John Paul Meier
II. Les méthodes de la recherche : comment procède les biblistes ?
A. Les critères d’historicité
La recherche historique sur Jésus de Nazareth utilise principalement l’analyse littéraire des sources, ie. la critique des formes littéraires, que ce soit la syntaxe, le vocabulaire, le découpage des péricopes, et ce évidemment dans le texte grec (Nouveau Testament) ou hébreu (Ancien Testament) original. On y ajoute le croisement avec le contexte culturel, social et religieux de l’époque, et (dans une moindre mesure) les éléments archéologiques.
L’analyse historico-critique des textes est fondée sur des critères d’authenticité. Ils sont nombreux, mais les principaux sont au nombre de trois :
a) Le critère d’attestation multiple des sources : si un évènement ou une parole de Jésus est présent dans tous les Évangiles voire dans des sources extérieures aux Évangiles (Paul, les Actes, Josèphe…) il a plus de chances de remonter au Jésus historique que s’il n’est raconté que dans un seul passage.
b) Le critère de discontinuité : si un évènement ne trouve pas d’équivalent dans la tradition juive ou non-juive antérieure, alors il a plus de chances de remonter au Jésus historique car les évangélistes ne peuvent pas l’avoir « emprunté » à d’autres traditions.
c) Le critère d’embarras : si un évènement pouvait embarrasser l’Église primitive qui cherchait à convaincre de la divinité du Christ, alors il a plus de chances de remonter au Jésus historique, dans la mesure où l’Église n’aurait pas créé un évènement ou une parole de Jésus qui rendait plus difficile la foi chrétienne en Jésus Dieu et Fils de Dieu et donc compliquait l’évangélisation.
A ces trois critères Meier ajoute deux critères secondaires :
d) Le critère de cohérence : si un évènement/une parole est cohérent avec l’attitude et les discours de Jésus en général dans les Évangiles (par exemple sa tendance à parler en Paraboles, à utiliser des images choquantes, des formules concises et abruptes), alors il a plus de chances de remonter au Jésus historique.
e) Le critère de la mort de Jésus. Puisqu’on sait avec certitude que Jésus a été crucifié, on peut analyser certaines paroles de Jésus à la lumière de sa fin tragique : si une parole ou un acte réalisé par Jésus avait de bonnes chances de lui attirer l’hostilité des autorités (romaines ou juives) et finalement de conduire à sa dénonciation et à sa mort, alors elle a plus de chances d’être authentique.
C’est le croisement de ces critères pour chaque péricope qui permet de conclure à différents degrés de probabilité. Un évènement raconté dans les Évangiles qui bénéficie des cinq critères remonte donc très probablement au Jésus historique. A l’inverse, un évènement raconté une seule fois, qui trouve des équivalents dans la tradition juive, correspond parfaitement au credo ultérieur de l’Église et ne mettait pas la vie de Jésus en danger a plus de chances de provenir d’un ajout ultérieur de la tradition chrétienne. Terminons en disant que Meier mentionne d’autres critères (couleur du récit, lien entre Ancien et Nouveau Testament, étymologie hébraïque…) mais il les considère, à l’instar de nombreux autres chercheurs, comme peu fiables voire douteux.
B. Les preuves archéologiques
A ces critères on peut ajouter des preuves archéologiques, issus des codex conservés des Évangiles. Rappelons à ce sujet que nous ne possédons aucun des manuscrits originaux du Nouveau Testament, ni du reste de la Bible d’ailleurs, ce qui parfaitement normal pour les textes de l’Antiquité pour lesquels on ne dispose pratiquement jamais de l’original. Les plus anciens disponibles sont des copies du manuscrit original grec, même si, pour une date si ancienne, la distinction entre « original » et « copie » n’a plus grand sens.
Les grandes étapes de la rédaction du Nouveau Testament
A l’aide du livre Pour lire le Nouveau Testament, d’Étienne Charpentier et Eric Burnet, je rappellerai ici les grandes étapes de la rédaction du Nouveau Testament.
- Époque des apôtres : de 30 à 70 environ. Les apôtres orientent leurs activités en direction des Juifs de Jérusalem et des environs, ainsi que, dans une moindre mesure, des païens. Ils annoncent la Bonne Nouvelle et les premiers éléments liturgiques voient le jour : hymnes, prières (largement inspirées du judaïsme), partage du pain et du vin en mémoire du dernier repas de Jésus. Au départ, ils prêchent largement dans les synagogues. Au fil des conversions, la pratique du baptême se répand et on enseigne aux nouveaux baptisés des actes et des paroles de Jésus. Ces enseignements, d’abord oraux, sont rapidement mis par écrit dans des compilations (des logia, ou recueils de paroles). Un converti, Paul, écrit dans les années 50 plusieurs lettres aux diverses communautés chrétiennes qu’il a fondé dans le pourtour méditerranéen : ce sont les textes les plus anciens du Nouveau Testament.
