Parler d’identité
J’avais 12 ans lors du 11 septembre 2001 et franchement, je ne crois pas avoir connu depuis une seule année sans qu’on entende parler, jusqu’à plus soif, d’islam et d’islamisme, d’immigration, de frontières, de culture, de xénophobie, de racisme, etc. Et en toile de fond, toujours, d’identité. Surtout d’identité nationale. Il est frappant de voir à quel point ces questions sont sensibles aujourd’hui. Je n’explique pas autrement le succès d’un film comme “Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu?” : il dédramatise et tourne en rigolade des sujets qu’il est pratiquement impossible d’aborder aujourd’hui sans prendre des gants, une pince, un casque, un dictionnaire de la langue française, et une énorme dose de prudence. Sérieusement, qui peut aujourd’hui caser en public une phrase qui contient le mot “Arabe”, “musulman”, “Juif”, “immigré”, “identité”, “chrétien”, ou tout cela à la fois, sans réfléchir à deux fois (voire trois) à ce qu’il va dire, sans prévenir, au cas où, qu’il-ne-faut-pas-faire-de-généralités, sans s’exonérer à l’avance de toute intention raciste, communautariste, xénophobe, de peur de déclencher une polémique ? Quant à en faire de l’humour, c’est risqué. Coluche, les Inconnus, Desproges…pouvaient dire des choses sur les Arabes, les flics ou les Juifs qu’il serait très délicat de redire aujourd’hui, même pour plaisanter. La société s’est-elle crispée sur ces sujets ? Avons-nous perdu le sens de l’humour ?
Ces débats ont aujourd’hui -avec l’environnement qui est un autre sujet- une importance médiatique considérable. Si j’étais né dans les années 1930, et si j’avais été un intellectuel, j’aurais sans doute passé une partie de ma vie à débattre des mérites respectifs du capitalisme et du communisme, du libéralisme et du marxisme, des bourgeois et du peuple. En France, cette opposition a structuré une bonne part de la vie intellectuelle française pendant des décennies. Jusqu’à l’effondrement du communisme. Quelque part, c’est un progrès. Pas seulement pour le communisme, mais en général : les grandes utopies du 19ème et du 20ème siècle, surtout celles du 20ème, le nationalisme et le communisme, ont lamentablement échoué à tenir leurs promesses. On croit moins aujourd’hui (et c’est heureux) que le politique doit “changer la vie”, garantir le bonheur des peuples ou prendre en charge toutes les dimensions de l’être, ce qui serait un projet spécifiquement totalitaire. La Chine qui hier, faisait sa Révolution culturelle et son “grand bond en avant” est aujourd’hui le pays d’un capitalisme que d’aucuns qualifient de “sauvage”.
Donc, parlons d’identité. Il y eut sous la présidence Sarkozy un “débat national” sur le sujet. Je ne m’y suis pas intéressé, ce débat étant à l’évidence instrumentalisé par le pouvoir (franchement, débattre de l’identité nationale dans une préfecture…) pour servir on ne sait quelles ambitions électorales (ou plutôt, on sait très bien). Ce qui ne rend pas le sujet illégitime. Certains, à gauche, voudraient nous faire croire que, sous prétexte que “l’identité nationale” a servi à discriminer toutes sortes de population jugées étrangères à cette identité, le débat serait en lui-même malsain, porteur d’un racisme intrinsèque. C’est un travers courant d’une certaine gauche que de refuser de voir la réalité au nom des principes. Que les pays du monde ont des identités profondément différentes, c’est un fait que tous ceux qui ont déjà voyagé peuvent confirmer. Quel mal y-a-t-il à en parler ? Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.
D’autres affirment que le sujet est bien trop complexe : à peine les psychologues, après de longs et complexes profilages et des milliers de tests empiriques, peuvent-ils définir à grands traits les différents types de personnalités existants, et vous voudriez parler de l’identité d’un pays, d’une nation, c’est à dire de millions d’individus épars ! A peine les philosophes sont-ils d’accord au sujet de savoir si l’on choisit son identité individuelle ! Mais l’identité individuelle, pour complexe qu’elle soit, ne se confond pas avec l’identité collective et n’en est pas une simple extension. Nier qu’il existe des identités collectives est la position du libéralisme le plus désincarné, considérant les individus comme auto-rationnels et ne vivant que dans le cercle fermé du calcul coût/avantage, sans vie sociale, sans valeurs et normes communes, etc. C’est encore l’idée de certains sociologues, qui, constatant l’avènement d’internet et la montée de l’individualisme, en concluent trop vite que les collectifs sont morts et qu’il n’y a plus qu’agrégats d’individus épars, variés, flexibles, changeants. Une observation mesurée de la réalité sociale contredit ou du moins nuance fortement cette affirmation. Il est clair que nous avons (toujours) une vie sociale, que nous sommes même faits pour cela et qu’en conséquence les individus qui partagent des choses en communs forment une nation. Individuellement ils peuvent être très différents, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune identité collective possible.
