Voici un livre que j’ai lu sur les conseils d’une collègue. Il est écrit par un trader passionné d’économie et de politique (à priori plutôt négatif pour moi), mais ressemble à un ouvrage de vulgarisation dans la veine des « freakonomics« . Rappelons l’idée générale de cette approche de l’économie : prendre un sujet, même sans rapport avec les thèmes classiques, comme les drogues, la consommation de viande ou les limites de vitesse, et faire une analyse coûts/bénéfices pour montrer qu’on pourrait faire autrement (ie. beaucoup mieux) avec une autre approche du problème, et éviter ainsi « la facture des idées reçues ». Voici quelques idées retenues :
1. Supprimer les brevets
Le chapitre 1 est consacré à défendre l’idée qu’il faudrait supprimer les brevets, ou du moins en réduire fortement la durée. C’est une idée qui commence à faire son chemin, je l’avais déjà entendue. L’argument est que la concurrence est une incitation suffisante à innover et que les brevets, loin de favoriser l’innovation, auraient d’énormes effets de rente non seulement inefficaces économiquement, mais aux conséquences parfois dramatiques (ex. : les pays pauvres qui n’ont pas les moyens de payer les licences de BigPharma).
2. Gardez votre voiture, renoncez au steak
Le chapitre 2 est consacré à l’écologie en général. Contrairement à ceux qui croient que la voiture va disparaître Houzé estime au contraire que c’est le mode de transport du futur, car c’est un secteur qui a fait d’énormes progrès en quelques années, et reste beaucoup plus efficace que les alternatives (train, avion). Les milliards dépensés dans la LGV se font au détriment d’une amélioration du réseau routier, générant embouteillages et pollutions… ce qui fait que même l’environnement est perdant. Or le train est une technologie extrêmement coûteuse et peu efficace (on ne se déplace que de gares en gares).
Quelques pages sont consacrées à montrer que les énergies renouvelables sont inefficaces, à partir du modèle allemand : en renonçant au nucléaire, l’Allemagne se retrouve avec une instabilité chronique de son approvisionnement en énergie, si bien qu’elle doit importer de l’électricité (nucléaire) à la France !
Houzé critique aussi l’excès de normes environnementales, inefficaces du fait d’une adaptation des consommateurs : subventionner la rénovation énergétique des logements depuis des années n’a pas permis de baisser la facture de chauffage moyenne (et encore moins le CO² moyen) car les Français ont des logements plus grands, sont moins nombreux dedans, chauffent plus et voyagent plus. L’habitat s’est éparpillé, or plus il est dense plus il est efficace écologiquement : contrairement à l’image d’Épinal des ruraux préservant la nature, l’impact écologique par habitant est trois fois plus faible à Tokyo (6000 hab/km²) qu’à Los Angeles (3000 hab/km²).
Le réchauffement climatique ? Tout en reconnaissant que le problème est indéniable, Houzé estime qu’il est surmédiatisé par rapport à des problèmes bien plus urgents et non-médiatisés : la sécurité alimentaire, par exemple, ou…la consommation de viande. Au lieu de gaspiller des milliards en subventions aux énergies renouvelables et taxation des énergies fossiles, Houzé estime qu’on ferait bien plus pour la planète en (sur)taxant la consommation de viande, extrêmement polluante. Mais qui vous rappelle qu’un végétarien qui prend régulièrement l’avion pollue moins qu’un « viandard » qui se déplace à vélo ?
3. La question des inégalités
Le chapitre sur les inégalités est moins convaincant, mais a tout de même quelques mérites. D’abord, il rappelle la difficulté de mesurer les inégalités et de les comparer entre pays et dans le temps. Un pays comme les États-Unis semble de prime abord très inégalitaire mais c’est un pays avec bien plus d’entrepreneurs que la France, or les revenus des entrepreneurs ont tendance à beaucoup varier et augmenter avec l’âge. De plus, c’est un pays qui accueille bien plus d’immigration que nous, ce qui impacte le taux de pauvreté. Enfin, les pauvres d’aujourd’hui ne sont pas forcément ceux d’hier, ce qui rend délicates les interprétations simplistes comme « les 1% les plus riches sont plus riches aujourd’hui que dans les années 1960 ».
Finalement, Houzé insiste sur un déterminant des inégalités bien connu mais peu médiatisé : l’âge. Plus on vieillit, plus on est riche et ce facteur jouerait plus que tout le reste, d’après lui. En quelques pages, il rappelle à l’aide de travaux récents et bien connus que la croissance des pays émergents a sorti ces dernières décennies des millions de gens de la misère. A l’échelle mondiale, le cliché « les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres » ne résiste pas.
