Un certain Juif, Jésus (6/12)

9780300140965

IV. Le message de Jésus

Dans cette partie, nous nous intéresserons au message de Jésus. Nous étudierons le Royaume de Dieu, le rapport de Jésus à la loi Juive, et les commandements d’amour de Jésus.

 A. Le royaume de Dieu

L’un des aspects centraux du message de Jésus, étudié par Meier au long du tome II, est l’avènement du “Royaume de Dieu”. Jésus met consciemment et volontairement cette notion au cœur de son annonce dans la mesure où, “de manière générale, ce symbole n’apparaît pas comme central dans les livres vétérotestamentaires protocanoniques ou deutérocanoniques (apocryphes), ni dans les pseudépigraphes de l’Ancien Testament, ni dans la littérature de Qumran prise globalement” (Meier, Tome II, Les paroles et les gestes, p. 233).

Que signifie la notion de Royaume de Dieu dans le monde Juif du premier siècle de notre ère ?

Avant Jésus, la notion de Royaume de Dieu “fait souvent référence à l’espoir de restauration d’une Jérusalem glorieuse, où l’ensemble des douze tribus d’Israël seront de nouveau rassemblées dans la cité sainte et recevront les présents et les hommages des “gens des Nations” [ie. les païens] qui auront été vaincus” (ibid). Cet espoir est présent tout au long de l’histoire juive dans la mesure où, au fil des siècles, Israël a perdu l’unité jadis initiée par les douze fils de Jacob et structurée par Josué, successeur de Moïse, après la sortie d’Égypte et la conquête du pays de Canaan.

A la mort de Salomon, 300 ans environ après celle de Josué, soit autour de -930, Israël se divise en deux royaumes : celui d’Israël au nord, qui rassemble 10 tribus autour de Samarie ;  celui de Juda au sud, autour de Jérusalem et des tribus de Benjamin et de Juda.Kingdoms_of_Israel_and_Judah_map_830.svg.png

De guerres fratricides en guerres fratricides, Israël subit peu à peu la domination de nombre de ses puissants voisins, surtout l’Égypte, les Assyriens, les Babyloniens. La défaite d’Israël culmine dans l’exil à Babylone, où une grande partie de la population juive est déportée, d’abord en 597 av. J-C puis dix ans plus tard et encore une nouvelle fois vers 580 av. J-C. Le temple de Jérusalem est détruit une première fois. Les Juifs resteront exilés jusqu’à que le roi perse Cyrus II (entre temps les Perses ont vaincu les Babyloniens) leur donne l’autorisation de retourner en Israël, ce qu’environ 40 000 d’entre eux feront, reconstruisant le Temple à partir de 540 BC. Israël devient alors une simple province (satrapie) du royaume Perse. Les Juifs seront ensuite dominés par les Grecs d’Alexandre, ce qui marquera le début de la pénétration de la philosophie grecque en terre juive, et leurs héritiers les Séleucides (dynastie hellénistique issue de Séleucos, un des généraux d’Alexandre), enfin par les Romains, qui, dirigés par Pompée,  conquièrent la Judée en 63 BC. Menés par les zélotes, les Juifs se révoltent en 66 après J-C et les Romains, comme on pouvait s’y attendre, sont sans pitié : prise de Jérusalem par la trentième légion du général Titus en 70 et destruction définitive du Temple. Des milliers de Juifs sont tués ou vendus comme esclaves, le Temple ne sera jamais reconstruit et le judaïsme en sera profondément et durablement bouleversé. Ce sont les romains qui gouvernent directement ou indirectement Israël à l’époque de Jésus, s’appuyant sur des autorités religieuses juives comme l’aristocratie sacerdotale : le Grand Prêtre, chef religieux ultime du peuple, le seul qui peut pénétrer dans le Saint des Saints une fois l’an, est ainsi nommé et révoqué selon le bon vouloir des autorités romaines. Tous ceux qui ont richesse et pouvoir dans la société juive de Jésus doivent complaire aux occupants s’ils veulent le conserver.

