Qu’est-ce que la finance, au fond ? Que vend-elle ? Pourquoi-y-a-t-il des bulles spéculatives et comment se forment-elles ? Les chapitres 3 et surtout 4 pour objectif de répondre à cette question. PNG y développe l’idée fondamentale de son livre, qui sera reprise tout au long de l’ouvrage : la finance fait commerce de promesses, c’est-à-dire de droits sur la richesse future. Un particulier qui achète une obligation, une entreprise qui émet une action, une banque qui prête à un jeune entrepreneur, un épargnant qui ouvre un livret A : tous créent des droits sur la richesse économique future. Or le futur est par nature incertain, contingent et pour PNG, peu probabilisable. Ainsi la richesse future peut, pour une raison ou pour une autre, être moins élevée qu’attendue. Cela engendre des instabilités économiques et des conflits de répartition, car il faut nécessaire que les droits en excès (que PNG appelle « mistigris ») soient réduits, c’est-à-dire que quelqu’un paye les pots cassés, que ce soit le contribuable, l’actionnaire, l’entrepreneur, le salarié ou le consommateur. Le chapitre 4 aborde particulièrement la question des bulles spéculatives.Comment les expliquer ? Pour ce faire, nous allons nous intéresser à la théorie des marchés efficients et à sa critique (dans l’article suivant).
Disons-le tout de go : l’expression « marchés efficients » peut désigner deux idées très différentes. La première idée, que nous appellerons sens 1, est l’acceptation originelle du terme. Elle soutient qu’un marché financier peut être qualifié d’efficient s’il intègre immédiatement et rapidement dans les prix toute l’information disponible. Dans cette première acceptation du terme, dire que les marchés sont efficients revient simplement à dire qu’ils réagissent rapidement à toute nouvelle information, donc que les prix reflètent toute l’information passée. Les prix reflètent « pleinement et toujours », selon la définition de l’économiste américain Eugène Fama, père du terme « marchés efficients » en 1970, l’information disponible. Dès lors, « on ne peut s’attendre à faire un profit en extrapolant dans les prix futurs des tendances décelées dans les variations passées, que ce soit par des études graphiques ou par tout autre moyen ésotérique, qu’il relève de la magie ou des mathématiques » car « le prix du marché à un moment donné incorpore tout ce qui peut être connu à propos du futur et, en ce sens, a pris en compte les aléas futurs autant que cela soit humainement possible» (Samuelson, 1965, p 785). Autrement dit seule une information nouvelle et imprévisible peut surprendre les acteurs sur le marché. In fine, la variation du cours des titres ne s’expliquerait que par des informations nouvelles et imprévisibles (par exemple une découverte minière, une catastrophe maritime ou la révélation de fraudes fiscales) entraînant un brusque changement des anticipations des investisseurs.
On distingue alors trois niveaux d’efficience. Un niveau d’efficience faible, où seule l’information contenue dans les prix de marché passés est intégrée par les prix des actifs. Un niveau d’efficience semi-forte, où l’information passée + toutes les informations publiques sont complètement prises compte dans les prix. Un niveau d’efficience forte, où toutes les informations disponibles, passées, publiques et privées, sont prises en compte par les prix. Sur un marché d’efficience faible, l’étude des cours seule, dite analyse technique ou charting, ne peut permettre d’obtenir un profit anormalement élevé, c’est-à-dire plus élevé que ce qu’une gestion « naïve », consistant à garder toujours le même portefeuille, permettrait : si l’intégralité de l’information passée est déjà comprise dans le prix actuel, alors il est vain de regarder les variations passées pour prévoir les variations futures. Seule une information publique dont nous serions les premiers informés peut permettre un tel profit. Sur un marché d’efficience semi-forte, ni les informations publiques ni le charting ne peuvent permettre un profit anormalement élevé. Seule une information privée, impliquant éventuellement un délit d’initié, le pourrait. Enfin, sur un marché d’efficience forte, l’arbitrage est pratiquement impossible. Une gestion naïve, c’est-à-dire passive, fournit le même rendement qu’une gestion active. Toutes les informations, passées et présentes, sont immédiatement intégrées dans les prix dès qu’elles sont connues. A un tel niveau d’efficience, on dit généralement « you can’t beat the market », c’est-à-dire qu’au moment où un acteur isolé, compte tenu de l’information disponible, prend une décision, il y a de fortes chances que cette information soit déjà intégrée dans les cours. Pour battre le marché, il faudrait donc disposer d’une information dont personne d’autre ne dispose. Certains marchés seraient alors parfaitement efficients (marchés d’obligations, marchés de matières premières) d’autres d’efficience moyenne (marchés d’actions des grosses capitalisations) et d’autres enfin d’efficiences faibles (marché de l’immobilier, marché des petites capitalisations, marchés de capital-risque).
