Choisit-on d’être celui qu’on est ?

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Deviens ce que tu es, écrivait Augustin d’Hippone au IVème siècle. Dans une perspective chrétienne, il entendait affirmer la nécessité pour tout homme de devenir ce à quoi l’appelle son être profond, un saint désirant ressembler à son Créateur. Bien longtemps après Augustin, Nietzsche reprendra l’aphorisme à son compte en lui donnant un sens différent : il faut quitter les oripeaux de l’illusion et des préjugés, se débarrasser du ressentiment et des lois morales qui ne sont là que pour juger et condamner : en bref, devenir ce qu’on est réellement : un « surhomme » passionné appelé à vivre selon « l’éternel retour » par la puissance de la volonté.

En creux, la question posée est-elle celle de la volonté ? du choix ? du libre-arbitre ? On peut sans doute commencer plus simplement en décomposant la question à rebours : « celui qu’on est ». Si cette périphrase désigne l’identité, la question n’est-elle pas, dès lors, celle du choix de l’identité ?

Je suis un gros tas de molécules

Pour approcher l’identité, on peut premièrement partir des vérités élémentaires de la biologie, et par extension de la généalogie. Celui que je suis, c’est d’abord un ensemble d’atomes et de molécules, structurée d’une certaine façon, avec un poids, un faciès, une morphologie qui me font appartenir à une espèce animale, celle des « homo sapiens ». Ai-je choisi d’être un homo sapiens ? Ai-je choisi même le fait que les homo sapiens ont quatre membres, 21 chromosomes et des poils sous les bras ? Ai-je choisi encore la nécessité de l’eau et de l’oxygène pour les organismes vivants, et la signification biologique même de ce qu’est un organisme vivant, distinct des minéraux ? Certes pas. Dès l’abord, on voit bien que notre identité la plus élémentaire, celle de la vie et de l’espèce, n’est pas le fruit d’un choix. Que nous venions d’un Dieu créateur ou de la rencontre de circonstances propices avec le grand Aléatoire de la nature, nous n’avons rien décidé.

Par conséquent, nous ne choisissons pas non plus notre histoire généalogique. Je n’ai pas choisi d’être blanc ou né en France, par exemple. Il eut d’ailleurs suffit d’un rien, que Mme Gâtineau, mon arrière arrière grand-mère, éternuât un peu fort au moment de la conception, qu’un autre eût le dessus entre les quatre cent millions de spermatozoïdes lâchés par M. Gâtineau dans cet hôtel de Galoche-sur-Mérou, ou que la pluie ne tombât point à 15h43 le 13 juillet 1906 et que Maurice Gâtineau ne rencontrât pas Geneviève Salandrai dans l’épicerie « Saveurs du monde » où ils avaient trouvé refuge contre l’averse, pour que, 80 ans plus tard, je ne vins jamais au monde.

On pourrait objecter que cette écrasante objectivité de la nature n’implique pas pour autant un façonnement intégral de mon identité actuelle. A voir ! Les biologistes résument le problème en rappelant qu’à la louche, les deux tiers de notre identité seraient façonnés par les gènes. Gènes de l’espèce, gènes du sexe et de l’ethnie (quand on pense aux conséquences, en termes de discrimination quotidienne, d’être une femme ou d’avoir la peau noire, on devrait faire mieux que Michael Jackson ou Conchita Wurst : choisir à l’avance son sexe et son taux de mélanine !), gènes familiaux enfin. Les parents ne transmettent pas qu’un faciès plus ou moins agréable à l’œil : ils transmettent des prédispositions génétiques aux maladies voire des maladies elles-mêmes (justement dites « héréditaires »), des prédispositions morphologiques et intellectuelles aussi. Même Sartre, grand défenseur de la liberté devant l’Éternel, n’a pas choisi ce vilain strabisme exotropique. Ah, notre corps, que dire de notre corps ! « Je ne parle pas du pathologique, écrit le philosophe Fabrice Hadjadj, mais des limites imposées par sa normale constitution – cette surface restreinte, ces promptes ankyloses, cette gueule irremplaçable, certes, mais irremplaçable, précisément ! enfin ce sexe dont le vice de fabrication saute aux yeux et qu’on ne peut ramener chez le vendeur : quand on songe que certains mille-pattes en ont deux, que l’huître est hermaphrodite, que le moindre caniche dispose d’un os pénien, que le genêt se pollinise grâce au butinage des bourdons, et les fleurs de baobab, grâce à la soif des chauves-souris ! Ah ! devant de telles inégalités, comment ne pas penser que la nature est fasciste ? »

