B. Trois intérêts de la recherche historique sur Jésus de Nazareth
Nous verrons trois grands types d’intérêts à la recherche historique sur Jésus, dont deux concernent aussi les non-croyants.
Premier intérêt (pour les croyants) : elle ancre la foi dans un passé objectif
Si c’est bien le « Jésus-Christ, Dieu né de Dieu, Lumière né de la Lumière, Vrai Dieu né du Vrai Dieu, engendré non pas créé » (cf. Symbole de Nicée-Constantinople) qui est l’objet la foi chrétienne et non pas le Jésus historique tel que la recherche parvient à le reconstruire, il n’en demeure pas moins que le lien entre Jésus historique et Jésus-Christ est évident : la foi chrétienne ne repose pas sur un vague sentiment subjectif ou des extases religieuses, mais sur certaines affirmations à propos d’un personnage historique ayant vécu, parlé, marché en Palestine au premier siècle de notre ère. Dans son livre sur Jésus de Nazareth, Benoît XVI affirme clairement : « du point de vue de la théologie et de la foi dans leur essence même, la méthode historique est reste une dimension indispensable du travail exégétique. Car il est essentiel pour la foi biblique qu’elle puisse se référer à des évènements réellement historiques. Elle ne raconte pas des légendes comme symboles de vérité qui vont au-delà de l’Histoire, mais elle se fonde sur une histoire qui s’est déroulée sur le sol de cette terre. Le factum historicum n’est pas pour elle une figure symbolique interchangeable, il est le sol qui la constitue : « Et incarnatus est » – « Et il a pris chair » – par ces mots, nous professons l’entrée effective de Dieu dans l’histoire réelle. »
Second intérêt : pour toute personne cultivée qui veut mieux comprendre la vie de Jésus de Nazareth
« Je soutiens, écris Meier, que la recherche du Jésus historique peut être très utile si on veut une foi qui cherche à comprendre, une foi en quête d’intelligence, autrement dit si on veut faire de la théologie dans un contexte contemporain. La théologie des périodes patristique et médiévale vivait dans la plus parfaite ignorance du problème du Jésus historique, car elle fonctionnait dans un contexte culturel où n’existait pas l’approche historico-critique qui marque nos esprits occidentaux modernes. La théologie est un produit culturel ; depuis l’époque des Lumières, notre culture occidentale se trouve imprégnée de l’approche historico-critique ; par conséquent, pour être crédible, la théologie peut fonctionner dans cette culture et avoir quelque chose à lui dire uniquement si elle intègre dans sa méthodologie une approche historique ».
Plus précisément, Meier soutient à raison que la recherche sur le Jésus historique permet d’éviter bien des dérives et des erreurs. Il en donne quatre exemples :
« 1) Il existe des démarches qui visent à réduire la foi au Christ à un message codé dépourvu de contenu, à un symbole mythique ou à un archétype intemporel. La recherche du Jésus historique s’oppose à de telles démarches en rappelant simplement aux chrétiens que la foi au Christ n’est pas une vague attitude existentielle ou une manière d’être dans le monde. La foi chrétienne est l’affirmation de l’existence d’une personne particulière et l’adhésion à cette personne, une personne qui a fait et dit des choses particulières en un temps et en un lieu particulier de l’histoire humaine. (…) Si la recherche ne peut fournir le contenu essentiel de la foi, elle peut néanmoins aider la théologie à donner à ce contenu davantage de profondeur concrète et de couleur [NB : Meier fait ici référence aux théories de la non-existence de Jésus, sur lesquelles nous reviendrons].
2) Il existe aujourd’hui des chrétiens sincères qui ont un penchant faussement mystique ou docétique : ils ont tendance à gommer la réalité humaine de Jésus en se targuant « d’orthodoxie » pour insister sur sa divinité (en fait, un monophysisme larvé). La recherche lutte contre cette tendance, en affirmant que le Jésus ressuscité est bien la même personne que ce Juif qui a vécu et qui est mort au Ier siècle en Palestine, une personne vraiment et pleinement humaine comme n’importe quel être humain, avec toutes les conséquences contraignantes que cela implique.
3) Il existe des démarches qui tendent à « domestiquer » Jésus, au service d’un christianisme confortable, respectable et bourgeois. Dès qu’elle s’est mise en place, la recherche du Jésus historique a eu tendance à contrer ce penchant en soulignant le côté dérangeant et non-conformiste de Jésus : par exemple, sa fréquentation de gens « peu recommandable » pour la société et la religion en Palestine, sa dénonciation prophétique de l’observance religieuse extérieure qui ignore ou étouffe l’esprit intérieur de la religion, son opposition à certaines autorités religieuses, notamment aux membres du sacerdoce de Jérusalem.
