Note de lecture : Le capitalisme sans capital (J. Haksel et S. Westlake)

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Ce livre écrit en 2018 est probablement le meilleur livre d’économie contemporaine que j’ai lu ces cinq dernières années, au moins depuis Le commerce des promesses de Pierre-Noël Giraud (dont j’avais fait plusieurs chroniques sur ce blog).

Le titre explicite fort bien l’ambition de l’ouvrage : dans la première partie, il s’agit de décrire le capitalisme contemporain, basé sur des actifs intangibles, tandis que la seconde partie (beaucoup plus intéressante) est consacrée à analyser les conséquences de ce type de capitalisme sur tous un tas de phénomène connus : augmentation des inégalités, stagnation séculaire, défis du financement, infrastructures et politiques publiques.

Sans être hyper accessible aux néophytes en économie, le livre est clair, très riche de références, fourmille d’exemples pertinents, et surtout fonctionne comme un vrai ouvrage scientifique : il ouvre des pistes et des réflexions sans forcément les trancher, en sachant reconnaître ce qui paraît établi et ce qui doit faire l’objet de davantage de recherches, tout en nuances et sans imposer un point de vue qui aurait la force de l’évidence. Les graphiques, les tableaux de données et appendices sont suffisamment nombreux pour satisfaire le scientifique à la recherche de preuves, et suffisamment rares pour satisfaire le lecteur amateur simplement curieux de comprendre le capitalisme moderne.

1. Qu’est-ce que le capitalisme sans capital ?

Le capitalisme né de la Révolution industrielle était essentiellement basé sur des actifs tangibles, c’est-à-dire physiques : un investisseur réunit des fonds, il achète du capital (des machines, des bâtiments, des infrastructures) et embauche des travailleurs qui lui permettent de mettre en œuvre une activité de production qui, si elle réussit, lui procure un bénéfice avec lequel il pourra investir à nouveau, et ainsi de suite. Ce capitalisme a été résumé par la fameuse formule de Kalecki, toujours d’actualité malgré son ancienneté : l’ouvrier dépense ce qu’il gagne, le capitaliste gagne ce qu’il dépense.

Cette forme de capitalisme existe bien sûr toujours : nous disposons d’usines, de machines, robots, tracteurs, camions, bureaux, d’infrastructures de circulation et de communication, et c’est l’une des causes essentielles qui différencie les pays riches (qui disposent d’un abondant stock de capital productif) des pays pauvres. C’est aussi l’une des causes des gains de productivité colossaux dans les pays industrialisés ces 50 dernières années et donc de la progression de la richesse nationale : en remplaçant du travail peu qualifié par du capital, on produit davantage et pour beaucoup moins cher dans les secteurs où des gains de productivité massifs sont possibles, ce qui augmente le pouvoir d’achat, entraine des phénomènes de déplacement de la main d’œuvre (tertiarisation), etc. On peut prendre l’exemple de l’informatique (à qualité égale, elle est de moins en moins coûteuse), de l’agriculture (la productivité agricole a explosé) ou de toutes sortes de produits industriels comme les vitres : le temps de travail nécessaire pour réaliser une vitre d’un m² est de quelques heures aujourd’hui contre plusieurs milliers il y a quelques siècles : seuls les plus riches pouvaient alors équiper leurs demeures de vitres, alors qu’elle est accessible à tous aujourd’hui.

Par rapport à ce vieux capitalisme traditionnel, le capitalisme contemporain a bien changé. Il repose en grande partie sur des actifs immatériels, intangibles : lignes de codes dans un ordinateur, algorithmes, image de marque, formation et connaissances dans la tête des salariés, logiciels, etc. C’est évident pour des multinationales comme les GAFA : leur valeur ne repose pas d’abord sur des ordinateurs et des bureaux (ils sont nécessaires, bien sûr) mais sur leur image de marque, leurs logiciels et leurs algorithmes, le travail de leur designers et de leurs programmeurs. C’est aussi vrai de n’importe quelle entreprise, comme une banale salle de sport (exemple qui se trouve dans le livre) : un observateur extérieur qui regardait une salle de sport d’aujourd’hui par rapport à il y a cinquante ou soixante ans ne verrait pas de différences flagrantes : il y a toujours du capital tangible (les appareils, le bâtiment) et des employés. Mais la valeur de la salle de sport dépend beaucoup plus qu’avant d’actifs intangibles tels que logiciels (de gestion, de planning, de clientèle, de procédures) ou image de marque : la plupart des salles proposent aujourd’hui des activités qui sont des marques déposées et dont la valeur est entretenue par des campagnes publicitaires sophistiquées : zumba®, bodypump®, etc.