Houzé montre aussi que quand on change les indicateurs, on obtient une réalité très différente. Il est notamment clair que l’accès à la société de consommation et à de nombreux biens et services qui n’existaient pas au début du siècle dernier rend la situation des pauvres aujourd’hui beaucoup plus enviable que celle des mineurs de Germinal. Sa conclusion consiste à dire que pour réduire les inégalités, il faut favoriser la croissance (par l’entreprenariat notamment) plutôt que de surtaxer les riches. C’est une conclusion politiquement assez faible mais qui rappelle au moins l’importance de la croissance dans la genèse des frustrations politiques. Dans une société avec 5% de croissance par an (et donc pas de chômage), personne ne râle contre son voisin trop riche parce que tout le monde s’enrichit. Mais dans une société qui stagne économiquement, la redistribution des richesses devient un problème majeur. Paradoxalement, Houzé se trouve ici en accord avec de nombreux sociologues et économistes engagés à gauche en faveur de la réduction des inégalités, comme Piketty ou Chauvel. Eux aussi montrent que la (re)progression des inégalités est due en grande partie au ralentissement de la croissance depuis vingt à trente ans : en conséquence, les revenus stagnent et ceux qui ont un héritage familial (un capital de départ) s’en sortent mieux, ce qui creuse les inégalités. Liant problématiques du logement et inégalités, Houzé estime qu’il faut mieux taxer les m² que le revenu : une idée dont j’avais parlé ici.
4. La pauvreté des pays du Sud
Le chapitre suivant s’attaque à la pauvreté des pays du Sud et démonte assez facilement le cliché qui consiste à croire qu’on aide les pays pauvres en leur imposant nos normes éthiques (boycott, interdiction du travail des enfants). Houzé estime que si travailler à dix ans dans une usine Nike n’a rien d’une sinécure, c’est bien mieux que de se prostituer ou de collecter des métaux lourds, ou de cultiver un misérable lopin de terre conduisant régulièrement à la famine. Une famille normalement constituée n’envoie pas ses enfants à l’usine de bonne grâce, et les parents des pays pauvres ne sont pas plus idiots qu’ici : c’est qu’ils n’ont pas les moyens de payer l’école. En interdisant à leurs enfants de travailler, et en l’absence de solutions viable, on n’améliore pas leur sort : on l’aggrave. A l’appui de cet argument bien connu, Houzé cite de nombreux exemples empiriques : le Bangladesh, le Congo, la Corée du Nord, …
Mais les pays riches portent un jugement condescendant sur ces pays « où l’on fait travailler les enfants » (alors que nous faisions pareil, et même pire, à leur stade de développement : la loi française interdit le travail des moins de douze ans depuis 1874 seulement), tout en n’hésitant pas à freiner leur développement par des barrières protectionnistes de toutes sortes, à commencer par les subventions massives à l’agriculture occidentale. Houzé y ajoute quelques arguments classiques contre le protectionnisme : chute du niveau de vie par hausse massive des prix, perte des emplois dans d’autres secteurs que ceux où on les aura préservé, etc.
Houzé affirme (à raison) que c’est avant tout au libre-échange (qui permet de bénéficier de capitaux et de technologies) que les pays émergents doivent d’émerger, et de se constituer une classe moyenne de millions d’individus sortant de l’extrême pauvreté. Et c’est parce que l’Afrique est largement en dehors de la mondialisation qu’elle ne s’en sort pas (globalement).
Au passage, l’aide au développement est égratignée (80% est captée par les pouvoirs locaux corrompus), avec des arguments assez classiques : Houzé insiste (toujours à raison) sur le fait qu’il est assez difficile d’atteindre efficacement ceux à qui l’aide est destinée. Une des raisons est que les problèmes sont très diverses : ce qui est utile dans un village ne l’est pas forcément dans un autre. Dans un endroit, il manque un enseignant ; dans un autre, un système de filtration de l’eau potable ; dans un troisième, il faut reconstruire l’école, etc. Or, seules les ONG peuvent agir efficacement à petite échelle, car il faut parfaitement connaître la situation locale.
5. Divers
Je ne peux pas passer en revue tous les chapitres, mais on trouve aussi une défense efficace de la légalisation du cannabis (j’en avais aussi parlé), de la suppression du devoir de réserve des fonctionnaires (plus efficace que protéger les « lanceurs d’alerte »), du tirage au sort en démocratie (partie assez peu convaincante), etc.
