Pourquoi la taxe Zucman est une fausse bonne idée

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Une fausse bonne idée est une proposition qui pose un diagnostic correct sur une situation, mais en propose une solution inadaptée. J’avais utilisé l’expression dans mon article sur le SMIC à 1600€ (ici). Le diagnostic correct que le pouvoir d’achat des travailleurs au SMIC est trop faible doit passer par le soutien à la mobilité professionnelle des travailleurs ainsi que par des politiques de formation (les non-diplomés et les moins de 30 ans concentrent la quasi-totalité des salariés au SMIC), plutôt que par une augmentation administrative arbitraire qui créé bien plus de problèmes qu’elle n’en résout.

La taxe Zucman, du nom de l’économiste Gabriel Zucman (ancien élève de Piketty, professeur à la Paris School of Economics après un début de carrière aux Etats-Unis) pose le diagnostic correct que les inégalités de fortune augmentent, que les milliardaires ne paient pas suffisamment d’impôts, et que tout cela est un problème politique. De ce point de vue, je n’ai guère de désaccord avec lui. Comme lui, je pense qu’une société saine doit impérativement contenir les inégalités ; comme lui, je ne crois pas à la fable du ruissèlement ; comme lui, je pense que les ultra-riches doivent bien plus leur fortune à un mélange de chance, de naissance et de talent qu’à un mérite “pur” et indéfinissable.

Ce qui est vrai du citoyen ne l’est pas forcément de l’économiste. Comme le disait (à peu près) Malraux, on ne peut pas faire de politique sans morale, mais la politique ne peut pas se réduire à la morale. Un économiste ne peut pas défendre une proposition fiscale uniquement parce qu’elle lui fait plaisir politiquement. Sinon il suffit de clamer avec Lordon que les “milliardaires peuvent s’en aller, ils ne nous manqueront pas”. Tout à son aise de s’écouter gloser, Lordon feint d’oublier qu’ils manqueront, en revanche, au budget de l’Etat. La seule LVMH paie environ 3 milliards d’impôts par an, soit un tiers du budget de la culture, audiovisuel public inclus. Je dis ça au hasard. Et ce sans compter ses 40 000 salariés français. Je préfèrerais sans doute une société sans milliardaires, mais tant qu’il y en a, je préfère qu’ils paient des impôts en France. C’est certainement ce qui me différencie des idéalistes aux mains propres dont parlait Péguy.

Procédons donc point par point, en commençant par les deux constats qui, selon Zucman, justifient la taxe. Premièrement, que les inégalités de fortune ont explosé en France ces dernières années. Deuxièmement, que les ultra-riches, c’est-à-dire les milliardaires, paient moins d’impôts que la moyenne. Comme on va le voir, ces deux diagnostics sont fondés, mais Zucman exagère fortement le premier, et donne une vision tout à fait biaisée du second.

1. Sur l’explosion de la fortune des milliardaires

Les partisans de la taxe Zucman représentent souvent l’évolution du patrimoine des plus riches en euros, ou en pourcentage du PIB. Comme on le voit sur les deux graphiques ci-dessous, le résultat est impressionnant :

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Sauf que ces deux représentations donnent une vision très exagérée de la réalité. En euros, c’est évident. Comme je l’ai écrit à de nombreuses reprises, si les économistes expriment toujours les grandeurs macroéconomiques en pourcentage du PIB, c’est pour une raison. Les grandeurs en euros sont biaisées lorsque les variables sur lesquelles elles reposent (la population française ou la richesse nationale, par exemple) évoluent. Par définition, les ultra-riches possèdent plus d’euros que le Français moyen. Représenter l’évolution de leur patrimoine en euros n’a donc guère d’intérêt, si on ne le compare pas avec une autre grandeur qui serait comparable, sur la même période. A minima, il faudrait procéder au calcul d’un taux de variation ! Ce qui donne +52% pour les ultra-riches et +45% pour les 50% les plus pauvres. Tout de suite moins impressionant.

Le second graphique (présenté par Zucman sur le plateau de Quotidien) est exprimé en pourcentage du PIB : c’est déjà beaucoup plus sérieux. Cette représentation pose malgré tout problème, car elle rapporte un stock (le patrimoine) à un flux (le revenu national), alors qu’il serait plus logique de rapporter un stock à un stock, c’est-à-dire l’évolution du patrimoine des 500 premières fortunes à l’évolution du patrimoine moyen. Pourquoi ? Parce que les gens épargnent, y compris les classes moyennes, et donc le ratio patrimoine/PIB n’est pas du tout stable. En procédant à la correction, l’économiste Sylvain Catherine montre que si les riches se sont effectivement enrichis plus vite que la moyenne, c’est globalement deux fois moins rapidement que ne le dit Zucman, ce qui donnerait une part en pourcentage du PIB de 20-25 au lieu des 42% du graphique.

Oui, les inégalités de fortune augmentent, même en France. Mais elles n’explosent pas. On pourrait d’ailleurs développer les causes de cette évolution : la fortune des milliardaires a progressé plus vite que la moyenne parce que la bourse se porte particulièrement bien depuis les années 2010. Or ce sont les années où les Banques centrales du monde entier, à commencer par la FED et la BCE, se sont lancées dans un programme massif de rachats d’obligations d’Etat pour soutenir les déficits publics, au prix de l’émission de milliards de liquidités qui sont allés se placer en bourse, faisant gonfler la valeur des titres financiers. Même si ce n’est pas la seule raison, c’est donc paradoxalement le soutien à la dette publique qui a contribué à la fortune des milliardaires aujourd’hui.

2. Sur la faible taxation des milliardaires

Zucman a partagé nombre de données qui montrent que le taux d’imposition du top 0,01% (c’est-à-dire quelques centaines de foyers fiscaux, tous milliardaires) est d’environ 26% contre un taux moyen d’imposition de 45%, au point qu’il a affirmé que la France était un “paradis fiscal pour milliardaires”.  Ce point n’est contesté par quasiment personne, même les spécialistes de finance publique qui sont en désaccord avec lui le reconnaissent.

Taxe par décile

La raison principale tient à ce que les milliardaires possèdent l’essentiel de leur fortune sous forme de titres financiers (actions typiquement), et que ces titres sont conservés dans des holdings, bénéficiant d’une fiscalité très favorable pour plusieurs raisons : 1° tant qu’ils restent dans la holding et servent à des acquisitions, c’est-à-dire tant qu’ils ne sont pas distribués à des personnes physiques (chose assez classique en fiscalité mobilière : tant qu’on a pas vendu, on a pas encaissé la plus-value) 2° parce qu’ils font partie du patrimoine professionnel, lequel est largement exonéré d’impôts sur le capital en France 3° la France ayant en plus des dispositions fiscales assez rares (Pacte Dutreil de 2003) qui exonèrent largement les transmission d’actifs professionnels, la plus-value étant… totalement effacée au moment de la transmission !

On trouve alors un taux d’imposition moyen autour de 45% −ce qui correspond sans surprise au taux de prélèvements obligatoires français de 43%, première place de l’OCDE− alors que le taux diminue clairement à partir du 995ème percentile (top 0,5%) et de plus en plus franchement lorsqu’on s’approche du top 0,1%.

