Faut-il baisser les dépenses publiques ?

« Nous dépensons 57% de notre PIB en dépenses publiques ».

Le chiffre a plusieurs fois été évoqué par Macron et le gouvernement pour justifier, désormais dans le cadre du « Grand Débat », la baisse des dépenses publiques (jugée urgente). Le chiffre est exact (57% du PIB, c’est 1250 milliards environ) mais il y a pas mal de remarques à faire avant d’en inférer qu’il est urgent de diminuer le nombre de fonctionnaires.

1. On a 1250 milliards de dépenses publiques. Sur ces 1250 milliards, il y a 800 milliards de Sécurité sociale. Le budget de la Sécu sera en 2019 (pour la première fois depuis 18 ans) en excédent, et les frais de gestion sont très faibles, de l’ordre de 5%. Donc on a déjà 760 milliards qui repart directement dans les poches des Français. Viennent ensuite les aides sociales (au sens strict, c’est-à-dire les minimas sociaux) versés par l’Etat. Le poste de dépenses est d’environ 25 milliards pour une dizaine d’allocations, dont près de la moitié pour le RSA. Soit 760 + 25 = 785 milliards, soit plus de 60% (785/1250 = 62.8%) des dépenses publiques qui est directement redistribué aux Français. Il faudrait affiner avec les collectivités locales mais c’est un ordre de grandeur. Premier point, donc : le chiffre des 57% du PIB en dépenses publiques représente beaucoup plus une estimation de la redistribution (argent qui *transite* par l’Etat) qu’une estimation du coût de l’Etat, comme certains éditorialistes (et le gouvernement) le sous-entendent. En réalité, plus de 60% de cet argent « dépensé par l’Etat » est dépensé par les Français comme ils l’entendent. Ce montant peut être diminué, certes, mais cela signifie amoindrir la redistribution, au détriment des plus pauvres qui en bénéficient.

2. Reste les 40%, soit 500 milliards qui ne sont pas directement redistribués. C’est peut être là que se concentrent les critiques libérales, insistant sur les 5 millions de fonctionnaires en France (1/5ème de l’emploi, record de l’OCDE), sur le poids de l’Etat et de la bureaucratie. Là encore cependant, plusieurs remarques sont nécessaires pour prendre du recul. La quasi-totalité de cet argent (tout, moins les intérêts de la dette de 45 milliards soit environ 455 milliards) finance des services publics, soit en payant des agents (fonctionnaires et assimilés) soit par des dépenses d’investissement et de fonctionnement. Il y a donc deux grandes questions.

3. La première question est : peut-on se passer du service public untel ? Il est aisé de clamer qu’il faut baisser les dépenses publiques, il est beaucoup plus difficile de déterminer ce dont il faut se passer. Moins d’infirmières, moins d’enseignants ou moins de juges ? Ou peut être moins de policiers ? C’était l’un des arguments d’Olivier Passet (Xerfi) : si l’on compare non pas le nombre de fonctionnaires mais les emplois utilisés pour chaque fonction (police, justice, éducation…), indépendamment du statut, la France se situe dans la moyenne basse de l’OCDE, loin derrière l’Allemagne ou encore le Royaume-Uni et même les États-Unis. En gros, les autres pays utilisent encore plus d’agents pour les services publics, mais ils ont moins souvent un statut de fonctionnaires. Ce qui explique le paradoxe de la France, avec à la fois beaucoup de fonctionnaires par habitant mais pas plus de médecins ou d’enseignants. De quoi peut-on se passer ? Il y a de bonnes chances que la réponse soit pas grand chose, à part sans doute quelques coûteux comités Théodule (genre le CESE et autres Haut Conseil machin). C’est déjà ça, mais ce n’est rien qui nous ferait économiser des milliards et permettrait de baisser massivement l’impôt, comme le prétend le gouvernement.