On comprend alors que face à toutes ces calamités, que les Juifs attribuent à leur infidélité à YHWH (dont ils se détournent régulièrement pour idolâtrer des dieux étrangers), l’espoir d’une restauration complète d’Israël et de la réunification des tribus souveraines dans la foi à YHWH Sabbaoth (Dieu des armées), avec la défaite des ennemis d’Israël, c’est-à-dire l’avènement d’un “Royaume de Dieu”, est largement partagé dans le monde Juif du premier siècle de notre ère. Cet espoir de restauration peut être considéré comme eschatologique et spirituel : le rassemblement d’Israël dans la Jérusalem céleste où les justes recevront la récompense promise, mais aussi comme terrestre et concret : la fin de la domination romaine en terre juive.

Qu’entend Jésus par “Royaume de Dieu” ?

La notion de Royaume de Dieu est omniprésente dans les synoptiques : le Notre-Père (“Que ton règne vienne”), diverses prophéties de Jésus (lors de la dernière Cène, notamment), diverses béatitudes mentionnant le Royaume de Dieu, sans parler des nombreuses paraboles qui en parlent.

Meier insiste sur la façon dont Jésus comprend le Royaume de Dieu : il s’agit d’un Royaume à venir (un royaume eschatologique et non terrestre) signifiant la fin de toutes souffrances injustes, l’octroi des récompenses promises aux Israélites fidèles (les béatitudes), et même la participation de “gens des Nations” au banquet céleste. Ce Royaume implique un jugement sévère de ceux qui refusent la béatitude céleste. Néanmoins, c’est un Royaume de miséricorde pour les pécheurs sincèrement repentant qui retournent vers Dieu, et un Royaume joyeux où les affamés, les doux, les humbles, les pauvres, seront consolés et jouiront de la plénitude du Salut. En cela, Jésus se démarque de la prédication de Jean le Baptiste (qu’il a pourtant suivie jusqu’au baptême) En effet si les traits communs entre Jésus et Jean sont nombreux, une différence essentielle tient à leur mode de vie et l’insistance de Jésus à proclamer un Royaume joyeux, souvent assimilé à un banquet ou un repas de noces, alors que le Baptiste, prophète austère vivant dans le désert et se nourrissant de sauterelles et de miel sauvage, insiste surtout sur la sévérité du jugement à venir : “Engeance de vipères ! Qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? (…) Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu.” (Mt 3, 7)

Cependant, le Royaume de Dieu n’est uniquement un Royaume eschatologique futur. C’est aussi un Royaume présent, déjà là, dans la mesure où Dieu, dans sa puissance et sa gloire, exerce sa souveraineté royale en toutes choses. C’est ainsi qu’il faut comprendre, selon Meier, les deux premières demandes du Notre Père, seule prière que Jésus ait jamais enseignée à ses disciples. Dieu commence déjà à rassembler son peuple choisi dans l’attente du rassemblement final. Les miracles de Jésus se comprennent dans ce sens : ils sont un signe de manifestation visible dès maintenant de ce Royaume. Dans les Évangiles, Jésus ne guérit pas pour le plaisir ni même par simple bonté : pour Jésus les guérisons ne sont qu’un moyen (parmi d’autres) de rendre déjà présent le Royaume de Dieu à ceux qui écoutent son message. Les miracles de Jésus s’inscrivent pleinement dans le drame eschatologique qu’il annonce.

Le Royaume de Dieu n’est donc pas d’abord “une situation ou un lieu, mais plutôt l’ensemble de l’évènement dynamique qui constitue la venue de Dieu avec puissance pour exercer sa souveraineté sur son peuple Israël à la fin des temps. (…) C’est pourquoi Jésus peut annoncer un royaume à la fois imminent et pourtant déjà présent.” (Meier, ibid., p.379).

B. Le rapport de Jésus à la Loi juive

Dans le tome IV, Meier aborde le rapport de Jésus à la loi juive.