Qu’est-ce donc qu’être Français ? Deux positions seront dès l’abord écartée de cet article, car je les juge trop extrémistes :
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La conception minimaliste objective, qui considère qu’être Français, c’est posséder la nationalité française, point. Bien sûr, il est vrai que les Français sont administrativement citoyens de ce pays, ce qui est indiqué sur leurs papiers officiels. Ce n’est pas rien car cela conditionne l’accès à un grand nombre de droits et de devoirs que les « sans-papiers » connaissent bien pour chercher le précieux sésame. En même temps, on comprend bien que l’identité d’une nation ne peut se résumer à cela. Comme si les membres d’un pays se sentaient appartenir à une même communauté en raison uniquement du tampon sur leur carte d’identité ! La comparaison entre la France et la Chine, entre l’Arabie Saoudite et les États-Unis, ne s’arrête pas à la couleur du passeport, à la question des frontières et de l’accès à une (éventuelle) sécurité sociale.
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La conception minimaliste subjective, qui, tout à l’inverse, considère qu’on est Français dès que, subjectivement, on se “sent Français”. Mais que veut dire “se sentir Français” ? Aimer le fromage ? Georges Brassens ? Vibrer en entendant la Marseillaise ? Un individu qui aime la France pour sa gastronomie, sa culture, ses paysages, est-il ipso facto Français ?
Ces deux conceptions ont en commun d’éviter d’aborder sérieusement le sujet. Par peur du côté potentiellement xénophobe du débat, on préfère interdire le débat lui-même, soit par objectivisme réducteur, soit par subjectivisme mollasson.
Je ne méprise pas ces positions car objectif et subjectif se mêlent inéluctablement dans cette délicate question. Je les trouve simplement caricaturales eut égard à la quantité de littérature sur le sujet : théorie socio-politique et ses grands concepts : conception allemande versus conception française de la nation, “homme-pluriel” de Bernard Lahire, groupes sociaux et conscience collective, urgence normative à “refaire nation” après les attentats, manifestations collectives, symboles, normes, valeurs et drapeaux, débats, etc. Pour ma part, je donnerai les éléments objectifs qui me semblent fonder l’identité française, sans négliger les conflits autour de ces éléments.
L’identité première
La première des identités est l’identité de l’espèce. Eh oui : que vous soyez blanc ou noir, LGBTIQ ou WHASP, sans-plomb ou diesel, amateur de Michel Onfray ou salafiste pratiquant, nationaliste corse ou bobo parisien, vous appartenez à la même espèce, l’homo sapiens. Nous sommes tous humains, et sur cette affirmation (difficile à contester, il est vrai) s’appuient les militants et idéalistes “no-borders” et autres “citoyens du monde”. En clair, puisque nous sommes tous humains, et ce que ceci est notre identité première, nous devrions abandonner les identités secondaires qui nous divisent inutilement : religions, nations, partis, couleurs de peau, identités sexuelles, etc. C’est la thèse d’Amin Maalouf, pour qui l’identité de l’humain devrait nous unir suffisamment pour prévenir les divisions, les autres identités n’étant que des prétextes aux conflits, des “identités meurtrières”. L’Humain d’abord ! tonnait Jean-Luc Mélenchon lors de sa campagne électorale en 2012. C’est, au fond, le grand projet de l’humanisme, universel par définition.
