Note de lecture : Les Déshérités, de François-Xavier Bellamy

Les-desherites

Comme professeur de lycée, je suis intéressé depuis longtemps par les débats liés à l’école et aux questions pédagogiques. J’ai publié plusieurs articles sur le sujet, ici même, notamment sur la question du niveau des élèves (lien), des valeurs transmises à l’école (lien), du lien entre école et démocratie (lien) où je commentais notamment un texte de Laurent Lafforgue, de propositions pour l’école (lien) ou encore des réformes de l’université (lien).

J’ai donc lu avec intérêt le court essai de François-Xavier Bellamy, agrégé de philosophie (et désormais connu du grand public puisqu’il est tête de liste LR aux élections européennes) publié en 2014 : Les Déshérités ou l’urgence de transmettre. Le titre étant une référence assez évidente aux Héritiers (1964) de Bourdieu et Passeron (ou plutôt : contre Bourdieu et Passeron), il m’a interpellé. Très honnêtement, venant d’un esprit qui s’affirme conservateur, je m’attendais à une énième plainte un peu réactionnaire sur l’école qui ne transmet plus rien, la perte des valeurs, et les jeunes qui ne respectent plus leurs aînés et gnagnagna.

« Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe, méprisent l’autorité et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. » Socrate , d’après Platon

En fait, l’essai s’est révélé intéressant et stimulant, même s’il a à mon avis de grandes faiblesses sur lesquelles je reviendrai. On peut diviser l’ouvrage en deux grandes parties : dans une première, Bellamy revient sur l’héritage intellectuel de trois penseurs (Descartes, Rousseau, Bourdieu) qu’il accuse d’être à l’origine d’une vaste crise de la transmission. La deuxième partie est un vibrant plaidoyer pour la culture et la transmission de la culture. Terminons en disant que l’ouvrage est clair, court mais relativement dense (surtout la première partie) et très bien écrit.

René Descartes, la remise en question de l’autorité du maître

Selon Bellamy, Descartes est à la racine d’une crise de la transmission séculaire en Occident. En effet, de tous ceux qui remirent en doute ce qu’ils apprirent, c’est bien Descartes le plus célèbre et c’est celui qui aura la plus profonde influence. Comment peut-on définir en peu de mots la pensée cartésienne ? Par le rejet des arguments d’autorité. Descartes, c’est cet élève brillant, issue d’une des meilleures écoles de son temps (le collège jésuite Henri IV de La Flèche), qui est pris d’un doute vertigineux sur la sureté de ce qu’il appris. Et si la pensée des Anciens était incertaine ? Voyageant à travers toute l’Europe au début du XVIIème, il exerce divers métiers, découvre d’autres mœurs et d’autres façons de penser.

Bouleversé lorsqu’il apprend la condamnation de Galilée par le Saint-Office, Descartes publie alors son fameux Discours de la méthode (1637) où il expose sa méthode de pensée de déconstruction-reconstruction, qu’il veut universelle : commencer par douter de tout, ne rien admettre, puis reconstruire le savoir petit à petit, en commençant par les vérités les plus élémentaires (le fameux cogito ergo sum) et en s’appuyant sur des principes mathématiques clairs. Ce qui fait la particularité de la pensée cartésienne c’est la solitude : Descartes veut reconstruire le savoir par lui-même, il préfère un savoir acquis par des règles claires que de recevoir sans comprendre d’autres que lui. Il est donc le père de l’autonomie intellectuelle et de la philosophie moderne, et, selon Bellamy, d’une crise de la transmission.

Jean-Jacques Rousseau, à quoi bon tout ce savoir ?

L’influence de Rousseau sur la pensée pédagogique contemporaine est plus importante encore, selon Bellamy. En fait, nous rejouons du Rousseau tous les jours, mais sans être aussi radical que lui. En 1750, le philosophe publie Discours sur les sciences et les arts, sa réponse à un concours de l’académie de Dijon : « Si le développement des sciences et des arts à contribuer à épurer les mœurs ». L’année précédente, Rousseau affirme avoir eu une illumination intellectuelle, lors d’une balade à Vincennes : le développement des sciences et des arts, bref, le développement de la culture, ne rend pas l’homme meilleur, pire : cela le pervertit. En effet, la culture nous éloigne de la nature, état d’innocence originel que nous avons perdu en développant la civilisation. A l’état sauvage, l’homme est naturellement bon : c’est le mythe du « bon sauvage », forgé par Rousseau. C’est la société qui pervertit l’homme et entraîne dépravations, alcoolisme, dépression et violences. En multipliant les artifices vains, les œuvres inutiles, les savoirs abscons, les accumulations d’ornements matériels et intellectuels, le développement de la civilisation a fait perdre à l’homme toute son innocence première. La technique même est mauvaise, car elle décrépit les qualités naturelles : si le sauvage avait une échelle, grimperait-il si vite à l’arbre ?