Impôts en fonciton du décile

S’appuyant sur les données de l’IPP, le journal Le Monde propose un graphique qui zoome sur le top 10%. On obtient ceci :

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Bref, les milliardaires sont moins imposés que la moyenne. Ce diagnostic est néanmoins biaisé pour une raison évidente. Zucman… n’inclut pas la redistribution. En se limitant aux taxes sans inclure les contreparties, son diagnostic suggère que le système socio-fiscal français n’est pas redistributif. Alors qu’il l’est −évidemment ! Et fortement. Si l’on défend l’idée que les 10% les plus pauvres en France paient 40 ou 50% de leurs revenus en impôts quand les milliardaires n’en paieraient que 25%, il est profondément malhonnête de ne pas préciser aussitôt que les 10% les plus pauvres sont très largement bénéficiaires de la redistribution, impôts déduits. J’en ai parlé très souvent sur ce blog (ici, par exemple) car cela a été abondamment démontré. La redistribution… redistribue, et heureusement, car c’est elle qui explique l’essentiel de l’écart entre les dépenses publiques françaises (57% du PIB) et la moyenne de l’OCDE (45%). Les écarts de revenus entre les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches passent de X12 à X3 lorsqu’on inclut la redistribution : c’est-à-dire que le système socio-fiscal français divise les inégalités extrêmes par 4.

Quand on inclut la redistribution élargie, c’est-à-dire qu’on mesure aussi la valeur monétaire des services publics, on trouve que l’écrasante majorité des Français bénéficie de la redistribution, au moins jusqu’au top 30%. Quant au top 10%, il voit ses revenus se réduire de 35% après redistribution. La faible imposition de quelques dizaines de milliardaires est certes un problème qu’il faut traiter, mais un problème surtout symbolique : le système français est très fortement redistributif. Et ça, Zucman ne le dit jamais.

Réduction inégalité redistribution en euros INSEE 2022

Source INSEE 2022

3. Sur l’exil fiscal que provoquerait la taxe

Une taxe qui finit par ne plus rien avoir à taxer en raison de la fuite des ultra-riches n’a pas grand intérêt et Zucman le sait très bien. De nombreuses taxes symboliques en France ont fini par ne rien rapporter du tout à force de détruire l’assiette sur laquelle elle étaient assises, comme la taxe sur les yachts de 2018, qui devait rapporter entre 5 et 10 millions par an et qui a rapporté en 2024 la somme fabuleuse de… 60 000€, tous les yachts de luxe ayant changé de pavillon. Seul 5 navires auraient été taxés ! Il s’agit même certainement d’une perte nette pour l’Etat si on inclut les moindres recettes qu’a pu provoquer cet exil fiscal : TVA sur les carburants, emplois dans les ports de plaisance, chantiers d’entretien, etc.

Pour défendre sa taxe, Zucman avance donc nombre d’études montrant que l’exil fiscal était très faible à l’époque de l’ISF ou de son équivalent dans d’autres pays. Mais ces études n’ont aucune valeur pour une raison simple : la taxe Zucman n’a rien à voir avec l’ISF et n’a aucun équivalent connu à ce jour. Toutes les études sont caduques. Or, le potentiel d’exil fiscal de la taxe Zucman est bien plus important que ne l’était celui de l’ISF. D’une part, le taux  de la taxe sera bien plus élevé. Zucman souhaite un taux minimum de 2% sans plafond, alors qu’ISF taxait au taux maximum de 1,5%, avec des mécanismes de plafonnement (et encore s’agit-il de la version Hollande de l’ISF, la plus ambitieuse). D’autre part, l’ISF taxait la richesse assez tôt, dès 800K€ sous Hollande, à partir de 1,3 million sous Sarkozy. Zucman veut cibler les milliardaires et vise donc beaucoup plus haut, à partir de 100 millions d’euros de patrimoine. L’argument s’entend très bien, puisque ce sont précisément ces ultra-riches qui échappaient largement à l’ISF, le patrimoine professionnel en étant exonéré.

Sauf que la conséquence est problématique : le nombre de foyers redevables sera beaucoup plus faible qu’avec l’ISF. Zucman évoque 1800 foyers… D’après l’économiste François Geerolf, la moitié du rendement de la taxe reposerait sur… 4 familles : Arnault pour 3,8 milliards par an, Hermès pour 3,1 milliards, Wertheimer pour 2,3 et Bettencourt pour 1,6 milliards. Que ces familles viennent à s’exiler et la taxe ne rapporterait plus guère. Le seul argument qu’oppose Zucman à cela (dans Le Monde) est qu’ils ne déménageront pas car “ils ont tous leurs attachements familiaux et professionnels en France”, assurant qu’il n’y aura pas d’exil fiscal massif. Mais comme on vient de le voir, un exil fiscal même minime, de quelques familles seulement, suffirait à faire de la taxe une coquille vide avec un rendement désiroire.

Quel rendement en attendre, d’ailleurs ?

4. Sur le rendement de la taxe

Ce point sera rapide, car il n’y a pas de réponse claire : cela dépendra de la valorisation financière des actifs taxés (laquelle change constamment) et, comme on l’a vu, de la réaction des contribuables concernés. Ce qui est certain, c’est que Zucman avance 20 milliards par an, quand d’autres économistes, bien plus critiques, évoquent 5 milliards. Même en supposant que Zucman  a raison, que l’exil fiscal sera faible et que la taxe rapporterait bien 20, il faut relire le chiffre : 20 milliards, c’est seulement… 11% du déficit public de la France en 2023 et 2024. Ou 21 jours de paiement des retraites. A peine 10% des dépenses annuelles de l’assurance maladie. A condition que le chiffre soit exact ! On peut être très prudent sur le rendement d’une taxe qui sera très sensible au moindre exil fiscal.

Dans tous les cas, on peut rappeler une chose simple : il faut taxer les milliardaires plus fortement et efficacement, certes ; mais cela ne résoudra pas les problèmes financiers de l’Etat français. Il n’y a tout simplement pas assez de milliardaires en France pour financer 57% de dépenses publiques.

5. “Ils vont pas chialer pour 2%, ils sont milliardaires”

C’est en substance ce qu’ont déclaré Marine Tondelier ou encore Olivier Faure récemment sur différents plateaux TV, balayant tous mes arguments par le taux très faible de la taxe.

Mais il s’agit de 2% sur leur patrimoine, et non sur leurs revenus ! Si mon patrimoine me rapporte 8% par an (un très bon taux, c’est le rendement moyen de la bourse sur 40 ans), que j’enlève 2% d’inflation, il me reste 6% par an. Avec les 2% de la taxe Zucman, je suis donc taxé à… 33% de mes revenus. Si le rendement est de 5%, la taxe Zucman représente en fait 67% de mes revenus. Bernard Arnault et sa famille détiennent environ la moitié de LMVH. Celle-ci étant valorisée 300 milliards d’euros à l’heure actuelle, ils devraient payer autour de 3 milliards par an. C’est à peu près ce qu’Arnault touche chaque année en dividendes. Il devra donc utiliser la totalité de ses revenus (soit un taux de taxation des revenus du capital proche de 100% sans compter l’impôt sur les bénéfices et les autres taxes associées) pour la payer, et probablement vendre du capital de temps à autre.

Ce qui m’amène au dernier point.

5. La question des start-ups

A la rigueur, on peut suivre Tondelier et estimer que LMVH s’en remettra puisqu’elle est fortement bénéficiaire. Mais quid des autres entreprises ?

