Deux articles du Monde me font réagir aujourd’hui. Le premier, publié peu avant les élections régionales, le 03 décembre, livre le résultat d’un travail titanesque, “réalisé en partenariat avec neuf écoles de journalismes et le centre de documentation du Cevipof”. Il s’agissait de vérifier, région par région, le bilan des promesses des présidents de région. Plus de 1000 promesses de campagnes ont ainsi été retrouvées, synthétisées, étudiées, vérifiées, puis classées selon qu’elles ont été “tenues” (en vert), “inachevées” (orange), “invérifiables” (gris), ou non tenues (rouge). L’étude, qui vise à l’exhaustivité, classe ainsi les régions entre les “bons élèves” (bon pourcentage de promesses tenues) et les “mauvais élèves” (mauvais pourcentage de promesses tenues).
Quelques temps après, suite au premier tour des régionales, le même journal publie un article où sont interrogés les abstentionnistes, le but étant de comprendre le choix de ces vilains petits canard grâce à qui le FN gagne. Ce qui ressort des motivations de ces abstentionnistes “militants” est surtout l’absence de confiance dans une classe politique accusée de ne pas tenir ses promesses.
De la lecture de ces deux articles ressort l’idée de fond, largement partagée par la majorité des électeurs, qu’un politique qui tient ses promesses est un bon politique, tandis que celui qui ne les tient pas en serait un mauvais. Rien n’est moins évident !
La démocratie, ou la “concurrence des démagogies”.
La citation est de Marcel Gauchet, qui disait :
Immense progrès quand même par rapport au monopole de la démagogie qu’incarnait le totalitarisme. Quand la démagogie est tempérée par la concurrence, elle ouvre des espaces où on peut apercevoir un peu de réalité.
Etymologiquement démagogie n’est pas un terme péjoratif puisqu’il désigne l’art de conduire (agos) le peuple (démos). Pourtant, aujourd’hui le terme est nettement péjoratif et désigne des manœuvres politiques destinés à obtenir le soutien d’un groupe social en feignant de soutenir ses intérêts, en usant de préjugés, en désignant des bouc-émissaires, en faisant appel à la facilité voire à la paresse intellectuelle, etc.
On comprend à quel point la démocratie, fondée sur la réitération des élections, est encline à la démagogie. La raison vient du système démocratique lui-même, qui met en concurrence différentes idéologies politiques, différentes idées qui sont soumises à l’approbation régulière d’un peuple. Ce n’est pas un hasard si certaines théories économiques, issues des travaux de l’école du Public Choice (lire cet article), interprètent la politique comme un marché : “Les politiciens ont un objectif principal : être élu ou réélu. Ils demandent des voix et offrent des biens publics qui seront produits avec les ressources collectives (les impôts, en gros). Les électeurs demandent les biens publics (en essayant de payer individuellement le moins d’impôts pour cela) et offrent des voix.”
Certes, la démocratie c’est le débat, la critique des idées, et un pur démagogue n’y pourrait survivre, car il serait rapidement repéré et dénoncé par les médias, et sans doute les électeurs eux-mêmes finiraient par s’apercevoir de la supercherie. Gauchet n’hésite pas à déclarer que “pour être un démagogue efficace, il faut énormément de talent. C’est un talent très rare. Ce que nous avons en général, ce sont des démagogues de bas étage qui ne font pas le poids et donc ça limite les dégâts”.
Les dégâts de la démagogie
Les dégâts, parlons-en. Par définition le démagogue vise à obtenir des suffrages donc va promettre à sa clientèle d’électeurs tout un ensemble de mesures et d’actions correspondant à ses attentes et demandes, au mépris de toute autre considération (utilité économique et sociale, intérêt général, faisabilité, conséquences, effets pervers…).
Même s’il existe des champions du monde de la démagogie (Berlusconi fut l’un des plus grands, mais semble en passe d’être détrôné par Donald Trump), tous les politiciens le pratiquent. Dois-je rappeler que l’extrême gauche ne fait pas un discours ou une promesse sans attribuer la majorité de nos problèmes, voire tous, à la finance internationale/les banques/la commission européenne/le libéralisme/la mondialisation/les riches (rayer la mention inutile), et que l’extrême-droite fait à peu près la même chose en remplaçant les riches par les immigrés ? Doit-on rappeler à quel point le PS soigne son électorat de fonctionnaires (suppression du délai de carence, hausse de salaires…) ? Que la droite sacrifie chaque année SUR l’autel des PME, dont il faut baisser les impôts, et à celui de la sécurité, qu’il faut renforcer, entre autres graal de l’électeur de droite ?