De cela Rousseau tire une théorie pédagogique qu’il met en œuvre dans Emile ou l’éducation (1762) qui provoquera un scandale lorsqu’il est publié, et pas seulement parce que son auteur a abandonné ses enfants. Dans cet ouvrage, Rousseau met en effet en scène un maître éduquant son élève (Emile) à l’aide des principes qu’il a lui-même établis. Puisque la civilisation et le savoir corrompt, il s’agit d’éviter toute débauche de savoirs, d’éviter même tout savoir qu’Emile ne découvrirait pas lui-même. Le maître ne doit jamais enseigner, encore moins contraindre : il ne fait qu’accompagner Emile dans sa découverte des choses. Ô grand jamais il ne doit lire de livres (à une seule exception, provoque Rousseau : Robinson Crusoé), car les livres pervertissent l’âme, ils sont froids, rigides, dépassés, éloignés de la vie réelle, ils flétrissent les vertus naturelles. On n’apprend rien dans les livres, déclare Rousseau, on apprend tout dans la vie réelle. Le véritable enseignement c’est celui où l’on fait, pas celui où l’on lit. Bienheureuse ignorance ! Moins il en saura, meilleur il sera. « On n’a pas besoin de savoir les Offices de Cicéron pour être un homme de bien. Et la femme la plus honnête du monde sait peut être le moins ce qu’est l’honnêteté ». Au contraire, plus on en sait, plus on est triste, malheureux et orgueilleux.

« L’état de réflexion est un état contre nature et l’homme qui médite un animal dépravé » Jean-Jacques Rousseau

Rousseau s’oppose à Descartes sur bien des points, et en particulier sur l’idée que la culture est mauvaise car elle s’oppose à la nature ; cependant il le rejoint dans l’idée qu’il vaut mieux un savoir sûr qu’on a trouvé soi-même qu’un savoir reçu d’un autre qui risquerait, en plus, d’être incertain. En cela, les deux sont, selon Bellamy, à l’origine d’une profonde crise de la transmission. Bien sûr, aucun professeur d’aujourd’hui n’assumerait ouvertement les provocations de Rousseau en disant que la culture pervertit ou que les livres sont mauvais ; mais nous sommes tous enfants de Rousseau, estime Bellamy, en ce que nous avons progressivement mis en œuvre une pédagogie qui s’inspire des principes rousseauistes : ne rien imposer à l’élève, lui laisser découvrir le savoir par lui-même, faire plutôt que dire, mettre les élèves en activité, ne jamais rien apprendre par cœur et autres injonctions pédagogiques contemporaines sont des réminiscences des principes rousseauistes. La passion récente de l’Education nationale pour le numérique, grâce auquel l’élève n’a plus rien à apprendre puisqu’on « trouve tout sur internet », le professeur devant alors se transformer en un accompagnateur d’internautes (comment chercher efficacement sur internet, débusquer les fakes news, etc.) est encore pour Bellamy un signe de l’influence constante de Rousseau sur les pratiques pédagogiques contemporaines.

Mais c’est sans compter le vaste coup de poignard donné par Bourdieu, dans les années 1970, auquel Bellamy consacre les plus long développements.

Pierre Bourdieu, quand la culture distingue

Bellamy consacre au moins 30 pages à Bourdieu, et je dois dire que j’ai trouvé son résumé clair et précis. Alors que Bourdieu est fréquemment caricaturé par ses détracteurs (souvent de droite, souvent sans jamais l’avoir lu), on ne peut pas faire ce reproche à Bellamy. Rappelons donc avec lui les grands traits de l’analyse bourdieusienne, qui marquera définitivement les analyses sur l’école en France, exposés par Bourdieu et Passeron dans Les Héritiers (1964), puis La Distinction (1970) et enfin par Bourdieu seul dans La reproduction (1979).

Tout d’abord, chez Bourdieu la culture est un capital : de la même manière qu’un capital économique, il s’acquiert, se développe, s’entretient, se monnaie. Influencé par Marx, Bourdieu prend toutefois ses distances avec la dimension purement économique du marxisme, où tous les rapports sociaux prennent leur source dans les rapports de production. Chez Bourdieu, les rapports de force sont aussi culturels et symboliques : la culture est quelque chose dont on hérite mais qui fonde aussi un véritable rapport au monde, un habitus, ensemble de dispositions héritées qui s’incorporent dans la personnalité.

Cependant, Bourdieu s’inspire bien de Marx en mettant en évidence que la culture est l’enjeu de rapports de pouvoir et domination, d’où le jeu de mot sur le double sens du mot distinction : la culture est ce qui distingue (le beau et le moche, le bien et le mal, le chaud et le froid) mais aussi ce qui est distingué (donc noble). On dit de quelqu’un de cultivé qu’il est distingué. Les classes dominantes seraient gagnantes dans ce rapport de force culturel précisément parce qu’elles utilisent ce qui est distingué pour se distinguer des autres groupes, en faisant passer les goûts dominants pour les goûts de référence, contrôlant ainsi, via des institutions comme l’école, la production des normes culturelles légitimes.

Cette distinction aurait des buts symboliques (affirmer son pouvoir et présenter comme naturel ce qui est le fruit d’un rapport de force) mais surtout économiques : le capital culturel se transforme en capital économique parce qu’il permet d’entrer dans les cercles de pouvoir, savoir ce qu’il faut avoir lu, vu, écouté, comment il faut parler, ce qu’il faut être en un mot, pour accéder aux meilleurs emplois, aux meilleurs écoles, aux meilleurs réseaux.