La taxe Zucman est basée sur la valorisation du patrimoine, y compris professionnel puisque rien ne serait exonéré. Or, nombre de start-ups ne font pas de bénéfices. Le cas de Mistral, seule licorne française dans l’intelligence artificielle et considérée comme le leader européenne du domaine, a été beaucoup cité dans les médias, et pour cause : l’entreprise est valorisée près 14 milliards, mais ne dégage pas (encore) un euro de bénéfice. Notons d’ailleurs que c’est aussi le cas de OpenAI, valorisée dix fois plus, mais qui a fait une perte de 5 milliards en 2024.

C’est un cas classique de start-up : ces entreprises lèvent des milliards (aussitôt investis et dépensés), car les investisseurs croient déceler, à tort ou à raison, le Google de demain. Mais certaines disparaîtront et à ce stade, rien ne permet de dire lesquelles deviendront Google et lesquelles finiront comme Netscape Navigator. Tant que le marché n’est pas stabilisé, ces entreprises peuvent accumuler des pertes pendant des années : il a fallu 5 ans à Facebook pour dégager son premier euro de bénéfice et Mistral n’a que deux ans d’existence.

Comment donc le patron de Mistral, Arthur Mensch, va-t-il payer la taxe ? D’après ce que j’ai pu lire, il possèderait environ 10% de l’entreprise. Si on lui applique la taxe Zucman, il devra… 22 millions d’impôts par an. Qui croit sincèrement qu’il a les moyens ? Même en supposant un salaire très élevé digne des géants de la tech américaine, mettons 500K/an : la taxe représenterait 45 fois son salaire annuel !

Réponse de Zucman (et avec lui, de Piketty) : “il n’aura qu’à payer en titres financiers, c’est-à-dire en parts de Mistral”. Cette réponse est ridicule à au moins deux titres. Primo, contrairement à LMVH, personne ne sait évaluer la valeur des titres de Mistral car elle n’est pas cotée en bourse, comme la plupart des start-ups. C’est le principe du capital-risque : la valorisation n’est que l’addition des différents “tours de table” des investisseurs : tant que l’action n’est pas cotée au niveau mondial, sa valeur est purement fictive et ne reflète que les espérances de profits d’une poignée d’investisseurs. Mensch devrait donc payer avec des titres dont la valeur peut aussi bien tripler qu’être divisée par dix en quelques mois. D’ailleurs, l’Etat devra bien les vendre un jour s’il compte toucher du cash pour payer ses dépenses publiques : s’ils ne les vend jamais, ils ne servent à rien ; et si l’entreprise échoue ? Leur valeur sera de zéro.

Plus fondamentalement, on peut douter que ce soit le rôle de l’Etat de rentrer au capital de LMVH, de Free, de Hermès et de toutes les starts-ups dont la valorisation dépasse 100 millions. Que viendrait faire un administrateur de Bpifrance au conseil d’administration d’entreprises auxquelles il ne connaît rien ? En quoi est-ce le rôle de l’Etat d’être co-propriétaire des grands groupes français ? Et pas de seulement 2%, car il s’agit de 2% chaque année. Et ce, tant que l’entreprise ne dégage pas de bénéfice, ou si elle en dégage mais que les dividendes versés ne suffisent pas à payer la taxe. L’Etat français finirait donc tout simplement par exproprier tous les actionnaires des grands groupes nationaux. Qui croit sérieusement qu’après ce tour de force, l’économie nationale se portera mieux ? Ce qui avait amené le patron de Bpifrance à dire que cette taxe était une improvisation intellectuelle absurde.

Conclusion

Il n’y a malheureusement pas grand chose à sauver dans la taxe Zucman. Cette proposition fiscale qui semble frappée au coin du bon sens part d’un diagnostic très largement biaisé pour arriver à une taxe élevée, inefficace et qui a toutes les chances de ne pas rapporter grand-chose tout en détruisant la plupart des start-ups françaises.

Que faut-il faire, alors ? Comme je l’ai dit en introduction, je n’ai aucune sympathie particulière pour les milliardaires et je crois avec Zucman qu’ils doivent être mieux taxés. En attendant de meilleurs accords dans l’OCDE, ce qu’il faut faire en France est expliqué ici. En détail. Contrairement à la taxe Zucman, c’est faisable, légal, et l’ordre de grandeur du rendement est plus facile à estimer : environ 15 milliards. Loin de suffire pour résoudre les problèmes financiers du pays, mais pas anecdotique non plus.

Retour sur les aides publiques aux entreprises

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Depuis quelques temps s’est imposé dans le débat public le chiffre de « plus de 200 milliards d’aides publiques aux entreprises » (environ 6% du PIB). Le chiffre est désormais connu et très utilisé à gauche pour contredire tout effort de réduction des déficits qui porterait sur les dépenses, surtout sociales —comprenez allons chercher l’argent là où il est, pourquoi taper sur les ménages alors que les entreprises se gavent d’argent public ? J’avais déjà écrit longuement sur ce sujet il y a quelques années (ici). Plutôt que de faire une énième mise à jour de cet article, je vais tenter cette fois de synthétiser la question.

Le problème c’est que le verbe français « aider » est vague, et n’a aucune définition économique opératoire. L’Etat français intervient dans l’économie d’un grand nombre de façons : des prises de participation directes, des subventions, des déductions fiscales, des crédits d’impôts, des prêts, des garanties de prêts, des avances remboursables, des réductions de cotisations sociales, j’en passe.

Si l’on considère comme « aide publique aux entreprises » toute intervention de l’Etat dans l’économie qui affecte une entreprise quelle qu’elle soit, même indirectement, et quelle que soit les modalités de cette aide, alors la somme revient pratiquement à la totalité des dépenses publiques, soit 57% du PIB ou 1800 milliards d’euros. Mais à ce stade, la définition est si large que tout ce qu’on peut conclure, c’est que la France est un Etat à tendance socialiste, et la gauche se tire une balle dans le pied.

Il est beaucoup plus raisonnable de considérer qu’une aide est un concours de l’Etat qui ne doit pas avoir de contrepartie directe. Quand Bpifrance, la banque publique d’investissement de l’Etat, prend une participation, ce peut être dans l’intention de soutenir une entreprise en difficulté (AirFrance-KLM, Renault, Safran…) mais la plupart du temps, il s’agit surtout d’accompagner stratégiquement la croissance de champions nationaux, d’investir dans des actifs rentables, ou de sécuriser un contrôle public dans des activités stratégiques, comme la prise de participation dans Forsee Power, le leader français de la batterie électrique, pour près de 18 millions d’euros en juillet dernier. Du reste, je ne sache pas que la gauche se soit plainte quand l’Etat reprit en 2021 la dette de la SNCF pour près de 35 milliards d’euros. Ou quand il a nationalisé totalement EDF en 2023, pour près de 10 milliards.

Bpifrance détient plus de 1200 participations dans des entreprises cotées et non cotées et personne ne pense sérieusement que son objectif premier est de faire la charité aux entreprises privées. D’ailleurs, les deux ne sont pas incompatibles : prendre une participation c’est apporter du capital donc forcément « aider » l’entreprise, mais aussi en attendre une rentabilité. Dans tous les cas, il y a une contrepartie : des actifs financiers qui ont une valeur et que l’Etat pourra revendre. De même, quand une municipalité commande une ligne de tram à un constructeur privé, personne ne peut sérieusement soutenir qu’il s’agit d’une « aide publique aux entreprises » : les pouvoirs publics achètent un actif. Dès lors, on doit exclure de la définition des aides tout ce qui implique une contrepartie.