Je suis le produit de la socialisation

Nous voilà donc au monde. La tabula est posée, et elle n’est pas vraiment rasa. Est-ce enfin la fin des déterminismes, et le début de la liberté de « choisir celui qu’on est » ? Il faut décevoir. Car vient maintenant la socialisation, c’est-à-dire la transmission des valeurs et des normes à l’intérieur d’un groupe social, qui va déposer ses empreintes sur la construction de l’identité individuelle. Transmission d’un habitus, pour parler comme Bourdieu, d’un ensemble de dispositions durables en termes de savoirs et de savoirs-faire, de capital culturel, économique, social, de façon de se tenir, de parler, de manger, de s’habiller, les goûts et les couleurs, le tout étant bien imprégné et vaguement conscient. Ce n’est pas un hasard si les fils de cadre deviennent (bien) plus souvent cadres que les fils d’ouvriers, que 80% des étudiants des grandes écoles sont fils de cadres, 90% des infirmiers sont des infirmières ou encore que les attitudes et les cultures politiques se transmettent très bien : environ deux tiers des enfants sont du même bord politique que leurs parents.

Il ne faut pas voir les choses comme on écrit une chronologie : il n’y a pas d’abord les gènes et ensuite la socialisation. L’ensemble s’entrecroise. D’abord parce que la socialisation, certes plus intense pendant l’enfance (la socialisation primaire du « fais pas ci, fais pas ça »), continue tout au long de la vie, et c’est en cela qu’elle se distingue de l’éducation à strictement parler : elle passe par bien des canaux, des médias aux amis en passant par les groupes de pairs et le couple, l’école, l’association…l’éducation n’est que la forme explicite et institutionnalisée de la socialisation, et elle est parentale avant d’être nationale. Ensuite parce que notre cerveau a pour extraordinaire faculté d’apprendre en permanence, et de se recomposer en fonction des apprentissages (ce qu’on appelle la plasticité cérébrale), ce qui fait qu’un chauffeur de taxi a une aire spatiale plus développée, qu’un mathématicien utilise et donc développe spécialement l’hémisphère gauche (celui de la logique), presque aussi bien qu’un haltérophile ses muscles ! La société influence donc la nature, et réciproquement. C’est l’épigénétique, une discipline récente, qui étudie l’influence de l’environnement sur les gènes. N’attrape-t-on pas des allergies (presque) comme on attrape la grippe ? Pourquoi notre corps subitement ne tolère plus ce qu’il acceptait hier ?

Sans libre arbitre, pas de justice

Arrivé à ce stade, on pourrait être bien pessimiste. Nous ne choisissons finalement pas grand-chose. Ni notre corps, ni ses facultés. On croit avoir durement travaillé pour obtenir ce concours, et on se rend compte qu’on est le fruit d’un long projet parental, fut-il inconscient. On croit apprécier la musique classique par choix, et on s’aperçoit que c’est par habitude, donc par habitus. On croyait être tendre et joyeux et le meurtre de notre épouse nous rend dur et amer. L’énarque que voilà aurait pu tout aussi bien être un bangladais mourant de faim.

En plus du côté désespérant de la chose au point de vue philosophique, il faut remarquer que le constat pose un sérieux problème pratique :  si l’on a pas de liberté de choisir celui qu’on est, alors tout notre système juridique s’effondre. Récemment certains hommes politiques ont cru bon de reprocher à la sociologie « d’excuser les terroristes ». L’idée est la suivante : en insistant sur les déterminismes sociologiques, on minimiserait la faute des coupables, qui ont forcément « choisi » d’être des terroristes. Ce faisant, les accusateurs se trompent de cible car l’intention des chercheurs en sciences humaines est bien de rendre raison du monde social, comme tout chercheur, sans faire, de prime abord, référence à une position normative (« bien », « mal », …). Pourtant, derrière l’accusation gratuite le propos dit quelque chose : l’absence de liberté que sous-tendrait la mise en évidence de lourds déterminismes sociaux est intenable au plan juridique et moral car cela revient à nier la possibilité qu’un criminel soit condamné. Un juge peut sans doute, à l’instigation d’un bon avocat, réduire une peine trop sévère compte tenu du parcours social d’un criminel (les fameuses « circonstances atténuantes ») ; mais ce raisonnement atteint vite ses limites : tout le monde étant déterminé, on en vient rapidement à l’impossibilité de condamner quiconque : « C’est pas moi, m’sieur le juge, c’est la faute à la société ! ».

