Les classes moyennes disparaissent-elles ?

Toujours dans la catégorie agrégation sous le format de la dissertation classique.

Introduction

La question du déclin des classes moyennes est une thématique relativement récente en sociologie, apparue avec la hausse des inégalités depuis la fin des années 1980.

Le terme « classes moyennes » est polysémique et il n’existe pas de définition qui fasse consensus. En effet, les classes sont dites « moyennes » au sens mathématique du terme, c’est-à-dire qu’elles se définissent relativement aux positions extrêmes de la hiérarchie sociale : l’élite d’un côté, les classes populaires de l’autre et les classes moyennes « entre les deux ». Une première approche consiste donc à utiliser les indicateurs d’inégalités, et notamment le système des déciles, pour définir ce qui correspond à la moyenne. On peut ainsi considérer comme Eric Maurin et Dominique Goux (Les nouvelles classes moyennes, 2012) que les classes moyennes correspondent à environ la moitié de la population : les déciles 1 et 2 correspondent aux 20% les plus pauvres (en niveaux de vie), donc aux classes populaires ; les 50% du dessus correspondent aux classes moyennes quand les trois derniers déciles forment l’élite. Les classes moyennes seraient donc une population répartie de part et d’autre du revenu médian, qui est en France de 1700€ net par mois pour un individu seul. Il s’agit d’une population qui a typiquement pour seul revenu le salaire, comme la vaste majorité des Français, les revenus du capital commençant à devenir dominant à partir des 5% les plus riches, et deviennent la source quasi-unique des revenus pour le top 1%. Les frontières des classes moyennes ainsi définies comportent nécessaire une part d’arbitraire, car il est difficile de savoir jusqu’où descendre et jusqu’où monter pour tracer la frontière qui sépare économiquement, les classes moyennes des classes populaires (d’un côté) et de l’élite (de l’autre). D’un côté, le seuil de pauvreté se situant à 60 ou 50% du revenu médian (entre 800 et 1000€ par mois), on peut le choisir comme seuil « absolu » de franchissement des catégories populaires. D’un autre côté, on fait en France (INSEE, 2015) partie des 10% les plus riches quand on gagne plus de 3000€ par mois : fait-on encore partie des classes moyennes à 2800, où est-on déjà dans l’élite ? Entre plus de 1000 et moins de 3000, cela laisse une large diversité de situations, d’où le pluriel : les classes moyennes.

Le pluriel sur le terme classes moyennes induit aussi une diversité au sens culturel, à la suite de P. Bourdieu qui dans La Distinction (1979) distinguait, à l’intérieur de l’ « espace social », des dominés à l’intérieur du groupe des dominants et des dominants à l’intérieur du groupes des dominés. Cette approche conduit à intégrer la dimension culturelle dans la définition des classes moyennes. La théorie bourdieusienne avait tendance à considérer que les classes moyennes comme des « petits bourgeois culturels », c’est-à-dire des populations qui cherchent à imiter les goûts de la culture dominante (celle de la bourgeoisie) mais sans y parvenir réellement. Les travaux sociologiques ultérieurs ont largement remis en question cette vision, sans pour autant nier l’existence d’une hiérarchie des pratiques culturelles. Les classes moyennes peuvent alors se caractériser par un mélange relativement maîtrisé de pratiques plutôt populaires et d’autres plus légitimes. En effet, il s’agit de populations largement diplômées, qui ont fortement bénéficié de la massification scolaire intervenue à partir des années 1970. Dès lors, elles ont les capacités d’avoir une vie culturelle autonome (lecture, radio, recul critique sur l’actualité, sorties, sport) sans pour autant avoir les pratiques fortement distinctives de la haute bourgeoisie (golf, opéra, chasse à courre…).

L’interrogation sur la « disparition » des classes moyennes peut renvoyer à deux thématiques conjointes. La première est celle de l’évolution quantitative du groupe « classe moyenne ». C’est une thématique qui est pour partie liée à la définition que l’on adoptera, ce qui n’est pas sans poser des difficultés ; elles aussi liée à l’évolution des inégalités. Certains sociologues (Louis Chauvel par exemple) défendent ainsi la thèse d’un retour d’une polarisation des classes, donc d’une relative disparition des classes moyennes, voire une « reprolétarisation », thèse contestée par d’autres sociologues (Eric Maurin notamment). D’autre part, le terme « disparition » peut faire référence, dans une dimension plus culturelle, non pas à l’importance quantitative de cette population mais plutôt à son importance qualitative, ce qui peut renvoyer à sa place politique, à sa reconnaissance sociale, et à d’autres dimensions plus ou moins objectivables.

