Dans une première partie, je (re)présenterai les grands enseignements de la science économique à propos de la concurrence en général ; dans la seconde, j’appliquerai ces enseignements à l’actuelle guerre entre Uber et les taxis.
1. Le principe général : la concurrence est bonne
Il n’est pas un économiste pour contester l’utilité de la concurrence de façon générale. Les analyses théoriques aussi bien qu’empiriques concluent sans ambigüité que la concurrence entraîne une baisse des prix pour les consommateurs, incite les entreprises à fournir des biens et services de meilleure qualité, développe l’innovation technologique, augmente les quantités produites donc l’emploi. Inversement, une entreprise en monopole n’est pas incitée à s’améliorer ou à prendre en compte les demandes des clients, peut fixer des prix excessifs, produit des quantités plus faibles (de façon à créer une rareté artificielle), etc.
Voilà pour le principe général, sur lequel il n’est pas nécessaire de s’étendre davantage.
2. Le principe secondaire : toute concurrence doit être régulée
Dans une société civilisée, la concurrence ne signifie pas la loi de la jungle. Les raisons pour lesquelles on doit règlementer la concurrence sont multiples et ici encore, largement acceptées par les économistes. Je tiens à préciser que par “règlementer”, j’entends toute intervention des pouvoirs publics qu’elle qu’en soient les modalités : ainsi la législation peut être très modérée (se contenter d’une surveillance d’un marché, et de sanctionner les entreprises fautives) ou très forte (une nationalisation). Il ne s’agit donc pas ici de rentrer dans le détail/débat complexe de quelle mesure est bonne ou mauvaise pour quelle situation donnée, mais de rappeler les situations générales pour lesquels l’intervention de l’Etat est requise, et utile économiquement. Je commencerai par les mieux admises parmi les économistes, pour terminer par celles qui font le plus débat.
a. Pour que la concurrence existe
J’en parlais déjà ici : les entreprises ayant tendance à éviter la concurrence plutôt qu’à l’affronter, ce n’est pas pour rien qu’on a mis en place des institutions (AMF, Autorité de la Concurrence…) qui veillent à l’application des règles et au respect des règles de la concurrence. Par exemple, pour lutter contre l’abus de position dominante : ce n’est pas le fait d’avoir une position dominante sur un marché qui est condamné (cette position peut avoir été acquise par une production de meilleure qualité) mais le fait de profiter de cette position dominante pour évincer ses concurrents par des pratiques abusives (entente sur les prix, revente à perte par exemple).
b. Pour encourager l’innovation et la création artistique
Si la concurrence encourage l’innovation, il faut aussi qu’une fois l’innovation réalisée, l’innovateur ne puisse pas être immédiatement copié par un concurrent. Autrement, il n’aurait aucun intérêt à investir durablement pour innover. C’est particulièrement vrai dans les secteurs à coût initiaux (fixes) élevés et à coûts marginaux faibles : produire un médicament, un film ou un jeu vidéo coûte une fortune ; mais une fois produit le premier exemplaire, les exemplaires suivants ne coûtent rien car la duplication se fait à un coût quasi-nul grâce aux nouvelles technologies. Il serait donc facile à un imitateur (pour reprendre le vocabulaire de Schumpeter) d’attendre qu’une entreprise innove pour copier ensuite son produit sans avoir investit les mêmes montants. D’où l’existence des brevets (et de la propriété intellectuelle en général), soit un monopole temporaire accordé à un innovateur. La concurrence est temporairement freinée pour faciliter/encourager les entreprises à investir du temps et de l’argent dans des projets rentables, mais à long terme, pour encourager la création artistique, etc.
c. Pour certains bien non rentables
Certains biens/services ne seront tout simplement jamais assez rentables pour qu’un marché privé concurrentiel les prennent en charge. Ce sont les biens publics ou collectifs. Par exemple, la défense nationale, un feu d’artifice, un lampadaire. Il est difficile ou impossible d’empêcher le non-payeur de profiter quand même de ces biens (non-exclusivité) et la consommation d’un de ces biens ne prive pas un autre consommateur du même avantage (non-rivalité). C’est donc à l’Etat de s’en occuper. On retrouve ici les fonctions régaliennes de l’Etat : justice, police, armée, frappe de la monnaie. En effet, le bien/service collectif n’existerait tout simplement pas en l’absence d’intervention publique, ou à des conditions économiques sous-optimales socialement (très faible production destinée à un public de niche).