Tout d’abord, Meier tient à contrer certains théologiens chrétiens, y compris récent (cf. le “Jesus Seminar” aux États-Unis) qui  tendent à “déjudaïser” Jésus : ces derniers présentent Jésus comme un prophète au charisme universel, venu abroger la loi juive pour la remplacer par la loi de l’amour. Jésus se serait donc opposé aux institutions religieuses de son temps, aurait voulu abolir la Torah, aurait critiqué le système religieux juif basé sur des normes extérieures pour le remplacer par l’amour et les bons sentiments (ou la révolte sociale). En d’autres termes, Jésus aurait cherché à abolir l’aspect extérieur de la religion (les “conventions sociales”) pour le remplacer par une spiritualité intérieure, davantage centrée sur le cœur, la morale, etc.  Cette lecture des Évangiles est ancienne puisque dès le début du IIème siècle, un certain Marcion, frappé par les différences entre la Torah et les Évangiles, développe une doctrine de la rupture radicale entre chrétiens et juifs, et compile un des premiers canons évangéliques, ne retenant que l’Évangile de Luc (la moins juive, comme on l’a vu), non sans avoir au préalable expurgé de ce dernier toute trace de judaïsme. Marcion considérait par exemple que le Père de Jésus n’était pas le Dieu des Juifs. Il est ainsi le père de l’antijudaïsme chrétien et peut être, au passage, l’auteur de l’expression “Nouveau Testament ».

Meier affirme exactement le contraire. Étudiant les données bibliques avec une méthode rigoureuse et évitant, contrairement à beaucoup d’analystes, de projeter ses propres idées théologiques ou philosophiques sur les Évangiles, il insiste lourdement sur le fait que le Jésus historique est le Jésus halakhique, c’est-à-dire que Jésus se préoccupe des débats juifs de son temps sur la bonne façon d’appliquer la Loi reçue de Moïse (la halakha). Pour Meier une lecture historique sérieuse des textes bibliques ne peut qu’amener à voir à quel point Jésus est Juif (n’oublions pas le titre de son étude : Un certain Juif) et s’intègre dans la société juive de son temps : loin de développer un message généraliste déconnecté des préoccupations de ses compatriotes juifs, Jésus de Nazareth se rend dans les synagogues débat avec les autres rabbins juifs de la loi mosaïque, discutant du sabbat, du divorce, des serments, etc. N’oublions pas non plus qu’à sa mort et pendant longtemps, le christianisme ne sera qu’un mouvement juif parmi d’autres comme le pharisianisme, les sadducéens ou les esséniens. Les premiers Apôtres sont tous Juifs et s’adressent d’abord à leurs coreligionnaires en se rendant au Temple où ils participent à la prière commune. Ce n’est qu’à la fin du premier siècle que progressivement, la rupture entre juifs et chrétiens sera consommée.

Débattant donc avec ses coreligionnaires dans les synagogues, Jésus tend à développer une position “modérée” ou “humaine”. C’est-à-dire qu’il s’oppose à de nombreuses reprises aux subtilités théologiques et aux interprétations rigoristes des pharisiens pour développer une approche de la loi juive pleine de bon sens (le mot est de Meier), tenant compte des préoccupations concrètes des gens, sincèrement attachés aux grands principes de la loi mosaïque mais peu versés dans les débats exégétiques obscurs auxquels se livrent les érudits dans les synagogues. Ainsi du sabbat : “Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat” (Mc 2,27), ce que Jean confirme d’une autre manière :

Aussi les Juifs n’en cherchaient que davantage à le tuer, puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant égal à Dieu (Jn 5,18)