Quel a été l’impact de la hausse des inégalités sur le groupe « classes moyennes » ? Les Trente Glorieuses avaient vu une forte réduction des inégalités et une « moyennisation » massive de la société, au point qu’Henri Mendras pouvait écrire dans les années 1960 « si tout le monde est moyen, plus personne ne l’est ». Comment les classes moyennes ont-elles traversé les dernières décennies ? Nous pouvons résumer ces questions en une seule : dans quelle mesure la hausse des inégalités permet-elle encore de parler de « classes moyennes » ?

L’emploi du présent dans la question suggère un processus qui continue. C’est pourquoi nous répondrons à cette problématique en nous centrant sur la période récente qui va de la fin des Trente Glorieuses à l’époque actuelle. Sans exclure des comparaisons avec des pays qui connaissent des trajectoires similaires mais pas strictement équivalentes (notamment les Etats-Unis), nous nous centrerons sur le cas de la France.

Nous verrons tout d’abord qu’on assiste, depuis le début des années 1980, à un retour des inégalités et donc à une repolarisation de l’espace social, qui fragilise les classes moyennes inférieures (I) ; cependant, nous montrerons que cette polarisation ne permet pas, pour plusieurs raisons, de parler de la disparition des classes moyennes (II).

I. Une repolarisation de la hiérarchie sociale depuis la fin des années 1980

a. Les nouvelles inégalités économiques fragilisent les classes moyennes

Dans Le Capital au XXème siècle, l’économiste Thomas Piketty porte un regard d’ensemble sur l’évolution des principales inégalités depuis le début du XXème siècle, en les comparant avec la période actuelle. S’appuyant sur de nombreuses données, il confirme l’idée d’un retour des inégalités qui avait déjà été noté par de nombreux auteurs. En effet, la fin des Trente Glorieuses signe une crise multiforme avec l’échec des politiques de relance keynésienne et la stagflation qui en résulte (particulièrement forte de 1970 à 1985 en France), une entrée dans une période longue de croissance faible et donc de chômage élevé. Si le taux de chômage a pu fluctuer depuis quelques décennies il n’est jamais, en France, redescendu en-deçà des 8% qu’il avait atteint au début des années 1980.

Pour les économistes de l’école de la régulation, qui insistent sur les formes institutionnelles du capitalisme, l’économie française et plus largement occidentale est entrée à partir de la fin des Trente Glorieuses dans une nouvelle forme de capitalisme, qui met fin au « compromis fordiste », basé sur la relation forte salaires-inflation justifiée théoriquement par la courbe de Philipps. Le nouveau capitalisme, que Michel Aglietta appelle « capitalisme financier » (Les dérives du capitalisme financier, 2005) serait un capitalisme plus inégalitaire car l’entreprise est davantage perçue comme une structure de coûts externalisable, dont le but est d’apporter à tout prix de la valeur aux actionnaires. Dès lors, l’entreprise se spécialise dans son « cœur de métier » et externalise les autres fonctions, confiées à des salariés souvent en contrat temporaires voire indépendants, dont les revenus sont donc fluctuants (c’est typiquement le cas aujourd’hui des livreurs). A cela s’ajoute une croissance économique plus faible : pour T. Piketty et de nombreux autres économistes, il s’agit là d’un « retour à la normale », les Trente Glorieuses avec une croissance de près de 5% par an apparaissant comme une « parenthèse » dans l’histoire économique longue, due à la reconstruction dans l’Europe d’après-guerre et à un fort progrès technique. Qui dit croissance faible dit faible progression des revenus : il est impossible à un salarié de la classe moyenne d’espérer doubler voire tripler son salaire en dix ou quinze ans comme c’était fréquemment le cas au début des années 1960 : la croissance des salaires, et en particulier des salaires moyens, ne dépasse que rarement 2 ou 3% par an. Le temps de rattrapage, mesuré par exemple par le temps que met un salarié ouvrier pour rattraper un salarié cadre est alors beaucoup plus long, comme le montre Louis Chauvel (La spirale du déclassement, 2016).