Fort bien. Le problème c’est que l’identité de l’espèce est tellement évidente, inconsciente, qu’elle est comme endormie. Ce n’est pas une identité structurante au quotidien, opérative, active. Éventuellement, dans certains cas exceptionnels, dramatiques, où des humains font preuve d’une rare barbarie (déshumanisante, donc), où nous sommes victimes de graves catastrophes naturelles (l’homme contre la nature), nous pouvons retrouver cette première identité et la solidarité qui se manifeste dans ces cas-là dépasse à peu près tous les autres clivages. Ainsi peuvent s’expliquer les manifestations au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo : pour la liberté d’expression peut être, mais surtout pour rappeler notre commune humanité face aux barbares qui entendent la dénier. Ainsi s’expliquent les manifestations de solidarité dont font preuve certains individus, y compris très différents voire opposés, pris dans des évènements qui menacent leur directement leur vie. Ça pourrait commencer comme une blague : c’est un Arabe palestinien musulman pauvre, un colon Juif israélien ultra-orthodoxe riche, un catholique traditionaliste militant au Front National, une athée homosexuel membre des Femen, et un qui n’est rien de tout ça abandonnés sur une île déserte… ou pris dans un avion en train de chuter ou dans une maison en flamme ou perdus dans un désert ou tout ce que vous voulez : ils finiraient bien par retrouver leur première identité, celle de leur commune humanité, et s’aider les uns les autres pour se sortir de là. Au moins temporairement, ils mettraient leur nombreux clivages de côté. Enfin, j’imagine.
Je veux dire avec cet exemple absurde que l’identité “de l’humain” ne s’exprime (généralement) que dans des situations précises, finalement assez rares. Le reste du temps, nous savons bien que nous appartenons tous à la même espèce, nous savons bien que nous nous distinguons des (autres) animaux –enfin, nous le savons presque tous— et nous savons faire preuve d’humanité. Mais notre identité profonde, quotidienne, n’est pas vraiment celle-ci, beaucoup trop large, trop vague pour nous. Trop simple, finalement. Ce n’est pas l’identité humaine qui nous meut au quotidien ; nous, et donc nos sociétés. Quoi, alors ? Je mettrai en évidence trois éléments fondateurs et procéderai par ordre d’importance.
1. La langue, identité nationale fondatrice
L’homme est un animal social, disait Aristote. Qui dit animal social dit relation, et donc langage. On pourrait dire aussi que l’homme est un être de pensée et qu’il n’y a guère de pensée sans langage pour la structurer et (éventuellement) l’exprimer. La parole est notre acte le plus profond en tant qu’’humain, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Déféquer, pleurer ou sucer son pouce sont des actes physiologiques que nous maîtrisons très tôt, dès le sortir du ventre de notre mère et même avant. Et nous partageons certains de ces actes avec les animaux. Mais la maturation psychologique d’un petit d’homme, qui passe en grande partie par la maîtrise du langage, est autrement plus longue. La plus longue du règne animal, d’ailleurs. Il faut en avoir entendu, des mots, avant de pouvoir commencer à en prononcer soi-même ; et il faut en avoir lu et écrit, des verbes, avant d’imaginer composer une seule phrase de son cru. Et que dire d’exprimer correctement sa pensée la plus intime, la plus complexe ! Des années de labeur à user ses fonds de culotte sur les bancs de l’école, auraient dit les anciens.
Les arguments ne manquent donc pas pour affirmer que l’identité première est celle de la langue. Les tenants de la nation subjective (comme “volonté de vivre ensemble”) peuvent bien dire ce qu’ils veulent : c’est d’abord la langue qui fonde la nation. Il ne peut y avoir aucune volonté de vivre durablement avec quelqu’un dont je ne partage pas la langue. C’est la langue qui me permet de comprendre, communiquer et donc tisser des liens avec autrui. Que je me trouve entouré de Chinois, et j’en suis réduis à quelques gestes élémentaires : je pourrai certainement indiquer la direction des toilettes, mais pas discuter de la mondialisation ou des rapports entre droit et morale. Tenez ! Essayez donc de faire comprendre l’ironie, l’anxiété ou la rancœur avec des gestes.
La volonté de vivre ensemble, c’est d’abord la volonté de parler la même langue, et cela ne vient pas du jour au lendemain. Dès que nous sommes installés dans un pays étranger, ne recréons-nous pas illico presto des communautés linguistiques ? Ne sommes nous pas contents de croiser ces touristes français dans un village perdu dans la campagne cambodgienne ? Certains touristes sont même tellement attachés à cela que, consciemment ou inconsciemment, ils ne vont dans des pays étrangers que pour se retrouver dans des hôtels entre nationaux ne faisant guère d’effort pour aller vers les locaux. C’est le syndrome du touriste-piscine-de-l’hôtel, qui se plaint que, décidément, le serveur ne parle pas français.