Or, précise Bourdieu, tout ceci est purement arbitraire : la musique classique ne vaut pas intrinsèquement plus que le rap, ni la peinture contemporaine n’est ontologiquement supérieure à la pétanque. L’existence même des phénomènes de mode (ce qui était hier élégant est aujourd’hui ridicule) montre bien qu’il en va de rapports de pouvoir et non d’une supériorité intrinsèque d’une culture sur une autre.

Bourdieu, père d’une crise de la transmission

Le rapport avec une crise de la transmission n’est pas très difficile à comprendre. Chez Bourdieu et Passeron, l’école est une institution qui reproduit les inégalités sociales sous couvert de les abolir. En effet, la méritocratie républicaine sur laquelle elle est fondée n’est qu’une illusion dans la mesure où la culture valorisée à l’école est la culture des classes dominantes. Dans le jeu de la sélection scolaire, présenté comme méritocratique et égalitaire notamment à travers les fameux concours, les classes dominantes ont une familiarité évidente avec ce qu’il faut savoir, notamment grâce à un habitus centré sur la culture de l’écrit, un certain rapport au langage (on retrouve là chez Bourdieu l’influence des travaux du sociologue britannique Basil Bernstein qui distinguait les codes restreints et les codes élaborés).

S’appuyant sur de nombreuses statistiques, Bourdieu montre que les meilleurs élèves seront ceux qui ont reçu tout l’attirail culturel nécessaire dans leur famille, et qui, en plus, sont capables d’avoir ce rapport assez détaché au savoir, presque esthétique, apprendre en ayant l’air de s’amuser : ils seront alors jugés brillants. Les autres, les besogneux, les travailleurs, pourront certes être récompensés, mais n’ayant pas ce caractère distingué dans le savoir, seront jugés “trop scolaires”. Pour être un élève brillant, il faut donc être un héritier sans avoir l’air d’être un héritier, donc faire passer son héritage pour un don, ce que Bourdieu appelle “l’idéologie du don” : c’est elle qui est au cœur de la violence symbolique exercée par l’institution scolaire puisque ce qui définit la violence symbolique, c’est de masquer les rapports de force qui sont au fondement de son existence : l’élève brillant est un héritier présenté comme un génie, tandis que le besogneux admettra son infériorité en l’attribuant à un défaut de qualités naturelles. Des travaux de sociologie contemporaine continuent de prolonger cette thèse par exemple dans l’analyse des bulletins scolaires des élèves en CPGE (voir La noblesse scientifique de Blanchard et alii, 2014).

L’école est donc inégalitaire, car elle « présuppose une culture [la culture savante] sans jamais la délivrer méthodiquement ».

 L’école après Descartes, Rousseau et Bourdieu

Même si le choix de ne commenter que ces trois auteurs peut paraître arbitraire, il est indéniable que Bellamy a fait une sélection pertinente et que ces trois penseurs ont profondément influencé la perception que nous avons de l’école et la façon de transmettre. On s’attendrait donc à ce que la suite de l’ouvrage réponde à la question centrale : que transmettre, comment transmettre après Descartes, Rousseau et Bourdieu ?

Or, malheureusement, il n’en est rien. Bien sûr, Bellamy n’est pas un expert des “sciences de l’éducation” qu’il fustige d’ailleurs mais on aurait pu imaginer, après une analyse intellectuelle aussi intéressante, que la deuxième partie de son ouvrage serait plus “concrète” ou “propositionnelle”, qu’il rentrerait précisément dans les détails (où se niche le diable !), qu’il exposerait quelques idées générales sur l’éducation ou la pédagogie, présenterait quelques débats voire, on peut rêver, actualiserait la critique de Bourdieu avec des critiques contemporains (la sociologie de l’éducation a évolué depuis Bourdieu !). Ou qu’il nous livrerait son expérience de professeur.

Mais la seconde partie de l’ouvrage est un vibrant plaidoyer pour la culture. Et rien de plus. Alors, évidemment, c’est bien écrit et quand Bellamy expose comment la culture nous transforme et nous élève, nous humanise en un mot, on n’a pas grand chose à redire. Mais cela laisse un goût d’inachevé : d’abord, parce qu’on ne trouve aucune définition un peu élaborée du mot “culture” alors même, excusez du peu, qu’il y a un très grand nombre de travaux en sociologie, anthropologie, philosophie… qui ont étudié la question. Lire par exemple l’introduction de cet ouvrage. On ne demande pas à Bellamy de faire une thèse mais enfin, faire l’apologie de la culture sans s’intéresser sérieusement à définir l’objet de son étude…Surtout, on a l’impression que Bellamy ne prend ni Descartes, ni Rousseau, ni Bourdieu au sérieux. Tout en reconnaissant l’apport immense de ces trois penseurs à la question de l’école, Bellamy termine son ouvrage en faisant comme s’ils n’avaient jamais existé, comme si on pouvait continuer à parler de l’école comme avant, ce que fait essentiellement la deuxième partie de son ouvrage.