Ce qui, de 200, nous fait retomber autour de 170 milliards. Sur ces 170 milliards, l’essentiel est constitué de crédits d’impôts, qui sont le principal moyen de soutien à l’économie en France. L’Etat réduit les impôts pour un secteur ou une activité donnée, et rembourse le trop-perçu, ce qui donne lieu à une dépense appelée « dépense fiscale » dans la comptabilité nationale. Mais un crédit d’impôt, est-ce une aide publique ? Le débat est impossible à trancher, parce qu’il dépend beaucoup de la forme prise par ce crédit d’impôt, voire même de son histoire. La France compte plus de 450 niches fiscales ; certaines sont très anciennes. Doit-on considérer la TVA réduite en Corse, qui existe depuis plus de cinquante ans, comme une aide publique aux entreprises, puisqu’elle permet aux entreprises de l’île de facturer moins cher donc d’avoir potentiellement plus de marge brute ? Et d’ailleurs, toutes les réductions de TVA, qui coûtent plusieurs dizaines de milliards chaque année, sont-elles des aides publiques aux entreprises ou des aides publiques aux ménages ? Rien que le taux de 5,5% dans l’alimentaire coûte une trentaine de milliards par an. Les ménages profitent des baisses de TVA sous forme de prix plus bas, mais lorsque le secteur est peu concurrentiel, ce sont surtout les entreprises qui en profitent sous forme de marges plus élevées. En 2009, la TVA dans la restauration était passée de 19,6% à 10% et les études avaient estimé les baisses de prix à seulement 1 à 2% en moyenne. Le reste étant allé soutenir la marge des entreprises…mais a aussi pu appuyer les salaires de la restauration. Bien malin qui peut dire qui, à la fin, en a vraiment bénéficié. L’économie, c’est imbriqué, donc c’est compliqué.

Quand le très médiatisé rapport du Sénat additionne toutes les dépenses fiscales et trouve la somme colossale de presque 90 milliards d’euros par an, il précise aussitôt sous le graphique (chose qui, étonnamment, a été bien moins médiatisé) « qu’en retirant les interventions financières de Bpifrance, les dépenses fiscales déclassées et sur la TVA, l’estimation passe de 211 milliards à 108 milliards ». Au passage, une dépense fiscale est considérée comme déclassée quand, après suffisamment d’années, elle est entrée dans le droit commun et n’est plus comptabilisée à part dans les projets de loi finance.

On comprend pourquoi les chiffrages sont si complexes, nécessitent de longs rapports que tout le monde commente sans les avoir lus, plutôt que de simplement se rendre sur le site de l’INSEE. Il n’existe aucun chiffrage définitif non seulement parce qu’il faut s’entendre sur le sens du mot « aider » mais encore parce qu’il est souvent très difficile de dire si un crédit d’impôt bénéficie in fine à une entreprise ou à un ménage. Les entreprises sont des fictions juridiques : à long terme, on peut soutenir qu’elles ne paient jamais vraiment d’impôts : ils sont supportés soit par ses clients (ils paient plus cher), soit par ses salariés (ils gagnent moins), soit par ses actionnaires (ils reçoivent moins). Et cela dépend entièrement du secteur d’activité, de la forme prise par le crédit d’impôt, du contexte macroéconomique.

On comprend bien cela avec les fameuses réductions de cotisations sociales, qui coûtent environ 75 milliards par an. Une cotisation sociale, c’est deux choses en même temps : une socialisation des salaires qui ouvre un droit à un revenu de remplacement lorsqu’on réalise un risque, selon un principe assurantiel (le droit est garanti, le montant du revenu ne l’est pas) ; et une taxe immédiate sur les salaires. Les réductions sont donc deux choses à la fois : fiscalement, un allègement de charges pour l’employeur ; mais économiquement, une hausse du net à protection sociale égale pour les travailleurs à bas salaire. Ceux qui objectent que les réductions portent essentiellement sur la part patronale et bénéficient donc seulement aux entreprises ne comprennent pas l’économie. La distinction entre part patronale et part salariale est purement administrative. Le salarié ne s’intéresse qu’au net payé, l’entreprise qu’au coût du travail, parfois nommé superbrut. Une réduction de cotisations permet bien sûr à l’entreprise d’embaucher des travailleurs moins cher (en ce sens, c’est une « aide ») mais il ne faut pas oublier la seconde face de la même médaille : les salariés les moins qualifiés bénéficient de la même protection sociale que les autres pour un prix réduit. Les allègements de cotisations ont été pensés, au départ dans les années 1990, pour maintenir le taux d’emploi des jeunes/peu qualifiés, qui concentrent l’essentiel des salariés au SMIC tout en finançant toujours plus de protection sociale.

Maintenant, si on supprime tous ces dispositifs en espérant faire entrer immédiatement quelques dizaines de milliards dans les caisses de la Sécurité sociale, le résultat sera probablement très différent. Cela revient à augmenter immédiatement une taxe sur les salaires, d’un montant qui dépend des réductions actuelles : 40% au SMIC, 30% à 1,1 SMIC, 25% à 1,2 SMIC et ainsi de suite jusqu’à 10% à 1,5 SMIC (je fais abstraction des 6% du CICE qui s’applique après). Il y aura donc un effet d’écrasement du net. A nouveau : peu importe que ce soit la part patronale que l’on augmente, dans la mesure où il existe un marché du travail concurrentiel avec une offre et une demande, les entreprises devront payer un coût total bien plus élevé et ne pourront pas maintenir le même net sauf à voir leur masse salaire exploser instantanément, leur marge s’effondrer et (certaines) disparaître. Qui pense sérieusement que le boulanger du coin peut supporter demain un smic chargé à 2630€ au lieu des 1870€ actuels ? Les entreprises sont des fictions juridiques et ne paient pas d’impôts : ou bien le boulanger devra écraser sa marge (étant donné les contraintes du métier, il est peu probable qu’il accepte de le faire beaucoup, sachant que les marges nettes en boulangerie ne dépassent pas 15% en zone urbaine bien située, et beaucoup moins en zone rurale) ; ou bien il augmentera ses prix et les clients paieront. Ou il gèlera embauches et salaires. Ou les trois à la fois. Quand les ajustements macroéconomiques auront eu lieu, l’Etat pourra s’asseoir sur les 75 milliards qu’il escomptait.

A la fin, que reste-t-il des aides publiques aux entreprises ? Un chiffrage impossible qui peut varier de moins de 40 à plus de 200 milliards selon comment on compte. On peut sans doute s’entendre sur une centaine de milliards d’aides sans contrepartie directe, ce qui est grosso-modo le chiffrage du rapport du Sénat ou du Haut-Commissariat au Plan. Mais les modalités sont si variées qu’il est impossible de dire qui bénéficie vraiment de quoi. Les entreprises ? Oui, en première intention ; mais in fine les ménages, qu’ils soient actionnaires, consommateurs ou salariés des entreprises. Ce qui est certain c’est qu’il s’agit d’un maquis inextricable, qui illustre le gigantesque système de redistribution-subvention français, lequel plombe la transparence et la lisibilité du système fiscal (répétons-le : plus de 450 niches fiscales), lequel contredit le principe révolutionnaire à revenu égal, impôt égal, lequel explique largement l’écart de plus dix points de dépenses publiques en la France (57%) et la moyenne de l’OCDE (45%).

