Les grandes théories de la justice sociale (2/2)

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Axel Honneth

Nous traiteront maintenant des approches plus empiriques de la justice sociale. Ces approches sont plus récentes. Elles sont spécifiquement sociologiques et naissent à partir des années 1990. Le point de départ est la critique de la théorisation excessive des approches philosophiques, qu’elles soient marxistes, rawlsiennes, libertariennes. Ces approches sont critiquées soit parce qu’elles sont trop abstraites, soit pour leur prétention universaliste (il y aurait des principes universels de justice sociale). Il s’agit donc de redonner du poids à la parole des acteurs, à leurs valeurs, au contexte socioéconomique et culturel, éventuellement avec un regard critique.

Introduction à la sociologie pragmatique

La dimension empirique est fondamentale. L’influence épistémologique est celle de la sociologie pragmatique (B. Lahire, L. Boltanski…) : il faut prendre en compte le discours des individus et considérer les pluralités de mode d’engagement et de valeurs des acteurs. Par exemple les valeurs de référence utilisées pour juger ce qui est juste en entreprise ne sont pas les mêmes qu’en politique, en famille, etc. Cette idée est particulièrement développée par Boltanki et Thévenot dans De la justification (1987), ouvrage fondateur de la sociologie pragmatique. Cet ouvrage vise à se démarquer des explications structuralistes par les « forces sociales » mais aussi des théories de l’acteur rationnel, bref de l’opposition classique entre holisme et individualisme Le modèle proposé s’appuie sur les conventions, ie. les systèmes d’attentes réciproques entre individus et entre groupes. La sociologie doit être compréhensive (s’intéresser au discours de l’acteur) et ne pas recourir aux explications monocausales (uniquement économiques ou uniquement culturelles). Boltanki et Thévenot distinguent cinq cités différentes : la cité domestique, la cité marchande, la cité politique, la cité industrielle, la cité de l’opinion. Ils ajouteront plus tard la cité par projets. En fonction de la « cité » mobilisée les individus vont mobiliser des conventions différentes, donc auront des comportements différents. En cas de conflit à l’intérieur d’une même cité, les individus recourent à des principes supérieurs, des « grandeurs » : par exemple la tradition ou la famille dans la cité domestique, l’efficacité dans la cité industrielle, la renommé dans la cité de l’opinion. Cependant les référents peuvent se chevaucher : un cadre peut avoir une tolérance pour le retard d’une employée s’il sait qu’elle s’occupe de son enfant malade : il fait alors appel à des principes de justice issus d’un autre monde que celui du travail, ce qui peut déclencher des conflits (les autres ouvriers peuvent juger cette tolérance injuste).

Les théories de la reconnaissance

Le chef de file de cette approche est le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth (La lutte pour la reconnaissance, 2000). Il insiste sur la reconnaissance des injustices et des inégalités. Le caractère symbolique est essentiel, et va de pair avec un désir de reconnaissance de son identité (de genre, de “race”, etc.).  La lutte contre les discriminations est l’enjeu majeur de cette reconnaissance (mouvement des « sans-abris », reconnaissance sociale des prostituées, collectifs luttant contre le mépris des « sans-voix », etc.).

Il y a un lien avec la théorie de Rawls notamment lorsque ce dernier inclut les « bases sociales de l’estime de soi » dans les biens premiers. Il s’agit d’un bien premier d’ordre psychologique qui comprend deux aspects : 1° le sentiment qu’un individu a de sa propre valeur et 2° le niveau de confiance en soi qu’il a pour mener des projets. Cependant, Honneth formule aussi une critique de Rawls, considéré comme trop abstrait. Honneth ne cherche pas les principes universels par lesquels on pourrait construire une société juste (donc signer un contrat social) entre des individus différents, mais cherche à comprendre comment des groupes et individus concrets, engagés dans des relations avec d’autres groupes et individus, s’engagent à un instant donné dans une lutte pour la reconnaissance. Il s’agit pour Honneth d’une réaction de honte et d’indignation suite à une expérience de mépris sociale. La personne concernée par cette honte prend conscience d’une injustice qui lui est faite et s’engage dans la lutte : le sentiment d’humiliation devient alors un sentiment d’injustice. Alors que Rawls assume le fait de penser l’injustice en faisant abstraction des individus concrets, Honneth cherche à partir des expériences vécues pour définir ce qu’est le juste. Cela conduit à des réflexions sur la nature des normes, leur perception par les individus, ou les interactions symboliques entre groupes, éventuellement dans un cadre d’analyse dominant/dominé inspiré de Bourdieu.