L’adjonction de ces deux phénomènes (croissance faible et rapport salariaux davantage favorable au capital) augmente les inégalités, car les possesseurs de capital sont les personnes les plus aisées, qui vont donc pouvoir bénéficier de deux effets : d’une part, la possibilité d’investir à l’étranger pour obtenir de meilleurs rendements (ce qui empêche tout Etat de mener une politique aux effets inflationnistes car il subirait une fuite des capitaux donc une crise de change) ; d’autre part, une hausse de la part de la valeur ajoutée qui revient dans l’entreprise : aujourd’hui autour de 35% contre moins de 25% à la fin des Trente Glorieuses.

Les classes moyennes, en particulier les classes moyennes inférieures dont le salaire est proche du SMIC voient donc leur pouvoir d’achat stagner : si l’inflation est faible et stagne, c’est encore plus vrai des salaires si bien que le sentiment de ne pas progresser peut être très prégnant. Cela peut alors engendrer un sentiment de déclassement.

b. Le déclassement, une réalité qui touche les classes moyennes inférieures

De nombreux travaux sociologiques ce sont intéressés au déclassement, qui touche de près la problématique des classes moyennes dans un contexte de retour des inégalités. On peut citer en particulier Louis Chauvel (La spirale du déclassement, 2016) et Camille Peugny (Le déclassement, 2012). L’argumentation repose sur plusieurs points.

Tout d’abord, il existe un fort déclassement résidentiel qui touche, selon Chauvel, particulièrement les classes moyennes. En effet l’inflation du prix des logements (neufs ou anciens, à louer ou à l’achat) est particulièrement importante en France, notamment dans les grandes métropoles. Ainsi, le revenu médian ne permet plus de louer (et encore moins d’acheter) dans les centres des grandes villes. Les classes moyennes sont repoussées dans les périphéries (les banlieues résidentielles), dans ce que M. Cartier et alii ont appelé « la France des petits moyens » (2009). Dès lors, une nouvelle inégalité se fait jour entre propriétaires et locataires.

De plus, le déclassement est aussi scolaire. L’analyse de Chauvel repose sur une comparaison intergénérationnelle statistique de plusieurs diplômes et notamment du bac général : s’il permettait encore largement d’accéder aux professions intermédiaires voire au statut de cadre lorsque Bourdieu et Passeront écrivaient Les Héritiers (1964), la possession du seul bac général ne donne aujourd’hui plus accès, dans la majeure partie des cas, qu’au statut d’employé ou d’ouvrier. Cet état de fait peut être assimilé à un effet pervers de la massification scolaire : en augmentant très fortement les populations diplômées sans que le nombre de postes qualifiés évolue en conséquence, on a créé selon Marie Duru-Bellat une « inflation scolaire » (2006) qui conduit à une dévalorisation des titres scolaires, donc un déclassement. Cela induit que certains individus sont surdiplômés par rapport au poste qu’ils occupent : c’est le phénomène de surqualification. Le rendement privé du diplôme diminuerait.

Les enquêtes de l’INSEE (enquête FQP) permettent d’objectiver ce déclassement, soit à travers l’étude des tables de mobilité (dans ce cas, le déclassement concerne environ un quart des actifs au sens strict, mais davantage si l’on inclut les mobilités de statut), soit, dans une approche plus subjective, en interrogeant les enquêtés. On observe alors que le sentiment de déclassement atteint en moyenne 30 à 40% des individus, et touche très fortement les enfants de cadres (près de 50% déclarent se sentir déclassé par rapport à leur père).

On peut ajouter à ces arguments le fait que les classes moyennes sont particulièrement menacées par la robotisation : en effet, comme le montre E. Maurin et D. Goux, leurs diplômes sont moins généralistes et moins poussés que ceux des cadres et des classes supérieures. Il s’agit souvent d’études supérieures courtes : BTS, DUT, licence professionnelle. Ces diplômes sont à la fois un avantage (ils ont beaucoup de « compétences spécifiques » au sens de Becker donc protégés, dans une certaine mesure, du chômage) et un handicap (si l’emploi occupé vient à disparaitre, il est difficile d’en retrouver un équivalent dans une autre entreprise où l’on ne peut pas faire valoir ses compétences spécifiques : le déclassement menace).

c. Les classes moyennes, une absence d’identité sociale ?

On peut disparaître parce qu’on est peu nombreux mais aussi parce qu’on invisible. En ce sens, c’est une menace possible pour les classes moyennes. L’élite bourgeoise cultive particulièrement son entre-soi (voir par exemple les travaux de Pinçon et Pinçon-Charlot). L’élite intellectuelle dispose toujours d’une forte reconnaissance sociale, du prestige au sens de Weber, grâce à son capital culturel. Si les classes populaires sont particulièrement fragilisées depuis quelques décennies, elles gardent néanmoins, en partie, un ensemble de valeurs structurantes : goût du travail, fierté ouvrière, volonté d’ascension sociale. Les classes moyennes ne disposent pas de la même reconnaissance, pour plusieurs raisons.