4) Mais, pour ne pas laisser croire que « l’utilisation du Jésus historique » va toujours dans le même sens, il est bon de souligner que, contrairement aux affirmations de Reimarus et de beaucoup d’autres après lui, le Jésus historique ne se laisse pas non plus facilement récupérer au service de programmes politiques révolutionnaires. Par comparaison avec les prophètes classiques d’Israël, le Jésus historique est remarquablement silencieux sur de nombreux sujets sociaux et politiques brûlants de son époque. Pour faire de lui un révolutionnaire politique de ce monde, il faut déformer les données exégétiques ou forcer l’argumentation. Tout comme la bonne sociologie, le Jésus historique subvertit non seulement certaines idéologies mais toutes les idéologies, y compris la théologie de la libération. »
Les deux derniers points relèvent sans doute un des intérêts majeurs de la recherche historique sur Jésus. Car Jésus de Nazareth est certainement l’un des personnages historiques qui a été le plus sujet à récupérations : de nombreux auteurs, de tous bords et de tous courants, croyants ou non-croyants, ont utilisé des éléments évangéliques pour brosser un portrait de Jésus prétendument historique. Tour à tour, on a donc eu un Jésus violent révolutionnaire (Reimarus) voire quasi-marxiste (c’est la vision d’un Fidel Castro ou d’un Chavèz), un Jésus militant panarabe (Yasser Arafat voyait en Jésus le premier militant Palestinien, rien que ça), un Jésus philosophe maître de sagesse, comparable à Socrate ou à Bouddha (Frédéric Lenoir est le grand défenseur de cette conception en France), un Jésus prophète apocalyptique restaurateur de l’Etat d’Israël (E.P Sanders), un Jésus précurseur du libéralisme (Charles Gave, Scotty McLennan, Jerry Wilde), un Jésus philosophe rationnel moraliste (Thomas Jefferson), et même un Jésus magicien homosexuel, un Jésus anarchiste opposé aux institutions religieuses de son temps, etc. Tous ces auteurs ont en commun de proposer une vision déformée, partielle et partiale de Jésus de Nazareth, plaquant leurs propres conceptions philosophiques et politiques sur ce prophète Juif du Ier siècle qui a si profondément marqué la civilisation occidentale.
Si la recherche historique est limitée, elle reste hautement plus fiable que cette littérature biaisée, et permet d’écarter les interprétations les plus fantaisistes, qui ne reposent sur aucune donnée biblique solide, sur aucun argument exégétique crédible. La recherche historique cherche à connaître ce qu’on peut savoir « vraiment » sur Jésus de Nazareth en écartant les interprétations ou récupérations politiques, philosophiques ou théologiques quelles qu’elles soient (catholiques, athées, marxistes, libérales…) qui proviennent d’Occidentaux du XX ou du XXIème siècle.
Troisième intérêt : combattre le fondamentalisme.
Parmi les dérives possibles figure en bonne place le fondamentalisme chrétien. Ce dernier consiste à lire littéralement la Bible, c’est-à-dire à considérer que tout ce qui y est raconté est strictement historique. On sait bien sûr à quoi mène une telle position dans la lecture d’un texte comme la Genèse : c’est le créationnisme. Dans le cas du Nouveau Testament, les mêmes problèmes se posent. Par exemple, lorsque au chapitre 3 Luc raconte que « le Saint-Esprit descendit sur lui [Jésus] sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix fit entendre du ciel ces paroles: Tu es mon Fils bien-aimé : en toi j’ai mis toute mon affection », le fondamentaliste considérera que tout s’est réellement passé ainsi.
La recherche historique a pour effet d’écarter l’interprétation fondamentaliste, et nous pouvons en donner trois raisons :
1. La première et la plus évidente, c’est qu’un scientifique, en tant que scientifique, ne peut accepter l’idée de faits surnaturels. L’historien effectuant des recherches sur Jésus peut tout à fait avoir la foi mais ne peut pas, en tant qu’historien, se prononcer sur la réalité des miracles racontés dans les Évangiles. Il ne peut certainement pas affirmer par exemple, que Jésus est effectivement ressuscité. Une telle affirmation relève de la foi. La distinction entre « ce que je sais par la raison » et « ce que je crois par la foi » est d’ailleurs parfaitement orthodoxe puisqu’elle vient de Saint Thomas d’Aquin. Cela ne veut cependant pas dire qu’on doit « retirer » des Évangiles tout ce qui a trait au merveilleux, comme l’a fait Thomas Jefferson au XIXème siècle en réalisant une Bible expurgée de tout miracle. En effet, au plan de l’histoire, si l’on ne peut étudier la réalité des miracles, on peut étudier la foi dans les miracles. Dire que Jésus a réalisé des miracles est une affirmation théologique, mais dire que de nombreux personnes du temps de Jésus ont cru, ont admis, ont pensé qu’il réalisait des miracles est une affirmation qui peut parfaitement être étudiée par la recherche historique. Il faut donc distinguer la foi (théologique) et l’histoire de la foi (historique). Meier ne répond pas à la question théologique (métaphysique) de savoir si des miracles sont possibles, ou si Jésus en a réalisé. Mais il s’intéresse longuement à la question de savoir si des foules du temps de Jésus ont effectivement considéré qu’il réalisait des miracles, ou s’il s’agit plutôt d’ajouts postérieurs du christianisme primitif.