Selon Honneth, cette lutte pour la reconnaissance symbolique prend plus d’importance désormais que la lutte pour les questions de répartition des richesses. Il valorise la redistribution culturelle en mettant l’accent sur les injustices symboliques, plutôt que la redistribution économique qui met l’accent sur les injustices matérielles. On peut faire le lien avec l’analyse du sociologue français François Dubet, qui dans Les places et les chances (2010), montre que la lutte pour un système économique plus égalitaire (l’égalité des places) a régressé au profit de la lutte pour un système moins discriminatoire. Les discriminations ont pour but d’éliminer les inégalités d’accès aux ressources de base, celles qui permettent une juste compétition (logement, éducation, emploi…). On considère donc qu’il est nécessaire de faire en sorte que tous partent sur la même ligne de départ, au besoin en attribuant des ressources supplémentaires aux groupes les plus désavantagés, dans la droite ligne de la théorie de Rawls. Mais une telle approche minore les inégalités économiques qui résultent de la compétition, étant considérées comme justes (fruit du mérite) dès lors que l’on a efficacement éliminé les discriminations. Selon Dubet, cela pose problème car d’une part, les inégalités économiques objectives demeurent très élevées, et le discours sur les discriminations ne s’attaque pas aux causes profondes des inégalités ; d’autre part, la lutte contre les discriminations, même légitime, ne s’adresse qu’à un petit nombre d’individus et court le risque de réifier les identités individuelles (risque de stigmatisation). C’est un problème aujourd’hui bien connu notamment dans les effets pervers des politiques de discrimination positive et d’aides aux groupes les plus désavantagés : par exemple, les travaux sociologiques ont montré que les établissements classés ZEP (Zone d’Education Prioritaire) faisaient fuir les familles des classes moyennes, renforçant l’isolement social. Le sociologue P. Merle proposait un classement temporaire et renouvelable, en fonction des caractéristiques sociales de l’établissement. On pourrait aussi évoquer le sentiment de honte d’être assisté, à l’origine du fort taux de non-recours au RSA (Domingo et Pucci, 2014), les aides sociales de la politique du logement qui bénéficient aux propriétaires en participant à l’inflation des loyers, les critiques envers les concours réservés aux élèves des banlieues de Science Po, etc..

En France de nombreux sociologues, tout en s’inscrivant dans une approche empirique, continue de mettre l’accent sur l’aspect économique des injustices et des inégalités. Dans un système fortement centré sur la reconnaissance des droits sociaux (Sécurité sociale…) une perte de ceux-ci se traduit par un processus d’exclusion et une perte d’accès à de nombreuses ressources socialement valorisées. Robert Castel parle de “désaffiliation sociale”. Dans les sociétés contemporaines, le degré d’insertion d’un individu est défini par sa place dans la division du travail et dans les réseaux de sociabilité. La sécurité sociale s’obtient par l’emploi et non plus par la propriété, comme autrefois. Le salariat, autrefois forme suprême de la précarité pour l’artisan, est devenu grâce aux Trente Glorieuses et au « compromis fordiste » la forme la plus enviable de l’insertion sociale, transformant « l’individualisme négatif » (le vagabond sans aucune protection) en collectif protégé. C’est la perte progressive de cette intégration pour certains individus qui conduit à une désaffiliation.

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Les quatre types de liens sociaux selon S. Paugam

Les enquêtes empiriques de la justice sociale

Ces travaux, menés en France et en Europe, mettent en application l’approche empirique en interrogeant les individus sur leurs valeurs, leur perception de la justice. Il est intéressant de noter qu’il ressort de ces enquêtes une relative cohésion des valeurs, et un système qui correspond in fine assez bien à la théorie rawlsienne. C’est un paradoxe car on pourrait imaginer qu’il y aurait une théorie de la justice par individu, chacun valorisant des choses différentes en fonction du contexte, de son intérêt, etc. Le politologue américain Michael Walzer défendait ainsi la pluralité des conceptions de la justice : “il faut envisager autant de rapport d’égalité qu’il existe de biens à répartir”. Par exemple la sphère politique ne doit pas être gouvernée par l’argent, qui au contraire a toute sa place dans la sphère marchande. Waltzer parle de « tyrannie » lorsque on cherche à universaliser un principe de justice qui prévaudrait sur tous les autres. Il propose un « socialisme démocratique décentralisé », basé sur les valeurs propres de communautés autonomes.

