Enseigner comment, enseigner quoi ?

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Comme d’habitude, rappelons avant de poursuivre cette série les enseignements des articles précédents.

Résumé des épisodes précédents

  • Dans le premier article, intitulé “L’école doit-elle transmettre des valeurs ?”, on a rappelé que la mission de l’institution scolaire était double : transmettre des connaissances et transmettre des valeurs.
  • Dans le second, nous avons évoqué (sans le trancher) le débat virulent sur la hiérarchie de ces deux objectifs : les valeurs doivent-elles être subordonnées aux savoirs ou l’inverse ? Par ailleurs, quelles valeurs transmettre ? D’abord des valeurs citoyennes (politesse, respect de l’autre et des lois, ouverture d’esprit) ou d’abord des valeurs scientifiques (curiosité intellectuelle, rigueur, esprit critique) ?
  • Dans le troisième, nous avons approfondi ces questions en se demandant dans quelle mesure les valeurs de la démocratie peuvent être transmises à l’école. En particulier, nous nous sommes interrogés sur la hiérarchie des savoirs et des cultures (problème qui se pose uniquement en langues et en lettres) ; nous avons également évoqué les oppositions entre modèles d’enseignement, l’importance du modèle constructiviste (qui part des élèves) face au modèle magistral (qui part du professeur), sans négliger pour autant les limites de ce modèle.
  • Dans le quatrième, nous avons tenté une réponse à la question du niveau des élèves, pour conclure qu’en maths et en français, le niveau baisse, et que les études sont aujourd’hui moins sélectives. Mais parallèlement le niveau monte si l’on entend par là la quantité de diplômés sortants du système scolaire, la productivité générale des salariés français, la diversité des études, la quantité des cours et des connaissances.

Cet article sera légèrement différent des précédents. J’y donnerai davantage mon point de vue et ma réflexion sera moins organisée.

Parler moins de l’École : laisser les enseignants agir

On parle trop de l’école aujourd’hui. J’entends par là que psychologues, enseignants, formateurs, ministres, sociologues, philosophes, ont tous un avis (en général ferme et tranché) sur ce qu’il faudrait faire pour sauver l’école/transmettre des connaissances/faire réussir les élèves (rayer la mention inutile). Combien d’entre eux ont mis récemment les pieds dans une salle de classe ? S’il y a bien un domaine où l’on apprend en faisant, c’est l’école. Rien ne remplace l’expérience, les essais, les erreurs, le terrain. L’enseignant qui sait à l’avance comment faire est un imbécile, car les élèves et les classes sont tous différents. Vous préparez un cours, voulez faire ceci puis cela, mais rien ne se passe tout à fait comme prévu, et les élèves vous amènent à un autre endroit. Il n’y a pas de bonne façon, ou du moins de façon ultime d’enseigner, même si sans aucun doute des méthodes marchent mieux que d’autres. Être enseignant, c’est d’abord commencer (humblement) par reconnaître qu’on ne sait pas comment enseigner, qu’on aura à s’adapter à chaque classe, à répondre à des questions imprévues ou difficiles à comprendre, à refaire des exercices inadaptés, à retravailler tel ou tel partie du cours, à faire face à des demandes étonnantes des élèves et des parents.

Soyons clairs : chacun est en droit de s’interroger et de débattre sur le système scolaire, y compris ceux qui n’en sont pas des acteurs directs. Ceci n’est donc pas un invitation à cesser de comprendre. C’est une invitation à éviter les opinions toutes faites, les idées tranchées sur l’école, en particulier sur la “bonne” façon d’enseigner, et surtout de la part de ceux qui n’enseignent pas directement.