Que l’Etat français se (re)concentre sur ses missions de base : produire des services non marchands communs, soutenir l’économie en cas de crise et redistribuer, si possible de manière progressive, modérée et transparente. Qu’il cesse de vouloir subventionner tout et n’importe quoi, de la culture à l’agriculture, de la petite enfance à la réparation de vos chaussures, du diesel aux manèges forains, du transport maritime aux travaux de rénovation énergétique. Ainsi peut-être pourrons-nous réduire les aides publiques aux entreprises.

Le vrai budget de l’Education nationale

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Le budget de l’Education nationale est de loin le premier budget de l’Etat : 85 milliards d’euros/an, au-dessus de la moyenne de l’OCDE en pourcentage du PIB. Comment expliquer que les profs se plaignent constamment d’un « manque de moyens » ? La réponse de ce décalage entre les moyens alloués et les résultats est toujours la même : les retraites, les retraites, les retraites.

1- Le système de retraite du public est gravement en déficit. Avant d’accuser trop rapidement la gabegie de l’Etat, il faut se rappeler qu’une des causes est au contraire le désengagement de l’Etat dans un certain nombre de secteurs. Le changement de statut ou la privatisation de grandes entreprises autrefois publiques ont réduit le nombre de cotisants au régime public. L’exemple évident est celui d’entreprises géantes aux dizaines de milliers de salariés comme La Poste, EDF ou France Télécom. Qu’elles aient été privatisées ou qu’elles soient restées 100% publiques, ces entreprises ont toutes changé de statut de sorte que leurs salariés cotisent désormais au régime général du privé.

Parallèlement, l’emploi public a diminué. L’affirmation peut étonner alors que le nombre de fonctionnaires n’a fait que croître : c’est parce qu’il faut comparer en pourcentage de l’emploi total, puisque la population augmente. On est donc passé d’un pic de 24% de l’emploi total dans les années 2010 à 22% aujourd’hui. La chute est plus marquée si on exclut la fonction publique territoriale, grande pourvoyeuse d’embauches ces dernières années.

En définitive, l’Etat doit continuer d’assurer les retraites de centaines de milliers d’ex-salariés de la fonction publique, mais a perdu bon nombre de cotisants. Ce qui induit un énorme déficit.

2- Ce déficit est compensé par une subvention massive de l’Etat au régime du public. Cette subvention a une forme comptable étrange : primo, elle prend la forme d’une surcotisation artificielle pour les fonctionnaires en poste : au lieu de cotiser à 17% comme tout employeur du privé, l’Etat cotise à 75% pour les fonctionnaires. Deuxio, elle est comptabilisée dans le budget du ministère concerné.

En fait, cette subvention est tout simplement une dépense budgétaire. Il faut comprendre que les fonctionnaires de l’Etat n’ont pas de réel régime de retraite : les cotisations qu’ils paient sont des fictions administratives, qui servent à matérialiser le fait qu’il s’agit d’un droit acquis en contrepartie du travail et pas d’une simple aide sociale. Le montant de ces cotisations alimente le budget « pensions  » de l’Etat, mais celui-ci compensera dans tous les cas le déficit par des dépenses supplémentaires prélevées sur les impôts. Autrement dit, il n’y a pas de véritable caisse indépendante qui cherche à équilibrer dépenses et recettes. L’Etat verse une subvention pour payer les retraites de ses fonctionnaires retraités et l’affiche sous forme de surcotisation pour obtenir le coût des retraites du public et le comparer avec celui du privé. Le problème est que chaque ligne budgétaire des dépenses de pension est affectée dans le budget du ministère concerné.

3- En conséquence, la dépense publique réellement allouée à l’Education nationale est surestimée d’au moins 10% selon l’Institut des politiques publiques (IPP) −15 à 20% selon d’autres estimations. Autrement dit, une part conséquente du budget de l’Education nationale ne sert pas à payer des enseignants ou entretenir des écoles mais à payer les retraites des anciens enseignants. L’Etat doit évidemment payer les retraites dues, là n’est pas la question ; mais la forme comptable prise par ce paiement est absurde puisqu’elle conduit à surestimer gravement le budget réellement consacré à éduquer nos enfants.

Et c’est pareil pour tous les budgets de la Nation.

4- Le budget français de l’Education nationale se caractérise aussi, par rapport aux autres pays, par des moyens plus importants accordés pour le secondaire, mais beaucoup plus faibles pour le primaire. Si globalement les professeurs sont moins bien payés en France que dans la plupart des pays comparables (voir ici), c’est particulièrement flagrant pour les professeurs des écoles : 15% de moins en moyenne que l’OCDE pour un nombre d’heures de cours parmi les plus élevés. Comme je l’avais déjà écrit, ce n’est pas un scandale que la France paie moins ses profs que l’Allemagne, un pays dont le PIB est 40% plus élevé que la France. Mais c’est incroyable qu’elle les paient moins que l’Espagne ou le Portugal, 30% moins riches que nous. C’est terrible, parce que le primaire est le creuset de tous les retards d’apprentissage et toutes les inégalités sociales qui seront très difficiles à rattraper ensuite.

Il y a en revanche des domaines où la France dépense bien plus que les autres. Ainsi, le budget de l’Education nationale se caractérise par des dépenses deux fois plus importantes que l’OCDE pour les services annexes : internat, transport, restauration… Ces services sont évidemment utiles, mais ils ne participent pas directement à l’éducation des enfants.

Au final, il est plus juste de dire que la France dépense moyennement pour son éducation, et a des résultats moyens. Bien entendu, les résultats −eux-mêmes complexes à évaluer− d’un système éducatif complet ne se réduisent pas au budget qu’on y met. Mais enfin, c’est quand même le nerf de la guerre.

Trump et le reste du monde : un commentaire de l’actualité

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1- Trump n’est pas fou

Il est certainement bouffon et grotesque, inculte et incompétent dans à peu près tous les domaines, comme son gouvernement ; mais il n’est pas fou. Son projet est même plutôt clair, contrairement à son premier mandat. Il s’agit de baisser massivement les impôts aux Etats-Unis, en particulier pour les riches, et de faire financer cela par une hausse massive des droits de douane, avec l’idée simpliste que ce serait « les étrangers qui pairaient ». « L’âge d’or » qu’il évoque sans cesse renvoie à l’Amérique de la fin du XIXème-début XXème : une Amérique fortement protectionniste, isolationniste sur la scène internationale, avec des impôts quasiment inexistants, peu de droits sociaux, des inégalités abyssales mais aussi une croissance très forte et beaucoup d’innovations industrielles. Cette époque où se sont constituées les immenses fortunes dont tout le monde connait les noms : Rockefeller, Canergie, JP Morgan, Henri Ford. C’était aussi une Amérique racialement ségrégée où la totalité du pouvoir politique et économique était entre les mains d’hommes WASP, mais passons.