D’une part, elles sont souvent définies de façon privative : appartient à la classe moyenne quelqu’un qui n’appartient ni aux classes populaires ni à l’élite, quelqu’un qui a des revenus et une culture proche de la médiane. La catégorie « profession intermédiaire » utilisée par l’INSEE, censée correspondre typiquement aux classes moyennes, a été critiquée par certains sociologues pour son côté « fourre-tout ». Le statut de cadre, d’ouvrier ou d’employé apparaît assez clairement, ce n’est pas le cas de « profession intermédiaire », qui regroupe une grande diversité d’emplois et de situation économique. Un animateur socioculturel en contrat précaire et un préparateur en pharmacie en CDI seront tous les deux classés en “profession intermédiaire”, par exemple.

De plus, la culture des classes moyennes ne semble pas fortement définie. Il y a une culture ouvrière et une culture cadre (voir Luc Boltanski, Les Cadres, 1982) mais pas une culture « profession intermédiaire ». Les métiers exercés par les professions intermédiaires n’ont pas le prestige des corps intellectuels ou des élites, pas plus que leur diplôme, car elles n’ont pas accès aux grandes écoles (ENA, Science-Pô, HEC…) qui restent l’apanage d’une élite composée principalement d’enfants de cadres.

Cette absence de reconnaissance sociale est peut être le fruit des individus eux-mêmes. Selon Eric Maurin et Dominique Goux, les classes moyennes ne participent aucunement à la lutte des classes, elles ne cherchent pas à développer des rapports sociaux conflictuels, en particulier dans leur dimension totalisante qu’avait défini A. Touraine pour parler des mouvements sociaux qui cherchent à “renverser le cours de l’histoire”. Au contraire, les classes moyennes cherchent à assurer à tout prix l’ascension sociale de leurs enfants, par une course au diplôme et au statut associée à une grande peur du déclassement (Eric Maurin, La Peur du déclassement, 2009). En ce sens, il n’y a pas de conscience de classe des classes moyennes.

Cette absence d’identité sociale tient aussi à la grande diversité des classes moyennes, tel que rappelé en introduction. Majoritairement tertiaires, ces salariés peuvent avoir des diplômes, des revenus et une sécurité financière qui les rapprochent de l’élite, ou au contraire être en contrat précaire et menacés de tomber dans le chômage de longue durée par la robotisation.

II. On ne peut pas parler de disparition des classes moyennes

a. Il y aura toujours des catégories moyennes

Les classes moyennes sont une construction intellectuelle et statistique dans le sens où il n’existe pas de « Français moyen ». Or, l’argument quantitatif pose un problème dans le sens où les classes moyennes sont définies relativement. Si l’on prend par exemple comme référent les déciles 3 à 7, il y aura toujours des classes moyennes. En effet, si la société s’enrichit, les positions relatives restent inchangées. C’était d’ailleurs l’argument utilisé par Easterlin à propos de son célèbre paradoxe selon lequel quand une société s’enrichit, le niveau de satisfaction des individus ne croit pas : reprenant l’idée de Hume selon lequel « ce que veulent les gens, ce n’est pas être riche, mais être plus riche que leur voisin ». Ainsi quand la société s’enrichit, ce qui est le cas de façon continue, en France, depuis l’après-guerre car la croissance n’a été négative que trois fois (1975, 1993 et surtout 2009), les positions relatives restent identiques et en ce sens les contours de la classe moyenne ne changent pas, la quantité d’individus moyen restant la même.

Cette remarque est particulièrement valable si l’on définit les classes moyennes en se basant sur les déciles, qui par définition représentent une part identique de la population. En revanche, il l’est moins si l’on utilise une définition en seuil de revenu médian (par exemple de 0,8 à 1,2 revenu médian) : en effet, la hausse des inégalités aura tendance à étirer la hiérarchie sociale donc diminuer le nombre d’individus touchant un pourcentage fixe du revenu médian.