Au début du livre, les auteurs estiment que l’investissement immatériel représente environ un tiers de l’investissement total dans la plupart des pays développés aujourd’hui (davantage aux Etats-Unis), mais pourraient représenter dans moins de dix ans les deux-tiers des investissements.

2. En quoi ce type de capitalisme diffère-t-il du capitalisme classique ?

Les auteurs examinent quatre spécificités des actifs intangibles, qu’ils résument par les quatre “-ables”. Les intangibles sont :

Scalables, c’est-à-dire qu’on peut les reproduire à grande échelle plus facilement que les actifs physiques. Construire une nouvelle usine et acheter de nouvelles machines prend du temps ; mais une fois qu’on a créé un premier album de musique, une première version d’un logiciel ou un film, le reproduire des millions de fois ne coûte quasiment rien (il s’agit de simples copies numériques). De même, Starbuck ou Coca-Cola peuvent reproduire très facilement leur procédés de fabrication une fois l’investissement de départ réalisé : la valeur repose sur l’image de marque (qu’il faut certes entretenir par la publicité) ou la recette secrète, pas sur des actifs tangibles. En langage économique, on dit que le coût marginal de production est très faible.

Irrécupérables, c’est-à-dire qu’une fois l’investissement réalisé, il est difficile à revendre, l’argent est perdu. Une maison, une machine, un bureau, une usine peuvent voire leur valeur fortement baisser en cas de crise ; mais comme il s’agit d’actifs tangibles, cette valeur n’atteindra jamais zéro, car il y a toujours quelque chose de concret à revendre (ne serait-ce que la valeur du métal dans une machine ou du cuivre dans les câbles électriques d’un bâtiment). De plus, les actifs tangibles sont relativement standardisés, il y aura donc toujours un marché d’occasion où l’on peut les revendre.

A l’inverse, les investissements immatériels ont des valeurs très difficiles à estimer, ils sont difficiles à revendre : leur coût est donc souvent irrécupérable. Pourquoi ? beaucoup d’investissements immatériels sont spécifiques à une entreprise et n’ont de valeur que dans le cadre de cette entreprise : les banques utilisent souvent des logiciels “maison” qui sont améliorés-bricolés décennies après décennies : peut-on revendre ces actifs ? Probablement pas, car en dehors de la banque dans laquelle ils sont utilisés, leur valeur est quasi-nulle, de même que la base de données de Facebook a une valeur beaucoup plus faible en dehors des algorithmes, des procédures et des logiciels propres à Facebook : il est difficile de d’extraire la base de données de l’entreprise pour la revendre comme on revend une camionnette d’occasion. Ou encore, les procédures spécifiques qui ont fait le succès de la chaine Starbucks sont des connaissances dans la tête des employés : elles ne sont pas aussi faciles à revendre que les caisses enregistreuses ou les machines à café.

Une image de marque est revendable dans la mesure où elle est adossée à une propriété intellectuelle ou à des brevets (pensons à Star Wars), mais celle-ci peut être contestée (elles le sont fréquemment) et le propriétaire doit dépenser beaucoup de frais juridiques pour défendre sa propriété. Comme le soulignent les auteurs, l’humanité réfléchit aux lois pour défendre la propriété des actifs tangibles depuis plus de 3000 ans : on sait donc comment faire. Par contre, la propriété des actifs intangibles n’est pas toujours clairement établie, les conflits sont fréquents et il est parfois difficile d’évaluer la valeur des actifs.