2- Les Etats-Unis vont être sévèrement impactés

Il n’est pas exagéré de dire que Trump tire une balle dans le pied de son pays. D’autant que, sur le plan économique au moins, il n’y avait aucun déclin américain justifiant un tel massacre. En fait, le pays allait très bien : un taux de chômage bas, une domination économique sans partage dans quasiment tous les domaines : tech, énergie, industrie, spatial, à quoi on peut ajouter un soft power toujours inégalé. Si la Chine peut espérer rivaliser dans quelques domaines, il lui faudra encore des années, voire des décennies pour égaler l’Amérique. Pensez que le PIB par habitant chinois n’est encore que le tiers de celui des Etats-Unis. Quant à l’Europe, qui croyait au tournant des années 2000 pouvoir faire jeu égal avec la superpuissance américaine, elle n’a pu que constater, en 20 ans, un spectaculaire décrochage économique. C’était l’objet du fameux rapport Draghi de l’année dernière, en forme d’état d’urgence. Pour ma part, j’avais exploré il y a un an les principales raisons de notre décrochage économique dans mon article Europe vs Etats-Unis, la Grande divergence.

Quoi qu’il en soit, au nom d’un idéal fantasmé (et improbable) de très long terme, Trump est prêt à faire payer un coût immédiat très fort à tous les Américains, en premier lieu un coût inflationniste puisque un droit de douane est prioritairement payé par le consommateur du produit importé. Coût qu’il assume d’ailleurs, et c’est l’une des différences avec son premier mandat, où les soubresauts de la bourse le faisaient rapidement reculer.

Notons au passage que même si les Etats-Unis sont une grande économie disposant de ressources abondantes, ils ne sont en aucun cas, et ne seront jamais, « autosuffisants ». Cela fait des décennies que les chaines de production des produits complexes (à peu près tout ce qui sort des usines, notoirement les véhicules) sont éclatées et cela ne va pas changer du jour au lendemain. Même les produits fabriqués localement peuvent donc être dépendants des importations que ce soit pour des pièces détachées, des composants internes… ou pour fonctionner : gaz, bois, engrais, pétrole, métaux rares… Aucun pays, si grand et avancé soit-il, ne peut tout fabriquer lui-même (ni d’ailleurs n’a intérêt à le faire : Ricardo l’a démontré il y a plus de 200 ans, mais je doute que Trump lise les économistes). Les Etats-Unis importent chaque année des dizaines de milliards de dollars de produits pharmaceutiques, composants électroniques, nourriture, textile, machineries, automobiles, acier, et ainsi de suite. Sans parler de la main d’œuvre dont ils manquent déjà, le problème ne devant que s’accroitre avec la politique migratoire trumpienne.

3- Deux erreurs de jugement majeures

Trump fait deux erreurs de jugement majeures. Aucune des deux n’est d’ailleurs très originale, même s’il est plus original qu’elles soient défendues par le Président des Etats-Unis d’Amérique.

Premièrement, il reprend la vieille idée mercantiliste (qui date au moins du XVIIème siècle) qui considère qu’exporter c’est bien et importer c’est mal, et qu’il faut donc les excédents commerciaux les plus élevés possibles. C’était déjà faux il y a 300 ans, ça l’est encore plus aujourd’hui. En fait, l’économiste contemporain pourrait même défendre l’inverse : exporter ne sert qu’à obtenir des revenus en vendant des choses dont les autres ont besoin et qu’ils n’ont pas, pour pouvoir consommer soi-même davantage, notamment en important des choses dont a besoin et qu’on ne fait pas. Schématiquement, exporter ne sert qu’à importer. Non pas que les exportations soient inutiles : il est important d’exporter pour s’insérer dans la mondialisation, trouver de nouveaux débouchés et financer ses importations, surtout quand on est un petit pays peu peuplé. Mais l’exportation n’est pas un but en soi : elle doit servir l’enrichissement du pays, donc sa productivité à long terme, le développement de sa classe moyenne, etc. Les pays qui sont trop dépendants de leurs exportations et qui développent peu leur demande intérieure (de l’Allemagne au Vietnam en passant par la Chine) courent justement le risque de voir leur PIB chuter en cas de ralentissement de la demande mondiale. C’est particulièrement le cas si le pays exporte surtout des produits dont le prix est instable comme les matières premières ou l’énergie. Même si le Venezuela a fait de très mauvais choix, le fait que les recettes de l’Etat dépendaient à 95% du pétrole (à l’époque de Chavez, mais c’est toujours largement vrai) ne pouvait qu’entrainer une crise dès l’instant où le prix du baril diminuait. Avoir un déficit commercial n’a donc rien de grave en soi : c’est le contexte qui peut dire si c’est grave. Un pays avec un déficit commercial structurel mais qui par ailleurs a une croissance régulière, une bonne productivité et des entreprises innovantes, comme le sont typiquement les Etats-Unis, ne devrait nullement se préoccuper de son déficit commercial. L’économiste américain Paul Krugman (prix Nobel en 2008) le disait déjà à propos des Etats-Unis en… 1994.

Deuxièmement, Trump fantasme le retour de l’industrie et néglige complètement les services. Là encore, ce n’est guère original : il y a plus de dix ans, l’économiste Alexandre Delaigue critiquait déjà le fétichisme industriel de nos hommes politiques. Ce qui frise l’absurde, c’est que l’Amérique domine particulièrement dans les services ! Ainsi que le soulignait le journaliste au Monde Pascal Riché, la balance courante entre les Etats-Unis et l’Europe est pratiquement équilibrée si on ajoute les services. Sans négliger l’importance de l’industrie, s’agissant notamment des gains de productivité, le fait est que toutes les économies développées se sont tertiarisées ces dernières décennies, y compris la Chine. On a pourtant pas délocalisé sur la lune ! Bien plus que le commerce mondial, la raison majeure est connue depuis longtemps : c’est la vieille théorie du déversement de l’économiste français Alfred Sauvy (1980). Les progrès techniques dans l’industrie impliquent moins de main d’œuvre (et une partie de la main d’œuvre est externalisée), ce qui fait reculer l’emploi industriel au profit de l’emploi de services. Ce n’est ni bien ni mal en soi, c’est une pente naturelle de toutes les économies développées. Plus de médecins, de comptables, d’enseignants, de commerciaux, et moins d’ouvriers à l’usine. Conserver des compétences industrielles dans des secteurs clefs (comme savoir construire des centrales nucléaires) est bien sûr nécessaire, mais il y a souvent une dimension fantasmée et même sexiste de l’industrie dans les visions des hommes politiques, dont Trump est un représentant typique. Comme le souligne Delaigue :

Lorsque l’emploi augmente dans des secteurs très féminisés (distribution, commerce, justice, médecine, etc.) c’est toujours perçu comme « moins bien » que les « vrais emplois » immanquablement masculins. La métallurgie est mieux perçue que le textile, le BTP mieux perçu que la vente. Or, la croissance de la part des services dans le PIB total a coïncidé avec celle de l’emploi féminin.

4- La bourse

Ce n’est pas l’économie réelle, mais ses liens avec l’économie réelle sont très forts, surtout aux Etats-Unis, où l’investissement en bourse est très banal et l’épargne de nombreux Américains en partie indexée sur les marchés financiers : quand ça va bien, il s’enrichissent plus que nous, quand ça va mal, ils perdent plus que nous. Il ne faut ni minorer ni exagérer l’importance de la finance. L’effondrement actuel de toutes les bourses mondiales reflète les perspectives négatives des investisseurs : on s’attend à ce que le commerce mondial recule fortement en 2025, que la croissance ralentisse partout, que les entreprises fassent moins de bénéfices, et ainsi de suite : il en résulte des mouvements de vente plus importants que les mouvements d’achat, d’où des baisses massives du prix des actifs. On peut bien sûr se réjouir cyniquement (la fameuse « schadenfreude ») de voir Tesla perdre 35% en trois mois et Musk pâlir, mais ce sera comme toujours les petits épargnants qui seront le plus impactés, à l’échelle de leurs revenus.