Si l’on adopte une approche par profession en considérant comme appartenant aux classes moyennes une partie des employés, une partie des indépendants et l’ensemble des professions intermédiaires, on remarquera que loin de diminuer, ce groupe augmente légèrement, passant de 40 à 45% environ de la population entre 1982 et 2012, au contraire du groupe formé par les ouvriers et employés qui diminue nettement (chute de près de 10 points). Cela pose cependant toujours la question de la dimension arbitraire contribuant à recréer des classes à partir du système des PCS, ce qui nécessite des ajustements et donc des choix statistiques.

On peut enfin noter que lorsqu’on adopte une définition subjective des classes moyennes, c’est-à-dire en demande aux individus de se positionner eux-mêmes, on trouve toujours une grande quantité d’individus se réclamant des classes moyennes, souvent bien plus que ce les sociologues auraient trouvé. A vrai dire, à part les individus très pauvres qui se classent dans les « classes populaires » et l’élite (top 10%) qui se place dans les catégories aisées, la plupart des individus, entre 60 et 80% selon les enquêtes, déclarent appartenir à la classe moyenne. Les individus sous-estiment fréquemment leurs revenus, et le sentiment d’être moyen est très répandu, y compris chez des groupes que les sociologues placeront dans les classes supérieures. On retrouve ici l’aphorisme de Mendras : « si tout le monde est moyen, personne ne l’est ».

b. La situation économique statique des classes moyennes est dans l’ensemble meilleure que pendant les Trente Glorieuses

Il y a plusieurs façons d’apprécier une situation économique : en dynamique ou en statique, en comparant avec le passé ou en comparant avec le futur. L’approche de Chauvel consiste à procéder à des comparaisons dynamiques intergénérationelles, qui sont plutôt négatives car dans les années 1960 ou 1970, les chances d’ascension sociale (comparées aux efforts à fournir) étaient beaucoup plus élevées qu’aujourd’hui. La concurrence scolaire était moins forte, la croissance des salaires bien plus élevée et il n’y avait pas de chômage, en particulier de chômage des jeunes.

Cependant, Eric Maurin conteste cette analyse, en particulier dans La peur du déclassement (2009). En effet, d’une part le raisonnement statique aboutit à des conclusions très différentes. Les classes moyennes profitent de décennies d’enrichissement continu de la société française, avec un pouvoir d’achat qui certes progresse moins vite, mais un accès à une diversité de biens et services nettement supérieurs qu’auparavant. Si le logement est moins accessible, de nombreux biens de consommation industriels ont vu leur prix s’effondrer grâce aux gains de productivité : électronique, électroménager, loisirs. Ainsi, la part du budget des ménages consacré à l’alimentation n’a cessé de baisser, et la part des loisirs. Le temps disponible pour les loisirs a lui aussi augmenté, du fait de la réduction du temps de travail rendue possible par la forte productivité française.

D’autre part, Eric Maurin adopte une définition du déclassement différente de celle de Chauvel : il considère comme déclassement une chute absolue dans l’échelle sociale, par exemple le fait de se faire licencier (perte de son CDI). Or, ce type de déclassement est très rare : même en 2009, dans la pire crise économique depuis l’après-guerre, il ne concernait qu’à peine 1% de la population active. Le marché du travail est assez fortement dual et les classes moyennes sont précisément celles qui bénéficient à plein des protections des « insiders » (CDI, congés payés, protection contre le licenciement, syndicats). De plus, en raisonnant par rapport au futur, Maurin conteste également l’inflation scolaire. Il est rejoint en cela par d’autres sociologues, notamment Tristant Poullaouec (Le diplôme, arme des faibles, 2010). En effet, mesurer la valeur des diplômes ne doit pas se faire selon Maurin par rapport aux diplômés des années 1960, mais dans une approche intragénérationnelle et par rapport au futur, comme le fait l’économie de l’éducation dans la tradition de Gary Becker sur le capital humain. On constate alors que chaque année d’études supplémentaire continue d’apporter des gains salariaux non négligeables (en moyenne 10 à 15% par an). Faire des études reste (au moins individuellement) très rentable et le chômage aggrave le problème au lieu de le réduire. En effet, l’écart entre qualifiés et peu qualifiés s’accroit, tant en termes de salaires que de probabilité d’être au chômage (donc de connaître le déclassement), du fait de la robotisation (progrès technique « biaisé »). Faire des études semble donc plus que jamais utile économiquement, suivant en cela la théorie de Gary Becker qui compare les études à un investissement. Grâce à la massification scolaire, les classes moyennes se sont bien plus rapprochés des élites (en termes de salaire) plus qu’elles ne s’en sont éloignées.

