Une histoire de la philosophie​ : les Chrétiens (2/4)

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Pourquoi évoquer une religion dans un ouvrage de philosophie ? Luc Ferry s’en justifie sur plusieurs pages, en considérant (à juste titre) que le christianisme n’est pas une philosophie, et même (c’est plus discutable) qu’il est fondamentalement antiphilosophique. Cependant, lui aussi apporte des réponses à la question qui anime tout philosophe, celle de l’échappement à l’angoisse de la mort. De plus, le christianisme a animé la vie intellectuelle de tout l’Occident pendant quinze siècles au moins, jusqu’à éclipser  largement la philosophie grecque, on ne peut décemment l’ignorer en passant sans transition des Grecs à Descartes. On va le voir, les idées issues du christianisme ont eu une influence considérable qui perdure encore aujourd’hui, au même titre que la philosophie grecque ; ne serait-ce parce qu’il y a plus d’un milliard de chrétiens…

Nous suivons le plan de Ferry : d’abord décrire la théorie, c’est-à-dire la façon dont le système analysé aborde la réalité. Cela correspond aux branches de la philosophie que sont l’ontologie (qu’est-ce que la réalité ? quel est le contenu de la réalité ?) et l’épistémologie (comment pouvons nous connaître la réalité ?). Ensuite décrire l’éthique, c’est-à-dire l’ensemble de ce qui a trait aux jugements de valeur. Enfin exposer les finalités, c’est-à-dire le type de salut proposé par le système en question.

La théorie chrétienne

L’ordre cosmique s’incarne dans le Christ

Alors que pour les philosophes grecs, le divin se confond avec l’ordre transcendant de l’Univers, le christianisme change complètement de perspective. Reprenant naturellement l’affirmation juive (dont ils sont issus) d’un Dieu personnel et extérieur au monde (qu’il a créé), les chrétiens vont plus loin : ils affirment que le logos grec s’incarne en fait dans un être particulier, Jésus de Nazareth.

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Par lui tout a paru, et sans lui rien n’a paru de ce qui a paru…Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire. Jean 1,14

Le changement de perspective est radical : pour les Grecs, le logos ne peut désigner que l’organisation rationnelle et grandiose du monde. En aucun cas il ne peut se confondre avec une personne particulière, quels que soient ses mérites. Autant les stoïciens peuvent accepter la première partie de l’introduction de Jean, autant l’idée que le Verbe se fasse chair est du pur délire. Saint Paul (1 Co 23) ne s’y trompera donc pas en affirmant que la foi chrétienne est “scandale pour les Juifs” (Dieu ne peut pas s’abaisser à l’incarnation, encore moins la crucifixion) et “folie pour les païens” (un simple mortel ne peut pas se confondre avec le divin !).

La foi est plus importante que la raison

Le second trait de la théorie chrétienne développée par Luc Ferry est une conséquence du premier, et signe la divergence fondamentale entre religion et philosophie. En effet, le but de la philosophie était le salut par soi-même, c’est-à-dire par l’usage de la raison. Alors que dans la perspective chrétienne, la raison est moins nécessaire, elle n’est plus en tout cas le seul moyen du salut, elle peut même en être un obstacle. Ce qui est important, c’est la confiance (la foi) qui implique de croire des témoins (les disciples) : “Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi, afin que vous aussi vous soyez en communion avec nous. Or, notre communion est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ” (1 Jn 1,3). Toute la foi chrétienne part du témoignage : témoignage des Douze disciples auprès des Juifs, témoignage de Paul sur tout le pourtour méditerranéen, etc. Il ne s’agit donc pas d’argumenter comme le font les philosophes grecs, mais d’adopter une attitude humble pour trouver la vérité : “Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits.” (Mt 11,25). Luc Ferry parle à juste titre d’une double humilité : celle de Dieu qui s’abaisse à s’incarner en humanité (les théologiens parlent de kénose) et celle du croyant qui doit “lâcher prise”, c’est-à-dire renoncer à toute analyser par la raison, pour trouver Dieu.