Conclusion
On ressort revigoré intellectuellement avec l’idée qu’il y a vraiment des bonnes idées quand on essaie d’être pragmatique et de sortir du clivage droite/gauche (malicieux, l’auteur fait une liste de ce que les gens de gauche apprécieront dans son livre, et de ce que les gens de droite apprécieront). Après, certaines analyses sont sans doute superficielles, certaines idées inapplicables et tout n’est pas également démontré. Il y a beaucoup de données, mais de qualité inégale On peut attribuer ces limites à l’ambition démesurée de l’ouvrage en termes de sujets traités. A lire cependant.
Bonsoir,
tout d’abord je tiens à vous dire que votre blog est très intéressant, enfin la plupart des sujets abordés, d’autres me passionnent moins.
Je voudrais réagir concernant l’écologie : le problème du parc de logements est bien connu des pouvoirs publics et des urbanistes, contrairement à ce qu’écrit l’auteur, comme source de sur-consommation énergétique (car les logements sont souvent trop grands) ET aussi de consommation d’espace ET de besoin accru en transport (le plus souvent en voiture individuelle). C’est un héritage de la 2ème moitié du 20ème siècle (les pavillons de banlieue), que la législation actuelle s’efforce de limiter en incitant les collectivités à proposer des logements plus petits et une consommation d’espace moindre (PLU Grenellisés, etc…) : non seulement pour des raisons d’écologie mais aussi pour adapter le parc de logements aux besoins d’une partie de la population (le pavillon c’est peut-être chouette pour une famille avec enfants, mais ça l’est moins pour des personnes seules de plus en plus nombreuses dans la société : divorces, veuvage, décohabitation des jeunes… sans parler des ménages modestes pour qui l’accès au logement est critique), comme pour des raisons d’accès aux services publics et aux commerces, et de finances locales (gestion des routes, canalisations, ramassage des ordures…).
Les collectivités et les populations elles-mêmes peuvent mettre du temps à accepter cette évolution pourtant nécessaire : il faudrait que les petits logements (et le bâti dense) soient associés à des images positives, ce qui n’est pas encore le cas (souvent associés aux cités HLM, ZUP voire au bâti insalubre qui a longtemps prévalu dans nos villes).
Plus généralement je suis très favorable à une approche positive et raisonnée du développement durable et de l’écologie, des notions fréquemment traitées de manière anxiogène et polémique – et donc contre-productive – dans les médias et le discours politique (à commencer par celui des partis qui sont censés défendre cette cause). Si vous le souhaitez, je pourrais vous en parler davantage.
Bien à vous.
P.S. Les émissions de gaz à effet de serre de la France ont baissé de 11% entre 1990 et 2013 (avec, il est vrai, des différences notables entre les secteurs d’activité) : http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/lessentiel/ar/199/1080/emissions-gaz-effet-serre-secteur-france.html
Merci pour votre très intéressant commentaire
Officiellement, les émissions françaises de gaz à effet de serre s’élèvent en 2012 à 460 millions de tonnes d’équivalent CO2 (MtCO2eq), soit 7,3 tonnes par habitant et par an. Mais, si l’on calcule l’empreinte carbone, elles s’envolent de 46%, à 671 MtCO2eq, soit 10,6 tonnes par habitant et par an. En cause ? « Les émissions associées aux importations, cachées en quelque sorte, qui représentent désormais la moitié de l’empreinte carbone de la consommation de la France. L’empreinte carbone des Français avait progressé de 11% entre 1990 et 2012
https://www.actu-environnement.com/ae/news/empreinte-carbone-france-hausse-emissions-co2-25628.php4
Bonjour,
Merci pour votre blog.
Dans ce présent article, vous mentionnez brièvement la question de la consommation de viande. Je souhaite savoir si vous avez étudié plus en détail cette question dans un précédent article, ou si vous avez le projet d’écrire un article à propos des thématiques relatives au spécisme, aux questions d’éthique posées par les partisans du véganisme/végétarianisme, etc.
En vous remerciant par avance, je vous adresse mes meilleures salutations.
Bonjour et merci pour votre commentaire. si vous avez Facebook, c’est un sujet sur lequel j’aime bien discuter. Mais je ne sais pas si j’écrirai un article dans l’immédiat. Pas avant d’avoir approfondi le sujet en tout cas.
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