4. De plus, à supposer qu’on identifie ce dont on peut se passer (mettons, les emplois de fonctionnaires territoriaux), il est difficile, concrètement, d’identifier les services/emplois à supprimer. Cela nécessite de disposer d’une bonne information sur la productivité de chaque service : de nombreux travaux de sociologues et d’économistes ont montré que dans une grande bureaucratie (c’est vrai aussi dans une grande entreprise) c’est extrêmement difficile. Cela tient à la structure très hiérarchique de telles organisations et à l’absence de bonne diffusion de l’information. On ne touche pas à certains salariés, mêmes incompétents. Selon le principe de Peter, tout employé compétent est promu au niveau hiérarchique supérieur jusqu’au point où il atteint son seuil d’incompétence ; les employés incompétents n’étant jamais rétrogradés et rarement virés, un ministre qui voudrait « réduire les dépenses » a toutes les chances de ne pas réduire les bonnes.

5. Deuxième question : un service qui nous est utile serait-il plus efficace/moins cher s’il était privatisé ? On garde le service mais on fait appel au privé au lieu d’embaucher un fonctionnaire. Si une commune embauche un cantonnier pour ramasser les poubelles, ce sera comptabilisé en « dépenses publiques + fonctionnaires » ; si, comme en Allemagne, elle fait appel à une entreprise privée, cela sera une dépense publique mais il n’y aura pas d’embauches de fonctionnaires car il s’agit de sous-traitance. Qu’est-ce qui est préférable ? Qu’est-ce qui est le plus rationnel ? Contrairement aux idées reçues sur les économistes qui défendraient systématiquement le marché, la réponse académique (ici, l’économie des organisations, et notamment les travaux de Coase et Williamson) est « ça dépend ». Ça dépend essentiellement de trois critères : spécificité des actifs (est-il facile de trouver un individu ayant les compétences de cantonnier sur le marché du travail ? puis-je trouver une autre entreprise qui sait fabriquer une centrale nucléaire ? etc.), de la récurrence de la relation (ai-je besoin d’un cantonnier ponctuellement ou en permanence ?) et enfin de la possibilité de comportements opportunistes. Le comportement opportuniste, c’est le risque que la personne, avant la signature d’un contrat, biaise l’information (même involontairement) car elle détient une information que le co-contractant n’a pas (asymétrie d’information) ; ou après la signature du contrat, ne mette pas toute l’énergie attendue par le co-contractant en cherchant son intérêt à court terme (risque d’aléa moral). On pourrait ajouter en quatrième critère le poids des coûts fixes qui fait qu’il est parfois préférable d’avoir un monopole public pour éviter un monopole privé, qui fera la même chose plus cher : c’est le cas des autoroutes par exemple.

6. Quelques exemples. Comme l’a rappelé Loïc Steffan, le système de santé français, largement public, est bien plus efficace que le système américain quand on compare à la fois les résultats et le coût. Les Américains soignent proportionnellement moins de personnes pour un coût plus élevé. C’est parce que la santé est un secteur où les comportements opportunistes peuvent être nombreux : seul l’assuré connaît bien son état de santé, l’assureur le connaît mal. Si le secteur est privé, les compagnies d’assurance vont dépenser des sommes folles en bureaucratie pour éviter les patients malades en leur faisant faire de nombreux check up de santé avant des les accepter comme clients, en rendant les contrats difficiles à comparer, en faisant payer des franchises (un américain qui veut entamer une chimio appelle d’abord son assurance pour savoir combien il paye de sa poche, surprise), et en élevant les primes moyennes. On voit alors émerger un système artificiellement coûteux et inefficace où, à l’extrême, les personnes en bonne santé ne veulent pas payer pour une assurance qu’elles jugent trop chère et où celles en mauvaise santé ne sont pas couvertes : c’est la sélection adverse. Le moyen de réduire l’asymétrie d’information est d’universaliser le système (ce qui dilue le risque sur l’ensemble des citoyens), de rendre l’assurance obligatoire (pour éviter que les personnes en bonne santé refusent de payer pour les malades), et de centraliser les informations et la gestion des dossiers : c’est exactement ce que fait la France avec la Sécurité sociale et aux dernières nouvelles ça marche très bien.