- Première génération de chrétiens : de 70 à 100 environ. Progressivement se développent des récits structurés de la vie de Jésus servant à l’enseignement des convertis. Marc, compagnon de Pierre, est le premier à écrire son Évangile (en grec euangélion signifie « Bonne Nouvelle »), probablement à Rome vers 65. La destruction du Temple de Jérusalem par les Romains en 70 entraîne un énorme bouleversement du judaïsme qui se réorganise sur d’autres bases, principalement pharisiennes, avec une reprise en main des synagogues. Cela amène les chrétiens (nom que les disciples de Jésus reçoivent à Antioche, d’après le livre des Actes) à marquer de plus en plus leur différence, sous l’effet notamment de l’arrivée massive de païens convertis desquels on n’exige pas la circoncision et le même respect de la Torah que les Juifs. Matthieu écrit son Évangile vers 80-90, Évangile dans laquelle ce conflit entre Juifs convertis au Christ et Juifs réticents transparaît nettement. Les chrétiens sont invités dépasser la Torah pour suivre le Christ. Dans le même temps, Luc, un chrétien proche de Paul probablement issu du paganisme, écrit un Évangile et les Actes des Apôtres, un récit qui raconte la vie des disciples après la mort de Jésus et les voyages d’évangélisation de Paul. Quelques années plus tard, une communauté chrétienne, peut être centrée au départ autour de l’apôtre Jean, écrit à son tour un Évangile très élaboré, par couches successives jusqu’à 100 environ.
- Troisième génération de chrétiens : vers 100-120. Quelques textes nouveaux sont écrits par des auteurs souvent inconnus : l’Épitre aux Hébreux, un sermon mis par écrit ; le second Épître de Pierre.
- Compilation des récits existants : jusqu’au IVème siècle. Les Églises en place s’inquiètent des divergences entre les manuscrits et commencent à la fin du deuxième siècle à établir des recensions, c’est-à-dire à écrire des versions complètes des Évangiles à partir des manuscrits qui circulent, de façon à établir un texte au plus près de l’original. La recension de l’Église d’Alexandrie se répand dans tout l’Empire. Une autre voit le jour à Antioche. Au début du Vème siècle une dernière recension voit le jour à Byzance. Le texte grec original (grec koinè) est traduit en latin, en syriaque, en copte. Jérôme unifie les traductions dès 382 en rédigeant la Vulgate en latin.
- Périodes postérieures. Au Moyen-âge, de très nombreuses copies sont réalisées dans les monastères. La prise de Constantinople par les Turcs en 1453 fait affluer les manuscrits orientaux en Occident.
A propos des manuscrits
Le Nouveau Testament a été rédigé en grec koinè (le grec commun de l’époque). Actuellement, on dispose d’environ 5700 manuscrits grecs du Nouveau Testament (il en existe beaucoup plus dans d’autres langues). Certaines copies comportent la totalité des textes néotestamentaires tandis que d’autres n’en contiennent qu’une partie. C’est de cette immense collection de manuscrits que les spécialistes ont édité le texte du Nouveau Testament que nous avons aujourd’hui, la plupart des manuscrits anciens ayant été découverts aux XIXème et XXème siècles avec les fouilles occidentales au Moyen-Orient (Égypte surtout).
Les manuscrits grecs du Nouveau Testament sont divisés en quatre groupes, selon qu’ils sont, d’une part, des papyri (fabriqués à l’aide de moelle de roseau, organisés sous forme de rouleaux) ou des codex/parchemins (fabriqués à l’aide de peaux de veau ou de mouton, organisés sous forme de feuillets séparés et/ou reliés, à la méthode romaine), et d’autre part, selon qu’ils sont des onciaux (écrits en majuscules, ce sont les manuscrits les plus anciens) ou des minuscules (écrits après l’invention de la minuscule qui facilitait grandement le recopiage, ils sont plus nombreux mais plus récents).