Définir autrement le libre-arbitre

Faut-il se raccrocher à l’idée de libre-arbitre uniquement pour sauver nos juges et nos lois ? C’est possible, mais c’est défendre une illusion par pure nécessité sociale, ce qui est assez peu satisfaisant du point de vue intellectuel. Nietzsche l’avait bien compris en dénonçant l’illusion d’un « libre arbitre » qui n’a été inventé que pour « punir et juger », avec l’intention de trouver des coupables.

En réalité, si nous n’avons pas pu conclure sur l’existence d’un choix en matière d’identité, c’est que notre définition de la liberté était trop ambitieuse. Nous partîmes la fleur au fusil et Sartre en poche, en pensant que les individus choisissent entièrement leur « projet d’être ». Par un prompt renfort, nous avons rencontré la nature, puis les sociologues holistes, et nous nous vîmes déçus en arrivant au port.

Et si, prenant enfin la question par le devant, nous approchions autrement le « choisit-on ? » Choisir est un verbe d’action. Choisir c’est décider, et donc renoncer. En me mariant, je renonce à toutes les autres femmes. Est-ce que je suis plus libre si je ne suis pas marié ? Bien sûr que non : ne pas choisir, c’est encore choisir, c’est-à-dire ici choisir de ne pas se marier. Même si ce choix est passif, c’est tout de même un choix. Il ne peut donc y avoir de liberté que s’il y a une possibilité, même infime, qu’il en soit autrement. 

Mais qu’est ce qui doit pouvoir en être autrement pour  que je sois libre ? Suis-je  moins libre parce que je n’ai pas choisi la loi de la gravitation, le poids des atomes ou les caractéristiques de mes gènes ? Instinctivement, on sent que le prétendre est absurde : la loi de la gravitation s’impose à moi comme à tous les autres : ce n’est pas une loi que je puisse violer. On n’obéit pas aux lois de la nature comme on obéit au code de la route : le terme « obéir » est impropre car les lois de la nature sont en réalité des modèles décrivant la façon dont les phénomènes naturels influencent mes actions, le cadre dans lequel s’exerce ma volonté. Violer une loi de la nature en ce sens signifierait en réalité que la loi ne décrit pas aussi bien nos actions qu’on le pensait : la « loi » est fausse et on la change.

Le concept de libre-arbitre ne peut donc pas s’appliquer à ce qu’on appelle les « lois de la nature ». Je n’ai pas choisi d’avoir la peau blanche, mais ce n’est pas une caractéristique que je peux changer. Il n’y a pas d’alternatives. Les lois de la génétiques sont une description de la façon dont les parents transmettent la couleur de leur peau à leurs enfants, un cadre scientifique explicatif, et jusqu’à preuve du contraire il n’en est pas autrement. Dire que je ne suis pas libre parce que je ne peux pas agir sur ce cadre est une mauvaise conception de la liberté, une conception idéaliste, réifiée, selon laquelle la liberté est un pur concept, quelque chose d’immatériel qui s’exerce dans un cadre indéterminé. Si chacun pouvait « choisir » la vitesse de la lumière, cela signifierait qu’il n’y a pas de vitesse de la lumière, donc pas de cadre dans lequel j’exerce ma volonté, qui permette de lui donner une réalité tangible. Le concept de volonté aurait-il encore un sens ?