La différence entre philosophie et religion est donc très simple, selon Ferry : avec la philosophie, il s’agit de se sauver soi-même ; avec le christianisme, il s’agit de se sauver par un autre, le Christ. Les grands philosophes chrétiens comme Augustin ou Pascal ne vont donc cesser de se moquer des philosophes raisonneurs qui passent à côté de l’essentiel à cause de leur orgueil :

Ceux qui sont enflés d’orgueil par la haute opinion qu’ils se font de leur science ne l’écoutent point quand il dit : apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Saint Augustin, les Confessions

La raison disparaît-elle totalement ? Non, bien sûr, le christianisme n’est pas une superstition. Si la Vérité ultime demeure révélée, la raison reste utile à plusieurs titres : premièrement, pour interpréter en profondeur les Écritures, soit la Parole de Dieu, ce qui est d’autant plus nécessaire que Jésus s’exprime abondamment par des symboles et des paraboles qu’il convient de déchiffrer. L’activité philosophique devient une activité théologique : comprendre le Verbe. Deuxièmement, s’il existe un Créateur intelligent qui a doté les hommes d’intelligence, une approche rationnelle de la nature est possible pour comprendre la Création, voire même pour démontrer l’existence et la bonté de Dieu. Cet usage de la raison deviendra plus important à partir du XIIème siècle : les historiens parlent de  “renaissance du XIIème siècle” avec des intellectuels comme Dominique de Guzmán (saint Dominique) et surtout Tomas d’Aquin (saint Thomas), un demi-siècle plus tard. Ce dernier fonde pratiquement toute la théologie rationnelle chrétienne, partant du postulat que  « la grâce ne détruit pas la nature”, autrement dit un rapport rationnel à la Création est possible et même souhaitable. En cela, Thomas d’Aquin va s’éloigner de la tradition augustinienne qui prévalait jusque-là dans l’Eglise, une tradition assez pessimiste sur la nature humaine et la capacité à trouver Dieu par l’usage de sa raison : il faut dire que Saint Augustin est un converti et comme tous les convertis, il a une vision négative de ce qu’il était avant sa conversion, donc de ce que peut l’homme en général.

Si l’usage de la raison reste possible et même souhaitable dans le christianisme, on voit bien cependant que la philosophie demeure secondaire, insuffisante par rapport à la foi. En effet, contrairement à la pensée grecque, il n’est plus possible de se sauver soi-même par la seule raison : la philosophie devient une scolastique, une discipline scolaire, abstraite, qui va passer son temps à clarifier des concepts, plutôt qu’une sagesse, forcément inutile puisque la sagesse, c’est Dieu. La philosophie devient la “servante de la théologie”, comme le résumera d’ailleurs Thomas d’Aquin. C’est pour cela que Luc Ferry considère que la religion est fondamentalement antiphilosophique.

L’éthique chrétienne

On aurait pu croire, avec de tels prémisses, que la pensée chrétienne constituerait une régression sans précédent sur le plan moral. En réalité, c’est tout le contraire qui s’est produit. Le monde grec, rappelons-le, est fondamentalement aristocratique, il pratique l’esclavage et croit en une inégalité naturelle des hommes entre eux, puisque la hiérarchie sociale est fondée sur la hiérarchie naturelle des êtres : dans la nature, les dons sont inégalement répartis. Le fort est donc fait pour commander, et l’esclave pour obéir.

La pensée chrétienne opère un renversement spectaculaire à partir de quelques idées simples. D’abord, elle pose ce qui est moral ou immoral, ce ne sont pas les talents de nature mais ce que les hommes font de ces talents. Ce postulat prend sa source dans la notion judéo-chrétienne de péché : l’homme peut bien user ou mal user (c’est l’enseignement de la Genèse) de la liberté octroyée par Dieu. Autrement dit, et c’est un renversement intellectuel d’ampleur, le libre arbitre devient le fondement de la morale. La force est un don qui peut être usé pour faire le bien ou pour faire le mal, tout comme l’intelligence, la beauté, etc. que les Grecs considéraient comme intrinsèquement bons car adossés à l’ordre divin du monde.

Il s’ensuit que les êtres humains sont fondamentalement égaux : si les dons (beauté, sagesse, force, intelligence…) sont inégalement distribués par la nature, ce n’est pas le cas de la volonté que tous possèdent en quantité égale. Ainsi, d’un point de vue moral tous les hommes se valent car tous ont la même liberté de pécher ou de ne pas pécher, ce qui était inconcevable dans la pensée grecque. Du reste, puisque tous les hommes sont crées à l’image d’un Dieu bon (homo imago Dei), tous les hommes sont d’égale dignité.  L’essayiste Jean-Claude Gillebaud appelle cela le « principe d’humanité » : cette idée, fondamentalement chrétienne, que tous les hommes sont également voulus par Dieu, qu’il y a égalité de dignité entre un Prix Nobel de physique et un handicapé mental : le prix Nobel de physique peut en effet se servir de son intelligence pour faire une bombe atomique, et l’handicapé mental peut témoigner du plus grand amour à travers sa faiblesse.