La théorie des marchés efficients au sens 1 est issue des travaux du mathématicien français Louis Bachelier étudiant en 1900 l’évolution d’un marché où personne ne disposerait d’informations permettant de prévoir l’évolution des cours. Cette idée est « idéologiquement neutre – elle peut être aussi bien acceptée par un partisan du tout marché que par un adepte de son contrôle. Elle peut même être soumise à l’épreuve des faits, comme l’a fait Alfred Cowles dans les années 30, et comme l’ont fait bien d’autres depuis, en comparant les gains des investisseurs actifs et ceux procurés par un portefeuille diversifié et invariant – du type CAC40 ou Dow Jones. » (Bernard Guerrien, 2011).
Ainsi au sens 1, la théorie des marchés efficients ne présuppose rien concernant la stabilité ou l’efficacité des marchés financiers. Car un marché, ainsi que le concluait Bachelier, peut être efficient en ce sens tout en suivant une marché aléatoire. C’est même le plus probable : si toute l’information est reflétée dans les prix, « d’un instant à l’autre, le marché « attend » la nouvelle information qui les fera varier. (…) Plutôt que de rechercher un improbable « scoop », le plus sûr consiste à s’en remettre à l’analyse rendement/risque de chaque action. » (Philippe Herlin). D’ailleurs, en 1965 Paul Samuelson écrivait un article intitulé « Preuve de ce que des prix anticipés correctement varient de façon aléatoire ».
Bien sûr, cela ne veut pas dire que la théorie des marchés efficients est exempte de critiques. Quand on y réfléchit, il semble d’ailleurs que la plupart des analystes financiers pensent que le marché n’a jamais une efficience forte. La raison en est simple : si le marché, par exemple des obligations, avait vraiment une efficience forte, et que rien ne pouvait permettre de tirer un profit plus élevé par une gestion active que par une gestion passive, il n’y aurait tout simplement personne pour spéculer sur ce type de marché, car on ne pourrait gagner de l’argent en effectuant des opérations d’arbitrage. En fait, tout spéculateur et tout acteur avec une gestion active participe au système financier parce qu’il pense bien, précisément, pouvoir beat the market…
La théorie des marchés efficients peut aussi être conduite à sous-estimer la fréquence des évènements imprévisibles. C’est la grande thèse de Nassim Taleb qui estime qu’il faut prendre davantage en compte ces évènements à la probabilité rare mais aux conséquences extrêmes lorsqu’ils se réalisent. Plutôt que de se reposer sur des distributions gaussiennes de l’incertitude (de type loi normale, qui minorent l’importance des évènements extrêmes), il faudrait considérer que celle-ci est répartie suivant une loi de Pareto, du type : 20 % des évènements font 80 % des catastrophes, étudiée notamment par le mathématicien français Benoit Mandelbrot, pour qui les marchés évoluent suivant un « « hasard sauvage » caractérisée par la discontinuité et la concentration du risque dans le temps » (Wikipédia).