2. Seconde raison. Les Évangiles, et la Bible en général, ne sont pas des récits visant à l’historicité « objective ». Bien sûr, elles contiennent des éléments historiques (sinon la recherche historique n’aurait aucun intérêt), c’est-à-dire des personnages, des lieux, des noms, des discours et des évènements dont la réalité peut être attestée par la recherche. L’Ancien Testament est aussi l’histoire racontée du peuple Juif à travers les siècles, ce qui implique des noms de rois, de batailles, des généalogies, des prescriptions juridiques, etc. De même, le Nouveau Testament raconte l’histoire de Jésus de Nazareth (Évangiles), de ses premiers disciples (Actes des Apôtres) et des enseignements des premiers chrétiens (lettres de Paul), qui peut parfaitement être étudiée par la recherche historique. De plus, Luc en particulier prétend s’être précisément renseigné sur ce qu’il écrit en rassemblant des témoignages, ainsi qu’il déclare dans son introduction : « Beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, furent témoins oculaires et serviteurs de la Parole. C’est pourquoi j’ai décidé, moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’est passé depuis le début, d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as entendus. »
Malgré cela, les chrétiens savent bien qu’avant d’être un livre d’histoire, la Bible est un livre de foi écrit par et pour des croyants, ou des incroyants appelés à le devenir. Elle vise à transmettre la foi et à conforter dans la foi, à édifier la communauté des croyants. Les Évangiles sont soigneusement composés par chaque évangéliste pour conduire à la foi. Les récits composés par Matthieu, Marc, Luc et Jean « relisent toute la vie de Jésus à la lumière de la résurrection, au point que bien des scènes évangéliques deviennent un petit évangile ou un petit « kérygme » particulier qui s’achève sur une confession de foi. Par un biais précis la totalité de l’Évangile résonne en chaque scène. » (Bernard Sesbouë). Prenons un seul exemple : lorsque Jean raconte les Noces de Cana, il ne dit pas le nom des mariés mais précise le nombre des jarres (6), chiffre symbolique auquel il accorde une grande importance, car il signifie l’imperfection (le chiffre parfait étant 7), donc l’imperfection de la loi juive ancienne que Jésus vient renouveler. Ce n’est pas non plus par hasard que Jean précise que le miracle a eu lieu trois jours après la première manifestation publique de Jésus (son baptême par Jean le Baptiste), ce que Thomas d’Aquin interprète comme une référence au prophète Osée : « Après deux jours, il nous rendra la vie ; le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa présence (Os, 6,2).
On voit bien que même si les Évangiles contiennent des éléments historiques (ici, un récit de mariage), la plupart des récits sont composés et interprétés à l’aide de symboles théologiques. Une grande partie du travail homilétique consiste d’ailleurs à expliquer et interpréter ces symboles aux fidèles. Pourquoi ? Parce que les auteurs du Nouveau Testament (les évangélistes et Paul) veulent convaincre les Juifs de leur temps que Jésus est le Messie. De nombreux épisodes (ou péricopes, littéralement « découpage », terme désignant pour les exégètes un extrait formant une unité, une pensée cohérente) sont donc destinés à mettre en relation Jésus et les prophéties de l’Ancien Testament censées l’annoncer. Ainsi, l’épisode de la résurrection du Fils de la veuve de Naïm (Lc, 7) s’inspire de la résurrection par Élie du fils de la veuve de Sarepta (Rois, 17).
On a donc dans les Évangiles d’un côté « le fond », à savoir ce qui est raconté et peut être historiquement vérifiable, et de l’autre « la forme », c’est-à-dire la façon de raconter et ordonner les péricopes, suivant un projet théologique donné. On peut ici faire mention de l’antique doctrine des quatre sens de l’Écriture. Elle est très ancienne et remonte à la tradition judaïque de l’étude de la Torah (le Midrash). Dans l’exégèse chrétienne, on distingue ainsi :
- le sens littéral (« la lettre »), c’est-à-dire le sens issu de la compréhension linguistique de l’énoncé. C’est ce qui s’est vraiment passé, et que la science historique peut reconstituer partiellement ;
- les sens spirituels (« l’esprit »), traditionnellement au nombre de trois : le sens allégorique (interprétation d’un passage en fonction de la foi chrétienne en la divinité du Christ) ; le sens moral (ou tropologique) : interprétation d’un passage en vue de la conduite morale à tenir, en se concentrant sur les vertus ; le sens anagogique ou eschatologique : interprétation d’un passage en vue de l’avenir et de la fin des temps.