Je crois au contraire qu’il faut prendre Descartes, Rousseau et Bourdieu au sérieux. Bourdieu en particulier, ne livre pas seulement une analyse philosophique de l’école : durant toute sa carrière il a fait un véritable travail de sociologue, avec une dimension empirique, appuyé par des entretiens, des statistiques nombreuses et variées. Le lien entre origine sociale et réussite scolaire est fermement établi par des générations de chercheurs : on ne peut pas balayer cela d’un revers d’un main en se contentant de dire “il faut d’urgence transmettre, car la culture transforme notre être et n’est pas seulement un avoir”. La seule réflexion pédagogique de la seconde partie de l’ouvrage est une courte apologie du par cœur… Bien, mais encore ? On trouve aussi une vive critique de la (désastreuse) réforme du collège de Belkacem, sans aucun doute pertinente mais aujourd’hui dépassée, car cette réforme est enterrée. La qualité argumentative de la première partie de l’ouvrage laisse place à un texte envolé, certes ; écrit dans une belle langue, certes : sur lequel on a en définitive peu à redire ; mais fort pauvre en arguments !

Dans la suite de cet article, je vais donc poursuivre l’analyse que Bellamy n’a pas entrepris en essayant de dégager quelques pistes : comment enseigner après Descartes, Rousseau et Bourdieu ?

Après Descartes : transmettre l’autonomie intellectuelle ?

L’exigence cartésienne est d’avoir non seulement des méthodes pour penser mais encore de questionner l’autorité du dogme : c’est donc une excellente méthode scientifique. Contrairement à ce que semble penser Bellamy (j’écris semble, car cela ne m’a pas paru très clair), penser par soi-même est un très bel objectif éducatif que nous tenons de Descartes. Mais pour penser par soi-même, il faut d’abord accepter de recevoir. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux termes, alors que Bellamy oppose excessivement le projet cartésien à toute transmission.

Il me semble de plus que l’autonomie intellectuelle est un objectif d’autant plus pertinent aujourd’hui, car notre monde (économique et social) évolue bien plus vite qu’avant. Un élève qui obtient son bac aujourd’hui sera donc probablement confronté à des débats de société, des technologies, des emplois, des discussions dont nous n’avons pas la première idée aujourd’hui. Lui donner la capacité d’exercer son esprit critique avec discernement en tous temps est un bel objectif et nous devrions remercier Descartes pour cela.

Il serait caricatural d’en déduire que l’école doit se réduire à transmettre des méthodes et non plus des contenus puisque “tout est sur internet”. C’est vrai, l’école d’aujourd’hui intègre plus de méthode que celle de Descartes, mais on est très loin d’être à 100% de méthode, 0% de contenus, ce qui serait d’ailleurs parfaitement absurde. L’histoire de France et la langue de Molière seront toujours enseignées. Mais il est peut être plus nécessaire que jamais de montrer à l’élève en quoi ils sont actuels, en quoi ils vont le rendre plus autonome intellectuellement. Et il est bénéfique d’accompagner les contenus d’un enseignement des méthodes. Apprendre les auteurs en philosophie, c’est utile à la formation de l’esprit, comme le pense Bellamy ? Bien sûr, mais l’enseignement de la philosophie ne peut pas non plus se résumer à un enseignement de l’histoire des auteurs : il faut apprendre aux élèves à philosopher ! Rien n’est plus contraire à l’esprit même de la philosophie que de réduire son enseignement, spécialement au secondaire, à l’apprentissage besogneux de dizaines d’auteurs.

De plus, depuis Descartes, nous avons traversé des siècles d’individualisation croissante. La question est aussi : comment transmettre dans un contexte de fort individualisme, où l’élève veut être son propre maître ? Il importe de savoir comment reconstituer des collectifs (ce que constitue par définition une classe) ce qui pose la question de l’autorité des professeurs. L’école est paradoxalement cette institution de la contrainte la plus forte (une “institution totale”, diraient certains sociologues) mais au service de l’autonomie la plus grande. Cette remarque n’est pas nouvelle. Dès 1803, Kant remarquait déjà l’évidence :

« Un des plus grands problèmes de l’éducation est le suivant : (…) Comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme, et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté » Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, 1803.

Comment montrer aux élèves que la liberté est d’autant plus grande qu’on a d’abord accepté la contrainte que constitue l’école ? Quelles stratégies pédagogiques ? Comment gérer des élèves aux niveaux très différents (par des classes de niveaux ?) Voilà une première série de questions pour lesquelles les travaux en sciences de l’éducation ne sont pas inutiles.

Toute la réflexion sur le cours magistral, à peine esquissée par Bellamy, pourrait être intégrée ici. Sans doute la critique du cours magistral est-elle allée trop loin dans l’école actuelle, mais on ne peut non plus en faire une apologie naïve comme Bellamy : critiquer le cours magistral c’est critiquer une méthode de transmission et non pas renoncer à toute transmission. Quand on dit qu’on veut qu’un élève s’approprie le savoir, on dit qu’on veut qu’il engage une authentique activité intellectuelle, forcément personnelle dans la mesure où le professeur ne peut pas forcer une conscience ni contrôler les opérations mentales après lesquelles un élève va pouvoir dire : “j’ai compris” !