On retiendra en tout cas qu’entendue au sens informationnel, « l’efficience » des marchés n’est pas incompatible avec les bulles spéculatives et plus généralement les instabilités. Prenons un exemple historique, étudié par Maloney et Mulherin en 2003, et que je reprends du blog Ecopublix. En 1986, la navette Challenger explose. Alors qu’il a fallu plusieurs semaines à la commission d’enquête pour débusquer la pièce défectueuse, à peine une heure après l’explosion, alors que le cours de toutes les entreprises liées à Challenger a diminué, une entreprise voit le cours de son action s’effondrer plus et plus longtemps que les autres : Morton-Thiokol, l’entreprise précisément responsable de la construction de l’élément défectueux (le fameux « O-ring »)…
Dans un tel exemple, les marchés se sont révélés efficients, au sens où l’information nouvelle a été très rapidement intégrée dans les cours. Si donc par efficacité, on entend « capacité à débusquer l’information », cet exemple illustre une bonne efficacité des marchés d’actions, dans le cas présent d’efficience forte. Mais, on le voit, cela n’est pas contradictoire avec une chute brutale des cours, une bulle spéculative, en l’occurrence baissière. Ainsi au sens premier, l’efficience des marchés n’est nullement incompatible avec l’existence de bulles spéculatives, qu’elle explique par la survenue d’informations imprévisibles et la réaction des marchés à ces informations, qui peuvent être privées dans le cas de marchés d’efficience semi-forte, voire publiques dans le cas de marchés d’efficience faible. La prise en compte de ces informations dans les modèles d’évaluation de l’incertitude et l’ampleur des variations afférentes est un débat de mathématiciens et d’analyste financier, hors de portée de ce blog.
Tout autre chose est le second sens auquel est fréquemment attribué l’expression « théorie des marchés efficients ». Dans ce second sens, l’expression est bien plus radicale et idéologiquement marquée. Elle stipule que « les prix des titres fluctuent autour de leur valeur « fondamentale » ou « intrinsèque », qui ne dépendrait que des paramètres « réels » de l’économie. L’efficience signifie ici que ces prix fournissent, aux aléas près, des signaux conduisant à une affectation optimale des ressources. » (Guerrien). On ne parle plus d’efficience au sens d’une transmission efficace de l’information, mais d’efficience au sens d’une adéquation parfaite des prix de marchés aux prix « fondamentaux », c’est-à-dire d’une adéquation parfaite du marché à l’économie réelle, impliquant que, les prix de marché ne s’écartant jamais longtemps du fondamental, les marchés sont stables tant que les « paramètres réels » le sont. Le problème, que met en évidence Bernard Guerrien dans son texte, est qu’Eugène Fama, père de l’expression « marchés efficients », a lui-même longtemps entretenu la confusion entre première et seconde acceptation du terme. On voit pourtant que les deux sens sont très différents : au sens 1, « efficience » signifie « bonne circulation de l’information ». Au sens 2, « bonne allocation des ressources ». Au sens 1, le terme efficience est approprié. Au sens 2, il faudrait plutôt parler « d’efficacité ».
Nous allons maintenant étudier la théorie des marchés efficients et son rapport avec les bulles spéculatives, en considérant le second sens de l’expression « marchés efficients », soit le fait que le prix de marché d’un actif fluctue autour d’un prix fondamental. Nous entendons le terme « actif » en un sens très large et pas seulement financier, soit aussi bien un baril de pétrole, un stock de blé, un bien immobilier, une devise ou une action, etc. Cela nous conduira à évoquer, outre les marchés de titres financiers, les marchés de biens. Qu’est-ce que le prix fondamental ? C’est un prix « intrinsèque » ou « objectif » du bien ou de l’actif, qui dépend de différentes variables réelles appelées « fondamentaux », de second degré si elles influencent le prix fondamental directement, de n-ième degré ensuite. Les fondamentaux sont par exemple les coûts de production, les stocks, le taux de croissance du secteur, etc. Par exemple, le prix de marché du pétrole dépend nécessairement des stocks de pétrole et des coûts d’extraction, qui déterminent un prix fondamental du pétrole.