Diffusables : comme les intangibles sont souvent des idées ou des connaissances, ils sont très faciles à diffuser. C’est un classique de l’économie immatérielle : si je vous vends mon ordinateur, je ne l’ai plus ; si je vous vends une idée ou une recette, je l’ai toujours. On retrouve là une vieille idée de Schumpeter : l’entrepreneur-innovateur aura toujours des imitateurs : pensons à l’iPhone qui a lancé le marché du smartphone, ou à la colère de Steve Jobs quand Google a commencé à développer Android (il estimait que c’était copié sur iOS). Combiné à la scalabilité, la conséquence de la diffusion est un principe du type “winner takes all” : entre la première entreprise sur le marché et la seconde, les profits peuvent être radicalement différents. Si l’algorithme de Google est supérieur, pourquoi utiliser Yahoo ? La valeur de Facebook repose sur la quantité d’utilisateurs (externalités de réseaux) : les réseaux sociaux n’ont d’intérêt que si beaucoup de monde les utilise. Ainsi, tout le monde a intérêt a aller sur le plus grand réseau, qui devient de plus en plus gros, etc. On peut ainsi s’attendre à ce que les entreprises soient de plus en plus grosses et les profits de plus en plus inégalement répartis entre les entreprises.

Synergisables : cela veut dire que les entreprises qui sont les plus à mêmes de combiner entre elles différentes idées s’en sortiront probablement mieux que celles qui ne se reposent que sur une seule idée jalousement protégée par un brevet : Westlake et Haksel donnent l’exemple du micro-onde, combinaison d’idées venues du monde du design électroménager et d’innovation fondamentales sur le magnétron, ou encore de l’iPhone, combinaison d’un grand nombre d’innovations fondamentales souvent réalisées par l’Etat (en l’espèce le département de la défense américain) : internet, processeur, écran tactile, mais aussi de la spécificité d’Apple : le design et la facilité d’utilisation. L’innovation vient parfois de là où on ne l’attend pas et peut être imprévisible.

Ces quatre spécificités ne sont pas fixées une fois pour toutes, mais peuvent évoluer. Par exemple, l’irrécupérabilité peut être atténuée si on améliore les marchés d’achat et de vente de propriété intellectuelle.

3. Comment se comporte une économie riche en actifs intangibles ?

La seconde partie de l’ouvrage répond à cette question.

La stagnation séculaire

Les auteurs évoquent d’abord le cas de la stagnation séculaire, c’est-à-dire du ralentissement de la croissance et des gains de productivité constaté dans un grand nombre de vieux pays industrialisés depuis quelques années (le débat a été lancé par l’économiste américain Robert Gordon en 2012). De nombreuses causes ont été explorées : échec de la politique monétaire et absence de politique budgétaire suffisante, ralentissement du progrès technique, coût de la dette, augmentation des coûts environnementaux et rendement décroissants de l’éducation sont les principales.

Les auteurs ne contestent pas ces explications mais estiment que la plus connue, le ralentissement du progrès technique, reste difficile à mesurer. Selon eux, les actifs intangibles sont une explication complémentaire à la stagnation séculaire : en effet, l’investissement dans les intangibles est très difficile à mesurer par les comptables nationaux et seule une partie est incluse dans le PIB. Quand une entreprise achète une machine puis la revend, c’est facile à mesurer. Mais comment mesurer la valeur des connaissances, de logiciels, d’idées ? Aujourd’hui, l’investissement en R&D, les logiciels ou la valeur des bases de données sont partiellement incluses dans la comptabilité nationale, mais pas les dépenses en formation, les études de marché ou le design. Ainsi, l’une des causes de la stagnation séculaire serait un problème de mesure : l’innovation contemporaine, qui repose beaucoup sur les intangibles, serait difficile à mesurer, de même que l’amélioration de la qualité des produits. Il en résulte une sous-estimation de la productivité et une surestimation de l’inflation. De plus, le caractère scalable et diffusable des intangibles accentuerait les écarts de productivité entre les entreprises leaders et celles à la traîne.