Le paradoxe est là : dans la question posée, un verbe d’action, « choisir » est lié à une attitude qui semble passive (« être »). Peut-on choisir d’être ? Non, si « être » fait référence à une ontologie prédéterminée qui est celle des « lois » de l’Univers, le cadre même dans lequel s’exerce notre volonté. Et même si elles ne sont pas aussi massives, universelles, inévitables, on peut en dire presque autant des lois de la sociologie. A l’évidence, choisir son identité ne peut pas être une délibération rationnelle et désincarnée de la volonté.  Mais essayons de remplacer le verbe ontologique par un verbe d’action. Peut-on choisir de devenir ?

Ouvrir une porte…

Saint Augustin, avec « deviens ce que tu es », n’a pas ménagé le paradoxe. Il croit en Dieu, or, qu’il y-t-a-il de plus déterminant qu’un Dieu créateur ? C’est bien pour cela que Sartre affirmait dans sa célèbre conférence sur l’existentialisme que « si j’ai tué Dieu le père, il faut bien quelqu’un pour inventer les valeurs ». Et revenait à Dostoïevski : « si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». Insistant sur la grâce plutôt que sur les œuvres, l’augustinisme est d’ailleurs assez déterministe.

Mais Augustin entrouvre une porte. Il nous rappelle que malgré tous les déterminismes, nous pouvons donner un sens nouveau à chaque action, à chaque évènement. Je n’ai peut être pas choisi mon corps, mais je peux me suicider (angoisse sartrienne du vide !). Je n’ai peut être pas choisi mes parents, mais je peux choisir de leur faire du mal, ou du bien (désir augustinien de sainteté !). Je n’ai pas choisi d’être ce que je suis, mais à chaque instant je peux donner un sens nouveau à ce que je suis. Tendanciellement colérique, je peux maîtriser ma colère, la laisser déborder, m’excuser, ou ne pas le faire. Peu instruit, je peux reprendre des études, ou retrouver le sens de mon travail manuel. Un déterminisme n’est qu’une tendance, une « potentialité conditionnée », si l’on veut. Le choix des voies possibles est limité, mais la vitesse de la voiture n’est pas donnée.

Si nous concevons la liberté d’une façon utopique, comme l’absence de déterminisme, comme quelque chose de désincarné, qui pourrait s’exercer en dehors des réalités de la nature et de l’humanité, nous serons forcément déçus. Le libre arbitre n’est pas l’absence de déterminisme. Nous vivons dans un Univers que nos scientifiques décrivent par des « lois ». Notre volonté s’incarne dans un corps, avec ses limites particulières. Et je n’ai même pas parlé de l’inconscient ! Cela ne nous empêche pas d’exercer notre liberté. Il ne s’agit pas diriger notre volonté contre les déterminismes, mais avec eux. Les connaître, les reconnaître, les comprendre, les assumer, les rediriger. Et ce n’est pas un vain combat ! Les philosophes qui ont mis en évidence de lourds déterminismes (comme Pierre Bourdieu) ont souvent rappelé cette maxime de  Spinoza : avoir conscience de ses déterminismes est la meilleure façon d’être libre. Alexandre Lacroix l’a résumé d’une façon que je trouve particulièrement juste :

Si vous n’êtes pas prévisible pour les autres mais que vous l’êtes pour vous-même, vous êtes libre.

Il y a là une sorte de mystère qu’il n’est guère possible d’écrire avec la logique des philosophes. Nous sommes à la fois très déterminés et très libres, parce qu’aucune de nos actions et aucun de nos choix n’a eu de sens prédéfini. Sartre aussi exprimait cela par son célèbre aphorisme : « jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande ». La formule est choquante, excessive sans doute, mais exprime quelque chose de sensé : même physiquement esclave, il nous reste le choix. Qui est le plus libre, le tyran esclave de ses innombrables désirs ou le Juif qui va à l’abattoir sans avoir été corrompu ?

Nous pouvons conclure en répondant négativement à la question. Non, nous ne choisissons pas d’être celui qu’on est. Mais nous pouvons choisir de devenir celui qu’on est. « Nous sommes beaucoup plus libres et déterminés qu’on ne le pense, écrit Fabrice Hadjadj. Plus déterminés parce que toute la geste humaine et cosmique pèse sur nous ; plus libres, par ce que chacun de nous, à travers sa vie et sa mort, doit donner à toute cette geste une issue ultime, pour le meilleur et pour le pire. »

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