Etat social : le grand paradoxe

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Policiers « à bout », pompiers « en colère », hôpital « au bord du gouffre », étudiants précaires, cheminots mobilisés, malaise enseignant…l’actualité donne l’image d’un pays en ruine, au bord de l’explosion sociale, par faute d’un Etat absent et inefficace.

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Or, la France a les dépenses publiques les plus élevées au monde (56% du PIB), une Sécurité sociale universelle et extensive que le monde nous envie, le tout financé par des prélèvements obligatoires les plus lourds de l’OCDE (45% du PIB). La domination du « néolibéralisme » ou « l’Etat ultralibéral » est une aimable plaisanterie : l’ultralibéralisme décrit peut être la situation aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne mais certainement pas en France. Il faut être resté nostalgique des grandes heures de l’URSS pour qualifier de « néolibéral » un pays où la richesse est socialisée à près de 60%. De plus, l’idée d’un retour en force du néolibéralisme depuis les années 1980 a certainement un fondement idéologique au niveau international, mais elle ne s’est nullement traduit par une réduction des prélèvements obligatoires ou de la dépenses publique en France : au mieux, on observe depuis quelques années un ralentissement de la hausse et un relatif tassement du poids des cotisations ; mais comme celui-ci est reporté sur des impôts qui augmentent, le total reste le même. Et ce ne sont pas les mesurettes de Macron sur la taxe d’habitation qui y changent quoi que ce soit. Les Gilets Jaunes nous rappellent que la fiscalité en France est un problème, non seulement parce qu’elle est injuste mais aussi parce qu’elle est trop élevée.

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Pourtant la colère sociale et l’état catastrophique de certains services publics est une réalité, vécue subjectivement de façon très différente par les différents agents de l’Etat, certes, mais bien réelle. Comment expliquer ce grand paradoxe d’un Etat social aussi dépensier, et d’une crise sociale sans précédent ? Comment faire tenir ces deux réalités contraires ? A cela, plusieurs éléments de réponse.

La redistribution…redistribue

Tout d’abord, il faut prendre de la distance avec l’actualité et regarder froidement les chiffres : en France, la redistribution existe et elle fonctionne, Dieu merci. Les frais de gestion de la Sécurité sociale sont de l’ordre de 5%, ce qui est excellent (les frais de gestion des organismes complémentaires sont de l’ordre de 20% : contrairement à eux, la Sécurité sociale n’a pas à chercher de nouveaux clients) ; cela signifie que 95% des sommes collectées (d’un budget de 800 milliards, ce n’est pas une paille) sont redistribuées aux Français. Les libéraux qui utilisent le chiffre des 57% pour dénoncer le poids des dépenses publiques évitent généralement de préciser que ce chiffre est à plus de 60% (62,8%) des dépenses in fine privées qui transitent par les administrations publiques (typiquement les retraites) : 57% est donc davantage une évaluation de la redistribution en France que du poids des dépenses strictement publiques comme les salaires des fonctionnaires. De ce point de vue, la Sécurité sociale fait son travail : elle redistribue.

Une moyenne, pas une réalité

Ensuite, il faut bien garder en tête que tous les chiffres globaux de prélèvements obligatoires ou de dépenses publiques sont des moyennes. Or une moyenne est très sensible aux valeurs extrêmes et ne reflète en aucune manière une réalité vécue. Le cas du pouvoir d’achat (qui, en moyenne, augmente) est bien connu. Dans mon domaine, l’éducation, c’est très clair. Prenez par exemple le salaire des enseignants. D’après l’OCDE il est dans le secondaire de 50 000$ par an (en parité de pouvoir d’achat) soit environ 3300€ par mois contre 45 000$ environ dans le reste de l’OCDE. On peut donc dire que le salaire effectivement touché en moyenne par les enseignants français est, au moins dans le secondaire, dans la moyenne haute de l’OCDE. Mais en réalité, fort peu d’enseignants touchent 3300€ : cette moyenne est tirée vers le haut par les agrégés des classes préparatoires, avec beaucoup d’ancienneté et qui font beaucoup d’heures supplémentaires. Un enseignant certifié débutant touche à peine plus de 1700€ par mois : il peut à bon droit estimé être mal payé pour un bac+5. Ne parlons pas des remplaçants qui, pour une exigence de diplôme équivalente, sont payés à peine plus que le SMIC. Ainsi, la moyenne de 3300€ net par mois ne reflète pas la réalité vécue par l’immense majorité des enseignants.

La même logique de moyenne biaisée peut s’appliquer à tout un tas de sujets, comme par exemple le nombre d’élèves par classe. Divisez le nombre d’enseignants par le nombre d’élèves, vous obtenez un enseignant pour 14,2 élèves. Evidemment, ce chiffre ferait rêver n’importe quel prof quand on sait que le seuil administratif à partir duquel le rectorat ouvre une seconde classe est de 37 élèves ! Là encore, problème de moyenne : tous les enseignants embauchés ne sont pas en activité devant élèves pour des causes très diverses (arrêts maladies, congé formation, temps partiel, décharge syndicale). De plus, la moyenne cache des disparités très grandes : il y a beaucoup plus d’élèves par classe en lycée général que professionnel, dans le second cycle que dans le premier, dans le secondaire que dans le primaire, etc.