Les évangiles canoniques sont attestés vers 250 de notre ère dans le Papyrus Chester Beatty I (on le dénomme P45). À l’origine, le P45 comportait 220 feuilles de papyri (30 aujourd’hui). Luc et Marc sont les mieux conservés, respectivement 6 et 7 feuilles de papyri contre 2 pour Jean et 2 pour Matthieu. Le livre des Actes, quant à lui, se retrouve dans un état fragmentaire sur les 13 dernières feuilles du P45 (source : interbible.org). Les onciaux sont des manuscrits écrits en majuscules. Parmi les plus significatifs, il y a le Codex Sinaïticus (on le dénomme par le sigle אּ, la lettre hébraïque Aleph) qui date du IVe siècle de notre ère. Il est suivi de près par le Codex Vaticanus (on le dénomme par le sigle B) également du IVe siècle. Ces deux codices sont les plus anciens manuscrits possédant le texte complet des évangiles. À partir du IXe siècle de notre ère, l’écriture des manuscrits se fera en employant la forme minuscule. Cette manière d’écrire a contribué à la production rapide et accrue de manuscrits. Le plus ancien texte complet des évangiles écrit en minuscules est daté de 835 de notre ère (on le dénomme MS. 461). Il contient 344 feuilles et mesure 16 cm x 9,4 cm.
De tous les manuscrits connus des Évangiles, le plus ancien est un fragment sur papyrus de l’Évangile selon Jean, connu sous le numéro international P52, qui est daté de la première moitié du IIème siècle (v. 125), avec une marge d’erreur de 50 ans ; il se trouve à la Bibliothèque John Rylands à Manchester (Angleterre). C’est un petit fragment de 9 × 6 cm.
Papyri P52, recto.
Cependant, un manuscrit plus ancien encore aurait été découvert en 2012 dans le masque d’une momie égyptienne. Il s’agit d’un fragment de l’Évangile de Marc daté (au carbone 14) de l’an 90, soit le plus ancien manuscrit des Évangiles jamais connu. Cependant, la découverte n’a été publiée qu’en 2015, elle est très récente et il faudra attendre un peu (déchiffrage complet, méthode de datation, …) pour pouvoir dire qu’on a là le plus ancien fragment connu des Évangiles.
Retenons qu’à la fin du deuxième siècle et plus probablement au milieu du IIème siècle, c’est-à-dire entre 70 et 130 ans après la mort de Jésus, la compilation du canon des Évangiles tel que nous le connaissons est achevé : et dire qu’on entend encore parfois que les Évangiles auraient été modifiées au Moyen-âge !
A peu près quarante ans après la mort de Jésus, on a un évangile entièrement rédigé (Marc) et probablement une longue collection de paroles de Jésus (Q), auxquels s’ajoutent des traditions orales qui se développent et vont finalement trouver place dans les évangiles de Matthieu, de Luc et de Jean au cours de la prochaine génération ou de la suivante. Ainsi donc, en un peu plus d’une génération après la mort de Jésus tous les faits et enseignements majeurs de sa vie étaient fixés par écrit, et, à la fin de la deuxième ou troisième génération, pratiquement tout ce que nous savons sur Jésus avait été écrit.
John Paul Meier (Tome 2, p. 429)
L’étude des manuscrits peut fournir des preuves supplémentaires dans la mesure où une péricope qui n’apparaîtrait pas dans les manuscrits les plus anciens a plus de chances de provenir d’un ajout ultérieur de l’Église. Par exemple, dans le Codex Sinaïticus, la fin de l’Évangile de Marc ne contient pas d’apparitions de Jésus-ressuscité (le texte se termine en Marc 16,9 : « car elles étaient effrayées ») et l’Évangile de Jean ne contient pas la péricope de la femme adultère. Ceci étant dit, l’utilisation des manuscrits reste limitée dans la mesure où, par définition, les manuscrits dont on dispose sont les manuscrits qu’on a pu retrouver, qui ne représentent qu’une infime partie des manuscrits qui ont existé.
C. La théorie des deux sources
Dans l’utilisation des critères d’historicité, il est important de pouvoir discerner quel Évangile a été écrit en premier, pour savoir si un Évangile a pu en reprendre un autre. La majorité des spécialistes, Meier compris, adhère à la théorie des deux sources : nous allons l’expliquer maintenant.
Lorsqu’on regarde les Évangiles, on s’aperçoit immédiatement que trois d’entre eux sont proches : ils se ressemblent tant dans les évènements racontés que dans la façon de les raconter. On peut les comparer en le mettant côte à côte, si bien que ces Évangiles, à savoir Marc, Luc et Matthieu, ont été désignés comme « synoptiques », littéralement « qu’on peut lire en un seul coup d’œil ». A partir de là, de nombreux exégètes depuis Augustin d’Hippone (dès le Vème siècle !) ont cherché à savoir quels Évangiles avaient été écrits en premier, quelles étaient leurs sources, lesquels s’étaient éventuellement inspirés des précédents, etc.