L’idée charnière de la théorie des marchés efficients au sens 2 est que le prix de marché finit toujours par revenir au niveau du prix fondamental : il existerait en effet des forces de rappels qui tendent à l’y faire revenir quand il s’en éloigne, que ce soit par le haut (prix de marché supérieur au fondamental) ou par le bas (prix de marché inférieur au fondamental). Ces forces de rappels sont basées sur la rationalité humaine telle que posée par la théorie microéconomique classique : lorsque le prix d’un bien augmente, les consommateurs tendent à diminuer leur consommation s’ils le peuvent, tandis que les producteurs cherchent à profiter de cette hausse en augmentant leur offre, s’ils le peuvent. Et inversement quand le prix d’un bien diminue. Cette idée est très ancienne : Adam Smith lui-même, au 18ème siècle, énonçait déjà sa théorie de la « gravitation du prix autour du prix naturel », le prix naturel étant les coûts de production. David Ricardo avait approfondi l’analyse dès 1817. Bien entendu, ces auteurs ne parlaient pas de « marchés efficients », terme qui s’applique aujourd’hui surtout aux marchés financiers, mais s’intéressaient à l’allocation des ressources, donc à l’efficience des marchés au sens 2.
Par exemple, supposons une sècheresse qui diminue ou ralentit la production de blé. Comme la demande mondiale de blé est constante (sinon croissante), cela risque de provoquer une hausse des prix du blé, car les acheteurs de blé ne vont pas immédiatement reporter leur consommation de blé sur un autre produit (le blé est insubstituable à un autre produit) tandis que la quantité de blé produite est rigide (l’offre est rigide). Déterminés et face à une offre fixe, les acheteurs de blé sont conduits à accepter un prix plus élevé pour éviter une rupture de leur flux de consommation. Cela se traduit par une augmentation des prix sur le marché du blé, aggravée par des spéculateurs cherchant à acheter pour revendre plus tard avec profit, pour profiter de la bulle (ce faisant, ils l’entretiennent). Une telle situation peut perdurer quelques temps.
Cependant, à long terme, substituabilité des biens et flexibilité de l’offre opèrent : découragés par la hausse des prix, les acheteurs les moins pressés (ou les plus pauvres) reportent leur consommation de blé à l’année suivante, ou décident d’acheter du maïs à la place du blé. Ils quittent donc le marché du blé. De leur côté, encouragés par la hausse des prix, les producteurs de blé sont incités à trouver des moyens d’augmenter la production (en achetant davantage de travail ou des biens de production), ou bien de nouveaux producteurs, attirés par l’espoir d’un profit conséquent –plus exactement : relativement plus conséquent que le profit dans les autres secteurs, c’est le niveau relatif donc le différentiel de profit en secteurs qui compte, davantage que le profit absolu– entrent sur le marché, ce qui conduit à l’augmentation des quantités globales de blé vendues. Un doublement mouvement s’opère : une chute de la demande et une hausse de l’offre, qui conduit à relâcher la pression à la hausse sur le prix du blé, et conduit finalement une pression à la baisse.
Le blé retourne alors à son prix fondamental, c’est-à-dire le prix auquel il peut être produit avec un profit « normal » compte tenu de son coût de production. Bien sûr, trop de capitaux peuvent s’être précipités dans la production de blé, et alors la sous-production se transforme en surproduction. Mais dans ce cas le mécanisme inverse s’enclenche : chute des prix donc chute des profits et fuite de certains capitaux et hausse de la demande donc hausse des prix, etc. Ainsi, à long terme les biens redeviennent substituables, l’offre flexible, et la bulle finit toujours par se résorber.