Enfin, les classes moyennes bénéficient toujours très largement de la protection sociale à laquelle leurs cotisations sociales leur donnent droit : allocations chômage, prise en charge des frais de santé, accès à une mutuelle.

Si la situation économique, en tout cas en statique, semble meilleure, qu’en est-il sur le plan culturel ?

c. L’autonomie culturelle des classes moyennes limite la portée de la thèse de la domination culturelle

La théorie de l’espace social de Bourdieu proposait une vision finalement assez méprisante des classes moyennes, réduits à n’être que des « petits-bourgeois » ne réussissant pas à imiter correctement la bourgeoisie, qui dispose du monopole de la culture légitime et du contrôle des institutions dominantes pour la diffuser. Cependant, cette vision apparaît aujourd’hui datée.

La massification scolaire a permis à de nombreux individus de disposer d’une activité culturelle autonome, c’est-à-dire d’avoir une culture générale suffisante pour regarder l’actualité avec recul critique, lire et commenter des ouvrages, varier les sorties culturelles. L’avènement d’internet a renforcé cet aspect en développant de nombreuses formes de sous-cultures non hiérarchiques, en marge de la culture scolaire. Certes, la hiérarchie des pratiques culturelles demeure, mais elle s’étend plutôt sur une ligne de fracture qui va de la grande variété des pratiques (individus « omnivores ») à des pratiques homogènes (individus « univores », plutôt des classes populaires. A cet aune on peut fortement douter que les individus des classes moyennes aujourd’hui se réduisent aux pratiques telles que Bourdieu les avait définies dans les années 1980 (comédie musicale, pétanque, guitare, marche…).

Dès lors, on peut dire que les classes moyennes ont acquis, principalement grâce à la massification scolaire, une indépendance culturelle qui relativise leur déclin qualitatif. Cela va de pair avec un accès généralisé à la société de consommation.

Conclusion

La société française contemporaine est très éloignée de celle du XIXème. A une société industrielle où une fraction capitaliste richissime emploie une immense classe ouvrière succède une société tertiarisée où un Etat-providence redistribue plus la moitié des richesses produites avec une Sécurité sociale qui protège une immense classe de salariés de la majorité des accidents de la vie, le tout dans un contexte d’accès massif à l’éducation et à la consommation. L’avènement d’internet et de « l’Homme pluriel » (Lahire) multi-socialisé brouille les frontières de classes traditionnelles et accentue le constat d’un fort déclin de la conscience de classe.

Cependant, ce processus est partiellement remis en question depuis la fin des Trente Glorieuses et la remontée des inégalités des années 1980 et spécialement depuis le milieu des années 2000, qui fragilise une part croissante de la population. Il ne fait aucun doute que, dans une société en croissance faible où les inégalités augmentent, les perspectives dynamiques des individus appartenant aux classes moyennes sont plus fragiles que celles de leurs aînés. C’est vrai en particulier pour les jeunes, fortement touchés par le chômage. D’une part, les évolutions de carrière sont plus lentes : la stagnation sociale est donc plus répandue. D’autre part, le risque de déclassement est réel, même si son ampleur dépend fortement de la méthodologie retenue. Cela pose un véritable défi politique dans un contexte individualiste marqué par une défiance importante entre groupes sociaux.

Pour autant, on ne peut pas parler de « disparition » des classes moyennes. Du point de vue quantitatif, le groupe des classes moyennes représente près de la moitié de la population active, même si les variations de ce nombre dépendent de la méthode de calcul retenue. En tout cas ce groupe progresse en nombre et ne régresse pas.

La diversité du groupe “classes moyennes”, tant culturelle qu’économique, interdit de toute façon des conclusions trop lapidaires. On peut cependant constater que si les perspectives dynamiques sont moins bonnes, la situation statique est meilleure, car les classes moyennes bénéficient de décennies de croissance économique et de progrès social. Les diplômes restent toujours fortement rentables à titre privé, même si la concurrence entre diplômés peut faire s’interroger sur leur rendement social et le coût économique de la « course à l’éducation ». Enfin, sur le plan culturel les classes moyennes ne semblent plus dominées comme elle l’étaient à l’époque où Bourdieu avait écrit La distinction.

La conclusion que l’on retiendra sera donc celle d’un affaiblissement aux marges, plutôt que d’une disparition. La multiplicité des définitions possibles des classes moyennes et le choix de la période étudiée (ce qui est vrai un temps ne l’est pas forcément la décennie suivante) explique cette ambivalence.

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