Les inégalités

Il n’est pas nécessaire ici de revenir en détail sur un phénomène bien connu des vingt-trente dernières années : la hausse des inégalités.

On peut en revanche facilement comprendre en quoi une économie riche en intangible peut être plus inégalitaire qu’une économie plus classique : la capacité à créer des synergies et à diffuser les idées va reposer sur un petit nombre de salariés très qualifiés (designers, ingénieurs, consultants financiers et marketing, armée d’avocats pour défendre les brevets…) qui vont s’enrichir énormément tandis que les autres vont voir leur revenu stagner. La diffusion des ordinateurs et des logiciels va étirer le marché du travail (cf. Vertugo, 2017) car les logiciels remplacent des travailleurs aux revenus et aux fonctions intermédiaires : répondre à des questions simples au téléphone ou rédiger un planning sont des tâches qui peuvent être faites par une intelligence artificielle, mais pas servir un repas ou faire la toilette d’une personne âgée. Les personnes très qualifiées étant quant à elles plutôt complémentaires de l’IA.

Ce qui est vrai au niveau individuel est peut être encore plus vrai au niveau des organisations : puisque le “vainqueur prend tout”, quelques GAFA vont devenir des géants et voir leurs profits s’envoler tandis que les autres vont péricliter. Etre riche en intangible permet aussi à une entreprise de déplacer bien plus facilement ses actifs d’un pays à l’autre pour profiter de l’optimisation fiscale : déplacer les usines Renault est long et coûteux, déplacer une marque ou une adresse IP ne demande qu’un léger travail juridique.

Ces explications se combinent donc avec l’effet sur les inégalités de la mondialisation et renforcent le phénomène de concentration urbaine de la richesse (étudié par l’économie géographique). Certaines personnes vont profiter de la formidable diffusion permise par les canaux modernes de communication pour devenir des superstars extrêmement bien payées : stars du football ou de la chanson par exemple, dont la valeur repose sur l’image de marque. Seule J.K. Rowling pourrait écrire de nouveaux Harry Potter : ce qui fait sa richesse, c’est la valeur de son nom et de l’image de marque qu’elle a créée.

Les infrastructures, le financement

Je passerai rapidement sur le court chapitre consacré aux infrastructures et au financement de l’innovation dans une économie riche en intangible.

Une économie riche en intangible a bien sûr besoin d’infrastructures matérielles : câbles de fibre optique sous la mer, réseaux d’ordinateurs et leur centrale de refroidissement, antennes de communication, etc. Tout cela alimenté par l’énergie électrique. Néanmoins, elle repose beaucoup plus qu’une économie industrielle classique sur un réseaux de normes et de procédures, pas seulement des normes techniques typiques du capitalisme industriel (largeur des rails ou normes de voltage des maisons) mais aussi des normes sociales et juridiques (notamment sur la propriété intellectuelle).

Quant au financement, il suffit de revenir aux remarques précédentes sur les coûts irrécupérables pour comprendre pourquoi le financement bancaire ne peut être que mal adapté à une économie riche en intangible : comme l’actif apporté en garantie est souvent difficile à évaluer et à revendre, les banques seront beaucoup plus frileuses qu’avec des prêts classiques hypothéqués, et ne prendront que rarement le risque de financer des starts-up dans ces domaines. Pour le dire très rapidement, la raison pour laquelle il n’y a pas de GAFA européen est que le financement en Europe est encore largement dominé par des mastodontes bancaires, alors que le monde anglo-saxon a beaucoup plus développé le financement non bancaire : actionnariat salarié et capital-risque principalement. Le capital-risque est particulièrement adapté aux aventures incertaines mais potentiellement très rentables : il permet aux entreprises d’investir sans emprunter, sans se soumettre immédiatement aux aléas et au risque de prise de contrôle du marché boursier, en misant sur la progression croissante de valeur pour l’investisseur, avec un risque significatif mais aussi un gain en capital potentiellement énorme : pensez qu’entre octobre 2004 (entrée en Bourse) et aujourd’hui, l’action Google a été multipliée par…25. Le financement par action ou par capital-risque est un bien meilleur moyen de financement des entreprises ayant peu d’actifs tangibles que l’endettement bancaire.

