Une fausse bonne idée est une proposition qui pose un diagnostic correct sur une situation, mais en propose une solution inadaptée. J’avais utilisé l’expression dans mon article sur le SMIC à 1600€ (ici). Le diagnostic correct que le pouvoir d’achat des travailleurs au SMIC est trop faible doit passer par le soutien à la mobilité professionnelle des travailleurs ainsi que par des politiques de formation (les non-diplomés et les moins de 30 ans concentrent la quasi-totalité des salariés au SMIC), plutôt que par une augmentation administrative arbitraire qui créé bien plus de problèmes qu’elle n’en résout.
La taxe Zucman, du nom de l’économiste Gabriel Zucman (ancien élève de Piketty, professeur à la Paris School of Economics après un début de carrière aux Etats-Unis) pose le diagnostic correct que les inégalités de fortune augmentent, que les milliardaires ne paient pas suffisamment d’impôts, et que tout cela est un problème politique. De ce point de vue, je n’ai guère de désaccord avec lui. Comme lui, je pense qu’une société saine doit impérativement contenir les inégalités ; comme lui, je ne crois pas à la fable du ruissèlement ; comme lui, je pense que les ultra-riches doivent bien plus leur fortune à un mélange de chance, de naissance et de talent qu’à un mérite “pur” et indéfinissable.
Ce qui est vrai du citoyen ne l’est pas forcément de l’économiste. Comme le disait (à peu près) Malraux, on ne peut pas faire de politique sans morale, mais la politique ne peut pas se réduire à la morale. Un économiste ne peut pas défendre une proposition fiscale uniquement parce qu’elle lui fait plaisir politiquement. Sinon il suffit de clamer avec Lordon que les “milliardaires peuvent s’en aller, ils ne nous manqueront pas”. Tout à son aise de s’écouter gloser, Lordon feint d’oublier qu’ils manqueront, en revanche, au budget de l’Etat. La seule LVMH paie environ 3 milliards d’impôts par an, soit un tiers du budget de la culture, audiovisuel public inclus. Je dis ça au hasard. Et ce sans compter ses 40 000 salariés français. Je préfèrerais sans doute une société sans milliardaires, mais tant qu’il y en a, je préfère qu’ils paient des impôts en France. C’est certainement ce qui me différencie des idéalistes aux mains propres dont parlait Péguy.
Procédons donc point par point, en commençant par les deux constats qui, selon Zucman, justifient la taxe. Premièrement, que les inégalités de fortune ont explosé en France ces dernières années. Deuxièmement, que les ultra-riches, c’est-à-dire les milliardaires, paient moins d’impôts que la moyenne. Comme on va le voir, ces deux diagnostics sont fondés, mais Zucman exagère fortement le premier, et donne une vision tout à fait biaisée du second.
1. Sur l’explosion de la fortune des milliardaires
Les partisans de la taxe Zucman représentent souvent l’évolution du patrimoine des plus riches en euros, ou en pourcentage du PIB. Comme on le voit sur les deux graphiques ci-dessous, le résultat est impressionnant :
Sauf que ces deux représentations donnent une vision très exagérée de la réalité. En euros, c’est évident. Comme je l’ai écrit à de nombreuses reprises, si les économistes expriment toujours les grandeurs macroéconomiques en pourcentage du PIB, c’est pour une raison. Les grandeurs en euros sont biaisées lorsque les variables sur lesquelles elles reposent (la population française ou la richesse nationale, par exemple) évoluent. Par définition, les ultra-riches possèdent plus d’euros que le Français moyen. Représenter l’évolution de leur patrimoine en euros n’a donc guère d’intérêt, si on ne le compare pas avec une autre grandeur qui serait comparable, sur la même période. A minima, il faudrait procéder au calcul d’un taux de variation ! Ce qui donne +52% pour les ultra-riches et +45% pour les 50% les plus pauvres. Tout de suite moins impressionant.
Le second graphique (présenté par Zucman sur le plateau de Quotidien) est exprimé en pourcentage du PIB : c’est déjà beaucoup plus sérieux. Cette représentation pose malgré tout problème, car elle rapporte un stock (le patrimoine) à un flux (le revenu national), alors qu’il serait plus logique de rapporter un stock à un stock, c’est-à-dire l’évolution du patrimoine des 500 premières fortunes à l’évolution du patrimoine moyen. Pourquoi ? Parce que les gens épargnent, y compris les classes moyennes, et donc le ratio patrimoine/PIB n’est pas du tout stable. En procédant à la correction, l’économiste Sylvain Catherine montre que si les riches se sont effectivement enrichis plus vite que la moyenne, c’est globalement deux fois moins rapidement que ne le dit Zucman, ce qui donnerait une part en pourcentage du PIB de 20-25 au lieu des 42% du graphique.