Réformer moins

Il est pénible d’entendre que le corps enseignant serait exclusivement composé de syndicalistes bornés et que le grand « Mammouth », comme disait Claude Allègre, serait irréformable. L’Éducation nationale a probablement été plus réformée ces trente dernières années que toute autre institution ! Nouveaux programmes tous les quatre ou cinq ans, lois d’orientation tous les dix ans, nouvelles modalités d’évaluation des enseignants, introduction des TPE, des AP, des EPI, modification du fonctionnement de la vie scolaire, nouveaux horaires, nombreuses modifications d’options et de parcours…. quelle institution républicaine (armée, police, justice…) a été autant réformée en seulement quelques décennies ? Laquelle a demandé tant d’efforts d’adaptation à ses agents ? Aucune. L’Éducation nationale ne souffre pas d’immobilisme (même s’il existe à un certain niveau hiérarchique) mais de bougisme…

Adapter réellement les savoirs à l’âge des élèves

Le premier principe scolaire fondamental est je crois la complexification progressive. On fait une grave erreur en voulant s’assigner trop d’objectifs trop tôt, trop vite. Les enfant ont une maturation progressive, nulle besoin d’être docteur en sciences de l’éducation pour le savoir. Il faut toujours aller du plus simple au plus complexe, pas seulement dans le contenu des cours, mais aussi dans les méthodes d’enseignement.

En primaire, il faut installer les apprentissages fondamentaux : français et numération, qui doivent être la priorité. Puis on ouvre progressivement à d’autres disciplines (sciences, histoire-géographie), car les élèves à cet âge sont presque tous très curieux. Ne pas négliger le sport, dès le plus jeune âge. De préférence, exclure le numérique au primaire, car ils en usent déjà largement à la maison, et le numérique sans la maîtrise de la langue n’a pas de sens. Exclure les interrogations philosophiques. La transmission de valeurs commence évidemment dès cet âge, en partenariat étroit, chaque fois que possible, avec les parents, et en se concentrant sur le minimum : politesse, respect de l’autre et des lois, c’est-à-dire les valeurs citoyennes. Dans toute la mesure du possible, les parents doivent garder la mainmise sur la transmission des valeurs, l’École agissant en complément.

A partir du collège, on peut commencer à diversifier de plus en plus les enseignements, et à transmettre des valeurs scientifiques : rigueur, esprit critique, curiosité intellectuelle. Quand les méthodologies scientifiques minimales sont installées (comprendre et analyser un document statistique simple, vérifier une information sur internet, différencier les sources entre elles, prendre du recul, mesurer ses propos, associer théorie et empirie, etc.), on peut passer à des valeurs plus individuelles, des valeurs qu’on pourrait qualifier “d’entreprise” : esprit d’équipe, créativité, autonomie, etc. Toutes ces valeurs sont fondamentales car le but de l’éducation est d’augmenter le libre-arbitre individuel, pas d’asservir. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes de l’éducation : contraindre maintenant pour libérer plus tard. « Un des plus grands problèmes de l’éducation est le suivant, disait déjà Kant : comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme, et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté ». Mais gardons le sens des priorités. Cela n’a pas de sens de développer l’autonomie et la créativité si les élèves n’ont pas d’abord acquis la rigueur intellectuelle sans laquelle la créativité n’est qu’une dispersion brouillonne et l’autonomie un droit à l’ignorance, une perte de temps et d’intelligence.

Conduire à un emploi, progressivement

A partir d’un certain âge, l’École devra progressivement chercher à proposer aux élèves les moyens de trouver un travail. N’oublions pas que l’un des objectifs de l’école est de permettre aux élèves de s’insérer professionnellement dans la société. Ceci n’a rien de honteux, contrairement à ce que proclament certains déclinistes pour qui, dès que l’on demande à l’École d’être un peu utile, de servir à quelque chose pour « plus tard », se mettent à pousser des cries d’orfraie, avec les grandes tirades habituelles d’une École qui serait « soumise aux lois du marché », « à la productivité du CAC40 », etc. Il faut être bien idéologue et aveuglé pour ne pas voir que le risque en la matière est quasi-nul en France, alors que celui d’une École qui ne permet plus à ses élèves d’avoir un emploi plus tard est lui bien réel, avec un taux de chômage à 10% de la population active, et tous les problèmes que cela implique.