Historiquement, on peut distinguer deux Écoles théologiques : celle d’Alexandrie, qui privilégiait la méthode historico-littérale pour les textes saints ; et celle d’Antioche, qui privilégiait la méthode allégorique. Avec Raymond Brown, Meier a d’ailleurs écrit un livre à ce sujet. Prenons un exemple. Le passage de la naissance de Jésus peut être interprété de façon littérale (un ange est réellement apparu dans le Ciel pour guider les Bergers), de façon allégorique (la venue de Jésus annoncé par un ange symbolise sa royauté divine), morale (Dieu aime les hommes et leur envoie son Fils unique). Second exemple : la guérison d’un lépreux (Lc 5. 12-16). Dans le sens littéral, ce passage signifie que Jésus a réellement guéri un lépreux. Mais dans un sens symbolique, le lépreux symbolise l’exclusion sociale, voire le genre humain affaibli par le péché, et ce passage signifie alors que Jésus est venu pour tous les hommes, en particulier les plus pauvres. On pourrait aussi faire le parallèle avec l’Ancien Testament dans lequel les lépreux étaient tenus à l’écart de la société (Lv 14. 1-57).
Attention ! Il est essentiel de comprendre que sens littéral (le fond) et symbolique (la forme) ne s’opposent pas nécessairement. Ce n’est pas parce qu’un évènement est interprété ou raconté de manière symbolique qu’on doit en conclure ipso facto qu’il ne s’est pas réellement produit. Un évènement peut s’être réellement produit mais être « enjolivé » ou interprété en un sens symbolique par le rédacteur de la péricope. Symbolique ne veut donc pas nécessairement dire inventé ! Un exemple : le nombre des disciples choisis par Jésus (12) est hautement symbolique puisqu’il s’agit d’une référence aux douze tribus d’Israël ; il n’empêche que sur le plan historique, il est incontestable que Jésus avait bien autour de lui un cercle restreint de douze disciples, comme le montre Meier dans son tome III. D’ailleurs, l’Évangile de Jean est à la fois très symbolique et très historique (cf. infra). Ce qu’on peut tenir, c’est qu’un récit soit raconté avec force symboles théologiques doit nous inciter à la plus grande prudence avant de pouvoir conclure quant à l’historicité.
Tous les passages bibliques ne contiennent pas tous les sens, mais il ne faut pas négliger un sens par rapport à un autre, que l’on adhère ou non à la lecture symbolique, ie. à la foi des chrétiens. Ne tenir compte que du sens historique, c’est se condamner à ne pas comprendre le contexte et l’intention qui a présidé à l’écriture des Évangiles, donc à ne pas comprendre les Évangiles du tout ; ne tenir compte que des sens symboliques, c’est réduire à la Bible à une mystique alors qu’elle mentionne des personnages et des évènements réels, historiquement vérifiables. En résumé, et je m’appuie ici sur le livre Pour lire le Nouveau Testament d’Étienne Charpentier et Régis Burnet, les Évangiles sont tout à la fois un récit mis en forme de différentes manières (paraboles, récits de miracles, sentences, prédictions, sermons), une théologie sous forme de récit, le compte-rendu d’une expérience spirituelle et humaine, et un écrit qui répond aux besoins d’une communauté à un instant donné. Ils ne sont pas un pur poème déconnecté des réalités humaines historiques et ne sont pas non plus une biographie de Jésus. La lecture de la Bible nécessite donc un certain degré de subtilité. Tant l’approche rationaliste, qui ignore la dimension historique de la Bible, que l’approche fondamentaliste, qui ignore la dimension symbolique, éludent cette subtilité en lisant la Bible comme s’il s’agissait d’un livre purement symbolique, ou au contraire comme s’il s’agissait d’un livre purement historique.
3. Troisième et dernière raison. L’approche fondamentaliste ignore les différences, voire les contradictions que l’on trouve dans les Évangiles. Si tout ce qui est écrit s’est réellement produit, il ne devrait pas y avoir de contradictions. Le fait même qu’il y ait quatre Évangiles et non pas un seul devrait nous inciter à ne pas lire le texte littéralement ! Quatre Évangiles donc quatre regards sur Jésus. Quatre regards donc de nombreuses différences ou contradictions possibles, concernant soit les paroles de Jésus, l’ordre et le détail des évènements, le nom, la nationalité ou le nombre des personnes présentes, etc. Il serait impossible de lister ici toutes les différences/contradictions des Évangiles, mais citons-en quelques-unes :
A. Dans l’Évangile de Luc, l’annonce de la naissance du Christ (Luc 28), est faite à Marie par l’archange Gabriel : ce sont les premiers mots de ce qui deviendra la prière du « Je vous salue Marie ». Mais dans l’Évangile de Matthieu, l’annonce est faite par un songe à Joseph et Marie n’est pas concernée. Marc et Jean, quant à eux, n’évoquent pas l’enfance et la naissance de Jésus. D’ailleurs, Matthieu 2 évoque la naissance dans une « maison » alors que Luc 2 parle d’une étable, dans une mangeoire (image retenue par la tradition chrétienne). La date de naissance même de Jésus est contradictoire : en Matthieu 2, 1, Jésus est né « au temps du roi Hérode » donc au plus tard en – 4 av. J.C., alors qu’en Luc 2, 2-6, c’est au moment du recensement effectué par le gouverneur Quirinius, donc en +6 av .J.C., que Marie se trouva enceinte et qu’elle « elle enfanta son premier-né ». Enfin, il y a des contradictions entre la généalogie de Jésus par Luc et celle par Matthieu.