Délivrer une information n’est pas forger une connaissance. Ceci est particulièrement valable en sciences, où le critère de jugement est le vrai contrairement à la littérature. Or, le tout-magistral ne permet qu’une faible activité intellectuelle des élèves, puisqu’ils se comportent en copistes de la parole du maître : certes, c’est beaucoup plus confortable pour le professeur, car préparer un cours magistral demande beaucoup moins de temps et d’efforts que de chercher des stratégies pour mettre ses élèves en situation d’apprendre et de comprendre. Bien sûr, le magistral peut être nécessaire dans diverses circonstances (ne serait-ce que pour noter une définition, habituer les élèves à prendre des notes, ou plus prosaïquement gagner du temps pour finir un programme), mais peut-on sérieusement prétendre enseigner la physique en se contenter de faire systématiquement deux heures de prise de note ? C’est précisément ce qu’a rejeté Descartes. Sur un plan purement cognitif, personne ne croit sérieusement qu’on peut écouter quelqu’un parler pendant deux heures en prenant des notes, sans jamais se déconcentrer, sans jamais se relâcher. Que celui qui a assisté à une réunion de 2h sans jamais consulter son téléphone ou regarder ailleurs lève le doigt. Le professeur Bellamy a-t-il oublié l’élève qu’il a été ? En la matière, c’est un équilibre à trouver et le dogmatisme est nuisible. Je veux bien admettre cependant que sous l’influence d’inspecteurs zélés, l’école a pu aller trop loin en proscrivant totalement toute approche magistrale, notamment au collège.

Après Rousseau : enseigner des savoirs utiles ?

« Un avocat capable, entre les deux guerres, de réciter et de composer des vers latins pouvait accroître l’estime de son entourage. Aujourd’hui, cela ne sert à rien : le cadre supérieur doit apprendre l’art de la lecture rapide, du résumé, des langues étrangères orales, le tennis. Il vaut mieux connaître Wilander que Les Géorgiques. » Baudelot et Establet

De Rousseau, je ne retiens pas sa théorie sur l’état de nature et du bon sauvage, complètement dépassée aujourd’hui. En revanche, la théorie rousseauiste de l’éducation peut nous poser la question de l’utilité des savoirs que nous transmettons. A quoi bon une tête bien pleine si elle n’est pas bien faite, dit le vieil adage.

Derrière cette discussion il y a de véritables débats pédagogiques, qui ne sont même pas esquissés par Bellamy. A partir de quand devons-nous permettre à un élève d’aller vers l’enseignement professionnel ? Devons-nous établir des hiérarchies entre savoirs techniques et savoirs généraux ? Comment se poser la question du rendement économique des diplômes ?

Admettons d’abord que la prudence est de se situer entre deux extrêmes. Le premier, une interprétation rousseauiste stricte, serait de dire qu’il ne faut rien enseigner de contraignant, que tout doit se faire dans l’action, et que tout doit viser à l’utilité économique (transmettre un métier). Apprendre à construire une table ou à réaliser des entretiens d’embauche serait donc bien plus important que faire de la philosophie en terminale. Le second est l’extrême inverse : l’utilité économique des diplômes ne doit jamais entrer en ligne de compte, il faut transmettre avant tout une culture générale et scientifique abstraite, et repousser le plus tard possible le choix de la voie professionnelle.

Aucune de ces deux solutions ne semble pertinente : la première ignore totalement que la culture n’a pas un but strictement utilitaire : c’est même la définition de la culture ! On ne peint pas un tableau, on ne joue pas de la musique, on ne lit pas une œuvre classique parce que ça va nous rapporter de l’argent ou nous donner un emploi immédiat. Mais la seconde est tout aussi extrême : elle ignore totalement que l’école n’est pas et ne peut être une institution totalement abstraite dans un univers clos : en dehors, il y a tout un monde à commencer par le monde du travail. Or, transmettre une culture sans jamais se poser la question de son utilité économique est une grande injustice, remarquaient les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat dans Qu’est-ce qu’une école juste ? : comment peut-on laisser un jeune s’engager dans une filière longue et intellectuellement exigeante s’il n’y a aucun débouché rentable ? Les enfants des classes supérieures auront toujours les réseaux pour accéder aux meilleurs emplois, contrairement aux enfants des classes populaires, qui se retrouveront sans rien, frustrés et déçus.

Pour se situer entre ces deux extrêmes, il faut d’abord se demander de quel côté penche le système éducatif français. Etant donné la place très forte de l’enseignement général (dont le but, comme son nom l’indique, n’est précisément pas de délivrer des savoirs utiles immédiatement) dans le système français, où les savoirs techniques et l’enseignement professionnel sont constamment dévalorisés (la fameuse voie de garage), il me semble qu’on est plus proche de l’extrême qui plaît à Bellamy plutôt que de Rousseau. En témoigne, entre autres exemples, la voie royale de la filière S et le très fort prestige symbolique du choix des mathématiques comme porte d’entrée à la plupart des filières, alors que la plupart des élèves n’auront strictement aucun usage professionnel de ce niveau d’abstraction : on retrouve l’idée de Bourdieu : les mathématiques sont plus un outil de distinction qu’une formation réelle en mathématiques appliquées.