Etat-social, Etat-gaspillage

A ces questions de déformation statistique s’ajoute un gaspillage budgétaire. Que les pouvoirs publics prélèvent chaque année près de la moitié de la richesse produite dans divers impôts et cotisations ne dit rien de l’usage, efficace ou non, de ces prélèvements. Impossible d’imaginer une dépense de plus de 1200 milliards d’euros par an sans trouver ici ou là des gaspillages. C’est vrai de toute grande organisation, publique ou privée. Evidemment dans un pays de 67 millions d’habitants, cela prend des proportions gigantesques. Sans tomber dans l’anecdote (le médecin breton payé à vie sans rien faire, le bâtiment public à prix faramineux mais vide, le rond-point refait trois fois pour plusieurs millions d’euros, etc.), il est normal de s’inquiéter d’un Etat-gaspilleur quand on est un tant soi peu attaché à l’Etat-providence. La mauvaise gestion budgétaire est une explication centrale qui rend compatible dépenses élevées et crise sociale.

Notons au passage que ce sujet n’est ni particulièrement de droite, ni particulièrement de gauche. A gauche, on peut insister sur l’abondance de niches fiscales, le coût faramineux du CICE (pour un gain en termes d’emploi quasi-nul) et celui moins élevé mais tout de même conséquent de la suppression de l’ISF ou encore le problème (quoique souvent exagéré) de la fraude fiscale. A droite, on peut soutenir des arguments sur l’improductivité particulière des services publics car si la France ne dépense pas plus que ses voisins à fonction comparable, elle utilise beaucoup plus souvent le statut de fonctionnaire embauchés et payés à vie (source). Ce qui explique le paradoxe de la France, avec à la fois beaucoup de fonctionnaires par habitant mais pas plus de médecins ou d’enseignants.

Le privé est-il structurellement plus efficace que le public ? Tout dépend des secteurs. J’en avais déjà parlé ici : une commune n’a besoin que d’une mission ponctuelle, elle sait qu’elle pourra facilement trouver une personne sur le marché du travail qui dispose des qualifications nécessaires et elle ne peut que mal contrôler le travail effectué : elle a alors tout intérêt à faire appel à une entreprise privée qui se chargera des espaces verts plutôt que d’embaucher un cantonnier payé même en l’absence de travail, qui pourra avoir une productivité faible, n’ayant aucun risque de perdre son emploi quelle que soit la qualité de son travail (aléa moral) puisque le secteur non marchand n’est par définition pas soumis à l’exigence de rentabilité. Cela implique cependant de bien rédiger les contrats (coûts juridiques) car l’entreprise privée ne fera pas ce qui n’est pas prévu dans le contrat.

Il est de toute façon toujours difficile de réduire les dépenses publiques, car il est difficile d’identifier l’improductivité où elle existe dans des organisations géantes et très complexes. Cela tient à la structure très hiérarchique de telles organisations et à l’absence de bonne diffusion de l’information. On ne touche pas à certains salariés, mêmes incompétents. Selon le principe de Peter, tout employé compétent est promu au niveau hiérarchique supérieur jusqu’au point où il atteint son seuil d’incompétence ; les employés incompétents n’étant jamais rétrogradés et rarement virés, un ministre qui voudrait « réduire les dépenses » a toutes les chances de ne pas réduire les bonnes. Au final, le bureaucrate garde son poste et l’infirmière trinque.

L’économie, mais surtout le social et le symbolique

Ces considérations budgétaires sont loin de faire le tour, je pense, de la crise actuelle. Tout ne se réduit pas à des gros chiffres et à vrai dire, la crise sociale que nous traversons me semble devoir beaucoup à des causes non directement économiques.

Prenez l’absence de reconnaissance symbolique. C’est largement vrai dans le monde du travail, et c’est lié à un management « à la française » complètement archaïque : flicage des salariés, faible autonomie, incapacité des supérieurs hiérarchiques à faire des compliments, faible promotion du télétravail, logique comptable sur les horaires (au lieu d’une logique de résultat : tu viens quand tu veux, tu pars quand tu veux du moment que le boulot est fait). Evidemment, c’est aggravé par des « petites phrases » condescendantes du président lui-même (même exagérées et raccourcies par les médias), comme « pour trouver un emploi tu n’as qu’à traverser la rue », « les Français sont des gaulois réfractaires au changement », « si tu veux te payer un costume à ce prix tu n’à qu’à travailler », etc. Le symbolique compte, et en la matière la posture de Macron et du gouvernement en général, voire, pour élargir, d’une certaine oligarchie parisienne (coucou Julie Graziani…) ne passe pas.