B. Les synoptiques s’accordent sur une vie publique de Jésus se déroulant sur une année, essentiellement en Galilée. Le quatrième Évangile, au contraire, l’étale sur plusieurs années puisque trois fêtes de Pâques différentes sont mentionnées. Jésus monte plusieurs fois à Jérusalem, au lieu d’une seule fois comme dans les synoptiques. Pour continuer dans les différences entre les synoptiques et Jean, on remarque que ce dernier a un regard positif sur la mère de Jésus (jamais nommée) là où les synoptiques, et surtout Marc, témoignent d’une relative incompréhension de sa famille, y compris sa mère.
C. Jésus a-t-il demandé à ses disciples d’aller vers les païens ? Matthieu fournit des réponses contradictoires. En 10,5 il rapporte la parole de Jésus : « Ces douze, Jésus les envoya en mission avec les instructions suivantes : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les nations païennes et n’entrez dans aucune ville des Samaritains. » Mais en Matthieu 28, après la résurrection, il dit le contraire : « Jésus s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ». De même, Marc 6 rapporte que Jésus prescrit à ses disciples de ne prendre qu’un bâton alors que Matthieu 10 écrit « ni sac pour la route, ni tunique de rechange, ni sandales, ni bâton ».
D. De façon générale, l’ordre et le détail précis des évènements racontés se contredisent souvent : dans l’Évangile selon Matthieu, la guérison d’un lépreux (8, 1-4) eut lieu avant la guérison de la belle-mère de Simon (Pierre) (8, 14-15), alors que dans l’Évangile selon Marc, c’est d’abord la belle-mère de Simon qui fut guérie en premier (1, 29-31) ; à propos de certains miracles, Matthieu 8 parle de « deux démoniaques » alors que Marc 5 évoque « un homme » ; Matthieu 20 rapporte une guérison de deux aveugles (aux noms inconnus) alors que Marc 10 n’en rapporte qu’un, nommé Bartimée ; pour le même évènement, Matthieu 15 parle d’une « femme cananéenne » alors que Marc 5 évoque une « femme grecque, syro-phénicienne ».
Nous pourrions continuer la liste longtemps. La plupart de ces contradictions sont mineures car elles concernent des détails patronymiques ou spatio-temporels secondaires ; d’autres sont plus importantes pour la foi chrétienne, comme par exemple la question des frères et sœurs de Jésus, celle de savoir si Jésus a voulu fonder une Église ou encore plus importante, s’il s’est considéré lui-même comme le Fils de Dieu. Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions.
Pourquoi y-a-t-il des contradictions ? On peut penser bien sûr que la façon de raconter un évènement diffère selon la personne qui raconte, y compris pour un évènement simple comme un accident de voiture ; les témoignages sur Jésus sont restés longtemps oraux avant d’être mis par écrit, et la mémoire peut jouer des tours, les témoins être plus ou moins fiables, etc. Quatre récits anciens composés entre 30 et 60 ans après les évènements ne peuvent donc que comporter des variantes. A la limite, c’est même une preuve de l’historicité des Évangiles : des récits rigoureusement identiques donneraient l’impression d’avoir été composées par une main unique, un faussaire.
Plus profondément, il y a des raisons théologiques aux différences et contradictions entre les Évangiles. Chaque évangéliste écrit selon son projet propre. On pourrait s’attarder longuement sur ce point mais contentons-nous de donner les éléments clés, bien connus des biblistes. A chaque fois nous rappellerons brièvement ce qu’on peut dire de l’auteur de l’Évangile (sachant que l’identité exacte est toujours délicate à établir et en partie spéculative), avant de s’attarder sur son projet théologique. On trouvera plus de détails dans le livre de Burnet et Charpentier, déjà cité.
- Marc est un proche de l’apôtre Pierre, son interprète, d’après Papias de Hiéropolis qui l’atteste vers 150. Les Actes des apôtres et les lettres de Paul font également état d’un « Jean, surnommé Marc » (par ex. Ac 12,25/Col 4,10). Il aurait donc accompagné Paul avant de suivre Pierre. Marc ne serait alors pas son vrai nom mais un surnom romain (Marcus) issu de ses origines hellènes, ce Jean-Marc étant né à Cyrène, ancienne ville grecque sur la côte africaine (aujourd’hui en Lybie). Quoi qu’il en soit l’Évangile de Marc est écrite à Rome vers 65, peut être sous la dictée de Pierre lui-même, à une date proche de son martyre, ou peu de temps après sa mort.
Marc écrit un Évangile très court (environ 20 pages de moins que les autres), dans un grec « rugueux » (porté aux sémitismes) et destiné à des non-juifs : en effet il explique les coutumes juives et traduit les mots araméens. Le récit de Marc est concret, parfois brutal (cf. récit de la Passion), plus soucieux des faits établis que des grandes envolées théologiques. La théologie développée dans Marc est très sommaire. Dans sa version originale, Marc n’a pas pratiquement pas d’introduction, ni de conclusion. Sa seule introduction consiste en une ligne : « Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils de Dieu ». Et le récit original s’achève sur « Ne vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici ; voyez l’endroit où on l’avait déposé. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées ; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur (Marc 16, 8) » Quelques récits des apparitions du ressuscité seront ajoutés plus tard.