Ainsi, le christianisme fonde rien de moins que l’une des premières morales universalistes, qui est encore aujourd’hui la source de presque tout notre droit occidental moderne, à commencer par nos systèmes démocratiques. On peut se demander pourquoi il a fallu attendre le christianisme sachant que le peuple Juif avait les mêmes prémisses religieuses. Une réponse possible est que les Juifs ne connaissent pas l’universalisme puisqu’ils se considèrent eux mêmes comme le peuple élu. S’il y a bien au départ une même humanité créée par Dieu, certains choisissent ensuite de s’éloigner de Dieu (les païens) tandis que Dieu choisit un peuple fidèle pour le suivre (le peuple d’Israël). Il est donc difficile dans ce cadre intellectuel d’aboutir à une morale universaliste comme celle de saint Paul :

Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Saint Paul, Epitre aux Galates, 3,28

D’autre part, le christianisme s’écarte aussi du judaïsme en développant l’idée de conscience (ou de for intérieur), suivant en cela les enseignements de Jésus : respecter les règles prescrites (Sabbat, règles alimentaires, divorce…) n’est pas suffisant aux yeux de Dieu car in fine c’est l’amour qui compte. De nombreuses paroles et paraboles tirées de l’enseignement de Jésus (l’obole de la veuve, la femme adultère, le sermon sur le jeûne, les nombreux échanges avec les pharisiens …) affirment que ceux qui respectent scrupuleusement les règles peuvent en fait être plus mauvais que ceux qui les respectent moins mais qui cherchent à se rapprocher de Dieu de tout leur cœur. Cela culmine avec le détachement du judaïsme par l’ouverture aux païens, jugés aptes à recevoir le Salut même s’ils ne respectent pas toutes les règles de vie des juifs orthodoxes.

Finalement, la conscience d’un individu, c’est-à-dire la volonté de se rapprocher de Dieu, est jugée supérieure au jugement du for extérieur (pouvoir civil ou ecclésiastique), tant et si bien que rapport aux grandes religions monothéistes que sont l’islam et le judaïsme, le christianisme n’imposera presque aucune réglementation de la vie quotidienne. L’islam et le judaïsme (surtout l’islam) sont des orthopraxies (pour être sauvé, il faut avant tout suivre les règles) tandis que le christianisme est plutôt une orthodoxie (respecter les règles n’est  pas suffisant et peut être un problème si le cœur, c’est à dire la foi, n’y est pas). Le pape Jean-Paul II ira jusqu’à conceptualiser l’importance du for intérieur avec la “loi de gradualité”, qui valorise dans divers domaines l’intention du fidèle par rapport à la situation vis-à-vis des commandements. Même les rares règles fondées sur des paroles explicites de Jésus (ne pas divorcer, typiquement, une des rares paroles absolument claire et authentique de Jésus) sont aujourd’hui contextualisées et débattues (une personne remariée qui mène une vie authentiquement chrétienne ne peut-elle pas accéder aux sacrements ?) ce qui n’est pas sans provoquer d’intenses débats au sein de l’Église.

La combinaison 1° d’une affirmation de l’égalité dignité de tous les êtres humains associée à 2° l’importance de la liberté dans la valeur morale des êtres humains et à 3° une morale fondée sur le for intérieur facilitera le passage à la démocratie moderne en Occident (même si ce n’est évidemment pas le seul facteur). On voit bien aujourd’hui la difficulté pour les civilisations qui n’ont pas connu le christianisme (arabo-musulmane, chinoise…) de penser ou mettre en œuvre la démocratie.

La sotériologie chrétienne

Ferry attribue le formidable succès du christianisme à la “performance” de sa doctrine du salut. En effet, le salut proposé par les philosophes peut être jugé décevant. D’une part, il ne propose que l’immortalité de l’âme, et non celle du corps. D’autre part, il exige un effort surhumain, soit de l’ordre du courage (devenir un héros) soit de l’ordre de la connaissance (devenir philosophe). Le salut des philosophes n’a d’ailleurs rien de personnel : Dieu n’étant ni personnel, ni extérieur au monde, il s’agit de se fondre dans le Cosmos divin, d’en devenir un fragment jusqu’à percevoir par la conscience que sa propre mort n’est rien à l’échelle de l’immutabilité du monde, rien d’autre que le passage d’un fragment d’un état à un autre.