Contrairement au mythe récurrent, il n’y a pas de “dictature des marchés financiers” et il est même discutable qu’en moyenne, les marchés soient myopes et aveugles au long-terme. Pour ne prendre que ces exemples emblématiques, Facebook n’a commencé à faire réellement des profits qu’en 2014, Twitter seulement en 2018, soit près de dix ans après leur création respectives. Cela ne les a pas empêchées d’être financées. En revanche, il est très probable qu’un capitalisme plus financier est plus instable, plus sujet à des crises qu’un capitalisme traditionnel financé par des banques. Des entreprises financées par action ou capital-risque seront plus sujettes aux paniques boursières, aux prophéties autoréalisatrices, aux bulles spéculatives. L’actualité des dix dernières années est bien sûr remplie d’optimisme excessif suivi de défiance excessive. Et comme la valeur des intangibles est par nature plus difficile à estimer, que les investissements sont souvent irrécupérables, ces problèmes ne peuvent qu’aller en augmentant. Pour citer les auteurs :

Quand Peter Thiel procéda au premier investissement externe de 500 000$ dans Facebook en 2004, le sort de l’entreprise était nettement plus incertain que quand Microsoft y investit 240 million en 2007.

Ainsi, le capitalisme financier est plus à même de financer l’innovation dans des économies riches en intangibles, donc de générer de la croissance, mais aussi plus sujet à des crises et des désastres financiers.

4. Quelles politiques publiques dans un monde riche en intangibles ?

De nombreuses questions doivent être approfondies ou repensées dans une économie riche en intangibles. Comme le disent les auteurs, “ce n’est pas une liste d’idées géniales ou de solutions faciles. Au contraire, c’est une collection de dilemmes et de questions ardues, sans réponse. Nous ne prétendons pas faciliter la tâche des auteurs de manifestes, mais nous pensons que ces problèmes auront un rôle de plus en plus central dans la vie politique des dix années à venir.” (p 280). Citons quelques éléments.

L’Etat et la recherche publique doit prendre en charge la recherche fondamentale, car il est peu probable d’attendre des investisseurs en intangibles qu’ils prennent en charge des recherches de très long terme, à résultat incertain et à fort coût fixe. Par contre, les pouvoirs publics ne semblent pas les plus à même de produire de la recherche appliquée ou de l’innovation ouverte, tant il est difficile de prévoir à l’avance ce qui marchera ou pas. Les petites structures dynamiques (typiquement des start-ups) conviennent mieux à cela que les grandes institutions bureaucratiques.

Une économie immatérielle devrait donc augmenter l’investissement publique dans les intangibles (notamment la recherche scientifique et le développement). A mesure que les intangibles deviennent plus essentiels pou l’ensemble de l’économie, une plus forte proportion de l’investissement sera sans doute financée par des fonds publics.

Les normes de la propriété intellectuelle doivent être repensées : les économistes peuvent dire que la tendance actuelle est à la surprotection de la propriété intellectuelle. J’en avais parlé rapidement dans une autre note de lecture, de Houzé : la Facture des idées reçues, le chapitre 1 proposant l’idée de supprimer les brevets. S’il est admis que sans propriété intellectuelle, il n’y a aucune incitation à innover dans les actifs intangibles (tout comme il n’y a aucune incitation à investir dans les actifs tangibles sans loi vous protégeant contre le vol de votre bien), il semble aussi clair qu’une surprotection des droits intellectuels empêche l’innovation ouverte, en donnant un trop grand avantage au leader qui peut se reposer sur ses lauriers en se contentant de faire de la gestion de ses droits. Pensons à Microsoft qui dominait de manière écrasante le marché des navigateurs au début des années 2000 (jusqu’à 96% de parts de marché pour Internet Explorer) et qui s’est tellement reposé sur ses lauriers qu’aucune nouvelle version de leur navigateur vedette n’est sortie sur la période 2001-2006 : cinq ans dans ce secteur, autant dire une éternité.