La problématique centrale de l’Évangile de Marc est l’identité de Jésus : « qui est cet homme ? ». La réponse est donnée au lecteur dans l’introduction et à la fin avec la conversion du centurion romain : « vraiment, cet homme était le Fils de Dieu » (15,39). Mais tout au long de l’Évangile, le mystère demeure et se dévoile petit à petit. Dans l’Évangile de Marc, Jésus interdit quasi-systématiquement aux malades qu’il guérit et aux démons qu’il expulse de dire qu’il est le Fils de Dieu. Exemple en Marc 11 : Lorsque les esprits impurs le voyaient, ils se jetaient à ses pieds et criaient : « Toi, tu es le Fils de Dieu ! » Mais il leur défendait vivement de le faire connaître. Même lorsque Pierre fait un acte de foi en présence des disciples (Marc 8), Jésus « leur défendit vivement de parler de lui à personne ». On parle du « secret messianique » : personne ne peut savoir que Jésus est Dieu avant qu’il ne se soit lui-même révélé par sa mort et sa résurrection, car la royauté de Jésus étant d’essence divine, il ne doit pas être confondu avec un Roi terrestre. Jésus apparaît comme seul et isolé, abandonné de ses disciples et même de sa famille jusqu’à ce que la résurrection leur ouvre les yeux. Marc insiste aussi sur la notion de Royaume de Dieu, son établissement nécessitant une victoire de Jésus sur les démons.
2. Matthieu est un disciple de Jésus (membre des Douze) qu’une tradition du IIème siècle identifie à Lévi, le douanier de Capharnaüm (Mt 9,9). De cette tradition on pensé que l’Évangile de Matthieu aurait été écrite en hébreu voire en araméen, et traduite en grec par un auteur inconnu (une hypothèse l’attribue au diacre Philippe, qui aurait pu prendre le nom d’un apôtre par prestige). Mais l’identification même de Matthieu avec Lévi est contesté par des exégètes (dont Meier), pour qui elle n’apparaît que dans Matthieu, Marc et Luc faisant quant à eux une distinction claire entre Matthieu le membre des Douze et Lévi, appelé par Jésus à le suivre sans être dans la liste des Douze. Ce qui est certain, c’est que l’Évangile est écrite vers 80-90.
L’Évangile de Matthieu est destiné d’abord aux Juifs pour les convaincre que Jésus est le Messie attendu par le peuple d’Israël, comme le montrent plusieurs éléments : l’Évangile commence par une longue généalogie situant le Christ comme héritier direct du roi David (une caractéristique essentielle du Messie attendu par les Juifs), et, pour appuyer sa théorie, Matthieu fait naître Jésus à Bethléem en Judée (au lieu de Nazareth en Galilée) citant immédiatement une parole de l’Ancien Testament : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda, car de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël » ; Matthieu n’explique pas les coutumes juives contrairement à Marc ; les références à l’Ancien Testament sont très nombreuses (130 dont 43 explicites !) car il s’agit de mettre l’accent sur le fait que les prophéties de l’Ancien Testament révélaient l’arrivée du Messie. Matthieu compare par exemple Jésus à Moïse : Moïse descendant de la montagne avec les Tables de la Loi, Jésus proclament les Béatitudes sur la Montagne ; Moïse libérant son peuple d’Égypte, Jésus fuyant en Égypte avec sa famille pour échapper à la persécution, etc. Tout son Évangile et son vocabulaire est empreint des traditions liturgiques et ecclésiales juives. Matthieu insiste sur la validité de la loi mosaïque, mais rejette les interprétations des pharisiens au profit de celles de Jésus. L’épisode des « rois » mages veut symboliquement montrer que, comme annoncé dans les Écritures, le Fils de Dieu sera rejeté par les responsables juifs, mais reconnu par les païens.
3. Luc est le médecin et compagnon de Paul (peut être son cousin). Même si, comme les autres évangélistes, on en reste à des hypothèses plus ou moins probables concernant l’identité de l’auteur, celui de l’Évangile de Luc fait davantage consensus parmi les exégètes car il y a une unité de pensée et de langue entre l’Évangile selon Luc et le livre des Actes (également écrit par Luc), d’un côté, et la pensée paulinienne, de l’autre. Quoi qu’il en soit l’Évangile selon Luc est écrite vers 80.