Ou encore, voyons tout le chapitre 23 de Matthieu (l’Évangile le plus critique avec les pharisiens) où dans une longue tirade de nombreux versets commencent par “Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites”, Jésus critiquant vivement l’interprétation rigoriste de la Loi qui se focalise sur des détails d’observance jusqu’à en perdre le sens profond (la justice et la miséricorde). Pourtant la loi juive, loin d’avoir le sens minimaliste que l’on donne aujourd’hui au mot “loi” (une série de normes et de règles), se comprend bien plus largement dans le monde juif des premiers siècles comme l’ensemble des conseils et des enseignements donnés par Dieu à Israël dans sa révélation : Torah se traduirait plus justement par « Guide » plutôt que par « Loi ». Cette position critique de Jésus vis-à-vis de certaines interprétations rigoristes de la Loi ne conduit nullement ce dernier à remettre en cause la Torah en général, encore moins à opposer “amour” et “loi” comme on le fait volontiers aujourd’hui. D’ailleurs, critiquer certaines interprétations pharisiennes n’est possible que si l’on accepte le cadre général de la Torah : si le cadre lui-même disparaît, alors les débats d’interprétation n’ont plus de sens.  En clair, Jésus est d’abord un Juif avec un message s’adressant à ses coreligionnaires, ce qui n’exclut pas plusieurs divergences, certaines majeures, entre lui et les érudits  de son époque.

En effet, Jésus se distance de la Torah à plusieurs reprises. En premier lieu Jésus le prophète Juif est quasi-silencieux sur les règles de pureté rituelle ou alimentaire, sujet d’importance sur lequel on s’attendrait, « en bon rabbin », à ce qu’il prenne position (Meier concluant que la quasi-totalité des déclarations de Jésus sur le sujet ne sont pas historiques mais remontent plutôt aux premiers débats dans la communauté chrétienne naissance après la mort de Jésus). Plus significatif, Jésus s’oppose explicitement à la Torah dans certains cas : il n’hésite pas à affirmer qu’un Juif pieux qui répudie sa femme en respectant toutes les précautions légales, puis en épouse une autre, viole en fait un commandement divin. Autrement dit, il interdit le divorce alors même qu’il était largement permis dans la loi Juive ancienne et dans le monde méditerranéen ancien en général, et même plus : un mari juif pouvait divorcer de sa femme juive pour pratiquement n’importe quelle raison. On imagine à quel point cela a pu choquer son auditoire. De même, Jésus donne une définition radicale de l’adultère en Matthieu 5 : “quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis dans son cœur un adultère avec elle”. Pourtant, dans la loi juive, il n’y a adultère que si un mari couche avec une autre femme mariée (ce faisant, il viole les droits de l’autre mari, non ceux de sa femme), mais il n’y en a pas si un homme marié couche avec une femme non mariée, car une femme ne peut pas exiger de son mari le monopole de ses relations sexuelles. On peut aussi mentionner l’interdiction des serments faite par Jésus (le fait de jurer au nom de Dieu, de prendre Dieu à témoin d’un acte ou d’une parole) alors que ceux-ci sont largement autorisés et même obligatoires dans certains cas d’après la Torah. Cette dernière interdiction est si troublante par rapport à la Loi que les premiers judéo-chrétiens semblent l’ignorer, Paul, par exemple, jurant sans retenue (par ex. 1, Thessaloniciens 2, 5). Le pire est certainement la parole de Jésus à propos du sang : « buvez en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance » (Mt 26 par ex.). Or, la consommation du sang est explicitement interdite par la Torah à de nombreuses reprises, dans le Lévitique (17,14 par ex.), dans la Genèse (9,4), dans le Deutéronome (12,23), etc. Le sang est en effet un symbole de vie dont on se sert dans les sacrifices et dans les rites pour signifier l’appartenance, la filiation indissoluble du peuple d’Israël à Dieu, mais on ne le consomme en aucun cas : cela est considéré impur et dégradant. On imagine donc à quel point Jésus a pu choquer son auditoire avec de telles paroles, y compris ses disciples d’ailleurs, ainsi que les Évangiles en témoignent (cf. Jean 6:56 et suivants). Le critère de discontinuité et d’embarras joue ici fortement en faveur de l’authenticité d’un Jésus qui, bien que profondément Juif, n’hésite pas s’opposer, non pas seulement à certaines interprétations rigides des pharisiens, mais à la Torah elle-même !