d. Pour protéger le consommateur
Une profession règlementée, rappelle Alexandre Delaigue, c’est une profession où :
–L’exercice de la profession est limité aux détenteurs d’un diplôme particulier;
–le nombre de professionnels est limité quantitativement, même ceux qui ont le diplôme et les compétences requises. Par exemple, un chauffeur de taxi, même après avoir passé le diplôme nécessaire, doit encore se procurer une licence, existant en nombre limité dans la zone dans laquelle il peut exercer. Cela vaut aussi pour les notaires, qui doivent s’installer dans une étude existante, ou les pharmaciens, qui ne peuvent que très rarement créer une nouvelle officine. et doivent en racheter une existante.
Pourquoi règlementer une profession peut protéger le consommateur ? Tout simplement parce que personne ne monterait dans un avion sans certitude à propos du brevet du pilote, et qu’on n’irait pas voir un médecin si on avait pas la garantie qu’il a fait les études nécessaires. Donc, certaines professions impliquent un diplôme précis, garanti par l’Etat, pour éviter les charlatans.
La concurrence est ainsi limitée pour éviter au consommateur d’avoir à réaliser une fastidieuse recherche d’information à propos de chaque profession avec laquelle il est en contact quotidiennement.
Dans des économies spécialisées, avec des métiers techniques, où l’information sur la compétence est difficile à évaluer, les licences sont un moyen de protéger les consommateurs contre les abus. Alexandre Delaigue
e. Pour protéger le salarié
La concurrence a de nombreux effets positifs pour le consommateur, mais il se trouve qu’en plus d’être des consommateurs, les individus sont aussi souvent salariés. Or, pour le salarié, et l’entreprise qui l’emploie, a concurrence peut être rude : elle oblige à une pression sur les coûts (donc les salaires), à une évolution/adaptation permanente au marché, à déceler et répondre aux besoins multiples et évolutifs des consommateurs, etc. La destruction créatrice qui en résulte aboutit à une prime aux plus compétents, aux plus efficaces, aux plus ingénieux. Cela est positif mais (presque) personne ne veut pour autant d’une société où les moins compétents/efficaces/ingénieux sont totalement écrasés. La saine compétition économique avec sa prime au plus efficace ne doit pas se transformer en concurrence sauvage avec une prime au plus retord. Ainsi on a des garde-fous, à commencer le droit du travail. Même dans les secteurs à très forte concurrence, les entreprises ne peuvent pas baisser les coûts en diminuant les salaires au-delà du SMIC ; elles ne peuvent pas non plus licencier quelqu’un n’importe comment. On doit se souvenir que ce qui est bon pour le consommateur ne l’est pas forcément pour le salarié : or c’est souvent la même personne !
f. Dans le cas de certains monopoles naturels
Certains secteurs à coût initiaux fixes et coût marginaux faibles sont appelés “monopoles naturels” par les économistes. Prenons les télécoms ou la distribution d’eau. Le coût initial de fourniture du premier client est extrêmement élevé (frais d’infrastructures…) mais une fois ce premier client servir, en servir un ou 1000 de plus ne coûte guère plus cher. Ce genre de secteur tendra donc à voir l’apparition de monopole : les petits concurrents sont rapidement éliminés et l’on voit un tout petit nombre d’entreprises (généralement une) se partageant le gâteau, et pouvant ainsi fixer les prix désirés.
La microéconomie montre dès lors que la quantité produite et le prix du service auront tendance à être sous-optimaux. L’Etat alors plusieurs moyens d’actions à sa disposition : il peut agir pour renforcer la concurrence et lutter contre les ententes, comme l’Etat français l’a d’ailleurs fait en permettant en 2011 à Free d’entrer sur le marché des télécoms. De plus, dans le cas particulier des monopoles naturels, un moyen particulier d’action consiste à confier ce qui coûte le plus cher, à savoir la gestion de l’infrastructure réseau, à une seule entreprise (publique ou privée), comme c’est le cas avec ERDF pour l’électricité ou de RFF pour le transport ferroviaire, et à mettre en concurrence les entreprises pour l’utilisation de ce réseau.
