Le salaire des enseignants

Convention Banque de France – ministère de l'Éducation nationale | Citéco

Ceci est une version développée d’un article paru dans la revue Esprits, dont vous trouverez le lien ici

 

La question des salaires est une question socioéconomique cruciale. Elle est à la fois économique (qu’est-ce qui détermine les rémunérations du travail ?), sociale (pourquoi des inégalités salariales ?), éthique (quel travail, et donc quelle fonction dans la société, « mérite » quel salaire ?). Les économistes et les sociologues s’intéressent depuis longtemps à ces questions, mais nous allons ici nous centrer sur une profession en particulier, dont la rémunération a fait l’objet de nombreux débats durant la campagne présidentielle : celle des enseignants.

Le salaire de ces derniers est par excellence une question politique. Les enseignants constituent en effet une profession dont le travail concerne directement un grand nombre de personnes de tous âges (élèves et familles). Comme celle des soignants et quelques autres, c’est une profession jugée essentielle à la Nation. Les enseignants sont nombreux et payés —notoirement mal— par l’Etat, alors que les masses salariales engagées sont considérables. Enfin, ce qui est moins connu, d’énormes inégalités salariales marquent la profession enseignante. La question du salaire des enseignants est donc un résumé, en condensé, de la question salariale en général, avec ses implications éthiques, politiques, macroéconomiques et sociales.

L’avantage d’étudier une profession d’agents publics, c’est que les grilles salariales sont facilement disponibles (voir sur le site du Ministère de l’Education nationale). Et pourtant… question simple, réponse compliquée ! En effet, par rapport à quoi ou à qui peut-on dire qu’ils sont « mal payés » ? Un point de comparaison est nécessaire, mais il y a plusieurs choix possibles.

Approche en comparaison internationale

On peut tout d’abord procéder en comparaison internationale : on prend alors le salaire brut moyen, d’un même niveau (typiquement le secondaire), d’une même ancienneté (en général 15 ans), on convertit le tout dans une même monnaie, comparable dans le temps et l’espace, à savoir le dollar constant à parité de pouvoir d’achat (je passe les détails statistiques par lesquels on obtient cette comparaison monétaire). Puis on regarde ce qui se fait dans différents pays.

On trouve facilement ce genre de données sur internet (par exemple, sur le site de l’OCDE). La conclusion est sans appel : les enseignants français sont très mal payés. Avec 42 000$ en 2020, la France se situe entre l’Italie et la Colombie, loin derrière le Japon, le Portugal ou l’Espagne (55 600$ pour cette dernière) et très loin derrière les Etats-Unis, le Danemark ou l’Allemagne : 65 000$ pour les Etats-Unis, soit 55% de plus que la France, 1,6 fois plus pour le Canada, deux fois plus pour l’Allemagne… En dessous de la France, on trouve des pays bien plus pauvres avec lesquels la comparaison n’est pas glorieuse, tels que le Mexique, la Turquie, la Grèce, le Chili…

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Les moyennes masquent les disparités salariales

Il s’agit là de moyennes. Comme toute moyenne le résultat sera influencé par les inégalités, les gros salaires tirant les moyennes vers le haut comme les bonnes notes tirent la moyenne d’une classe vers le haut. Idéalement il faudrait prendre la médiane —elle est insensible aux valeurs extrêmes— mais les données ne sont pas toujours disponibles. Or, justement, les inégalités de salaires enseignants sont importantes. En dehors du temps de travail (la plupart des enseignants font des heures supplémentaires[1]), elles sont déterminées par l’ancienneté et le concours obtenu. En bas de l’échelle, on trouve les non-titulaires (remplaçants), surtout dans le privé. Les salaires démarrent à… 1500€ brut. Inutile de se demander, dans ces conditions, pourquoi les viviers de suppléants sont vides. Qui voudrait remplacer un collègue au pied levé, avec des conditions de diplôme exigeantes (bac+3 minimum) pour un salaire à peine supérieur au SMIC ? N’importe quel diplômé de maths ou d’économie peut trouver bien mieux ailleurs. Il faut vraiment avoir la foi…