Autre secteur, autre exemple : le cas de Monsanto, qui a tellement dépensé pour défendre sa propriété intellectuelle à l’extrême que ses coûts juridiques ont explosé, l’entreprise est engagée dans un si grand nombre de procès à l’issue incertaine que certains spécialistes parlent de “très mauvaise affaire pour Bayer”. Beaucoup d’économistes pensent également que la protection des brevets dans le secteur du médicament doit être repensée, la législation actuelle finançant mal les nouveaux médicaments en surprotégeant les médicaments brevetés, alors que le problème de la résistance aux antibiotiques se fait de plus en plus pressant.

Une transformation législative devrait permettre d’encourager la diffusion des idées et la synergie des idées et de réduire l’importance des chasseurs de brevets. D’un autre côté, il faudrait mieux protéger la propriété intellectuelle dans certains pays (Chine…) pour encourager les investissements. Il serait aussi nécessaire de clarifier au niveau international ce qui peut faire l’objet d’un brevet et ce qui ne le peut pas (vaste complexité juridique !) pour éviter toutes sortes d’abus : Westlake et Haksel donnent l’exemple de l’entreprise de matériel agricole John Deer qui prétendit que sa propriété intellectuelle interdisait à ses clients agriculteurs de réparer eux-mêmes leur tracteur…

Les auteurs examinent également l’importance d’une politique urbaine efficace qui favorise les synergies créatives, proposent un crédit d’impôts pour le financement par action (pour le mettre à égalité avec le crédit d’impôts sur les intérêts bancaires), sans se nourrir d’illusions sur la faisabilité de ces programmes qui mettent en jeu de nombreux groupes d’intérêts. Ils donnent également quelques pistes pour mieux mesurer l’investissement immatériel et mesurer les intangibles dans la comptabilité nationale. Ils évoquent également rapidement la politique de la concurrence. Et le capital-risque ?

Si nous pouvons nous attendre à ce que le capital-risque se développe davantage dans une économie de plus en plus immatérielle, il n’est pas sûr que les gouvernements puissent ou doivent faire beaucoup plus pour l’encourager que ce n’est déjà le cas. Comme l’a montré Josh Lerner dans Boulevard of Broken Dreams, dès que les allègements fiscaux et les aides au capital-risque dépassent un certain niveau, ils tendent à encourager l’investissement bête (puisque le gain fiscal suffit à ce que les investisseurs soient bénéficiaires). (…) un énorme allègement fiscal est contre-productif. Pour qu’un pays développe son secteur capital-risque, le temps et les conditions juridiques favorables comptent plus que les subventions supplémentaires.

Enfin, des questions essentielles sont malheureusement traitées trop rapidement (mais le livre n’a pas la prétention de traiter autant de sujets complexes exhaustivement !). Par exemple, il paraît nécessaire de repenser la fiscalité au niveau international pour mieux taxer les multinationales riches en intangibles (ce qu’il faut faire est décrit ici ; ce n’est certainement pas la récente taxe GAFA à la française qui répond au problème). On peut aussi penser à l’éducation, mais il est très difficile de prévoir de quelles compétences nous aurons besoin dans vingt ans. Le temps économique et le temps éducatif n’est pas du tout le même. Comme le soulignent les auteurs, la formation continue aura beaucoup plus d’importance dans le monde à venir que la formation initiale. Les crises environnementales nous rappellent aussi que l’économie intangible nécessite de l’énergie, extraites de ressources environnementales tout à fait tangibles.

5 réflexions sur “Note de lecture : Le capitalisme sans capital (J. Haksel et S. Westlake)

  1. Pingback: Note de lecture : Sapiens, une brève histoire de l’humanité (Y. N. Harari) – Des hauts et débats

  2. Bonjour,
    Je viens de découvrir votre blog que je trouve très intéressant (pour ne pas dire plus).
    Surtout continuez à publier vos réflexions nourries de lectures de sciences sociales.
    Vos analyses toujours en nuances et souvent a contre courant sont un vrai plaisir pour qui est convaincu, comme moi, de l’utilité des sciences humaines.

    Bonne continuation,
    A bientôt

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