De plus, la question centrale est pour moi une question d’âge. Enseigner en vue d’un emploi à l’âge de douze ans paraît absurde, et il me semble que la France fait bien de ne pas suivre l’Allemagne sur ce point. En permettant trop tôt aux élèves de quitter l’enseignement général, on renonce à leur transmettre une culture commune exigeante (tout ce que dénonce Bellamy), on augmente les inégalités scolaires, et puis on ne peut pas demander à un enfant de douze ans s’il veut être plombier ou coiffeur ! Mais en ne permettant à ce dernier de quitter la voie générale qu’après dix-huit ans, comme le prônent certains courants intellectuels (généralement à gauche), on prend le risque de générer ennui et frustration chez les élèves, tout en hiérarchisant radicalement les cultures (culture générale > culture technique) et en faisant peser sur les enseignants la lourde charge de s’adapter à des élèves que rebute l’enseignement trop général et abstrait, que rebute le fait de s’assoir sur une chaise huit heures par jour pour lire des documents, et qui aspirent à un enseignement plus concret (est-un crime ?).

Entre douze et dix-huit ans, quel est le meilleur âge ? A l’heure actuelle, c’est après le collège unique, donc à quinze ans, que s’opère la bifurcation, même si en réalité il y a des passerelles marginales dès après la cinquième dans la voie agricole. Quinze ans ne me semble pas un âge déraisonnable. A quinze ans, on peut déjà avoir une idée claire de ce qu’on veut faire plus tard. Faut-il faire ingérer de force Madame Bovary à un élève qui n’aspire qu’à apprendre un métier ?

Voilà une deuxième série de questions issues de Rousseau.

Après Bourdieu : que faire de la culture légitime ?

Il faut prendre Bourdieu au sérieux, et ce faisant il est difficile de contester l’argument de fond des sociologues, très bien établi statistiquement : Olivier Donnat, sociologue de la culture, montre par exemple que l’absence de lecture est cinq fois plus répandue dans les milieux ouvriers que dans les milieux cadres. Bernard Lahire, que le rapport au langage, très jeune, n’est pas le même. L’argument est par ailleurs renforcé par l’analyse de Raymond Boudon (laquelle aboutit aux mêmes conclusion en s’opposant sur la méthode) qui explique les différences de réussite scolaire par les différences de stratégies entre les familles favorisées et les familles défavorisées.

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L’école d’aujourd’hui ne peut pas être la même que celle de 1964, où à peine 10% d’une génération obtenait le baccalauréat. Si l’école a jamais été protégée de l’échec et de la violence, c’était avant tout par sa capacité à exclure, affirmait Dubet, puisque les classes populaires n’y entraient pas. Et puis, l’école est influencée par la société : faire de l’héritage bourdieusien la clef de lecture des échecs actuels (il est avéré que le niveau en lecture, en calcul ou en orthographe recule) est trop court pour dire le moins. L’arrivée massive des SMS, de l’informatique, des moyens de communications rapides et des vidéos en ligne a fait bien plus reculer le livre que toutes les théories abstraites sur l’éducation, tandis que des décennies de méthode globale ont fait des dégâts aujourd’hui parfaitement identifiés : tout cela est déplorable mais n’a pas grand chose à voir avec Bourdieu…Lequel, d’ailleurs (et il est important de le souligner) n’a jamais remis totalement en question la méritocratie scolaire. Il préférait à juste titre les illusions de la méritocratie scolaire à la reproduction familiale ! Lire l’excellent « Le mérite n’existe pas« , du sociologue Hugues Draelants.

Surtout, la critique de Bourdieu et Passeron peut être diversement interprétée, appliquée. Une interprétation radicale serait d’en conclure que démocratiser l’école, c’est diminuer l’influence de la culture légitime à l’école (les Humanités pour faire simple : lettres, latin, grec, philosophie), en remettant en cause l’idée même d’une culture légitime. L’école devrait alors dispenser un savoir qui se rapproche davantage de la culture des élèves : il faudrait moins de théorie, éviter d’être ennuyeux ou trop complexe, moins d’écrit et plus d’oral, s’appuyer davantage sur le “hors-cours”, etc. Ce qui donne lieu, on s’en doute, à d’interminables polémiques. Pensons ainsi au sujet de bac pro 2013, où une question, en français, invitait les élèves à commenter Jean-Jacques Goldman. Ce qui est intéressant avec l’analyse de Delaigue, c’est qu’au lieu de rentrer dans la polémique stérile pour savoir s’il eut mieux valu proposer du Baudelaire, il pose une question autrement plus pertinente : interroger les élèves à partir d’un texte de Goldman permet-il correctement d’évaluer leurs compétences en français ?

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de dire que les chansons de Jean-Jacques Goldman ont la qualité littéraire des œuvres classiques, que « Goldman, Molière, tout se vaut ». La question est de savoir si effectivement ce texte et les questions permettent de tester les compétences attendues des élèves.

Car après tout, si on met de côté la discussion sur la culture légitime (on y reviendra), en quoi commenter Goldman serait-il spontanément plus facile que commenter Baudelaire ? C’est peut être le cas, mais on remarquera que la polémique a surtout porté sur le choix de l’auteur, plus que sur la difficulté de l’épreuve.