Ensuite, viennent le gros des troupes, les certifiés. Un débutant perçoit environ 2000€ brut (1700€ net). Ce montant peut être augmenté de quelques primes, mais elles sont souvent faibles dans l’Education nationale. Ainsi un professeur principal percevra au maximum une prime de 110€ brut par mois, ce qui est indécent au regard du temps que la fonction nécessite : la charge d’accompagnement des élèves, de suivi des bulletins et de dialogue avec les familles est bien plus importante pour les professeurs principaux. Il y a quelques exceptions (les primes REP+[2] peuvent s’élever à 430€ brut par mois) mais elles concernent très peu d’enseignants. A l’autre bout de la hiérarchie, les agrégés de classe préparatoire qui font des heures supplémentaires peuvent facilement toucher 3500€ net par mois en milieu de carrière, et beaucoup plus en fin de carrière. L’agrégation est une énorme promotion salariale, puisque non seulement le salaire brut est d’environ 300€ plus élevé (en début de carrière, davantage ensuite), mais l’obligation réglementaire de service étant plus basse, les agrégés font donc plus facilement des heures supplémentaires.

Ainsi, dans l’Education nationale, selon votre statut et votre ancienneté, les salaires varient facilement du simple au double. Ces inégalités demeurent toutefois plus modérées que dans le reste de la société et, notoirement, que dans le secteur privé : en France, le rapport entre les 10% les mieux payés et les 10% les moins bien payés étant d’environ 3,5 après redistribution (INSEE, 2019).

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Approche en comparaison locale

Une autre approche consiste à rester sur la France et à comparer le groupe des enseignants avec un autre groupe social. Comme il y a un lien très fort entre niveau de diplôme et salaire —c’est la théorie du capital humain, abondamment étudiée en économie et formalisée par l’équation de Mincer— on va le plus souvent comparer à diplôme égal. Mais on peut aussi comparer le salaire enseignant dans la société française en général, en le comparant aux salaires du privé, au pouvoir d’achat moyen ou même au salaire minimum.

Ainsi, par rapport au salaire minimum la chute est vertigineuse. Alors que les débutants gagnaient 2,3 fois le SMIC en 1980, ils gagnent aujourd’hui environ 1,2 fois le SMIC. Ce type d’indicateur permet de mesurer l’effondrement de la profession selon deux aspects :

  • En termes d’attractivité, cela explique les grandes difficultés de recrutement de l’Education nationale depuis quelques années : quorums des concours non atteints, barres d’admissions sans cesse ajustées, viviers de remplaçants vides (et donc profs non remplacés !). Cela a, au passage, des effets sur la qualité de l’enseignement délivré : quand on paie bien, on attire les meilleurs. Quand on paie mal, on prend tout le monde et n’importe qui, et la démotivation vient très vite. Si vous êtes prêt à préparer des cours le dimanche soir et corriger des copies le mercredi après-midi pour 1600€ net par mois avec un bac+5, je vous salue bien bas. Mais je crois davantage au vieux proverbe soviétique : « ils font semblant de me payer, je fais semblant de travailler ».
  • En termes de statut social, l’enseignant n’est plus un notable respecté avec le curé et le maire, comme au XIXème siècle, mais une profession lambda qui fait partie des classes moyennes inférieures. Et ce, malgré la hausse considérable du niveau de diplôme nécessaire pour accéder à la profession, qui fait des enseignants des équivalents des cadres : bac+2 dans les années 1980, bac+3 jusqu’au quinquennat Sarkozy, bac+5 depuis…