Dans les services publics, c’est pareil en pire, car les technocrates appliquent généralement avec dix ans de retard ce qui se fait de pire dans le privé : quand ailleurs on parle de bien-être au travail, d’épanouissement individuel et de home-office, le manageur moyen du public en est encore à recompter les coûts et les bénéfices. La santé souffre particulièrement de ce management brutal imposé à partir des années 1990 (le New Public Management) où des technocrates sans aucune connaissance du terrain font faire des trucs absurdes aux hospitaliers pour économiser quelques sous. La saine gestion budgétaire est une chose, mais on ne peut pas tout bien faire à la fois, réformer et économiser. Alexandre Delaigue avait très bien expliqué pourquoi à force de vouloir courir deux lièvres à la fois (réformer et faire des économies) on ne fait bien ni l’un, ni l’autre. Illustration avec la réforme des régions qui illustre à peu près tout ce qu’un décideur à courte vue peut mal faire : demandée par personne, décidée et mis en oeuvre par quelques technocrates sur un coin de table contre l’avis d’à peu près tout le monde, elle n’a, à part quelques économies dans les achats de gros, pas du tout produit les économies budgétaires attendues, bien au contraire. Par contre, le travail des fonctionnaires territoriaux s’est généralement dégradé.

Et au-dessus, la pression administrative

Il faut ajouter à tout ceci un contexte de pression administrative permanente : que dénonçait notamment la directrice d’école de Pantin qui s’est suicidé il y a quelques semaines ? Le poids des tâches administratives. Un empilement permanent de normes successives a rendu l’exercice de la moindre tâche insupportable. L’enseignement, encore : après chaque cours, je dois remplir le « cahier de textes numériques » qui décrit tout ce que j’ai fait avec les élèves ; chaque devoir doit être inscrit en ligne et chaque travail à faire à la maison doit avoir son temps indicatif ; pour les conseils de classe, il faut remplir de plus en plus de fiches administratives ; pour chaque sortie scolaire, faire un dossier pédagogique complet de plusieurs pages, remplir des “fiches-élèves” ou“fiches-parents” et renseigner en fin d’année le “bilan de fin de cycle” (sans parler des habituels bulletins et appréciations), et ainsi de suite. Résultat : on passe de moins en moins de temps à enseigner, et plus en plus de temps à faire des fiches que personne ne lit. Et c’est partout pareil. Demander aux enseignants d’avoir un boulot de cadre : pourquoi pas, mais alors il faudrait peut-être les payer comme des cadres. Sinon, c’est le retour du vieux « ils font semblant de me payer, je fais semblant de travailler ».

Revenons à la santé, sujet du jour. Les dépenses françaises en la matière sont dans la moyenne de l’OCDE (12% du PIB) : c’était 4% dans les années 1960. Pourquoi dépense-t-on autant alors que les soignants dénoncent une situation au bord du gouffre ? Cela tient à la hausse des coûts permanente liée elle-même à l’amélioration de la médecine. On vit plus longtemps, on soigne plus de choses, tant mieux, mais tout cela coûte fort cher. Les plus de 75 ans représenteront 16% de la population d’ici 2050 (INSEE) contre 10% aujourd’hui : cela veut dire que le groupe des plus de 75 ans va doubler et donc que les dépenses de santé ne sont pas près de ralentir.

Mais là encore, le montant total ou moyen ne dit rien de la réalité vécue. Pendant que le radiologue moyen du privé gagne 18 000€ par mois, l’infirmière craque. C’est la particularité des dépenses de santé : elles ne sont pas décidées par le consommateur mais par un professionnel de santé payé à l’acte, donc incité à prescrire plus. Les traitements médicaux sophistiqués augmentent les dépenses (voyez le coût d’un scanner) alors que leur rendement est décroissant : développer un antibiotique non-résistant coûte aujourd’hui bien plus cher que quand on les a découvert. Acheter une nouvelle machine à plusieurs millions d’euros qui va améliorer de quelques pourcents la netteté d’une imagerie médicale est un autre exemple.

Pendant ce temps, le temps moyen d’une consultation ou d’un soin est resté le même. C’est la loi de Baumol ou « maladie des coûts » : dans les services où il est difficile d’améliorer la productivité à long terme (il faut toujours le même nombre de personnes pour jouer une sonate de Bach qu’il y a 100 ans), les salaires doivent augmenter en permanence pour suivre l’amélioration de la productivité dans l’industrie (il faut beaucoup moins de main d’oeuvre pour produire un kilo de blé ou une voiture qu’il y a 100 ans). Ceci est une explication supplémentaire de la hausse des dépenses alors que le travail vécu est de plus en plus difficile. Le poids des tâches administratives augmente, et comme la médecine de ville est un échec, les Français vont aux urgences pour un oui ou pour un non, engorgeant des services déjà débordés.

2 réflexions sur “Etat social : le grand paradoxe

  1. Les dépenses sont de 56% du PIB, le déficit structurel autour de 3%, les recettes de 45%. Il manque un gros morceau, savez vous ce que recouvre la definition de une recette “non imputée” de l’INSEE?

  2. Pingback: Que faire de la dette COVID ? (1/2) – Des hauts et débats

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