A la suite de Paul, Luc écrit surtout pour les chrétiens issus du paganisme et insiste sur l’universalité du christianisme (le Christ est venu pour tous), ainsi que sur la relation de Jésus avec ses disciples. Notons par exemple que la généalogie de Luc fait remonter le Christ à Adam, père de toute l’humanité, et non pas comme chez Matthieu à Abraham, père du peuple Juif. La question de l’ouverture aux païens et de la transition Juifs-païens (parce que les Juifs ont rejeté la Nouvelle Alliance, ce sont désormais les païens les héritiers de la promesse) est centrale. C’est dans l’Évangile de Luc que l’on trouve le plus de mentions de Jésus visitant des marginaux et des personnages réprouvés par la société juive (exemple : Zachée le collecteur d’impôt) et le plus de Paraboles, notamment celle du Bon samaritain, qui insiste sur le fait que le « prochain » n’est pas forcément le compatriote Juif. Luc va plus loin et lie la fureur de certains Juifs à l’encontre de Jésus à ses discours annonçant que les païens seront mieux traités qu’eux (cf. Luc 4, 27). Au contraire de Marc, Luc, hellénisé comme Paul, écrit dans un excellent grec, plein de subtilité et rigueur, ménageant des pauses voire des petits résumés dans son récit. Il a le souci d’être précis, de restituer les faits et les dates. Son Évangile est subtil, sensible, et insiste davantage que les autres synoptiques sur le pardon accordé à tout pécheur sincèrement repentant, et sur le saint Esprit. Par contre, la connaissance des coutumes juives et de la géographie de la Galilée est beaucoup plus approximative que dans les autres Évangiles. Enfin, même si Jésus reste discret, le principe du secret messianique est évacué : Jésus se manifeste dès le chapitre 4 en affirmant lors d’une lecture à la synagogue qu’une parole d’Isaïe au sujet du Messie le concerne.
4. Jean, enfin, est clairement à part. Il est difficile de démêler ici les noms car de nombreux personnages portent le nom de Jean dans les Évangiles. Un personnage nommé Jean a écrit l’Apocalypse ; un apôtre cité dans les synoptiques (Marc 3, Matthieu 10, Luc 6…) se nomme Jean (le fils de Zébédée). Enfin, on a plusieurs épîtres écrites par un certain Jean. Tous ces Jean sont-ils la même personne ou des personnes différentes ? Nous n’avons pas de certitude à ce sujet. On a longtemps pensé que Jean l’apôtre, Jean l’auteur de l’Évangile, Jean l’auteur des épîtres et Jean l’auteur de l’apocalypse serait la même personne. Quelques arguments que je ne détaillerai pas ici vont dans ce sens, mais les exégètes sont loin d’être unanimes : il y a en effet plusieurs styles à l’intérieur de l’Évangile de Jean et l’évolution de la pensée suggère plusieurs rédacteurs, probablement une communauté johannique qui commence à rassembler des témoignages vers 60. La compilation finale de l’Évangile intervient entre 90 au plus tôt et 125 au plus tard. Remarquons que la forte probabilité d’une écriture par couches successives n’exclut pas l’utilisation d’un témoignage de première main du « disciple que Jésus aimait ».
Quoi qu’il en soit, l’Évangile de Jean est l’Évangile le plus tardif et il propose un projet théologique déjà élaboré. Dans Jean, Jésus n’est pas du tout discret et se déclare Fils de Dieu dès les premiers chapitres : « Amen, amen, je vous le dis : vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn, 1) ou encore : « Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. (…) Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. » (Jn, 3). L’Évangile de Jean insiste fortement sur la personne de Jésus lui-même, présenté comme Dieu et Fils de Dieu.
Les synoptiques résonnaient de la « christologie d’en bas » ou « christologie ascendante » : Jésus est présenté comme le Messie, le nouveau Moïse, l’Envoyé de Dieu, qui a une relation unique (ascendante) avec le Père. Cependant il n’est pas explicitement présenté comme Dieu lui-même (cf. infra). Dans Jean, Jésus n’est plus seulement le Messie ou l’Envoyé de Dieu, il est Dieu lui-même, descendu (incarné) sur Terre depuis le « monde d’en haut » (le monde de la Lumière) pour sauver le monde. Tout l’Évangile de Jean est occupé par ce thème théologique central, que les exégètes appelleront « christologie d’en haut » ou « christologie descendante ». Après avoir fidèlement accompli sa mission, Jésus retourne auprès de son Père via la croix, sa glorification définitive, l’acte par lequel il prend sur lui tous les péchés du monde. Autrement dit, et c’est là le point essentiel de l’Évangile de Jean, Jésus n’est pas une créature (ce que niera plus tard l’arianisme). La théologie de Jean est ainsi parfaitement exprimée dans une parole de Jésus à la fin du chapitre 8 : « Amen, amen, je vous le dis : avant qu’Abraham fût, moi, JE SUIS. » Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Jésus développe dans cet Évangile de longs discours sur sa relation avec son Père. Le thème du « Royaume de Dieu », omniprésent dans les synoptiques, et clef de lecture centrale de ces derniers, est quasiment absent du quatrième Évangile (seulement deux mentions). Les anecdotes, les personnages, les miracles sont nettement plus rares dans Jean et sont souvent propres à cet Évangile. Les miracles sont organisés selon un schéma théologique bien précis (sept miracles qui culminent avec la résurrection) et toujours présentés comme des signes de la divinité du Christ. Contrairement aux synoptiques les dialogues et surtout les monologues de Jésus à portée métaphorique, les discours de révélation, sont abondants. L’influence de la philosophie grecque est évidente, notamment dans le vocabulaire : Jésus est présenté comme le Logos, le Verbe de Dieu, descendu sur Terre pour une mission précise. Au final, l’Évangile de Jean résonne d’une foi juive méditée à la lumière de la foi en Jésus-Sauveur et Dieu, le tout dans un contexte d’influence d’une pensée grecque teintée de gnosticisme.