C. Les commandements d’amour de Jésus

Dans la dernière partie du tome IV, Meier étudie les commandements d’amour de Jésus. Il insiste tout d’abord sur le fait qu’un historien ne doit pas présupposer, contrairement à un théologien chrétien, qu’il y a un principe (“l’amour”) qui serait le principe explicatif majeur de tout le message de Jésus, le principe qui sous-tendrait tout ce qu’il a dit et fait. Il faut étudier de façon détaillée chaque parole avant d’en conclure quoi ce soit. Les différents commandements d’amour peuvent éventuellement être unifiés à posteriori, non à priori. Ainsi, via l’étude détaillée des différentes paroles de Jésus sur l’amour, Meier conclut les choses suivantes.

Étonnement quand on pense à la masse des commentaires théologiques et des sermons sur le sujet, les paroles de Jésus se rapportant à l’amour sont peu nombreuses. Le verbe “aimer” (agapaō), l’adjectif “aimé” (agapetōs) et le nom “amour” (agapē) ne se trouvent respectivement que 7, 5 et 2 fois dans toutes les Évangiles, et encore ne sont-ils pas toujours dans la bouche de Jésus. Le verbe phileō (aimer) et les noms philéma et philos (respectivement “embrasser” et “ami”) n’ont qu’une occurrence chacune. Seul Luc use beaucoup de philos (quinze occurrences) ce qui est logique puisque ce terme provient de la culture hellénistique, et Luc est l’Évangile qui en est le plus imprégné. Mais philos n’est pas à strictement parler du vocabulaire de l’amour…. Enfin le nom erōs (verbe eraō), faisant référence à l’amour passionnel ou sexuel, ne se trouve nulle part dans le Nouveau Testament. Au final, on a une grosse quinzaine de termes faisant référence à l’amour dans tous les Évangiles, à comparer avec les 53 occurrences du terme « Royaume de Dieu » ! Bien sûr, un prédicateur chrétien soulignera que l’amour chez Jésus ne se trouve pas uniquement dans ses paroles mais aussi dans ses actes : guérisons, attention aux pauvres et aux malades, accueil des pécheurs et des marginaux, et enfin, mort sur la croix pour la rédemption de l’humanité, ce dernier point constituant l’aspect spécifiquement théologique et chrétien de la prédication. Cependant, l’objet du Tome IV de Meier (et par conséquent, de cet article) est de se concentrer sur les paroles de Jésus, ses actes ayant déjà été abordés dans les tomes précédents (nous y reviendrons, nous, dans la dernière partie de cette synthèse).

Les différents commandements d’amour de Jésus sont tous différents et rédigés dans des contextes théologiques différents. On ne peut pas unifier arbitrairement le commandement d’amour johannique (“Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé”) qui ne se trouve qu’en Jean et qui est fortement marqué par l’intention théologique de cet Évangile (cf. deuxième article de cette série), avec le débat scripturaire marcien du chapitre 12 entre Jésus et un scribe juif (“Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de tout ton esprit et de toute ta force (…) Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. Il n’y a pas de plus grand commandements que ces deux-là”), ni, enfin, avec le commandement matthéen lapidaire (“Aimez vos ennemis”).

De plus, le mot “aimer” dans la bouche de Jésus, et en particulier le dérangeant “aimez vos ennemis” n’a rien à voir avec le sens qu’on lui donne (malheureusement) souvent dans le monde occidental moderne : il ne s’agit pas d’éprouver des bons sentiments ou de ressentir de l’affection. Il s’agit d’un ordre, basé sur la Loi juive, de vouloir et de faire le bien. Jésus n’est évidemment pas insensé au point d’ordonner à ses disciples d’éprouver des sentiments pour leurs ennemis : en supposant même que ce serait possible, serait-ce encore des ennemis dans ce cas ? Non, le commandement d’aimer de la part de Jésus est un commandement de vouloir et faire du bien, y compris à son ennemi, et ceci dans le respect de la volonté de Dieu. Il en va de la volonté et des actes d’abord ; des sentiments ensuite.