La théorie des deux sources affirme que Marc a été le premier Évangile, suivi de Matthieu, de Luc et enfin de Jean. L’antériorité de Marc sur les autres Évangiles a été défendue pour la première fois par Farrer dans les années 1930. Pourquoi Marc aurait-il été écrit en premier ? Parce qu’il s’agit de l’Évangile le plus court, le plus simple, le moins bien écrit et le moins poétique dans sa présentation de Jésus. Nous l’avons dit, la théologie développée par Marc est très sommaire, et ne comporte pas les concepts théologiques qui seront développés plus tard et que l’on trouve, en revanche, abondamment dans Jean : l’unité du Père et du Fils, le Paraclet, la préexistence du Logos, etc. Il est donc beaucoup plus naturel de penser que l’Évangile le plus bref/sommaire a été écrit en premier, puis repris et développé dans les autres Évangiles, plutôt que de penser que Marc aurait volontairement « appauvri » son Évangile par rapport à des Évangiles plus riches et élaborés qui circulaient déjà.
Mais un lecteur attentif remarquera que, si Matthieu et Luc reprennent fréquemment Marc, ils mentionnent aussi tous les deux des évènements/paroles qui ne sont pas dans Marc. C’est pourquoi on parle de « théorie des deux sources » : Marc aurait été la première source pour Matthieu et Luc, mais ces derniers se seraient inspirés, en plus de Marc, d’une autre source, par exemple un recueil de paroles –logia– de Jésus, une compilation écrite de récits qui circulaient oralement. Cette autre source est perdue mais on peut la reconstituer à partir des éléments mentionnés aussi bien dans Matthieu que dans Luc, mais pas dans Marc. Par nature inconnue, elle est nommée sobrement « Q » (de l’allemand Quelle, qui signifie source) par les exégètes.
En résumé, la théorie des deux sources affirme l’ordre suivant des Évangiles : en premier Marc, écrit entre 64 et 70 à partir notamment des souvenirs de Pierre –puisque Marc était avec lui ; en second Matthieu ou Luc (la théorie des deux sources ne permet pas de trancher sur l’antériorité de l’un ou de l’autre, même si les exégètes estiment généralement que Matthieu est plus ancien), écrits aux alentours de 80-90 ; enfin Jean, peut être commencé dès les années 60 mais compilé et terminé entre 100 et 125 pour les hypothèses les plus larges. Schématiquement, le modèle des deux sources se présente ainsi :
« Selon des statistiques, Matthieu grec aurait repris, en substance, 523 versets de Marc sur 661 : la presque totalité ; et Luc pas moins de 364 sur 661, c’est-à-dire plus de la moitié. Au total, la teneur de Marc se retrouve presque en entier dans les deux autres synoptiques (635 versets sur 661). De plus, le schéma organisationnel de la vie du Christ, tel que fixé par Marc, se retrouve dans Matthieu grec et Luc : un ministère galiléen, suivi d’une seule montée à Jérusalem pour la dernière Pâque du Christ. Matthieu et Luc ont seulement complété ce schéma, d’une part par les récits de la naissance et de l’enfance, composés symétriquement, et d’autre part par les paroles ou discours de Jésus contenus dans les logia de Q (…) Mise à part une première partie de Marc (1,1 – 6,13) que Matthieu a assez profondément bouleversée, les deux synoptiques ont remarquablement respecté la séquence de Marc, y compris et surtout pour le récit de la Passion. Ils confirment sa chronologie pour les derniers jours ou les dernières heures de Jésus. » (Wikipédia : Évangile selon Marc).
Ce (relatif) consensus sur la théorie des deux sources ne doit pas faire oublier qu’elle a ses détracteurs. Certains historiens, mettant en cause ce modèle, avancent tout ou partie des arguments suivants : l’hypothétique source Q n’a jamais été retrouvée ; Marc aurait pu avoir résumé Matthieu et Luc, et donc venir après eux (c’était l’avis de St Augustin), ou pourrait provenir de traditions mathéennes originales, c’est à dire en araméen, qui auraient été traduites plus tard, etc. La réalité est sans doute plus complexe que la simplicité de la théorie des deux sources dans la mesure où beaucoup de documents intermédiaires -qu’on peut appeler pré-Luc, prė-Matthieu voire pré-Marc- ont dû circuler. En bref, le modèle standard (la théorie des deux sources) présente des limites. Mais Meier, comme la majorité des spécialistes avec lui, estime tout simplement qu’elles sont moins nombreuses que celles des modèles concurrents.
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Je découvre votre travail tout à fait remarquable. J’y relève quelques erreurs. Souhaitez-vous que je vous les indique ?
Avec plaisir !
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