Inversement, les pays où cohabitent plusieurs communautés linguistiques n’ont-ils pas de grandes difficultés ? A chaque fois qu’il y a communauté linguistique conséquente, il y a peuple, donc volonté potentielle d’indépendance. Voyez la Belgique, le Québec, la Catalogne. Les minorités Kurdes et Ouïghour. Autant de tensions que de langues ! Historiquement, les nations européennes se sont largement fondées sur l’unification de la langue, ce qui n’a pas été sans heurt voire sans violence, notamment en France sous la IIIème République avec la lutte contre les patois de toutes sortes et les langues régionales comme le breton ou le basque. Pourquoi les grands empires du passé, y compris les plus solides, ont-ils tous finis par s’effondrer ? Profondément parce qu’il est difficile de garder longtemps une autorité centrale sur une multitude de peuples différents. Jusqu’à un certain point tout peut reposer sur la puissance militaire et administrative centrale, celle de Rome ou de la Sublime Porte, mais il faut bientôt déléguer, créer des provinces, des régions, des zones plus au moins autonomes qui seront, des générations plus tard, autant de foyers de rébellion. On peut bien sûr (tenter d’) interdire certaines langues, déplacer des peuples entiers comme le fit, il y a 2500 ans, le roi babylonien Nabuchodonosor II en pensant diluer les Juifs dans l’Empire, mais cela ne dure pas éternellement.
Si l’on doit parler d’identité de la France, c’est d’abord l’identité des Français, et donc la langue française qui prime. La polémique sur la “réforme” de la langue récemment officialisée par l’Éducation nationale était certainement stérile, mais elle illustre mieux que jamais cette importance cruciale de la langue dans l’identité d’un peuple.
La langue de la République est le français.
Article 2 de la Constitution française de 1958, titre premier : “De la souveraineté”
2. La religion, structure culturelle incontournable
Placer la religion comme second élément fondateur de l’identité d’un peuple, n’est-ce pas excessif dans les pays occidentaux où la sécularisation a gagné la majorité des individus ? Où les Églises n’ont plus guère de pouvoir ? N’est-ce pas choquant même, dans un pays comme la France, une République laïque qui n’a pas de religion officielle ?
Je dois défendre ma position. Maintenant que nous avons une langue commune, de quoi allons-nous parler ? De politique ? d’économie ? d’art ? ce qui est sûr, c’est que le sujet qui sera le plus influent dans notre vision du monde sera celui qui nous unira ou nous divisera le plus. Le sujet qui concernera les aspects les plus profonds de notre vie sera celui qui engendrera les discussions les plus enflammées. Sans aucun doute, ce sont les questions religieuses qui l’emportent.
Premièrement : rien n’est plus fondamental pour la conception que nous avons de la réalité et du monde que celle de savoir s’il y a un Dieu (ou plusieurs) ou non, s’il a une vie après la mort ou non, etc. Cela va bien au-delà des discussions ésotériques sur le sexe des anges. Les chrétiens occidentaux défendent par exemple des chrétiens orientaux avec qui ils ne partagent ni langue, ni culture, ni pays. Mais ils partagent une foi. Les rassemblements religieux comme le pèlerinage à la Mecque unissent des iraniens aussi bien que des saoudiens. Là où la religion rassemble au-delà des cultures et des langues, c’est elle aussi qui divise les pays et les peuples. Des pays sont fondées sur une religion. Des guerres interreligieuses éclatent. Des divisions affleurent. Au Moyen-âge, il y avait une multitude de dialectes et de parlers dans les campagnes, mais la foi fondait l’existence d’un peuple, d’une nation, voire de plusieurs (la “chrétienté”). Quand on parle de monde “arabo-musulman”, on évoque une vaste aire culturelle qui malgré ses différences et ses conflits est unie autour d’une langue, l’arabe, et d’une religion, l’islam. Soit les deux fondements majeurs de l’identité d’un peuple.
