Creusons le trou de la Sécu

Comment concilier justice sociale face à ce bien si précieux qu’est la santé et efficacité économique face aux impératifs budgétaires d’un État de plus en plus endetté ?

La santé n’a pas de prix… et ce prix augmente. La part des dépenses de santé dans le PIB français a été multipliée par presque 3 entre 1960 et 2010, passant de 3,8% à 11,1% du PIB (aux USA, c’est plus de 16%). Le « trou de la Sécu », c’est-à-dire le déficit de la branche assurance-maladie de la Sécurité Sociale, est ainsi de 12 milliards d’euros en 2009.

Dans ce texte[1], Grégoire de Lasagnerie, doctorant à la prestigieuse École d’économie de Paris, synthétise en quelques pages le difficile problème de la sécurité sociale, avançant en fin d’article des pistes pour sortir d’un équilibre qu’il juge à la fois fragile et peu efficace.

Tout comme une bonne allocation chômage doit fournir un matelas de sécurité aux chômeurs sans créer de « trappes à pauvreté » (c’est-à-dire d’incitation à rester inactif sous perfusion sociale), une bonne assurance santé doit protéger l’assuré tout en le responsabilisant et en garantissant un système pérenne (ou, à minima, en maximisant sa viabilité).

L’assurance se caractérise par deux aléas moraux :

  • Un aléa ex ante (« préalable »), qui incite celui qui se sait assuré à adopter une conduite dangereuse. Celui qui a une couverture complète, par exemple, sera incité à moins se prémunir des risques afférents à son assurance, se sachant couvert en cas de « pépin ». En matière de santé, il fera trop de soins curatifs et pas assez de soins préventifs : il ira chez le médecin trop tard, au moment où le coût de son traitement sera le plus élevé.
  • Un aléa moral ex-post (« après les faits »), qui, à l’inverse, incite celui qui se sait assuré à surconsommer les médicaments et les soins qui lui sont proposés (puisque cela lui coûte d’autant moins cher qu’il est bien assuré). Ce dernier aléa moral est aggravé quand les médecins sont payés à l’acte (comme en France) puisque plus ils prescrivent de soins, plus ils gagnent d’argent. Ils sont donc incités à prescrire des soins inutiles. Par ailleurs, l’irrationalité et le manque d’information des agents économiques (qui tendent par exemple à considérer que plus un traitement est cher, plus il est efficace) accentue encore l’effet de l’aléa moral ex-post.

Devant le poids financier que ces aléas moraux font peser sur le système de santé français, différents mécanismes d’incitations ont été mis en place. Le ticket modérateur, qui existe depuis 1930, consiste à faire payer au malade une proportion du coût total des soins qu’il consomme. A charge pour l’assuré de débourser ce coût supplémentaire ou de s’assurer auprès d’une entreprise privée.

L’auteur formule trois critiques à ce ticket modérateur :

  • Il n’a pas de sens dans la mesure où la plupart des grosses dépenses de santé sont le fait de malades qui ont une responsabilité limitée ou nulle dans leur situation. De fait, « responsabiliser » quelqu’un qui n’est pour rien dans sa consommation de soins (souvent prescrits par le médecin, qui demande rarement son avis au patient) n’est guère efficace. Par ailleurs, la responsabilisation ne rend pas les individus plus rationnels. En d’autres termes, ils vont peut-être réduire leurs dépenses de santé, mais pas forcément les « bonnes » . Celui qui est hypocondriaque restera hypocondriaque et ira se faire poser un pacemaker alors qu’il n’a aucune maladie du cœur. En revanche, le fait de payer une partie de la dépense de sa poche peut le dissuader d’aller montrer son grain de beauté à un dermatologue, ce qui peut être extrêmement coûteux pour le système de santé si le grain de beauté se révèle être un mélanome dix ans plus tard. Dérembourser certains soins peut ainsi s’avérer inefficace, alors qu’un remboursement peut se révéler rentable (on pense par exemple à cette initiative récente des députés conservateurs anglais qui, pour faire face au déficit de l’assurance-maladie, ont décidé de rembourser désormais…les séances de natation et de gym).
  • Ce sont surtout les petites dépenses (médicaments du quotidien) qui sont surconsommées  par ceux qui font jouer les aléas moraux. Les dépenses de santé les plus coûteuses résultent rarement d’un abus de la part des patients. On aime rarement les soins longs et invasifs et on cherche souvent à écourter autant que faire se peut ses passages par la case « soin ». Or, sur ce point, le ticket modérateur est inefficace puisque le montant des franchises est beaucoup trop faible pour être incitatif.
  • Enfin, la possibilité de pouvoir réassurer cette franchise auprès d’une compagnie privée créé une situation d’injustice sociale. En effet, le ticket modérateur, indépendant de tout critère de revenu, ne coûte finalement qu’à ceux qui n’ont pas d’assurance privée, c’est-à-dire aux plus pauvres.  On apprend ainsi qu’en 2003, 23% des assurés sans complémentaires déclaraient avoir dû renoncer à des soins pour des raisons financières [Raynaud, 2005].