“Au destin implacable des Anciens, écrit Luc Ferry, [le christianisme] fait place à la sagesse bienveillante d’une personne qui nous aime comme personne, aux deux sens de l’expression [en tant que personne et comme personne d’autre]. C’est ainsi l’amour qui va devenir la clef du salut”. Le christianisme promet non seulement la résurrection des corps, mais une résurrection personnelle, accessible à tous. Certes, le christianisme va rejeter comme les stoïciens et les bouddhistes les illusions de l’amour-passion (eros), qui risque de nous détourner de nos devoirs envers Dieu et le prochain. Mais contrairement aux autres (à l’exception de l’épicurisme), il va valoriser l’amour amical et familial (philiae) dans la mesure où il est ordonné à un amour plus grand, l’amour de Dieu en nous (agapè).

Le mot agapè signifie l’amour divin, inconditionnel, universel. C’est le mot employé tout au long du Nouveau Testament pour désigner l’amour de Dieu et qui donnera le concept chrétien de “charité”. Là où les philosophes et les sagesses bouddhistes invitaient le fidèle à accepter une certaine solitude (tout attachement mène à l’angoisse de la mort), le christianisme affirme qu’on peut légitimement s’attacher dès lors que l’on aime la partie “immortelle” d’une personne, c’est-à-dire son âme. Toute personne qui vit saintement est alors aimable car ce qu’on aime en elle, c’est l’amour que Dieu y a placé, l’agapè, et qui ressuscitera au dernier jour. Ces thématiques ont alimenté la réflexion de l’Église pendant des siècles mais le texte le plus célèbre est probablement Caritas in Veritate, l’encyclique de Benoit XVI (2009) qui est explicitement consacré à l’analyse des différents sens du mot amour et de leur liens avec la vérité. D’autre part, cet amour n’exclut pas une dimension physique, comme on l’entend parfois de quelques adversaires de l’Église. Comment une religion qui prétend que son Dieu s’est incarné peut-elle mépriser la chair ? Contrairement à certains stoïciens et à toutes les philosophies gnostiques dualistes, ce sont les excès de celle-ci que Paul dénoncera constamment, non pas le principe lui-même d’aimer son corps.

Conclusion : le déclin du christianisme

Le système chrétien que l’on vient d’esquisser domine la vie intellectuelle et sociale de l’Occident durant quinze siècles. Mais à partir du XVIIIème, il commence à décliner. On ne saurait rappeler ici tous les facteurs ayant causé le déclin de la chrétienté, alors on insistera sur ceux en rapport avec cet article, c’est-à-dire les facteurs idéologiques.

Il n’est pas excessif, je crois, de dire que le christianisme contenait en germe les éléments de sa propre contestation. Insistance sur la conscience individuelle par rapport à la loi, morale fondée sur le libre-arbitre, égale dignité de tous les êtres humains, valorisation (relative) de l’amour… tous ces éléments allaient participer à saper les bases sur lesquelles la chrétienté était assise, depuis la Renaissance (XVème siècle) jusqu’au point culminant du “siècle des Lumières” (XVIIIème). On pourrait même se demander comment le christianisme a tenu aussi longtemps. Réponse possible : parce que l’Eglise a longtemps maîtrisé les savoirs (seuls les clercs étaient alphabétisés, l’imprimante n’existait pas) et contenu l’usage de la raison à la seule interprétation des Écritures (en latin qui plus est), pendant que le pouvoir civil réprimait les écarts religieux au nom de l’ordre public. Il est significatif qu’on ne connaît durant tout le Moyen-âge chrétien, c’est-à-dire au moins 1000 ans ! qu’une seule hérésie majeure, l’hérésie cathare, alors que l’antiquité chrétienne en dénombre des dizaines. Dès lors que la diffusion des écrits a échappé au pouvoir ecclésiastique, que l’usage de la raison en langue vernaculaire s’est par là répandu, et que par ailleurs des clercs influents et jusqu’au pape lui-même ont commis des erreurs grossières (l’affaire Galilée par exemple), la domination culturelle de l’Eglise sur l’Occident ne pouvait que s’effriter, jusqu’au retour en force de la philosophie : on entre alors dans l’ère moderne.

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