Quoi qu’il en soit, à l’exception du commandement johannique, trop marqué par la théologie de Jean pour qu’on puisse y déceler la moindre trace d’historicité, et de la règle d’or qu’on trouve par exemple dans Luc 6 (“Ce que vous voulez que fassent pour vous les humains, faites-le pour eux pareillement”) qui préexiste largement à Jésus et que ce dernier n’a probablement jamais énoncé, les commandements d’amour de Jésus sont authentiques, c’est-à-dire qu’ils viennent probablement d’une tradition orale mise par écrit qui remonte effectivement au Jésus historique. Avec ces différents commandements d’amour, Jésus innove par rapport à la Loi juive ancienne. Ici le critère de discontinuité est pleinement opérant. Ce peut être dans la formulation :  “Aimez vos ennemis” ne se trouve nulle part dans la littérature vétérotestamentaire, ni dans les écrits de Qumran, ni dans les pseudépigraphes, ni chez Philon ou Josèphe, ni même dans le reste du Nouveau Testament. Ce peut être aussi dans la façon de reprendre différents commandements des Écritures juives provenant de textes différents (Deutéronome 6, qui prescrit d’aimer Dieu, et Lévitique 19, qui prescrit d’aimer son prochain), de les assembler en les comparant pour en tirer un enseignement (technique que les rabbins développeront plus tard sous le nom de gězērâ šāwâ, ce qui fait dire à Meier en conclusion que Jésus est peut être le premier Juif mentionné dans les sources écrites à faire usage de la gězērâ šāwâ), et surtout de les ordonner, en déclarant, de sa propre autorité, que celui-là est premier, et celui-ci second, pour conclure qu’à eux seuls ils sont le sommet de la Torah. C’est Matthieu qui, reprenant Marc, ajoutera que toute la Loi et les prophètes peuvent se résumer, se réduire à ces deux commandements. “Cette quadruple configuration d’un double commandement d’amour ne se trouve nulle part ailleurs dans l’Ancien Testament, ni dans le reste du Nouveau Testament, ni dans la littérature du judaïsme du second Temple, ni dans les premiers écrits patristiques.” (Meier, Tome IV, p. 28)

Conclusion sur le message de Jésus

La conclusion est que nous avons affaire à un Jésus prophète vraiment Juif du premier siècle, qui débat avec ses coreligionnaires de la Loi juive et de la façon de la comprendre et de l’appliquer sur des points qui peuvent nous paraître aujourd’hui des détails anecdotiques mais qui étaient considérés comme de première importance pour tout Juif pieux de la Palestine du premier siècle y compris, donc, Jésus. Jésus de Nazareth apparaît comme un Maître dans la connaissance de la Loi, précurseurs sur certains points d’enseignements ultérieurs. Il développe une interprétation de la Torah, notamment dans l’application du Sabbat, qui peut être qualifiée de modérée et sensée, c’est-à-dire applicable pour le peuple Juif “de base”, loin des contorsions rigoristes de certains maîtres pharisiens. Sur d’autres points en revanche, il n’hésite pas à être radical, amendant ou s’opposant frontalement à la Loi : il interdit par exemple le divorce et les serments alors qu’ils sont soit permis, soit encouragés dans la loi juive ancienne. Reprenant la Torah, il met l’accent sur l’amour en ordonnant et unifiant différents commandements juifs. Et tout cela, de sa propre autorité ! En ce sens, et je reprends là les termes mêmes de Meier dans sa conclusion du tome IV, Jésus est un véritable prophète charismatique : la plupart de ses argumentations halakhiques ne sont pas basées sur les “canaux traditionnels” (loi, coutume, élection, expérience, durée des études, ordination, succession héréditaire) mais sur sa propre autorité, qui vient directement de Dieu : “il en est ainsi parce que je dis qu’il en est ainsi”, ce que Jésus marque fréquemment par la formule, d’ailleurs sans parallèle à l’époque : Amen, je vous le dis.