Inversement, pour reprendre l’exemple du cantonnier, supposons un fort aléa moral, une relation peu récurrente et des actifs peu spécifiques. Autrement dit, une commune qui n’a besoin que d’une mission ponctuelle, qui sait qu’elle pourra facilement trouver une personne sur le marché du travail qui dispose des qualifications nécessaires et qui ne peut que mal contrôler le travail du cantonnier : elle a alors tout intérêt à faire appel à une entreprise privée qui se chargera des espaces verts plutôt que d’embaucher un fonctionnaire payé même en l’absence de travail, qui pourra avoir une productivité faible, n’ayant aucun risque de perdre son emploi quelle que soit la qualité de son travail (aléa moral). Cela implique cependant de bien rédiger les contrats (coûts juridiques) car l’entreprise privée ne fera pas ce qui n’est pas prévu dans le contrat. C’était l’exemple que prenait Delaigue avec l’entreprise qui estime qu’il n’est pas dans son contrat de chasser les guêpes du conteneur à verres.

Conclusion

Les 57% de dépenses publiques se répartissent grosso-modo entre 35% de redistribution (c’est donc en réalité de la dépense privée qui *transite* par les pouvoirs publics) et 22% de service publics. On peut toujours améliorer la redistribution, mais on voit mal ce qui permettrait de diminuer beaucoup ce poste. Un exemple classique est le cas des retraites. La France a un régime de retraites par répartition public donc les retraites sont intégrées dans les 57% de « dépenses publiques ». C’est quasiment un tiers du budget de la Sécurité sociale, environ 220 milliards. Si on voulait « économiser » sur ce point, ce serait forcément en baissant les pensions, au profit de régimes privées, qui n’ont nullement fait la preuve de leur efficacité, bien au contraire dans le cas des États-Unis.

Reste les 22% de services publics. On peut toujours trouver des secteurs où le privé ferait mieux et moins cher. La concurrence a fait la preuve de son efficacité dans nombre de domaines, mais loin s’en faut que ce soit dans tous. Personne ne souhaite aujourd’hui revenir au temps du monopole public de France Télecom et autres PTT quand on voit le bien que la stratégie agressive de Free a fait sur la facture moyenne de téléphonie et sur l’innovation dans le secteur. Les arguments montrent également qu’une mise en concurrence des trains via un système d’appel d’offres (enchères) produirait un service plus efficace pour le même prix. En revanche, dans le cas de la santé, le système française se révèle plus efficace que le système américain tout en étant moins cher. C’est quasiment du cas par cas et c’est complexe. Loin d’une approche idéologique à base de « il faut baisser les dépenses publiques parce qu’il le faut ».

8 réflexions sur “Faut-il baisser les dépenses publiques ?

  1. « Deuxième question : un service qui nous est utile serait-il plus efficace/moins cher s’il était privatisé ?  »
    A-t-on des éléments de réponse à cette question en ce qui concerne le système éducatif? Et notamment qu’en est-il de l’efficacité du système des « school vouchers » que certains mettent parfois en avant?

    • L’article que vous mentionnez semble ériger l’homogénéité et l’égalité des élèves comme critère. Il n’y a pas d’objectifs absolus. La situation s’est elle empiree ou améliorée pour les différentes catégories d’élèves ?

  2. Alors qu’aux États-Unis, la reforme qui rapporterait le plus serait la reforme de l’assurance maladie, pour la France, c’st la reforme du système de retraite: https://economiepublique.blogspot.com/2019/04/le-cout-des-retraites-retraites-par.html , c’est le système qui ronge l’economie Française.

    L’idée selon laquelle les transferts soient destines aux plus pauvres est elle un fait mesurable ou une rationalisation Rawlsienne de politiques qui favorisent en fait l’electeur Median? Votre article sur les retraites montre en effet qu’un travailleur de bénéficiera que bien moins longtemps de la retraite, et ses enfants n’iront peut être pas a l’université.

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