Oui, les inégalités de fortune augmentent, même en France. Mais elles n’explosent pas. On pourrait d’ailleurs développer les causes de cette évolution : la fortune des milliardaires a progressé plus vite que la moyenne parce que la bourse se porte particulièrement bien depuis les années 2010. Or ce sont les années où les Banques centrales du monde entier, à commencer par la FED et la BCE, se sont lancées dans un programme massif de rachats d’obligations d’Etat pour soutenir les déficits publics, au prix de l’émission de milliards de liquidités qui sont allés se placer en bourse, faisant gonfler la valeur des titres financiers. Même si ce n’est pas la seule raison, c’est donc paradoxalement le soutien à la dette publique qui a contribué à la fortune des milliardaires aujourd’hui.
2. Sur la faible taxation des milliardaires
Zucman a partagé nombre de données qui montrent que le taux d’imposition du top 0,01% (c’est-à-dire quelques centaines de foyers fiscaux, tous milliardaires) est d’environ 26% contre un taux moyen d’imposition de 45%, au point qu’il a affirmé que la France était un “paradis fiscal pour milliardaires”. Ce point n’est contesté par quasiment personne, même les spécialistes de finance publique qui sont en désaccord avec lui le reconnaissent.
La raison principale tient à ce que les milliardaires possèdent l’essentiel de leur fortune sous forme de titres financiers (actions typiquement), et que ces titres sont conservés dans des holdings, bénéficiant d’une fiscalité très favorable pour plusieurs raisons : 1° tant qu’ils restent dans la holding et servent à des acquisitions, c’est-à-dire tant qu’ils ne sont pas distribués à des personnes physiques (chose assez classique en fiscalité mobilière : tant qu’on a pas vendu, on a pas encaissé la plus-value) 2° parce qu’ils font partie du patrimoine professionnel, lequel est largement exonéré d’impôts sur le capital en France 3° la France ayant en plus des dispositions fiscales assez rares (Pacte Dutreil de 2003) qui exonèrent largement les transmission d’actifs professionnels, la plus-value étant… totalement effacée au moment de la transmission !
On trouve alors un taux d’imposition moyen autour de 45% −ce qui correspond sans surprise au taux de prélèvements obligatoires français de 43%, première place de l’OCDE− alors que le taux diminue clairement à partir du 995ème percentile (top 0,5%) et de plus en plus franchement lorsqu’on s’approche du top 0,1%.
S’appuyant sur les données de l’IPP, le journal Le Monde propose un graphique qui zoome sur le top 10%. On obtient ceci :
Bref, les milliardaires sont moins imposés que la moyenne. Ce diagnostic est néanmoins biaisé pour une raison évidente. Zucman… n’inclut pas la redistribution. En se limitant aux taxes sans inclure les contreparties, son diagnostic suggère que le système socio-fiscal français n’est pas redistributif. Alors qu’il l’est −évidemment ! Et fortement. Si l’on défend l’idée que les 10% les plus pauvres en France paient 40 ou 50% de leurs revenus en impôts quand les milliardaires n’en paieraient que 25%, il est profondément malhonnête de ne pas préciser aussitôt que les 10% les plus pauvres sont très largement bénéficiaires de la redistribution, impôts déduits. J’en ai parlé très souvent sur ce blog (ici, par exemple) car cela a été abondamment démontré. La redistribution… redistribue, et heureusement, car c’est elle qui explique l’essentiel de l’écart entre les dépenses publiques françaises (57% du PIB) et la moyenne de l’OCDE (45%). Les écarts de revenus entre les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches passent de X12 à X3 lorsqu’on inclut la redistribution : c’est-à-dire que le système socio-fiscal français divise les inégalités extrêmes par 4.
Quand on inclut la redistribution élargie, c’est-à-dire qu’on mesure aussi la valeur monétaire des services publics, on trouve que l’écrasante majorité des Français bénéficie de la redistribution, au moins jusqu’au top 30%. Quant au top 10%, il voit ses revenus se réduire de 35% après redistribution. La faible imposition de quelques dizaines de milliardaires est certes un problème qu’il faut traiter, mais un problème surtout symbolique : le système français est très fortement redistributif. Et ça, Zucman ne le dit jamais.
Source INSEE 2022
3. Sur l’exil fiscal que provoquerait la taxe
Une taxe qui finit par ne plus rien avoir à taxer en raison de la fuite des ultra-riches n’a pas grand intérêt et Zucman le sait très bien. De nombreuses taxes symboliques en France ont fini par ne rien rapporter du tout à force de détruire l’assiette sur laquelle elle étaient assises, comme la taxe sur les yachts de 2018, qui devait rapporter entre 5 et 10 millions par an et qui a rapporté en 2024 la somme fabuleuse de… 60 000€, tous les yachts de luxe ayant changé de pavillon. Seul 5 navires auraient été taxés ! Il s’agit même certainement d’une perte nette pour l’Etat si on inclut les moindres recettes qu’a pu provoquer cet exil fiscal : TVA sur les carburants, emplois dans les ports de plaisance, chantiers d’entretien, etc.