Évidemment, l’objectif d’une École « utile » doit être adapté à l’âge. En primaire, cet objectif n’a évidemment pas de sens. Il ne paraît pas plus pertinent de demander à un enfant de onze ans s’il veut être plombier, avocat ou policier, et de lui faire faire des choix d’orientation précoces en fonction de sa réponse. Mais à 17 ans, savoir envoyer un courriel est plus important que d’avoir lu Pierre et Jean ! A quel âge peut-on commencer à penser à l’insertion professionnelle ? Je dirais 14 ou 15 ans. A la fin du collège, ou un peu avant selon les élèves. L’école a plusieurs buts et plusieurs objets, mais ceux-ci sont hiérarchisés différemment selon l’âge des élèves. En primaire d’abord constituer un collectif, transmettre des valeurs citoyennes simples et des savoirs fondamentaux. Au collège puis surtout au lycée, permettre à l’élève de devenir autonome, adulte, de trouver un travail dans la société. Transmettre les connaissances nécessaires, mais aussi les valeurs permettant de dépasser les obstacles inévitables : n’oublions pas qu’une partie (jusqu’à 70%, selon certaines études) des métiers que les enfants exerceront n’existent pas encore ! Comment croire alors qu’il suffit de transmettre un contenu objectif à un instant t et qu’il suffira pour toute la vie de l’élève, si on ne lui a jamais donné les clés pour surmonter ses inévitables insuffisances futures ?

L’école, ce n’est pas transmettre un héritage vs favoriser l’épanouissement des élèves. C’est transmettre un héritage et favoriser l’épanouissement des élèves, transmettre un héritage pour favoriser l’épanouissement des élèves. Bruno Mattéi (dont on a parlé) affirme : « l’instruction, ce n’est pas simplement des savoirs, ce n’est pas simplement être capable de rédiger une dissertation et d’être ouvert à une panoplie d’œuvres littéraires (…) mais c’est d’abord accéder à des savoirs qui résonnent de façon humaine, qui nous construisent humainement. » François Dubet va encore plus loin : « La culture commune ne doit pas être définie en fonction de ce que les professeurs peuvent offrir mais en fonction de ce dont les jeunes ont besoin pour vivre pleinement leur vie. (…) Ce qui fait la valeur de la formation, ce n’est pas l’excellence acquise dans les dimensions les plus abstraites, les plus coupées du monde d’un savoir sacralisé, mais bien ce qui permet aux élèves de se sentir plus grands, plus intelligents, plus critiques, plus utiles à la société, mieux en phase avec le monde d’aujourd’hui. » (L’Hypocrisie scolaire, p. 175). Dubet a raison, mais il oppose stérilement les deux dimensions de l’enseignement, oubliant qu’être plus intelligent, plus critique, plus utile à la société, c’est très souvent passer par des savoirs abstraits et qui semblent (parfois) au premier abord “coupés du monde”. Voilà ce qu’il faut faire comprendre aux élèves.

Ne pas croire non plus que l’école serait rendue archaïque ou obsolète par les réseaux sociaux, les cours en ligne, Wikipédia et les smartphones. Certes les élèves ont aujourd’hui facilement accès à une quantité considérable d’informations. Mais ce sont des informations précisément, pas des connaissances ! Une information ne devient une connaissance que pour celui qui sait la chercher, la comprendre, l’interpréter, la hiérarchiser. Et cette méthode (qui est elle-même une connaissance), seule l’école peut la transmettre. Par ailleurs le contact avec un enseignant en chair et en os est irremplaçable. On ne fait pas un débat quand on écoute un cours en ligne. Paradoxalement, les MOOC sont moins ouverts, plus magistraux que les cours traditionnels.