Jean est donc le plus symbolique (théologique) des Évangiles, mais, paradoxalement, est aussi l’un des plus historiques : le vocabulaire est très simple, concret, et de nombreux détails prouvent que le ou les auteurs connaissaient fort bien les coutumes religieuses juives de l’époque ; la topographie et la chronologie des évènements sont souvent plus précises que dans les synoptiques, et ont été régulièrement confirmées par l’archéologie (par exemple des détails sur le Temple de Jérusalem, cf. infra). Ainsi, lorsque des détails historiques diffèrent d’avec les synoptiques, les spécialistes ont tendance à faire confiance à Jean.
Conclusion : l’enjeu de la recherche historique
La description qui est faite de Jésus dans ces Évangiles peut apparaître différente voire contradictoire. Au Jésus qui parle peu et interdit qu’on le reconnaisse comme le Fils de Dieu un long moment dans Marc succède un Jésus adepte des longs discours théologiques (cf. le chapitre 17) et s’affirmant Fils de Dieu dans Jean. Des détails, de noms de personnes, de lieu, l’ordre temporel de certains évènements, les mots exacts prononcés par Jésus sont différents, se contredisent parfois. La majorité de ces différences/contradictions concernent des détails : n’oublions pas que les quatre évangiles s’accordent sur les traits essentiels de la vie de Jésus. Mais l’existence même de divergences et surtout de contradictions s’oppose au fondamentalisme biblique qui ne peut les expliquer. Si tout ce qui est raconté dans la Bible s’est réellement produit exactement tel que cela est raconté, alors il ne devrait pas y avoir de contradictions/différences, même mineures.
Cela invite à une lecture plus subtile, distinguant, lorsque c’est possible, l’évènement tel qu’il s’est probablement produit, la parole telle qu’elle remonte probablement au Jésus historique, et les couches successives de sélection des matériaux, d’interprétation, de rédaction ultérieures telles qu’elles ont été réalisées dans l’Église primitive puis mises par écrit par les évangélistes selon leur projet théologique propre et en fonction du développement progressif de la théologique chrétienne à partir du IIème siècle : la doctrine ne s’est pas constituée en un jour !
Cette distinction est bien l’enjeu central de la recherche historique sur Jésus de Nazareth. Elle se veut en ce sens la plus objective possible : John Paul Meier prend l’image d’un « conclave non papal » composé d’un catholique, d’un protestant, d’un juif et d’un agnostique, tous historiens rigoureux, qui devraient se réunir et ne pourraient sortir avant d’avoir élaboré un document consensuel sur Jésus de Nazareth, sorte de « compromis minimal » accepté par tous. Établir en quelque sorte ce document est bien le but de la recherche de Meier. Tout l’enjeu de la recherche historique est donc de faire la part du symbolique et de l’historique, et dans le cas précis des Évangiles, de ce qui remonte ou peut remonter à Jésus lui-même et de ce qui relève plutôt des ajouts ultérieurs dans l’Église primitive.
Comprenons bien que cette distinction est totalement artificielle en ce sens qu’elle est créée par l’historien à partir des textes pour servir son projet propre qui est l’étude de la Bible en dehors de présupposés théologiques. On l’a dit, cette façon de faire a une indéniable utilité, principalement intellectuelle, y compris pour les croyants. Mais cette approche fait aussi violence à des écrits qui n’ont jamais été composés dans un souci de distinction entre foi et fait, symbole et histoire. La mentalité rationaliste moderne qui veut tout expliquer, théoriser, conceptualiser, démontrer scientifiquement est très éloignée de la pensée religieuse du bassin méditerranéen du premier siècle. Répétons donc encore une fois que si la recherche historique avec ses méthodes rigoureuses a de nombreux atouts, y compris pour le croyant, elle ne constitue pas l’objet de la foi. On prend des risques en voulant se servir de la recherche pour justifier ou condamner la foi.
Pingback: Note de lecture : Un certain Juif : Jésus (John P. Meier) (6/7) | Des hauts et débats
Pingback: Un certain Juif, Jésus (7/9) – Des hauts et débats
Pingback: Un certain Juif, Jésus (1/10) – Des hauts et débats
Pingback: Un certain Juif, Jésus (8/10) – Des hauts et débats
Pingback: Un certain Juif, Jésus (9/10) – Des hauts et débats
Pingback: Note de lecture : l’Empire, une histoire politique du christianisme (1/2) – Des hauts et débats