L’intervention de l’Etat est alors plus ou moins importante, selon que le monopole de la gestion du réseau soit entièrement privé, partiellement privé ou entièrement public. En France, les solutions adoptées ont d’ailleurs été variables : ERDF, qui gère 95% du réseau électrique français, est une société anonyme, filiale d’EDF ; alors que que Réseau ferré de France, qui gère le réseau ferroviaire, est un EPI (Établissement Public à caractère Industriel). Dans tous les cas cependant, l’intervention de l’Etat est importante : même lorsqu’il s’agit d’une entreprise privée, elle reçoit délégation de service public et est contrôlé par les autorités administratives. Ainsi ERDF doit s’engager à desservir tous les Français qui demandent le raccordement, quel que soit leur lieu d’habitation, sans discrimination entre ville et campagne (ce qui implique de raccorder parfois à perte) et doit réaliser un certain nombre d’investissements pour maintenir la qualité du réseau. Certains économistes estiment que quitte à avoir un monopole (lorsqu’il est naturel donc inévitable), il est préférable qu’il soit public, puisque l’Etat disposera des moyens d’actions permettant de fournir le service au plus grand nombre et pour un prix généralement plus faible qu’un monopole privé. Ce qui nous amène à la raison suivante.
g. Pour un service public accessible à tous
Dans certains cas, un service privé rendrait des services inégalement répartis. Supposons une concurrence parfaite dans le secteur des trains. En l’absence de contrainte, les entreprises privées seraient incités à ne pas desservir les zones rurales isolées, peu rentables. On aurait donc une multiplication des TGV Paris-Lyon et quasiment plus de TER dans le Limousin. Pour un souci d’égalité entre territoire, on peut vouloir maintenir certains monopoles publics dans certains secteurs de façon à desservir tout le territoire, y compris dans les zones peu ou pas rentables.
h. Dans le cas des externalités
On appelle externalité l’effet qu’entraîne sur un agent la consommation d’un bien/service sur un autre agent, sans contrepartie monétaire. Il y a des externalités partout : mettre des fleurs à votre balcon constitue une externalité positive : la rue en est embellie mais les passants ne vous paient pas pour cela. Fumer dans le bus constitue une externalité négative : vous réduisez le bien-être de vos voisins, et ils ne sont pas indemnisés pour cela.
Les externalités sont mal ou pas prises en charge par le marché concurrentiel. Si la production d’une entreprise pollue une rivière qui sert aussi à la piscine municipale et à la boisson des habitants d’à côté, on se trouve en situation d’externalité négative : des individus (les voisins de l’usine) qui n’ont rien demandé voient leur bien-être réduit, sont obligés d’engager des dépenses (dépollution de la rivière, déménagement…) qu’ils n’ont pas souhaité et ne sont pas indemnisés pour cela.
La théorie économique s’intéresse à ce problème depuis longtemps et a mis au jour plusieurs moyens d’améliorer la situation. La solution libérale (développée à l’origine par Coase) serait de dire que les voisins et l’usine devraient se mettre d’accord pour une compensation monétaire : soit les voisins reçoivent un paiement en échange de la pollution et l’usine continue sa production, soit l’usine déménage ou réduit sa production mais alors ce sont les voisins qui doivent la payer. Cette solution, très élégante sur le papier, est, on s’en doute, plus compliquée concrètement. On a alors diverses solutions faisant intervenir les pouvoirs publics : l’Etat peut tout simplement interdire la production de l’usine, mais alors il y aura des perte d’emplois, de richesse économique. Cette solution reste utilisée dans certains cas extrêmes : protection d’une espèce menacée de disparition, produit chimique démontré comme dangereux (cf. les débats autour du Roundup), etc. On peut plus souplement taxer la production de l’usine pour augmenter les coûts économiques privés de l’entreprise polluante par des coûts sociaux, qui sont ceux dépensés par les agents incommodés et la collectivité en général pour se prémunir de la pollution de ladite usine. La taxation est typiquement retenue pour certains produits à forte externalité négative : essence, alcool, cigarette. L’Etat peut aussi subventionner les ménages pour leur déménagement ou réaliser lui-même des dépenses de dépollution, ou imposer des techniques moins polluantes à l’entreprise, lui fixer des quotas de production, etc.
On n’étudiera évidemment pas ici ces solutions en détail mais on peut retenir qu’il s’agit là encore de limiter/contrôler le marché concurrentiel dans un souci d’efficacité socio-économique.
i. Pour des raisons éthiques
Certains marchés sont contrôlés ou interdits pour aucune raison économique ou sociale précise, mais uniquement pour des raisons éthiques : interdiction de vendre ses organes ou son sang, contrôle de la prostitution, interdiction de la GPA… rentrent dans ces catégories.
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