Le mécanisme de gravitation smithien
Le professeur d’histoire de la pensée économique Christophe Darmangeat illustre quant à lui le processus ainsi :
Ainsi, dans la théorie des marchés efficients, le prix de marché ne peut jamais s’écarter longtemps du prix fondamental, car les agents, cherchant à maximiser leur utilité (ie. leur satisfaction), effectuent en permanence des opérations d’arbitrage du type coûts/avantage, rentabilité/risque, qui tendent à faire revenir le prix du marché à son prix fondamental.
Le marché est donc toujours à l’équilibre, point où l’offre égale la demande et où les biens et services sont vendus à un niveau proches de leur coût de production. Naturellement, cet « équilibre » est fictif. Le prix de marché n’est jamais égal au prix fondamental, il gravite autour en permanence. Il fluctue, mais dans une « bande de fluctuation » déterminée. Graphiquement le mécanisme se présenterait plutôt ainsi :
On peut littéralement se le représenter, explique Darmangeat, comme « le boulevard périphérique (…) lorsqu’il est un peu encombré, les automobilistes cherchent chacun à rouler le plus vite possible. Or, pour mille et une raisons contingentes, les files n’avancent jamais, à un instant donné, à la même vitesse. Que font les automobilistes ? Ils réagissent à ces différences de vitesse qu’ils constatent : ils quittent les files qu’ils estiment trop ralenties, et rejoignent celles qui leur semblent aller plus vite. Mais ce faisant, les files qui roulaient rapidement s’engorgent et ralentissent, et celles qui étaient encombrées se dégagent et se remettent à avancer plus rapidement. Au bout du compte, la liberté des automobilistes de réagir au différences de vitesse qu’ils constatent entre les files fait que l’un dans l’autre, sur une période un peu longue, les files du périphérique avancent toutes globalement à la même vitesse. »
Appliquons maintenant cette idée aux marchés financiers. Supposons que le prix fondamental d’une action soit déterminé par son risque, c’est-à-dire par les probabilités de bénéfices futurs (et donc de distribution de dividendes) de l’entreprise qui l’a émise. Alors si deux actions A et B ont le même risque, donc le même prix fondamental, mais que leur prix (donc leurs cours) diffèrent, par exemple que l’action A devient plus coûteuse que l’action B, les agents vont vendre immédiatement l’action A pour acheter l’action B, de même risque mais de coût plus faible. A risque équivalent, A et B sont en effet parfaitement substituables. A est moins demandée donc son prix baisse ; dans le même temps, B est plus demandé donc son prix augmente. En définitive, A et B reviennent au même niveau de prix, c’est-à-dire à leur prix fondamental, par définition le même dans le cas de deux actions de risque identique.
La théorie des marchés efficients repose sur au moins deux grandes hypothèses :
- Hypothèse 1 : Il faut que l’offre soit flexible. Si l’offre ne réagit pas à une variation des prix, l’ajustement ne peut avoir lieu et le prix de marché ne peut revenir à son prix fondamental. Cette hypothèse repose sur une sous-hypothèse, la liberté de circulation interne des facteurs de production. Si, pour diverses raisons, les mouvements du capital et du travail sont entravés, les ajustements ne se produiront pas. Par exemple, si les offreurs potentiels de blé sont empêchés d’investir des capitaux et d’embaucher des travailleurs dans le secteur du blé, devenu très profitable suite à une hausse des prix du blé, l’offre de blé restera fixe, et le prix de marché ne peut revenir à son prix fondamental. De même, si les acheteurs d’une action ne peuvent pas (pour des raisons fiscales, par exemple) vendre l’action A et acheter l’action B quand l’action A devient plus chère, les deux actions ne sont pas substituables et leurs prix ne peuvent pas s’équilibrer, bien qu’elles soient de risque identique ;
- Hypothèse 2 : Il faut que les biens et les actifs soient substituables par les agents (on se situe donc toujours, par hypothèse, sur un marché pertinent). Cette hypothèse repose sur trois sous-hypothèses :
Hypothèse 2.1 : Bien sûr, il doit exister un prix fondamental, c’est-à-dire un prix dépendant directement de grandeurs réelles (espérance de rentabilité, coûts de production, stocks…) mesurables et probabilisables ;
Hypothèse 2.2 : A partir de ce prix fondamental, les agents sont en mesure de comparer les actifs et les biens entre eux : ils doivent donc être correctement informés du prix fondamental et du prix de marché, donc l’information doit circuler rapidement et être rapidement intégrée dans les prix. En d’autres termes, l’efficience allocative des marchés (sens 2) implique l’efficience informationnelle (sens 1) ;
Hypothèse 2.3 : A partir de cette comparaison, les agents prennent les décisions les plus rationnelles au sens de la théorie microéconomique standard : ils cherchent à maximiser leur utilité (leur satisfaction) donc à obtenir le plus de biens possibles avec une contrainte budgétaire donnée (consommateurs), ou à vendre le plus possible avec une contrainte de coûts de production donnée (producteurs). Ceci implique que si le prix d’un actif augmente sans que son prix fondamental n’ait changé, sa demande baissera et son offre augmentera.