Est-ce la faute des politiciens ?
Koz publie un article dans lequel il dénonce la démagogie politique ambiante, et notamment la droitisation sans fin des Républicains, stratégie choisie par Sarkozy qui estime que l’élection se gagne aux pieds du FN. Verbatim : “Réponse tactique qui remplace vision et projet, qui monopolise leur attention. La question a définitivement cessé d’être l’élaboration d’un projet, celui qui serait « bon pour la France », la priorité est passée à l’observation de l’état supposé de l’électorat pour s’efforcer d’y coller – voire le manipuler, pour y parvenir. Eux songent à leur carrière, leurs postes de dans dix ans, nos vies ne sont que l’instrument de leurs ambitions. (…)J’attends d’un vrai leader politique qu’il dessine le projet dont il estime dans son intime conviction qu’il est bon pour le pays, pour ensuite s’efforcer de rassembler loyalement sur celui-ci.”
Koz tape juste mais ne va pas assez loin. Il est commun de reprocher aux politiques d’être responsables de la démagogie et de ne pas avoir assez de vision, de “sens de l’intérêt général”, voire de “grandeur”. Pour ma part, je considère qu’on a les politiques qu’on mérite, ou, pour rester dans les proverbes, que les promesses (démagogiques) n’engagent que ceux qui (bêtement) les croient. En clair, les premiers responsables de la démagogie ce sont les électeurs.
Nous croyons encore que des problèmes complexes peuvent se suffirent de solutions simples ; nous nous préoccupons avant tout de nos intérêts professionnels, économiques, politiques, sectoriels ; nous attendons de nos politiques qu’ils “changent la vie” ; nous ne lisons pas les programmes, nous abreuvons de télévision ; nous ne vérifions pas les déclarations des dirigeants… et nous nous plaignons qu’ils nous fassent des promesses intenables ?
Pour gouverner les Français, il faut des paroles violentes et des actes modérés. Léon Gambetta
Vive les promesses non tenues !
Les promesses non tenues sont le lot de la démocratie. Il y aura des promesses non tenues tant que les politiciens feront trop de promesses, et donc que les électeurs attendront trop des politiques, de la politique, et manqueront de discernement et d’esprit critique face aux engagements des candidats et des partis. C’est-à-dire toujours : même un individu extrêmement brillant, avec du temps devant lui et la meilleure volonté du monde, n’a pas les moyens intellectuels de vérifier toutes les promesses et les déclarations des politiques, encore moins de se positionner par rapport à elle.
Allons plus loin : dans un système condamné à la démagogie, il est non seulement inévitable que des promesses ne soient pas tenues, mais c’est même souhaitable. C’est souhaitable parce que cela signifie que l’élu est capable de changer d’avis, en fonction des circonstances et des réalités de l’exercice du pouvoir. Il a fait une promesse, mais les circonstances, la réalité des enjeux, les difficultés de mises en œuvre… compliquent sa réalisation ? ce qui implique un amendement de la promesse, voire son renoncement ? Tant mieux, cela prouve qu’il n’est pas obtus et ne prend pas ses électeurs pour des clients qui ont payé en votant, et ont droit à leur contrepartie.
When the facts change, I change my mind. Do you, Sir ? J.M. Keynes
C’est souhaitable parce que cela signifie que la démagogie du candidat se mue progressivement en réalisme de l’élu. Ne parlez pas d’une realpolitik cynique, ou d’une politique réduite à une classe de gestionnaire : être réaliste n’interdit aucunement vision et convictions. Mais cela implique de soumettre vision et convictions au réel, de faire preuve de nuance et mesure, de ne pas penser ses convictions exclusives de celles des autres et de finir, tout simplement, par reconnaître qu’un monde complexe, fait d’interactions multiples d’agents avec leurs propres intérêts, de conflits variés, d’objectifs contradictoires, de difficultés à prévoir l’avenir, … ne peut pas être régenté par des solutions simples promises à des électeurs qui attendent des “grands hommes” pouvant les sauver d’eux-mêmes.
C’est souhaitable, enfin, parce que cela limite la prétention du pouvoir politique à diriger nos vies.
Il y a trop de grands hommes dans le monde; il y a trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, etc. Trop de gens se placent au-dessus de l’humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s’occuper d’elle Frédéric Bastiat
On ne fait pas de politique avec de la morale, mais on n’en fait pas davantage sans. André Malraux
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