Pour défendre sa taxe, Zucman avance donc nombre d’études montrant que l’exil fiscal était très faible à l’époque de l’ISF ou de son équivalent dans d’autres pays. Mais ces études n’ont aucune valeur pour une raison simple : la taxe Zucman n’a rien à voir avec l’ISF et n’a aucun équivalent connu à ce jour. Toutes les études sont caduques. Or, le potentiel d’exil fiscal de la taxe Zucman est bien plus important que ne l’était celui de l’ISF. D’une part, le taux de la taxe sera bien plus élevé. Zucman souhaite un taux minimum de 2% sans plafond, alors qu’ISF taxait au taux maximum de 1,5%, avec des mécanismes de plafonnement (et encore s’agit-il de la version Hollande de l’ISF, la plus ambitieuse). D’autre part, l’ISF taxait la richesse assez tôt, dès 800K€ sous Hollande, à partir de 1,3 million sous Sarkozy. Zucman veut cibler les milliardaires et vise donc beaucoup plus haut, à partir de 100 millions d’euros de patrimoine. L’argument s’entend très bien, puisque ce sont précisément ces ultra-riches qui échappaient largement à l’ISF, le patrimoine professionnel en étant exonéré.
Sauf que la conséquence est problématique : le nombre de foyers redevables sera beaucoup plus faible qu’avec l’ISF. Zucman évoque 1800 foyers… D’après l’économiste François Geerolf, la moitié du rendement de la taxe reposerait sur… 4 familles : Arnault pour 3,8 milliards par an, Hermès pour 3,1 milliards, Wertheimer pour 2,3 et Bettencourt pour 1,6 milliards. Que ces familles viennent à s’exiler et la taxe ne rapporterait plus guère. Le seul argument qu’oppose Zucman à cela (dans Le Monde) est qu’ils ne déménageront pas car “ils ont tous leurs attachements familiaux et professionnels en France”, assurant qu’il n’y aura pas d’exil fiscal massif. Mais comme on vient de le voir, un exil fiscal même minime, de quelques familles seulement, suffirait à faire de la taxe une coquille vide avec un rendement désiroire.
Quel rendement en attendre, d’ailleurs ?
4. Sur le rendement de la taxe
Ce point sera rapide, car il n’y a pas de réponse claire : cela dépendra de la valorisation financière des actifs taxés (laquelle change constamment) et, comme on l’a vu, de la réaction des contribuables concernés. Ce qui est certain, c’est que Zucman avance 20 milliards par an, quand d’autres économistes, bien plus critiques, évoquent 5 milliards. Même en supposant que Zucman a raison, que l’exil fiscal sera faible et que la taxe rapporterait bien 20, il faut relire le chiffre : 20 milliards, c’est seulement… 11% du déficit public de la France en 2023 et 2024. Ou 21 jours de paiement des retraites. A peine 10% des dépenses annuelles de l’assurance maladie. A condition que le chiffre soit exact ! On peut être très prudent sur le rendement d’une taxe qui sera très sensible au moindre exil fiscal.
Dans tous les cas, on peut rappeler une chose simple : il faut taxer les milliardaires plus fortement et efficacement, certes ; mais cela ne résoudra pas les problèmes financiers de l’Etat français. Il n’y a tout simplement pas assez de milliardaires en France pour financer 57% de dépenses publiques.
5. “Ils vont pas chialer pour 2%, ils sont milliardaires”
C’est en substance ce qu’ont déclaré Marine Tondelier ou encore Olivier Faure récemment sur différents plateaux TV, balayant tous mes arguments par le taux très faible de la taxe.
Mais il s’agit de 2% sur leur patrimoine, et non sur leurs revenus ! Si mon patrimoine me rapporte 8% par an (un très bon taux, c’est le rendement moyen de la bourse sur 40 ans), que j’enlève 2% d’inflation, il me reste 6% par an. Avec les 2% de la taxe Zucman, je suis donc taxé à… 33% de mes revenus. Si le rendement est de 5%, la taxe Zucman représente en fait 67% de mes revenus. Bernard Arnault et sa famille détiennent environ la moitié de LMVH. Celle-ci étant valorisée 300 milliards d’euros à l’heure actuelle, ils devraient payer autour de 3 milliards par an. C’est à peu près ce qu’Arnault touche chaque année en dividendes. Il devra donc utiliser la totalité de ses revenus (soit un taux de taxation des revenus du capital proche de 100% sans compter l’impôt sur les bénéfices et les autres taxes associées) pour la payer, et probablement vendre du capital de temps à autre.