5- Les petits pays seront bien plus impactés

Ce qui est vrai des individus est vrai des pays. Les Etats-Unis restent une économie forte, innovante, très productive, avec une énergie bon marché, un immense marché intérieur. S’ils vont être impactés, ce ne sera rien en comparaison de petits pays fortement dépendants du commerce extérieur. Pensez qu’au Vietnam, qui vient de se voir imposer des droits de douane de 46%, près de… 30% du PIB dépend des exportations aux Etats-Unis. Sur la base d’un calcul absurde, Trump impose même 50% de tarifs douaniers au Lesotho, un pays minuscule enclavé en Afrique du sud, qui ne menace personne, mais où 100 à 200 000 emplois dépendent des exportations.

6- Négocier

Tout le monde, surtout les petits pays, veut envoyer sa délégation pour se prosterner devant le bureau ovale. Le cas du Vietnam dont je viens de parler est évident, s’agissant d’un pays de 100 millions d’habitants dont Apple a un besoin vital pour ses exportations. Le prix de l’iPhone, téléphone qui représente pas moins de 60% du marché américain, pourrait être fortement impacté. On s’attend à des négociations spécifiques avec ce pays, mais cela reste un échec : Trump détruit la stabilité du commerce mondial fondée sur des règles partagées, ce pour quoi l’OMC a été créée, pour la remplacer par des négociations de gré à gré à base de deals secrets, où s’impose généralement la loi du plus fort. Méthode qu’il utilise dans tous les domaines, comme on l’a vu, persuadé que gérer la première puissance mondiale est à peu près pareil que négocier le rachat du Plaza Hotel de New York (l’un des seuls talents qu’on peut lui concéder : il a formidablement réussi dans l’immobilier, certes pas en partant de zéro, mais tout de même, avec une exceptionnelle capacité à faire des « deals » à son avantage. Voir le documentaire Netflix à ce sujet).

7- Trump est imprévisible, mais

Selon les accords qu’il estimera obtenir, selon la pression que lui mettront les grands patrons de l’industrie et de la finance qui comme d’habitude, s’accommodent très bien de l’extrême droite tant que leurs affaires ne sont pas impactées (saluons au passage la clairvoyance de notre Bernard Arnault national qui se réjouissait de l’élection de Trump il y a quelques mois : l’action du groupe a perdu 20% depuis janvier), selon la force de la réplique des autres grands pays, Chine et Europe en tête, on peut s’attendre à des revirements de sa part.

Même si la bourse se calme, cela ne changera pas le fond de l’affaire : les Etats-Unis ne sont désormais plus considérés comme un partenaire fiable qui prend des décisions stables. Or, la stabilité des décisions politiques est de loin l’ingrédient le plus important pour une économie prospère. Et puis les grandes décisions d’investissements des multinationales sont des choses qui ne se changent pas en quelques semaines. Tout le monde est encore très attentiste, mais si la guerre commerciale se confirme, peu importe que Trump revienne en arrière, le mal est fait. C’est encore plus valable sur le plan des choix géopolitiques. L’Europe se renforce et se réarme, comme le disait Benjamin Haddad : notre sécurité et notre indépendance ne peuvent pas être remises en cause tous les quatre ans par les électeurs du Wisconsin.

L’Allemagne semble enfin abandonner sa doctrine séculaire et qui est même constitutionnelle depuis 2009 (la « Schuldenbremse ») du rejet de toute dette publique importante, ce qui a longtemps bloqué les investissements dont l’Europe a besoin : très bonne nouvelle ! le pays est à peu près le seul en Europe en capacité budgétaire de soutenir de forts investissements. Macron a beaucoup de bonnes intentions et affiche toujours une ligne claire et une certaine fermeté internationale (il en a besoin pour exister, sa crédibilité nationale étant faible), néanmoins la France n’a absolument pas les moyens de remplacer seule les Etats-Unis en Europe, ne serait-ce que sur le plan de la défense. Quand on met 2 à 3 points de PIB en plus que les autres pour payer nos retraites, on ne peut pas non plus mettre 2 à 3 points de plus dans l’armée, dans l’éducation, dans les infrastructures, et rembourser une dette colossale. Friedrich Merz assume un coût politique important pour opérer un virage à 180° en Allemagne : tant mieux ! Dommage qu’il n’aille pas jusqu’à revenir sur l’abandon du nucléaire, probablement la pire décision de Merkel, mais passons.

8- Un peu de théorie économique

Le consensus économique n’a jamais prétendu qu’il était souhaitable d’aller vers un libre-échange absolu dans tous les domaines. Cela n’a du reste jamais été le cas. Pour diverses raisons (indépendance stratégique, urgence sanitaire, normes environnementales…), certains secteurs ont été temporairement ou durablement protégés derrière des barrières douanières. Par exemple, l’Europe a toujours interdit le poulet américain lavé au chlore sur son sol, ce qui était parfaitement accepté par les règles de l’OMC, dès lors qu’il existe un risque sanitaire prouvé (c’est plus controversé s’agissant des OGM). De même, les arguments du « dumping environnemental » ou du « dumping social » sont légitimes, même s’ils ont souvent été utilisés abusivement par les pays riches pour juger trop bas le coût du travail des pays en développement, alors que nous étions bien pire au même stade de développement : schématiquement, il y a une différence entre interdire/taxer des produits fabriqués par des enfants et interdire/taxer des produits parce que les travailleurs ne sont pas payés au SMIC français. On peut citer encore l’argument du protectionnisme « éducateur », qui date du XIXème siècle, et qui a été utilisé avec succès par des pays comme la Corée du sud ou le Japon, et avant eux, par l’Allemagne : construire une industrie derrière des barrières douanières puis s’ouvrir progressivement au commerce international quand on est suffisamment gros. La France ajoute encore quelques particularités avec sa fameuse « exception culturelle » que le monde nous envie (paraît-il), qui n’est rien d’autre qu’une forme de protectionnisme. On pourrait ajouter bien d’autres débats et arguments, qui remplissent les étagères du rayon économie depuis des décennies. Vous pouvez éventuellement parcourir mon blog dans la rubrique « économie internationale », j’ai écrit une trentaine d’articles sur le thème.

Bref, il y a des raisons légitimes d’être protectionniste, tant que cela est modéré (rien à voir avec les taux démentiels annoncés par Trump !) et ciblé sur des secteurs particuliers. Le protectionnisme est acceptable s’il s’inscrit dans une stratégie précise dont l’intégration dans le commerce mondial est l’objectif majeur. Pas besoin de relire Ricardo : il suffit de comparer la Corée du Nord et la Corée du sud, une génération après la guerre de Corée, pour savoir que l’autarcie est préférable à l’ouverture au commerce mondial. Une ouverture trop rapide et mal maitrisée peut faire des perdants dans un pays ; mais une guerre commerciale ne fait que des perdants, partout.