Puisqu’on en est aux formules, insistons sur le fait que Jésus a une façon typique, quasiment unique, d’enseigner. Il aime les images, les métaphores et les paraboles ; il utilise fréquemment des formules concises, abruptes, y compris choquantes et dérangeantes pour son auditoire : “ne jurez pas du tout”, “viens, suis-moi”, “laissez les morts enterrer leurs morts”, “celui qui perd sa vie la sauvera”, “vous ne pouvez servir Dieu et Mammon”, “ce que Dieu a uni, que personne ne le sépare”, “ceci est mon corps”, “aimez vos ennemis”, etc. ; il se sert aussi régulièrement de chiasmes et d’antithèses : “Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis”  ou encore  le long sermon sur la Montagne basé sur le chiasme “il a été dit….moi je vous dis” (Mt 5). Ce sont des exemples typiques. Enfin, comme on l’avait déjà mentionné, si Jésus est resté ouvert aux gens des Nations et aux païens, reconnaissant qu’ils peuvent atteindre le Royaume de Dieu, son enseignement et son message se sont en premier lieu adressés aux membres de la communauté israélite.

Arrivé au bout des quatre tomes déjà publiés par Meier, après une longue argumentation de trente-six chapitres et quelques milliers de pages, nous pouvons mesurer le chemin parcouru. Certes, comme on l’a dit dès le début à la suite de Meier, notre connaissance de Jésus restera toujours fragmentaire, partielle, étant donné l’ancienneté du personnage et la faiblesse des sources, pour la plupart des interprétations chrétiennes à visée théologique. Il y aura toujours une part de mystère sur ce personnage Juif du premier siècle qui a tant marqué notre civilisation. Néanmoins, nous avons déjà plusieurs éléments hautement probables, certains ou quasi-certains, qui nous permettent d’écarter les discours les plus fantaisistes sur Jésus. Ainsi:

  • Jésus a bien existé (exit les théories mythistes) ;
  • Jésus combinait dans sa personne plusieurs caractéristiques uniques  : à la fois un rabbin célibataire, maître dans la connaissance de la Loi, mais aussi un exorciste qui expulse les démons, un thaumaturge qui guérit les malades, un baptiseur qui pratique à la suite de Jean un baptême de repentance et qui enseigne à ses disciples à faire de même, un prophète eschatologique qui annonce le Royaume de Dieu à venir et la nécessité de la conversion dès maintenant, un enseignant qui explique sa conception de la Torah aux foules, un maître qui entraîne douze disciples à sa suite, disciples desquels il exige un suivi radical et complet (beaucoup plus, en fait, que la plupart des maîtres juifs et non-juifs dans les mouvements religieux et philosophiques de la même époque) et à partir desquels il organise un mouvement relativement structuré avec un chef à leur tête, etc.

On peut donc évacuer toutes les vie de Jésus qui ne prennent pas l’ensemble de ces points en compte : exit les Jésus-philosophe-cynique-gréco-romain, les Jésus-mendiant-itinérant-anti-institutions-religieuses, les Jésus-message-d’amour-universel-se-désintéressant-de-l’application-concrète-de-la-loi-Juive, les Jésus-moraliste-rationnel-qui-n’accomplit-pas-de-miracles, les Jésus-religieux-anarchiste-vivant-d’amour-et-d’eau-fraiche, pour ne citer que les moins stupides.

Nous avons finalement un portrait déjà consistant du Jésus historique. Mais nombre de mystères restent encore à éclaircir. Par exemple, d’où un artisan du bois à peine lettré, venu du trou perdu qu’était Nazareth pouvait-il tirer une telle autorité, un tel charisme, une telle connaissance de la Loi ? Plus intéressant, et bien plus polémique : qu’à dit Jésus de lui-même ? In fine, quelles relations y-a-t-il entre la foi chrétienne telle qu’elle s’est développée après Jésus, c’est-à-dire la croyance en Jésus-Dieu, et Jésus lui-même ? Jésus a-t-il été “divinisé” tardivement par l’Église (notamment Paul) ou s’est-il affirmé Dieu ? S’est-il considéré comme un Messie, un homme élu Envoyé de Dieu, ou comme Dieu lui-même ? Plus précisément, peut-on tirer la foi chrétienne des Évangiles analysées historiquement (parmi d’autres interprétations) ? Que penser de la lecture que réalisent les Églises chrétiennes, et notamment l’Église catholique, de la vie de Jésus de Nazareth ?

Nous traiterons ces difficiles questions dans les articles suivants.

4 réflexions sur “Un certain Juif, Jésus (6/12)

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