Ces hypothèses sont évidemment fortes. Dans l’article suivant, nous montrerons comment en les relâchant (ou en les contestant), on nuance (on invalide) la théorie des marchés efficients au sens 2. Mais avant, voyons comment cette théorie peut s’appliquer dans le monde moderne. L’efficience allocative des marchés trouve de nombreuses applications empiriques, illustrant la redoutable efficacité du système capitaliste qu’évoquait l’économiste Paul Seabright dans son célèbre ouvrage The Company of Strangers: A Natural History of Economic Life (2004). Seabright s’interroge : comment se fait-il que si je souhaite acheter une chemise, elle soit déjà disponible en rayon ? Personne ne savait que j’allais acheter une chemise ce matin-là, et, à vrai dire, je ne le savais pas le matin-même. Pourtant, elle est bien là dans le rayon, avec une forme et une couleur correspondant à mes goûts. Qui a coordonné la production de cette chemise avec une telle efficacité, pour que des millions de personnes, qui ont eu comme moi l’envie d’une chemise à un instant donné, soit satisfaits ? Personne, ou plutôt tout le monde. « Le coton a poussé en Inde, à partir de graines développées aux États-Unis ; la fibre artificielle présente dans les fils vient du Portugal et les composants qui ont permis la fabrication des colorants proviennent d’au moins six autres pays ; la doublure du col vient du Brésil et les machines qui ont servi à tisser, à découper et à coudre d’Allemagne ; la chemise en elle-même a été faite en Malaisie. Le projet qui a conduit à fabriquer une chemise et à la livrer à côté de chez moi à Toulouse a été planifié de longue date, bien avant ce jour il y a deux ans où un fermier Indien a commencé à labourer sa terre située sur les plaines rouges à côté de Coimbatore. Des ingénieurs de Cologne et des chimistes de Birmingham étaient déjà impliqués dans la préparation bien des années avant. Le plus surprenant, c’est que malgré tous les obstacles qu’il a fallu surmonter pour fabriquer cette chemise et compte tenu du très grand nombre de personnes qui sont intervenues dans ce processus, c’est une chemise belle et très stylée (à l’échelle de ce que peut valoir mon opinion dans ce domaine). Je suis extrêmement satisfait du résultat. (… ) Chacune des personnes qui a travaillé dur pour faire en sorte que j’obtienne cette chemise l’a fait sans me connaître et sans se préoccuper de moi. Pour rendre la tâche encore plus ardue, ils (ou d’autres travailleurs presque similaires) ont dû également travailler pour fournir des chemises à 20 autres millions de personnes très hétérogènes en terme de tailles, de goûts et de revenus, et dispersées sur les six continents, qui ont décidé indépendamment les unes des autres d’acheter une chemise en même temps que moi. Et ça, ce sont juste les clients pour aujourd’hui. Demain, il y en aura 20 millions d’autres, peut-être plus. »
Imaginons un instant, comme le fait Seabright, de ce que devrait faire un planificateur, dans une économie socialiste, pour fournir ces chemises à la population mondiale. Avoir un rapport précis et détaillé, actualisé en permanence, sur les besoins en chemises de la population mondiale. Organiser la production, importer les éléments en tenant compte de l’évolution de la demande. Fabriquer les chemises, les acheminer sur les sites de consommation en tenant compte des spécificités de consommateurs, de leurs besoins et de leurs goûts. Bref, cela prendrait l’envergure d’une guerre et un gouvernement composé de milliers de bureaucrates n’y suffirait pas. Ce serait probablement le chaos. Alors que dans le système capitaliste, « personne n’est chargé de s’occuper de tout ça. Ce processus