    Depuis, de nouveaux mécanismes ont fait leur apparition. La franchise est plus incitative et plus juste socialement que le ticket modérateur puisqu’elle n’est pas réassurable. Cependant, son montant (entre 1 et 2,5€) est bien trop faible pour être réellement source de rationalisation de la consommation de soins.

    L’auteur avance différentes pistes pour modifier réellement les habitudes de consommation des Français en matière de santé, tout en garantissant un maximum de justice sociale. En s’appuyant sur ce qui existe ailleurs, notamment en Suède[2], il propose ainsi :

    • Fixer la franchise à un niveau très élevé, par exemple 100€. En dessous de ce montant, l’assuré paierait l’intégralité des soins (ce montant ne serait pas réassurable).
    • Pour atténuer les effets négatifs (inégalitaires) d’une franchise à une telle niveau, celle-ci pourrait être modulée en fonction du revenu.
    • De plus, un plafond serait mis en place pour les grosses dépenses de santé (« bouclier sanitaire »): par exemple 1000€. Au-delà de ce plafond, l’assurance maladie rembourserait 100% des soins. Le principe des ALD (Affection de Longue Durée) serait conservé.

    Il n’y a pas de miracles en matière d’assurance maladie mais, selon Grégoire de Lasagnerie, de nombreuses mesures pourraient être prises qui rendraient notre système à la fois plus juste et plus efficace.

    On ne peut conclure sans ajouter que l’augmentation de la part des dépenses de santé dans le PIB a aussi une logique plus simple et toute démographique, qui explique une large part de l’accroissement du légendaire « trou de la Sécu » : on vit plus longtemps, donc on se soigne plus longtemps et pour plus cher qu’avant (la médecine ayant fait d’énormes progrès, elle utilise des appareils très sophistiqués, donc hors de prix). Les personnes dans leur dernière année de vie représentent 5% des cas traités en France, mais 30% des dépenses de santé.

    Ceci pour dire que c’est aussi parce que le progrès technologique médical et l’augmentation de la richesse par habitant nous permettent de nous procurer ces soins coûteux (on peut penser à l’explosion de la chirurgie esthétique ou des opérations visant à corriger les problèmes de vue par laser) que les dépenses de santé augmentent relativement. Sur ce sujet, ne nous alarmons donc pas plus qu’il n’est nécessaire et n’oublions pas : la France a toujours le meilleur système de santé au monde.


    [1] « Justice sociale et efficacité: pour une nouvelle régulation de la demande de soins », in Regards Croisés sur l’Économie, 2009, La Découverte.
    [2] Dans ce modèle, on part du principe que la demande d’assurance pour les risques peu coûteux est faible (on préfère prendre le risque de payer une petite somme en cas de problème que de dépenser chaque mois en assurance) tandis que la demande pour les risques catastrophiques (maladies graves et très onéreuses) est très grande.

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    3 réflexions sur “Creusons le trou de la Sécu

    1. Ne serait ce donc pas les médecins à responsabiliser ? Certaines dépenses (chirurgie esthétique …lorsque celles ci ne sont pas vital ou le fruit d’un accident …) ne devraient elles pas être laissées à la charge des intéressés ?
      Pour la deuxième question, je n’ai aucune connaissance sur le sujet … donc je ne m’avancerais point. En revanche mes parents, tous deux infirmiers libéraux, ont pu malheureusement constater les abus de certains médecins … en effet quelques individus mal intentionnés repassaient chez leurs clients pour vérifier que tout allait bien suite aux soins administrés quelques heures auparavant … rien d’immoral si ce n’est que ceux ci ne se privent guère de facturer 23€ à chaque visite … Qui faut il réellement responsabiliser ? Le Lobbying médical est encore puissant … et on se prive de lui faire des remontrances.

    2. L’auteur donne ici d’excellentes pistes qui permettrait de réduire l’aléa moral. Les points discutes ici sont fort juste, les USA ont en effet un marche qui bien qu’étant largement prive, a encore plus pâti de l’aléa moral (c’est un exemple illustre de market failure). L’article de blog que voici https://economiepublique.blogspot.com/2019/07/le-cout-de-lassurance-maladie.html parle aussi de la question au déséquilibre du a la structure du financement pour l’assurance maladie.

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