L’élève n’est pas qu’un élève

Il ne faut pas négliger qu’aujourd’hui, l’école est loin d’être le seul lieu de transmission de connaissances et de savoir. S’intéresser aux élèves en dehors de la sphère strictement scolaire, et ne pas les réduire à des machines à apprendre, voire à des cerveaux à gaver. Ce sont des adolescents, ou des enfants, avec des situations sociales, familiales, individuelles, amicales, amoureuses, qui influent évidemment sur leur comportement scolaire. Et ils passent la moitié de leur temps à l’école ! Prendre son temps pour installer son cours : imaginer un enfant de 15 ans qui doit jongler, 30 heures par semaine, entre les maths, le français, l’économie, l’histoire, le sport, dans un enchaînement quotidien et intensif, sans parler du poids des cartables ? Et je ne dis rien de ses (éventuelles) déceptions amoureuses, construction de son identité, personnalité, problèmes relationnels avec ses parents, etc. ?

Ces questions ne doivent pas déborder excessivement sur la sphère scolaire, mais on ne peut les ignorer. Il faut parfois reconstruire une frontière entre les différentes cultures adolescentes : on ne parle pas à son prof comme à ses parents, les problèmes familiaux n’envahissent pas l’espace de la classe (on peut en parler dans un autre cadre), etc. Tout l’équilibre, pour le professeur, est de connaître la limite entre, d’un côté, le professeur paternaliste qui s’improvise éducateur ou assistant social, et de l’autre le professeur indifférent qui considère ses élèves comme des purs esprits désincarnés.

Varier les méthodes…

Un cours d’une heure est long. Varier les méthodes : oral, écrit, travail en groupes, notation d’une définition, exercices (faits par les élèves ou faits ensemble), vidéos, powerpoint, phases de silence et phases plus détendue, etc. Il faut absolument varier les méthodes. Le but n’est pas d’éviter complètement l’ennui, car il est inévitable et même un peu nécessaire à certains apprentissages (l’ennui fait partie de l’effort). Mais il faut aussi le limiter, car un élève qui s’ennuie trop, trop souvent, finit par décrocher et n’apprend plus rien. On apprend beaucoup plus, beaucoup mieux par motivation, curiosité et intérêt pour la matière que pour faire plaisir au professeur, obtenir une bonne note ou un diplôme. Intéresser les élèves n’est pas un vain mot, c’est une priorité pour le professeur. On devrait pouvoir entraîner chez tous nos élèves la même motivation à étudier qu’ont aujourd’hui les élèves des pays pauvres, où l’école est le seul moyen de s’en sortir.

S’il y a deux heures de cours, prévoir une pause d’au moins cinq minutes, c’est indispensable. Les neurosciences nous apprennent qu’un élève retient moins de 30% d’une heure de cours…Combien de professeurs le font ? Combien font encore des « devoirs surprises », pédagogiquement inutiles et contre-productifs ?

Oui aux classes de niveaux.

Oui aux classes de niveaux pour adapter le cours au niveau des élèves. Mais il n’est pas question de faire des “classes de bons” et des “classes de nuls”, ce qui serait humiliant et contre-productif, comme le montre de nombreuses études de sociologie de l’éducation. Les groupes de niveaux devraient être faits par matière : un mauvais élève en maths sera dans le groupe des faibles en maths, mais s’il est bon en langues ou en sport, il sera dans le groupe des meilleurs dans cette discipline. Ainsi les élèves se retrouvent avec des élèves proche de leur niveau. En même temps, ils ne sont pas humiliés puisqu’ils peuvent être dans une classe de niveau différente selon la discipline ; ils sont encouragés à donner le meilleur d’eux-mêmes pour progresser dans leur niveau. En l’absence de classes de niveaux, s’appuyer sur les meilleurs élèves pour aider les plus faibles : lectures de bonnes copies, travail en groupes, ne pas donner la réponse mais la faire donner par un autre élève, etc.

Je ne pense pas que de tels groupes de niveaux soient pertinents à un âge trop précoce. En revanche, faire travailler ensemble, à 16 ou 17 ans, un élève qui commente déjà facilement Baudelaire sur plusieurs pages et un autre qui a du mal a enchaîner deux phrases construites de suite me semble absolument délétère et inefficace, quel que soit le mal que l’on se donne pour faire de la « pédagogie différenciée ».

Une réflexion sur “Enseigner comment, enseigner quoi ?

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