Deuxièmement : les religions ne sont pas seulement, et même pas majoritairement dans certains cas, des systèmes philosophiques sur l’existence d’un Entité suprême ou d’une vie après la mort. Pour le non-croyant agnostique désintéressé des questions métaphysiques, les religions ne sont pas du tout cela. Extérieurement, ce sont des structures humaines organisées qui, au fil de l’Histoire, laissent une trace profonde dans les lois, les arts, l’architecture, la culture, et la langue. La gauche ironise sur une expression jugée quasi-fasciste : les “racines chrétiennes de la France” (ou de l’Europe). Bien sûr, sur le plan historique ce genre d’expression peut rappeler l’intense promotion d’un nationalisme confessionnel qui ne mena, dans les années 1940, qu’à la violence et à la ruine. D’autres y voient (à tort) une remise en question de la laïcité. Pouvons-nous cependant mettre pour un temps l’Histoire de côté ? Ou plutôt la faire revenir par la grande porte ? Parler de racines chrétiennes de la France, au plan strictement historique, c’est d’abord rappeler que la France est un pays dont le peuple a vécu pendant des centaines d’années avec une religion très majoritaire, le christianisme. Si l’on veut être large, on peut situer la période des premiers temps de l’évangélisation de la France au IIème siècle, jusqu’à la loi de 1905 qui définit la République française comme laïque, soit près de 17 siècles de christianisme !
Si, en disant “La France”, je pense d’abord à un territoire géographique (cf. infra), je remarque évidemment que ce territoire a connu d’autres peuples, d’autres religions dominantes, d’autres influences (druidisme, panthéon gréco-romain…). Mais quelles traces ces religions ont-elles laissées ? Combien de sanctuaires druidiques antérieurs à l’invasion romaine de la Gaulle nous reste-il ? Le christianisme a légué des milliers d’œuvres d’art, notamment architecturales (il y a en France près de 100 000 édifices religieux chrétiens, soit 2,5 par commune), des expressions bibliques (pleurer comme une Madeleine, jeter la pierre, un bouc émissaire, crier sur les toits…), des morales (aime ton prochain comme toi-même, à chaque jour suffit sa peine…), des cérémonies qui dépassent largement le cercle des croyants (enterrements, mariages, baptêmes), des fêtes (Noël, Pâques…) et nous octroient six jours fériés sur onze, des noms de villes, des patronymes (Saint Étienne…), etc.
Cathédrale de Reims
Ce n’est pas nier que la France est une République laïque, et encore moins mépriser les populations non-chrétiennes d’arrivée plus tardive que de dire cela. La France est un pays traditionnellement chrétien. Le nier revient à fonder la France en 1789, comme s’il ne s’était rien passé pendant les mille et quelques années précédentes. Cette attitude totalitaire n’est pas l’héritage de 1789. C’est l’héritage de la Terreur. Autant aller jusqu’au bout et suivre la recommandation sarcastique du Gorafi : rasons la ville de Lourdes, insulte permanente à la laïcité !
Il est donc tout à fait logique que, même dans un pays officiellement laïque, une religion ait un poids plus important dans les institutions, la culture, le patrimoine… parce que c’est la religion historique du pays. Heureusement d’ailleurs que les pays de tradition bouddhiste, musulmane, juive ou hindouiste prennent soin de leur patrimoine comme nous prenons soin du notre ! Qui nie ou minimise les racines chrétiennes de la France est à peu près aussi sérieux que celui qui estime que la Thaïlande n’a pas de racines bouddhistes ou que le Maroc n’a pas de racines musulmanes.
Mais n’en restons pas là. Cette question va bien au-delà de quelques vieilles pierres et symboles aux croisement de nos routes de campagnes ! la religion reste influente dans les mentalités et les territoires : pour s’en convaincre, il faut lire Le mystère français, d’Emmanuel Todd et Hervé Le Bras. Les auteurs, respectivement anthropologue et géographe, y montrent avec force arguments et en plusieurs dizaines de cartes que le recul spectaculaire de la pratique religieuse n’empêche pas la religion chrétienne de rester une force sociale influente : dans les mouvements associatifs, les clivages politiques, l’éducation, la famille, et un grand nombre de normes et de valeurs. Les auteurs montrent par exemple le lien étroit entre implantation du communisme dans certaines régions et déchristianisation, entre préférence pour les études longues et influence du catholicisme local, mettent en exergue des liens entre régions sous influence catholique et importance de l’intégration (donc faibles inégalités), entre force du vote Front National et faiblesse de la pratique religieuse, etc. Todd parle de “catholicisme zombie” : un catholicisme qui, bien que mort en tant que pratique religieuse et foi en une doctrine, reste très vivant dans les mœurs, que ce soit d’ailleurs par association ou par opposition. Pour reprendre son expression : le catholicisme a réussi pour lui-même l’expression d’une vie après la mort. Sérieusement : qui peut croire que la dominance historique du protestantisme Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis n’a aucune influence dans les normes et les valeurs de ces pays, que ce soit dans la vision des affaires, de la richesse, de la hiérarchie, du pouvoir, des traditions culturelles, etc. C’est aussi vrai chez nous, malgré toutes nos tentatives pour mettre la religion de côté.