titanesque qui fournit des chemises de milliers de styles différents à des millions de personnes a lieu sans que personne ne soit en charge de la coordination. Le fermier Indien qui plante le coton n’est intéressé que par le prix auquel un trader sera prêt à lui acheter sa production, le coût des matières premières et l’effort nécessaire pour la récolte. Les gérants de la firme allemande qui fabrique les machines ne se préoccupent que des commandes à l’exportation et de leurs relations avec les fournisseurs et les travailleurs. Les fabricants de teinture chimique ne peuvent pas moins s’intéresser au design de ma chemise. Certes, certaines parties du processus requièrent une coordination explicite : une grande firme comme ICI ou Coats Viyella a plusieurs milliers d’employés travaillant directement ou indirectement sous les ordres d’un PDG. Mais même les entreprises les plus grandes ne comptent que pour une très faible part du processus global de production de chemises. De manière générale, personne ne s’occupe du processus global. Parfois, on peste contre le système en se demandant s’il fonctionne aussi bien qu’il le devrait (j’ai dû remplacer les boutons cassés de ma chemise un peu trop souvent). Mais c’est déjà extrêmement surprenant que le système fonctionne. (…) Les citoyens des pays industrialisés à économie de marché ont perdu la capacité de s’émerveiller devant le fait qu’ils peuvent décider spontanément de sortir et aller chercher de la nourriture, des vêtements, des meubles et des milliers d’autres objets utiles, jolis, futiles ou qui peuvent sauver la vie, et lorsqu’ils prennent cette décision, quelqu’un l’aura anticipée et aura déjà rendu ces biens disponibles à l’achat. Pour nos ancêtres qui erraient dans les plaines à la recherche de jeux ou qui grattaient la terre pour faire pousser des graines sous un ciel capricieux, une telle perspective aurait semblé miraculeuse, et l’éventualité que ceci puisse advenir sans l’intervention de quelque intelligence pour coordonner le tout aurait semblé incroyable. Même lorsque les voyageurs aventureux ont ouvert les premières routes commerciales et que les citoyens d’Europe et d’Asie ont eu pour la première fois la chance d’échanger leurs richesses, il fallait encore une bonne dose de chance pour espérer arriver à bon port, à tel point que ce fut une source d’inspiration pour le théâtre jusqu’au temps de Shakespeare. (Imaginez Le Marchand de Venise dans un supermarché). (…) En Europe de l’Est et dans les pays qui ont appartenu à l’Union Soviétique, même après l’effondrement de l’économie centralisée, les gens ne parvenaient pas à comprendre comment une société pouvait aspirer à la prospérité sans une planification générale. Environ deux ans après la fin de l’Union Soviétique, j’ai rencontré un bureaucrate Russe qui était précédemment chargé d’organiser la production de pain à St Pétersbourg. « Entendez bien que nous sommes tout à fait prêts à transiter vers une économie de marché, » me dit-il. « Mais nous avons besoin de comprendre les éléments fondamentaux qui font fonctionner ce système. Par exemple, dites-moi qui est en charge de l’approvisionnement en pain de la ville de Londres ? » Il n’y avait rien de naïf dans cette question car la réponse (« personne ne s’en occupe »), quand on y pense bien, est incroyablement difficile à croire. Il n’y a que dans les pays industrialisés de l’Ouest que nous avons oublié à quel point c’est étrange. »
