, on s’interdit de penser plus largement les conditions sociales de l’émergence de la violence : placé dans une condition ou dans une autre, un individu ne réagira pas de la même façon. Ainsi, la pédophilie dans l’Eglise n’est pas uniquement une question de “brebis galeuses”, mais un problème de rapport à l’autorité et à la sexualité dans l’Eglise ; le terrorisme n’est pas le fait de “déséquilibrés” (même si, de fait, un certain nombre de terroristes ont des troubles psychologiques) : il est le fruit de la rencontre entre une idéologie (par exemple l’islamisme), un contexte géopolitique (Daesh, la guerre israélo-palestienne), social (pauvreté, exclusion), familial (absence d’autorité parentale par exemple) et individuel.

De même, la question des violences policières renvoie à l’armement de la police, la formation des policiers, la praxis policière, la gestion de l’ordre public en France, etc. Ces questions complexes ont une dimension politique, juridique, sociale, professionnelle. Il n’entre pas dans mes compétences de détailler tous ces sujets mais on peut dire que de nombreux chercheurs s’y intéressent, et depuis longtemps : ici, un lien sur la dégradation de la formation dans la police ; ici, le même sujet en plus détaillé ; là, sur l’échec du maintien de l’ordre à la française (en comparaison avec l’Allemagne), ici, un ouvrage sur la praxis policière dans les banlieues ; une enquête sur les contrôles d’identité ; un ouvrage de synthèse ici, etc., etc.

Ces travaux multiples permettent de se détacher d’une vision individualisante des choses et, tout en prenant du recul, incitent à un certain optimiste : oui, on peut faire mieux dans le maintien de l’ordre, oui, avec d’autres politiques, la relation de confiance police-population pourrait être meilleure.

Le terme “structurel” ou “systémique”, si décrié par la droite, ne renvoie au fond qu’à cela : le caractère social des violences. Thomas Legrand a raison de souligner que « structurelle ne veut pas dire intrinsèque ni généralisée, mais rendue possible par l’institution« . Nier le caractère structurel du racisme, des violences policières ou de la pédophilie dans l’Eglise, c’est se fourvoyer sur le sens de structurel et in fine s’interdire de comprendre ce dont il est question : quand on dit que le racisme est structurel en France, on dit qu’il est le produit de certaines conditions sociales (et historiques), qu’il ne touche pas de manière aléatoire n’importe qui mais non que “tous les Français sont des racistes”. Si le racisme était un problème uniquement individuel, les victimes de racisme seraient réparties aléatoirement dans la population et les Noirs et les Arabes ne seraient pas surreprésentés dans les statistiques des discriminations. Ou encore, dire que la pédophilie est systémique veut dire qu’elle est le produit d’un système (celui qui consiste à écraser la parole de la victime pour préserver l’institution, un rapport déviant à la sexualité et à l’autorité…), non que “tous les prêtres sont des pédophiles”. Avant de critiquer un terme, ce serait bien d’en connaitre le sens, mais c’est probablement trop demander à un chroniqueur de Cnews que d’ouvrir un livre….

4. “Mais les délinquants aussi ils sont violents”

Quand on prend un peu de distance, on comprend rapidement que toutes les violences ne se valent pas. L’Etat se constitue en revendiquant pour son propre compte le monopole de la violence légitime, nous dit Weber : mais rien ne serait plus contraire à sa pensée que de lui faire dire que toutes les violences commises par un représentant de l’Etat sont légitimes. Bien au contraire, en démocratie, la violence d’Etat est strictement encadrée par la loi, comme une exception qu’on accorde à une institution (la police) à des fins de sécurité, mais où les moyens doivent être strictement proportionnées aux fins.

C’est pourquoi la violence de l’Etat doit être instrumentale, froide, proportionnée aux buts à atteindre et réalisée dans les règles. Ce qui est en jeu, c’est le monopole légal de la violence légitime, donc la constitution de l’Etat en tant que tel, donc la démocratie. Si vous pensez qu’un type (même délinquant ! même en flagrant délit !) qui se fait tabasser « l’a bien mérité », vous avez une piètre idée de la démocratie. Qui pourra encore donner des leçons à la Chine, à la Russie ou au Venezuela ?

La violence des délinquants en manifestation est le plus souvent impulsive, protestataire (Black Blocs), non contrôlée (Gilets Jaunes), ou opportuniste (pillage de magasins). Un fonctionnaire de police qui confond cette violence-ci avec cette violence-là ne trahit pas seulement son uniforme (qui ne renvoie qu’à l’institution policière) mais la démocratie toute entière. C’est bien plus grave étant donné sa position, c’est-à-dire le pouvoir de force légale dont il est investi. Comparer des Black Blocs qui brûlent une Mercédès à des policiers qui tabassent un Noir sans aucune raison est ridicule. Surtout quand on emploie un vocabulaire inadapté (non, les policiers ne se sont pas fait « lyncher », lyncher veut dire pendre à un arbre, c’est un vocabulaire de l’Amérique du Klu Klux Klan : des policiers se sont faits agresser, frapper à terre, ce que vous voulez, mais pas lyncher).

Les délinquants qui saccagent tout en manifestation ne sont pas des représentants de l’Etat. On ne peut pas traiter la violence d’un Français lambda comme celle d’un représentant de l’Etat (sans même parler du fait qu’une violence contre une personne est plus grave que contre un bien).

Or, s’il est vrai que les casseurs sont loin d’être tous attrapés (ce qui renvoie à l’efficacité des techniques du maintien de l’ordre : communication avec la foule, traçage post-manif des délinquants, ciblage des interventions…) et condamnés (ce qui renvoie à l’efficacité de la justice), ils ont néanmoins toute la loi et la population contre eux. A chaque manifestation, condamnations unanimes de toute la classe politique des débordements violents (et qui trouve cela anormal ?). De même, les plus hautes autorités de l’Eglise condamnent, reconnaissent et combattent désormais le problème de la pédophilie (mais cela a pris des décennies).

A l’inverse, et cela fait une grande différence symbolique, les violences policières sont encore fréquemment niées au plus haut sommet de l’Etat, entre un président de la République qui nie jusqu’au terme et un Darmanin qui expose que “quand j’entends parler de violences policières, je m’étouffe” (ce qui n’est pas sans un certain cynisme, deux mois après l’affaire Georges Flyod). Et du côté de la justice, au moins administrative ? La parole policière prévaut sur quiconque, y compris quand un policier falsifie totalement un PV. L’IGPN est tellement inefficace (il suffit de lire ses rapports, ou de s’intéresser à la proportion condamnation/affaires, ou au nombre de fois où “le tireur n’est pas retrouvé”) qu’on peut la surnommer sans rire Impunité Générale de la police Nationale : comme certains cardinaux des années 70, sa fonction n’est pas la transparence et la justice, mais la préservation de l’institution. Les condamnations de policiers en justice sont rarissimes, y compris lorsque la gravité de l’affaire dépasse l’entendement (exemple avec l’enquête implacable du Monde sur l’affaire Théo). Enfin, le pire peut être, les préfectures et notamment la préfecture de police de Paris mentent fréquemment pour couvrir leurs troupes (un exemple récent ? Ici)

Il serait temps de sortir des simplifications stériles pour élever un peu le débat.

Une réflexion sur “Remarques éparses sur les violences policières

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