Réduire les inégalités et produire plus

Tout est dans le titre. Réduire les inégalités et produire plus : tels sont les deux enjeux économiques majeurs que n’importe quel gouvernement français devrait considérer en priorité.

La France est un pays peuplé de 68 millions d’habitants qui produisent chaque année 2800 milliards d’euros de richesse. D’autres richesses sont produites, mais elles ne sont pas évaluables en termes monétaires.

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États-Unis vs Europe : la grande divergence


Source : fipaddict

Les Américains sont désormais beaucoup plus riches que nous

Au début des années 1980, le PIB français par habitant représentait environ 90% de son équivalent américain. Depuis ce chiffre n’a cessé de baisser pour atteindre 70%. Les Américains sont donc 30% plus riches que nous. Ce qui est valable pour la France s’applique plus généralement à l’échelle européenne : le PIB par habitant américain était environ 25% plus élevé que l’européen dans les années 1990, contre 35% plus élevé aujourd’hui. Lire la suite

Le public, le privé et la concurrence

Pokémon Rouge Feu et Vert Feuille > La TV ABC - Pokébip.com

Le débat public vs privé est un archétype des débats gauche-droite. Il constitue en effet un terrain “idéal” dans le champ de l’affrontement des valeurs. A ma gauche, le désintéressement, le non-marchand, l’égalité d’accès, le service public, le bien commun. A ma droite, le profit, la cupidité, l’inégalité, l’exploitation, le marché. Changeons de regard : à ma gauche, l’inefficacité, la bureaucratie, la norme, la lenteur, le coût élevé, le mépris de l’usager. A ma droite, l’innovation, le service client, l’efficacité, la réactivité, le prix concurrentiel.

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Les aides publiques aux entreprises : un commentaire sur le rapport de l’IRES

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En mai dernier, l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales, un organisme d’études économiques syndical) a sorti un rapport sur les aides publiques aux entreprises via un groupe de travail de l’Université de Lille. Le rapport se lit ici. J’ai appris l’existence du rapport par Twitter et j’ai trouvé que le sujet abordé, en plus d’être fondamental, était largement sous-médiatisé. En effet, les aides publiques aux entreprises sont nombreuses en France, coûtent énormément d’argent public, et on en parle paradoxalement peu, par rapport au “pognon de dingue” que constituerait la redistribution. Le rapport est fort long (environ 200 pages) et relativement technique, aussi j’essaie ici d’en faire une synthèse critique :

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Taxer les riches

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Tout le monde sait ce qu’est un pauvre. Du moins, presque tout le monde. Bien qu’il en existe plusieurs définitions statistiques, par la pauvreté monétaire absolue (moins de 1,9$ par jour, définition de l’ONU), par la pauvreté monétaire relative (moins de 60% du revenu médian soit en France 1128€ par mois pour une personne seule), par l’approche administrative (toucher le RSA) ou encore par la privation de biens essentiels (logement décent…), elles renvoient toutes à la même idée : devoir se priver pour vivre et ne pas accéder, ou difficilement, à des biens et des services essentiels.

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La France et les 1% de CO₂ : cinq arguments pour nuancer

Il revient régulièrement dans le débat public l’argument selon lequel la France n’a aucun impact sur le réchauffement climatique car “elle ne représente que 1% des émissions mondiales de CO2”. Argument souvent avancé par des politiques de droite, qui dit en substance : lâchez-nous la grappe avec nos SUV, le problème c’est la Chine. Lire la suite

Le retour de l’inflation

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Depuis plusieurs années, les Européens vivent dans un monde avec une inflation faible et stable autour de 1% par an. Ce qui était devenu une habitude dans nos latitudes est cependant loin d’être la norme mondiale. En Afrique, il est rare de trouver des pays avec une inflation annuelle inférieure à 2%: dans cette liste du site Statista, il n’y en a d’ailleurs aucun. Le Cap-Vert est à 2,3% et le record est détenu par le Soudan à 245%, la plupart des pays étant entre 5 et 10%. Autre exemple, l’Argentine, bien connue pour être marquée depuis des décennies par une inflation endémique, contre laquelle les gouvernements successifs ne sont pas parvenus à lutter :

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Le salaire des enseignants

Convention Banque de France – ministère de l'Éducation nationale | Citéco

Ceci est une version développée d’un article paru dans la revue Esprits, dont vous trouverez le lien ici

 

La question des salaires est une question socioéconomique cruciale. Elle est à la fois économique (qu’est-ce qui détermine les rémunérations du travail ?), sociale (pourquoi des inégalités salariales ?), éthique (quel travail, et donc quelle fonction dans la société, « mérite » quel salaire ?). Les économistes et les sociologues s’intéressent depuis longtemps à ces questions, mais nous allons ici nous centrer sur une profession en particulier, dont la rémunération a fait l’objet de nombreux débats durant la campagne présidentielle : celle des enseignants.

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Note de lecture : Le monde sans fin (Blain & Jancovici)

Bon, finalement, je chronique une deuxième bédé…Winking smile

Les auteurs

Christophe Blain est bien connu dans le monde de la bédé. C’est le seul auteur à avoir remporté deux fois le prix du meilleur album du festival d’Angoulême. Je n’ai lu que son œuvre la plus connue : Quai d’Orsay, une chronique diplomatique sur la vie du ministère des Affaires d’Etrangères sous Dominique de Villepin. Dit ainsi, ça ne semble pas très excitant, mais la série est géniale, foncez ! Le dessin de Blain est toujours drôle, propre, original. Il convient parfaitement au projet ici chroniqué. Lire la suite

Que faire de la dette Covid (2/2) ?

Economics 101 : politique budgétaire et monétaire

Depuis la crise des subprimes en 2008, la macroéconomie a connu un certain nombre de bouleversements. Traditionnellement, les économistes distinguent la politique budgétaire et la politique monétaire : la politique budgétaire est menée par les Etats avec le vote parlementaire du budget, et a pour outil le couple dépenses publiques/recettes publiques, et pour objectifs la croissance, l’emploi et la répartition des richesses ; la politique monétaire est menée par une Banque centrale, traditionnellement indépendante des Etats (surtout dans la zone euro) et a pour outils la fixation d’un ensemble de taux dont le principal, le taux directeur, représente le taux auquel la Banque prête aux banques commerciales. Toutes les banques commerciales ont un compte à la Banque centrale : schématiquement, quand la Banque centrale veut rendre le crédit plus cher (pour ralentir l’inflation) elle augmente son taux directeur, ce qui, par effet d’entraînement, augmente le coût du crédit bancaire dans toute l’économie ;  et quand elle veut rendre le crédit moins cher (pour relancer la croissance et abaisser le chômage) elle diminue son taux directeur.

Regarder l’évolution des taux directeurs sur longue période, c’est regarder les cycles économiques :  en période de forte croissance, les taux ont tendance à monter pour freiner la surchauffe, et inversement en période de crise. On remarquera que la Banque centrale européenne a tendance à suivre (avec retard) les taux de la FED (Banque centrale américaine), suivant la conjoncture économique mondiale. Une divergence apparaît à partir de 2015 : alors que l’économie américaine est déjà sortie de la crise des subprimes depuis un moment, le chômage atteignant un point bas historique, l’économie européenne subit les contrecoups de la crise grecque de 2010-2011 et de la crise des dettes souveraines qui a suivi : de là, une divergence de stratégie qui s’atténue en 2020 à la faveur de la crise sanitaire mondiale.

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