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On pourrait ainsi multiplier les points de comparaison : le salaire moyen dans le privé (en EQT c’est-à-dire en excluant les temps partiels) est de 2400€ net ; le salaire moyen des enseignants, 2600€, ce qui est un peu plus —à nouveau, garder en tête qu’il s’agit d’une moyenne : la médiane se situe plutôt autour de 2500€ (voir ici). Surtout, il s’agit du salaire moyen dans le privé, tous niveaux de diplôme confondus. On terminera alors par une comparaison à diplôme égal : sans surprise, les enseignants sont beaucoup moins bien payés que leurs homologues diplômés du supérieur. Le salaire moyen des bac+3 et plus (toujours en excluant les temps partiels) est de 3400€ par mois (INSEE, 2020), et le salaire moyen des cadres dépasse 4000€ net par mois (INSEE, 2018). Soit 25 à 50% de plus que les enseignants…

Revaloriser une profession

Derrière cette avalanche de chiffres, un même constat : les enseignants français sont mal payés, surtout si l’on compare à diplôme égal dans le secteur privé, ou en comparaison internationale.

Bien sûr, il n’est pas utile de tomber dans le misérabilisme : la profession a des attraits évidents pour ceux qui la pratiquent, c’est souvent un métier de passionnés —et heureusement, vu la paie…. L’autonomie dans le travail est très grande par rapport au salarié moyen. L’emploi est à vie, comme tous les fonctionnaires. Les vacances sont importantes (et nécessaires !). Le métier en lui-même est passionnant, même s’il peut être vécu très différemment selon les conditions locales du travail : milieu rural ou urbain, lycée REP ou favorisé, privé ou public, enseignement professionnel ou général, petit groupe ou classe surchargée. Il n’en demeure pas moins que les salaires ne sont pas à la hauteur de ce qu’un pays comme la France, septième économie mondiale, devrait payer pour un métier aussi essentiel à la Nation.

Pour finir, un point de vue plus personnel : oui, il faut augmenter les enseignants —tous les enseignants— sans contrepartie, vu le retard pris par la France dans ce domaine. S’il est absurde de reprocher à la France de ne pas payer ses profs au niveau de l’Allemagne —un pays avec un PIB 40% supérieur au notre— il est indécent de les payer à un niveau inférieur à l’Espagne, 40% moins riche que nous ! Mais les sommes en jeu sont considérables : tous niveaux confondus, il y a un peu plus de 850 000 enseignants. Le budget de l’Education nationale, à lui seul, représente environ 55 milliards d’euros par an, soit 22% du budget de l’Etat. On comprend dans ces conditions que toute augmentation significative et généralisée des enseignants pèse rapidement sur les comptes publics ce qui peut expliquer —je ne dis pas justifier— la timidité des gouvernements successifs sur ce dossier.

C’est pour cela que, s’il faut augmenter tout le monde, il faut surtout augmenter davantage les jeunes et les non-titulaires : pour des questions éthiques —réduire les inégalités au sein de la profession— et d’attractivité de la profession, en particulier pour les remplacements. Les agrégés en fin de carrière des classes préparatoires n’ont pas besoin de 10% d’augmentation : ce sont les néotitulaires, les non-titulaires, les certifiés, les instituteurs qui ont besoin de 10% d’augmentation (minimum).

Augmenter les professeurs c’est revaloriser dans la société une profession qui exerce une des missions les plus nobles qui soient : l’accès au savoir et à la culture, « ce qui fait de l’homme autre chose qu’un accident de la nature », comme le disait André Malraux.

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[1] Et aucun ne travaille « 18h par semaine », selon le vieux cliché tenace. Si vous avez des doutes, n’hésitez pas : essayez !

[2] Réseau d’Education Prioritaire : les anciennes « ZEP » c’est-à-dire les quartiers les plus défavorisés avec davantage de moyens. Le système actuel est divisé entre « REP » (défavorisé) et « REP+ » (très défavorisé). Le nombre d’élèves par classe y est légèrement inférieur, l’autonomie pédagogique plus grande et les professeurs mieux payés. Depuis 2020, toutes les classes de grande section, de CP et de CE1 sont dédoublées en réseau éducation prioritaire, soit un nombre d’élèves par classe inférieur à 15.

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