Bourdieu lui-même n’a pas été très prolixe sur les solutions à tirer de son analyse. Il semble qu’après Les Héritiers, où il se prononçait en faveur d’une « pédagogie rationnelle », il ait plus ou moins renoncé à exposer des idées pédagogiques : et pour cause, il est difficile d’enseigner en disant soi-même que l’enseignement est une violence et que l’école ne fait que reproduire les inégalités : à quoi servent alors les enseignants ? Ils peuvent bien sûr reconnaître la part d’arbitraire, de socialement différencié dans les jugements scolaires (évaluer n’est pas et n’a jamais été une science exacte !), mais la critique la plus radicale de l’école peut difficilement provenir des enseignants eux-mêmes, ce qui reviendrait à se tirer une balle dans le pied. D’ailleurs, contre Bourdieu, de nombreux travaux de sociologie de l’éducation ont étudié “l’effet-maître”, c’est-à-dire la part des méthodes ou de la personnalité du professeur dans la réussite de ses élèves, part relativement occulté par Bourdieu pour qui la reproduction sociale est systémique et laisse peu de latitude aux actions pédagogiques individuelles.

On est heureusement en droit de reconnaître l’apport intellectuel de Bourdieu tout en le critiquant : un texte comme celui de Draelants et Ballatore (Capital culturel et reproduction sociale : un bilan critique, 2014) en est un excellent exemple. Cet article montre par exemple que l’idée qu’il y aurait une culture dominante enseignée à l’école est fort discutable ; que l’idée d’une complicité culturelle entre les professeurs et leurs élèves les plus favorisés est encore plus discutable, à l’exception de quelques grands lycées parisiens ; et que les classes dominantes sont aujourd’hui surtout omnivores (capacité à mélanger culture légitime et moins légitime : un professeur qui lit Platon et après joue à la Playstation aux mêmes jeux que ses élèves), tandis que culture savante et populaire ne sont pas étanches l’une à l’autre. On pourrait aussi discuter le fait qu’à l’époque de Bourdieu, la culture légitime était surtout littéraire et philosophique, et qu’aujourd’hui, ce qui est légitime, c’est les sciences et les mathématiques, que la culture est moins diffusée par l’école que par les industries culturelles de masses, et bien d’autres choses encore. Enfin, l’affirmation de Bourdieu selon laquelle les enfants d’ouvriers avec un parcours scolaire général et brillant sont une infime minorité (les “miraculés scolaires”) est aujourd’hui largement fausse, dans un système où un enfant d’ouvrier sur deux passe et obtient un bac général. Après Bourdieu, il y a encore beaucoup à dire !

Et la hiérarchie des cultures ? Goldman ou Baudelaire ? A la fin du texte Bellamy défend l’enseignement d’une « culture particulière » par rapport à l’universel abstrait de la « culture humaniste » : une « culture avec son langage, son histoire, ses figures et ses repères singuliers » (p. 190) : on comprend en filigrane qu’il parle de la culture française (il considère par exemple l’enseignement de Jeanne d’Arc ou la lecture de Madame de La Fayette comme plus efficace pour lutter contre les stéréotypes de genre que la lutte explicite contre les stéréotypes de genre), mais sans rentrer dans les détails, et c’est tout le problème, car Goldman en fait tout autant partie que Baudelaire ! Quant à Bourdieu, tout en défendant le relativisme (Baudelaire n’est pas intrinsèquement supérieur à Goldman), il avait conscience qu’une éducation totalement relativiste était impossible : enseigner, c’est par définition faire des choix sur le contenu de l’enseignement. Choisir d’étudier un morceau de rap n’est ni plus ni moins arbitraire que choisir Baudelaire, ainsi, citant Bourdieu, Bellamy conclut que l’enseignant ne peut jamais être parfaitement relativiste, et “qu’aucune pédagogie ne fera d’un individu l’indigène de toutes les cultures”.

De Bourdieu, on peut donc aussi conclure moins radicalement qu’il faut continuer d’enseigner la culture légitime, en faisant cependant en sorte d’expliciter davantage les enseignements et de rendre systématique l’acquisition des savoirs-faire nécessaires à la compréhension du cours, de façon à éviter que ce dernier implique, pour être compris, des notions préalables implicites (qui ne seraient de fait possédées que par les classes les plus favorisées). Cela signifie faire de la méthodologie, et ne pas demander à des élèves de synthétiser un texte ou rédiger un commentaire sans avoir explicitement travaillé la méthode en classe. Sinon, seuls les élèves déjà capables de ce travail -grâce à leur socialisation familiale- réussiront, et l’école perdra les autres.

Je ne suis pas relativiste, et je ne crois pas que le choix du corpus littéraire au collège ou au lycée soit totalement arbitraire. Goldman ne vaut pas Baudelaire. Mais je ferai d’abord remarquer que cette discussion n’existe qu’en littérature. En science, le critère du vrai étant central, on ne se pose pas la question. La hiérarchie s’opère à partir de ce critère. On enseigne pas le créationnisme comme une opinion parmi d’autres, à choisir dans un menu avec le darwinisme. Dans ma discipline, les sciences économiques et sociales, il peut y avoir des débats politiques et théoriques : le critère du vrai reste néanmoins central. Personne ne va enseigner aux élèves une théorie de l’épargne sans aucun fondement théorique ou empirique établi, dire que le prix ne joue aucun rôle sur les marchés, ou expliquer la création monétaire à la manière des débiles vidéos complotistes sur Youtube.