Pourtant, les enquêtes empiriques semblent montrer que les individus font reposer leurs jugements de justice sur un petit nombre de principes, donnant du crédit aux investigations théoriques pour dégager et articuler ces principes. Ainsi dans l’enquête du sociologue Maxime Parodi en 2011, plus de 95% des Français sont tout à fait d’accord avec l’idée qu’une société juste doit garantir les besoins de base (nourriture, logement, habillement…qui recouvre en partie les biens premiers de Rawls), 85% estiment qu’on doit juger acceptable des différences de revenus issus de mérites différents et 90% estiment qu’ils faut réduire les différences entre revenus faibles et importants. Plus généralement, le tryptique besoin/mérite/égalité revient systématiquement, et généralement dans cet ordre : d’abord les besoins de base, ensuite laisser jouer le mérite et enfin égaliser les revenus si les deux autres conditions sont respectées. Michel Forsé et Maxime Parodi, dans Une théorie empirique de la justice sociale (2010) montrent que ces quelques principes communs font consensus : les besoins de base en premier, puis la mérite et enfin la réduction des inégalités. L’attachement à la démocratie, au respect d’autrui, à la tolérance et à l’universalisme est très forte. La valeur “méritocratie” est massivement promue par les Français, mais la valeur “égalité” aussi. En fait, les enquêtés cherchent spontanément à combiner les valeurs et ne les opposent pas. Le mérite est ainsi promu, mais ne doit pas conduire à des inégalités trop importantes ou qui empêcheraient la satisfaction des besoins de base. Les revenus doivent être égalisés, mais sans rechercher un “égalitarisme” qui compromettrait la récompense du mérite. Il y a une dimension idéaliste, on adhère à ces valeurs pour elles-mêmes, sans s’intéresser aux applications concrètes qui peuvent générer des contradictions.

On peut nuancer en ajoutant quelques éléments d’interprétation : d’abord, la classe sociale joue un rôle. Plus on est diplômé, plus on a de hauts revenus plus on défend la méritocratie. De même, la droite priorise davantage le mérite sur l’égalité que la gauche. Cela renvoie à de nombreux travaux sociologiques. D. Schnapper avait par exemple montré (L’épreuve du chômage, 1994) les différences de vécu du chômage, entre des cadres qui valorisent ce temps comme un moment de formation forcée, d’autonomie et de liberté créative, et des ouvriers pour qui il s’agit d’une désocialisation, associée à la honte, la perte des liens sociaux et de l’estime de soi. Ce qui est vrai du chômage est vrai du bonheur au travail (C. Baudelot, Travailler pour être heureux ?, 2003), et d’autres dimensions de la vie sociale. Ce qui est vécu par certains comme une injustice et un « individualisme négatif » (manque de ressource pour assumer positivement sa liberté) est vécu par d’autres comme un gain d’autonomie et un moyen d’affirmation de soi.

Le genre joue aussi un rôle, les femmes étant plus égalitaristes et favorables à une intervention de l’Etat. La culture nationale joue également un rôle : les enquêtes comparatives ont montré des différences significatives entre pays. Par exemple on est davantage favorable à la réduction des inégalités dans le sud de l’Europe, les Américains sont plus attachés aux valeurs religieuses que les Français.

La question de l’interprétation du sentiment de justice renvoie aux grandes théories sociologiques sur les croyances et la rationalité. Les sociologues holistes insisteront avant tout sur le rôle des variables telles que la classe sociale, le groupe social d’appartenance, les relations de pouvoir entre “dominants” et “dominés”. Cette approche explique cependant assez mal les faits. Une théorie de la domination aura du mal à rendre compte de la remarquable stabilité, voire le consensus qui semble exister sur les principes cardinaux de justice sociale, et ce dans toutes les couches de la population, même si elle pourra mieux expliquer les divergences entre groupes (en fonction du niveau de diplôme ou du revenu). Pour schématiser, si tout s’expliquait par la classe sociale les ouvriers seraient systématiquement de gauche, revendiquant des hausses de salaires et plus de justice sociale, et les cadres de droite, revendiquant moins d’impôts et donc moins de redistribution. En réalité, on observe plutôt l’inverse, ce qui signifie que les individus savent dépasser leur situation propre pour porter des jugements éthiques et sociaux en termes de justice sociale. Cela contredit à la fois une théorie holiste trop générale qu’une théorie individualiste qui réduirait tout au calcul d’intérêt coûts-avantages sur le modèle de l’homo oeconomicus. Pourquoi un individu qui gagne bien sa vie formulerait-il des principes clairs en faveur de la redistribution, s’il n’y a pas intérêt personnellement ?  Pourquoi les pauvres votent-ils pour des hommes politiques qui promettent moins d’aides sociales (autrement dit pourquoi les pauvres votent-ils à droite) ?