Or tout cela repose (entre autres) sur la théorie des marchés efficients dans son sens second. C’est le mécanisme de gravitation des prix autour du prix fondamental, et notamment des coûts de production, tel que mis en évidence par Smith il y a plus de deux siècles, qui explique cette mécanique. Si les hypothèse 1 et 2 n’étaient jamais vérifiées, c’est-à-dire : si les mouvements des capitaux et du travail étaient à ce point entravés qu’une modification des prix de marché n’avait aucune conséquence sur l’offre ; si les agents étaient à ce point irrationnels, mal informés et incapables d’évaluer le prix fondamental qu’ils ne substituaient jamais un bien à un autre et n’agissait pas entre arbitrant entre des coûts et des avantages, et en cherchant à tirer le meilleur parti des ressources dont il dispose, le moindre évènement pouvant affecter le marché des chemises, et il y en a beaucoup, aurait une influence durable sur les prix, et le prix de ma chemise varierait constamment avec de fortes amplitudes. Or il est stable. Plus généralement, si, comme l’explique la théorie des marchés efficients, le prix de marché ne gravitait jamais autour du prix fondamental, il y aurait constamment des pénuries et des excédents en chemises et en biens de tous genres. Ce n’est pas le cas non plus.
Peut-il exister des bulles spéculatives avec la théorie des marchés efficients ? Si par « bulle spéculative » on entend un écart important entre le prix de marché et le prix fondamental, la théorie des marchés efficients est incompatible avec les bulles spéculatives, tant que les hypothèses sont vérifiées. Mais, bien sûr, nous avons déjà vu que les deux grandes hypothèses pouvaient ne pas être vérifiées à court-terme. A court-terme, les biens sont difficilement substituables entre eux, et l’offre peut être considérée rigide. Or rigidité de l’offre et insubstituabilité des biens sont les deux conditions préalables à l’existence d’une bulle spéculative. Dans la théorie des marchés efficients, il peut donc exister des bulles spéculatives, mais à court-terme seulement. PNG le résume ainsi : « Le terme de « bulle » est (…) réservé à des fluctuations autour du fondamental qui résultent de comportements spéculatifs. Il n’y a donc de bulles que spéculatives. Le mécanisme d’une bulle spéculative est (…) une manifestation d’« anticipations autoréalisatrices ». Si une majorité d’acteurs prêts à intervenir sur un marché anticipe que le prix va monter, elle achète avec la conviction qu’elle pourra revendre plus cher, un comportement spéculatif par définition. Ces acheteurs étant plus nombreux que ceux qui pensent le contraire et sont donc vendeurs, la demande est supérieure à l’offre et le prix monte effectivement. Si le nombre de ceux qui anticipent une poursuite de la hausse augmente, la hausse s’amplifie. Mais, par définition du fondamental, chacun sait que, le prix s’en étant écarté, cet écart « anormal » ne peut durer. Plus l’écart est important et plus la durée de la hausse est longue, plus la probabilité d’un retour au fondamental augmente. Cela conduit nécessairement, un jour ou l’autre, à un retournement des anticipations majoritaires, qui enclenche une baisse, elle-même auto-entretenue, pouvant prendre la forme d’un krach, suivi d’une bulle négative. »
Selon la théorie des marchés efficients, les bulles peuvent donc exister et s’expliquent par une défaillance dans la réaction des agents face à l’insubstituabilité des actifs et la rigidité de l’offre à court terme. Mais elles sont toujours amenées à se résorber à long ou moyen terme. A un instant donné, le prix de marché ne peut jamais s’éloigner longtemps du prix fondamental, il fluctue autour d’un niveau donné, évaluable et anticipable. Les marchés sont donc fondamentalement stables tant que les paramètres réels sur lesquels repose le prix fondamental sont eux-mêmes stables.
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