Ce qui m’amène au dernier point.
5. La question des start-ups
A la rigueur, on peut suivre Tondelier et estimer que LMVH s’en remettra puisqu’elle est fortement bénéficiaire. Mais quid des autres entreprises ?
La taxe Zucman est basée sur la valorisation du patrimoine, y compris professionnel puisque rien ne serait exonéré. Or, nombre de start-ups ne font pas de bénéfices. Le cas de Mistral, seule licorne française dans l’intelligence artificielle et considérée comme le leader européenne du domaine, a été beaucoup cité dans les médias, et pour cause : l’entreprise est valorisée près 14 milliards, mais ne dégage pas (encore) un euro de bénéfice. Notons d’ailleurs que c’est aussi le cas de OpenAI, valorisée dix fois plus, mais qui a fait une perte de 5 milliards en 2024.
C’est un cas classique de start-up : ces entreprises lèvent des milliards (aussitôt investis et dépensés), car les investisseurs croient déceler, à tort ou à raison, le Google de demain. Mais certaines disparaîtront et à ce stade, rien ne permet de dire lesquelles deviendront Google et lesquelles finiront comme Netscape Navigator. Tant que le marché n’est pas stabilisé, ces entreprises peuvent accumuler des pertes pendant des années : il a fallu 5 ans à Facebook pour dégager son premier euro de bénéfice et Mistral n’a que deux ans d’existence.
Comment donc le patron de Mistral, Arthur Mensch, va-t-il payer la taxe ? D’après ce que j’ai pu lire, il possèderait environ 10% de l’entreprise. Si on lui applique la taxe Zucman, il devra… 22 millions d’impôts par an. Qui croit sincèrement qu’il a les moyens ? Même en supposant un salaire très élevé digne des géants de la tech américaine, mettons 500K/an : la taxe représenterait 45 fois son salaire annuel !
Réponse de Zucman (et avec lui, de Piketty) : “il n’aura qu’à payer en titres financiers, c’est-à-dire en parts de Mistral”. Cette réponse est ridicule à au moins deux titres. Primo, contrairement à LMVH, personne ne sait évaluer la valeur des titres de Mistral car elle n’est pas cotée en bourse, comme la plupart des start-ups. C’est le principe du capital-risque : la valorisation n’est que l’addition des différents “tours de table” des investisseurs : tant que l’action n’est pas cotée au niveau mondial, sa valeur est purement fictive et ne reflète que les espérances de profits d’une poignée d’investisseurs. Mensch devrait donc payer avec des titres dont la valeur peut aussi bien tripler qu’être divisée par dix en quelques mois. D’ailleurs, l’Etat devra bien les vendre un jour s’il compte toucher du cash pour payer ses dépenses publiques : s’ils ne les vend jamais, ils ne servent à rien ; et si l’entreprise échoue ? Leur valeur sera de zéro.
Plus fondamentalement, on peut douter que ce soit le rôle de l’Etat de rentrer au capital de LMVH, de Free, de Hermès et de toutes les starts-ups dont la valorisation dépasse 100 millions. Que viendrait faire un administrateur de Bpifrance au conseil d’administration d’entreprises auxquelles il ne connaît rien ? En quoi est-ce le rôle de l’Etat d’être co-propriétaire des grands groupes français ? Et pas de seulement 2%, car il s’agit de 2% chaque année. Et ce, tant que l’entreprise ne dégage pas de bénéfice, ou si elle en dégage mais que les dividendes versés ne suffisent pas à payer la taxe. L’Etat français finirait donc tout simplement par exproprier tous les actionnaires des grands groupes nationaux. Qui croit sérieusement qu’après ce tour de force, l’économie nationale se portera mieux ? Ce qui avait amené le patron de Bpifrance à dire que cette taxe était une improvisation intellectuelle absurde.
Conclusion
Il n’y a malheureusement pas grand chose à sauver dans la taxe Zucman. Cette proposition fiscale qui semble frappée au coin du bon sens part d’un diagnostic très largement biaisé pour arriver à une taxe élevée, inefficace et qui a toutes les chances de ne pas rapporter grand-chose tout en détruisant la plupart des start-ups françaises.
Que faut-il faire, alors ? Comme je l’ai dit en introduction, je n’ai aucune sympathie particulière pour les milliardaires et je crois avec Zucman qu’ils doivent être mieux taxés. En attendant de meilleurs accords dans l’OCDE, ce qu’il faut faire en France est expliqué ici. En détail. Contrairement à la taxe Zucman, c’est faisable, légal, et l’ordre de grandeur du rendement est plus facile à estimer : environ 15 milliards. Loin de suffire pour résoudre les problèmes financiers du pays, mais pas anecdotique non plus.