En ce sens on peut rejoindre la théorie boudonienne de l’action (Raisons, bonnes raisons, 2003) selon laquelle les individus mobilisent différentes variétés d’action, d’attitude et de croyances en combinant les faits tirés de leur propre expérience sociale, l’interprétation des faits liés à leur position sociale et les intérêts de la communauté à laquelle ils appartiennent ou croient appartenir. Les croyances de justice sociale peuvent être en ce sens rationnelles et/ou reposer sur des jugements de valeur, sans qu’il y ait nécessairement contradiction entre les deux dimensions.

Un autre point doit être noté à propos des enquêtes empiriques. Il n’y a pas de cohérence évidente entre sentiment de vivre dans une société juste et sentiment que sa propre situation est juste, ni de cohérence entre discours sur l’injustice et comportement individuel. Le sociologue P. Brickman distinguait macrojustice et microjustice : cela se vérifie dans les enquêtes, notamment en France. Près de 80% des Français jugent la société plutôt injuste (macrojustice) mais seulement 20% considèrent leur situation personnelle injuste (microjustice). François Dubet rappelle que les mêmes familles qui critiquent les inégalités à l’école n’hésitent pas, de leur côté, à mettre en œuvre des pratiques d’évitement des autres classes sociales, donc des pratiques inégalitaires (recours au privé, évitement de la carte scolaire par exemple). Autrement dit, la condamnation relativement unanime des inégalités de fait en France ne conduit pas forcément les individus à adopter des comportements plus fraternels, au point que le sociologue parle d’une “préférence pour l’inégalité”. Un autre auteur, Eric Maurin, va dans le même sens lorsque, dans Le Ghetto français, il met en évidence les processus géographiques de séparatisme social par lesquelles les classes sociales se fuient, cherchant à éviter celui du-dessous et à rejoindre celui du dessus. L’un des moteurs de cette dynamique, selon Maurin, est la course aux bonnes écoles (donc aux bons quartiers). Ce sont pourtant les mêmes milieux qui, dans les enquêtes, déplorent les excès d’inégalités ! On pourrait parler de paradoxe de Bossuet, du nom du célèbre aphorisme du théologien français : “Dieu rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes”.

Terminons par les principales limites de ces travaux. Il s’agit surtout de leur portée dans le temps et dans l’espace. On a vu que les conclusions pour le cas français n’étaient pas forcément identiques pour le cas américain. C’est aussi vrai dans le temps. Ce qui est vrai en 1950 ne l’est peut être plus en 2000 et ne le sera peut être plus en 2050. Les représentations de la justice évoluent, tout comme le niveau des inégalités et la façon de les mesurer. On ne peut plus traiter des injustices en 2018, où le débat porte largement sur les discriminations et le retour des inégalités économiques, de la même façon qu’en 1960, où la société connaissait un vaste mouvement de moyennisation tout en négligeant complètement les discriminations considérables que vivaient les femmes et les minorités ethniques et sexuelles. En reculant plus encore dans l’histoire, on pourrait ajouter que le principe de l’égalité fondateur entre tous les hommes, c’est-à-dire l’accès égal aux mêmes droits fondamentaux, aujourd’hui considéré comme évident pour toutes les théories de la justice (qu’elles soient marxistes, libérales ou autres) n’allait pas de soi au Moyen-âge et a fortiori durant l’Antiquité grecque ! De plus, ces principes ne sont pas encore acceptés  ou du moins valorisés dans certaines parties du monde, quand des théories récentes prétendent au contraire étendre les droits fondamentaux à tous les êtres vivants. Ceci nous rappelle le caractère historiquement situé de ces débats.

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