Premières contradictions
Je n’ai cité que deux élément fondateurs de notre identité nationale, la langue française et le patrimoine matériel et immatériel judéo-chrétien, et déjà pointent les premières questions et les premiers froncements de sourcils.
Première interrogation : si la langue est le fondement de notre identité, ceux qui ne parlent pas français peuvent-ils être pleinement Français ? Réponse très claire, à mon avis : non. On ne peut pas envisager être membre d’une nation dont ne maîtrise pas la langue. Comment communiquer, tisser des liens et donc “vivre ensemble”, pour reprendre l’expression consacrée ? Ce n’est pas l’existence en soi des langues régionales qui pose un problème, naturellement, mais le cas où elles viendraient à dominer des régions jusqu’à se substituer au français. Que le président de l’Assemblée régionale corse fasse son premier discours en corse n’est pas un acte anodin. Le régionaliste revendique précisément la primauté de l’identité régionale sur l’identité nationale, cette dernière étant minimisée ou niée. Il est également juste de dire que les populations immigrées non-francophones qui ne font pas l’effort d’apprendre la langue s’excluent elles-mêmes de la participation à la nation qu’elles remplacent par le cercle communautaire. Je parle ici des nationaux, non pas des individus installés en France pour une foultitude de raisons économiques, touristiques ou sanitaires et qui ont une autre nationalité.
Deuxième interrogation : si la religion chrétienne est un autre fondement de notre identité, peut-on être pleinement Français en étant non-chrétien, par exemple musulman ou athée ? Réponse très claire : oui. Pourquoi cette différence de traitement ? D’abord, je n’ai quasiment pas parlé de foi mais avant tout d’une culture et d’un patrimoine, de normes et de valeurs, de symboles et de mœurs. On peut fort bien être athée et s’appeler Christian, vivre à Saint-Perpète-les-oies et apprécier de passer tous les matins devant la petite église du village, et aller à l’enterrement religieux de sa grande-tante. Voire se marier à l’église et faire baptiser ses enfants sans être un adepte du cilice (si, si). La tradition culturelle judéo-chrétienne est un fait, indépendant des positions métaphysiques individuelles des gens. Que vous soyez athée, bouddhiste ou pastafariste n’empêche pas qu’en France, la majorité des édifices religieux sont chrétiens, ainsi que les fêtes, les prénoms, les noms de communes, certaines expressions, des symboles, des évènements, et de façon plus significative des valeurs et des normes, influencées par l’Histoire de France. Les gens le vivent d’ailleurs très bien puisqu’à titre d’exemple, les enquêtes sur le sujet montrent que la restauration d’églises en danger emporte presque toujours l’assentiment de la population locale quand on lui demande son avis, même si cela doit peser sur les impôts locaux, lorsque l’autre choix est la démolition. Je ne sache pas que tous ceux qui visitent des églises ou font le chemin de Compostelle sont des pratiquants réguliers.
Les croyances religieuses sont finalement assez secondaires dans ce sujet : il va de soi qu’on peut être pleinement musulman et Français tout à la fois. Mais il n’est pas possible de dire pour autant, à l’encontre des vérités de l’Histoire, que la France est un pays de tradition musulmane. Conséquemment, l’identité française serait profondément modifiée si les populations musulmanes venaient à dominer en France. Je ne suis pas en train de fantasmer un “grand remplacement” qui est justement un fantasme, mais de dire précisément ceci : la France étant un pays de langue française et de tradition judéo-chrétienne, l’identité nationale serait nécessairement et profondément affectée par la dominance d’autres traditions linguistiques et culturelles, notamment arabo-musulmanes.
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J’avais parlé de trois éléments : il en manque donc un. Il est évident que l’identité nationale de la France n’est pas fondée seulement sur la langue française et le patrimoine matériel et immatériel judéo-chrétien. Si c’était le cas, tous les pays avec pour langue dominante le français et pour fond culturel l’héritage judéo-chrétien seraient un même peuple, comme la France et la Belgique. En prenant en compte l’Histoire de France dans le temps long, ne tombons pas dans l’excès réactionnaire qui exalte le passé pour mieux nier le présent, un blasphème contre la Providence, dirait Hadjadj. Il y a donc un troisième élément majeur qu’on va ajouter au tableau de l’identité nationale : la République laïque.
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