On sait la formule chimique de l’eau ou on ne la sait pas ; on sait, ou on ne sait pas, utiliser un microscope ou décrire correctement le fonctionnement des marchés financiers. En sciences, le savoir légitime est le savoir qui respecte la méthodologie scientifique admise dans une discipline, par opposition aux analyses du café du commerce ou aux raisonnements erronés. Dans ces matières, le débat se focalise alors surtout sur les méthodes d’enseignement, les buts et les objectifs de la discipline. Il a beaucoup moins de débats sur la hiérarchie des savoirs ou des sujets étudiés.

On ne s’étonnera donc pas que les critiques les plus virulentes de l’école moderne proviennent presque toujours de professeurs de français, de langues ou de lettres. Car c’est bien dans ces disciplines que se pose toute la question de la hiérarchie culturelle. L’aspect scientifique y tient en effet une place réduite (un peu de linguistique, un peu de grammaire) par rapport à l’étude de textes de référence. Mais le choix de ces textes peut prêter à discussion puisque la hiérarchie y est établie bien davantage sur des critères coutumiers, subjectifs, historiques… que scientifiques. Pour être clair, un lettré ne peut pas juger scientifiquement de la valeur d’un poème comme un physicien la valeur d’une analyse de physique (heureusement, d’ailleurs). Qu’est-ce qui fait la valeur d’un texte littéraire ? Cette part de subjectivité prête donc à moult débats, avec la question du corpus de référence : Baudelaire ou Goldman ?

Remplacer Baudelaire par Goldman (ou PNL…), et l’on court à une forme d’uniformisation de la culture, une diminution de l’éclectisme (comment croire que les élèves iront tous seuls au théâtre si l’école ne leur en fait pas lire ?), un nivellement par le bas, sous le faux prétexte d’une recherche de connivence culturelle avec les élèves qui serait contre-productive et moralement odieuse, pour reprendre les termes de l’agrégée de lettres Catherine Henri. Sortir les élèves de leur culture habituelle (et donc introduire une hiérarchie culturelle) est le fondement même de l’école ! D’ailleurs, tout le monde le reconnaît, de Bourdieu aux sociologues contemporains :

S’il n’y avait pas de hiérarchie culturelle, il n’y aurait pas d’école. François Dubet

Mais comment enseigner Baudelaire sans tomber dans le mépris de la culture des élèves, surtout de la part de vieux professeurs qui n’y connaissent rien et raisonnent dès lors à base de clichés (les jeux vidéo sont bêtes et violents, le rap est pauvre linguistiquement, on ne peut pas apprendre quoi que ce soit sur Youtube, etc.). C’est sur ce point que la critique de Bourdieu et Passeron devient à nouveau pertinente. Il y a une part d’arbitraire voire de recherche de distinction dans l’enseignement d’une culture d’élite cultivée qui méprise (distingue) tout ce qui n’est pas comme elle. Pour moi, les professeurs de lettres ont raison de se révolter quand on leur demande d’étudier des œuvres de moindre qualité pour faire « jeune », œuvres que les élèves peuvent découvrir sans l’école, contrairement à Baudelaire. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait nimber de mépris la culture des élèves, forcément bête, pauvre et sans intérêt. On peut au contraire s’appuyer dessus pour faire cours avec les élèves et non pas contre eux. Que le professeur qui méprise le rap commence par écouter Kerry James, Médine ou Sniper… Dans le rap comme partout il faut faire le tri (distinguer, tiens). Dans la masse des merdes commerciales d’une pauvreté affligeante, on trouve des perles.

Quant à l’orthographe, bien sûr qu’il faut continuer d’être exigeant sur l’orthographe, qui fonde une partie du sens. Bellamy a raison de rappeler que quand on confond est et ait, on ne maîtrise pas la distinction entre être et avoir. Les citations de l’anarchiste Gabriel Cohn-Bendit qui déclare que l’orthographe est inutile sont franchement datées. Et les (très rares) professeurs qui renoncent à l’évaluer sont coupables. Il n’empêche, dans l’espace médiatique, la bonne orthographe ou la bonne prononciation (le « bon accent ») sont toujours utilisés pour discréditer la prise de parole populaire. L’instrumentalisation du langage par les classes dominantes pour asseoir leur pouvoir est encore actuelle. Car nous avons tous un accent…

Dans toute la seconde partie de son ouvrage, Bellamy fait une apologie de “la” culture… Mais de quelle culture parle-t-il ? Tout ce qu’il dit sur l’humanisation que constitue la culture s’applique sans aucun doute à Baudelaire, mais aussi à des jeux vidéo, des rappeurs, des musiques et des films contemporains. Certains jeux vidéo sont de véritables œuvres d’art, des textes de rap sont sublimes, des films contemporains sont aussi instructifs que la lecture d’Aristote. Le professeur moderne est pour moi celui s’applique à transmettre cette culture classique qui élève les élèves, mais sans établir une distinction méprisante avec la culture des élèves, et au contraire cherche à s’appuyer sur celle-ci pour amener les élèves à en savoir plus, à en désirer plus tous les jours. A passer de Médine à Molière, et de Molière à Médine.

Quel plus beau métier, franchement ?

2 réflexions sur “Note de lecture : Les Déshérités, de François-Xavier Bellamy

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