La situation des chrétiens au Moyen-Orient est catastrophique : au mieux tolérés comme dhimmis —sur une terre, qui, rappelons-le, était la leur bien avant l’arrivée de l’islam— au pire rejetés, exclus, marginalisés, quand ce n’est pas massacrés jusque dans leurs églises, poignardés dans la rue, victimes d’odieux chantages ou condamnée à mort pour « blasphème », qu’ils soient simples fidèles ou archévêques. A tel point que même BHL s’insurge contre le sort réservé aux chrétiens, assassinés parce qu’ils seraient les frères d’un « Occident chrétien » tant haï. Il faudra leur dire, aux fanatiques, que le christianisme est de Rome et non de Washington. Et BHL de dresser la liste des pays où les chrétiens sont, sinon des victimes, des « cibles légitimes », du moins des réprouvés : Pakistan, Iran, Irak, Egypte, Soudan, Inde, Erythrée, Congo, Algérie, Palestine, Thaïlande, Birmanie… au 4ème siècle, les chrétiens d’Orient représentaient 80% des chrétiens du monde. Au 10ème siècle, 50%. Aujourd’hui, les estimations varient entre 2 et 5%. En un siècle, la population chrétienne de Turquie est passée de 20% à 0,2%.
Quand j’étais au lycée, ma prof d’histoire nous avait prévenu qu’elle ne devait pas nous parler du conflit israélo-palestinien, car telles étaient les directives de l’Éducation Nationale, pour ne « pas froisser les musulmans » (bon, elle nous avait quand même fait un cours dessus, la rebelle).
L’extrême-droite progresse partout en Europe depuis les dernières européennes, le discours sécuritariste[1] séduit et le FN refait surface en France. Les discours universalistes sont de moins en moins bien accueillis, et même les mouvements originairement de la gauche laïque deviennent anti-islam (Riposte Laïque, par exemple). Le racisme à l’encontre des arabo-musulmans est en pleine recrudescence et même le ridicule MRAP est dépassé par les événements.
On dirait bien que l’Occident a peur. Il a peur d’une guerre ouverte avec le monde arabe (à moins qu’il ne la souhaite ?). Il a peur pour sa culture, pour son identité, pour ses valeurs, pour ses enfants. Il a peur d’un « choc des civilisations » qui le conduirait à sa destruction. Quel Occidental est prêt à mourir pour les valeurs des Lumières ? En face, ils n’ont pas ce scrupule, et le djihad kamikaze ne s’est jamais aussi bien porté. Alors l’Occidental a peur. Il a peur de ce monde qui vient[2].
La question des relations à entretenir avec les peuples arabes, de la place de l’islam en Europe et de celle de l’islamisme au Moyen-orient, et pour tout dire, de l’intégration de la culture arabo-musulmane dans le monde occidental sera probablement un des sujets de débat majeurs de ce début de siècle. Tâchons de comprendre.
1. Islam ou islamisme?
2. Le problème ne vient pas du Coran
3. L’âge d’or d’une civilisation raffinée
4. Pourquoi tant de haine?
5. Les Alliés des Arabes
6. Autocratiques et corrompus
7. L’Occident: l’empêcheur de démocratiser en rond
8. Une religion sans chef
9. Que faire?
D’abord, je dois le confesser : dans la suite de mon propos, j’admettrai comme vraie la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington. Je sais parfaitement que cette théorie est plus que contestable : pas plus qu’il n’y a un Occident unifié, il n’y a une seule grande « civilisation arabo-musulmane ».
A l’intérieur de l’Occident, les tensions entre atlantistes et non-atlantistes sont fortes (comme l’illustre le refus de la France et de l’Allemagne de suivre les États-Unis dans « leur » guerre en Irak) ainsi que les tensions entre européistes et non-européistes en Europe, de même que les rivalités religieuses un peu partout entre progressistes, fondamentalistes et athées militants, et les tensions ethnico-culturelles entre habitants « de souche » (généralement blancs, ou devrais-je dire, « caucasiens ») et les autres, immigrés ou peuples non-blancs. De fait, parler d’un Occident unifié qui partagerait une culture et une identité commune peut être admissible, mais reste simplificateur et éminemment contestable.
Encore plus le monde arabo-musulman n’est-il pas unifié. Rappelons d’abord qu’arabe (un peuple, une culture, que l’on ne choisit pas) n’est pas synonyme de musulman (une religion que l’on peut choisir, en principe). Et si l’islam est une question si complexe, c’est aussi parce qu’aux prescriptions du Coran se mêlent les traditions culturelles arabes, historiquement très liées à l’islam. Il faut néanmoins démêler les deux si l’on veut comprendre: même si la place de la langue et de la culture arabe est prépondérante en islam, tout l’islam n’est pas contenu dans la culture arabe! Différents peuples se côtoient et souvent s’affrontent en terre d’islam : arabes, perses, turcs… en fait, seulement 20% des musulmans sont arabes —le premier pays musulman au monde étant l’Indonésie. A ces rivalités ethniques s’ajoutent les rivalités religieuses, entre chiites et sunnites d’abord, puis entre les différentes branches de ces deux courants : chiites druze en Syrie et au Liban mais duodécimains en Iran, sunnites malékites et chafiites en Afrique du Nord, wahhabites/salafistes en Arabie Saoudite, à quoi s’ajoutent des courants marginaux (soufisme…), et des systèmes politico-religieux particuliers (islam marocain, très lié au Roi du Maroc).
Ainsi, de 1980 à 1988, l’Iran, terre perse musulmane chiite, affrontait l’Irak, patrie d’arabes musulmans sunnites (avec forte communauté chiite), dans une lutte sanglante (environ 1 million de mort) à base de revendications territoriales, de révolution islamique en Iran et de dictateur (Saddam Hussein) en Irak, sur fond d’hégémonie américaine et d’intérêts pétroliers excitant la convoitise des Occidentaux.
Dans ces conditions, parler comme d’un tout de « civilisation arabo-musulmane », et plus encore de « choc des civilisations » est nécessairement réducteur mais j’accepterai cette limite dans la suite de mon article, considérant qu’aucun raisonnement cohérent n’est possible si je ne prends pas l’islam comme un tout. Par ailleurs, sans parler d’unité des musulmans, il ne faut pas nier que la méfiance —sinon la haine— vis-à-vis de l’Occidental est assez largement partagé en terre d’islam, des événements comme les caricatures de Mahomet provoquant chez la plupart des musulmans une réprobation (plus ou moins violente) qui dépasse, semble-t-il, les clivages. Une certaine unité existe donc dans le monde arabo-musulman, renforcée par le partage de la langue commune, langue véhiculaire de l’islam : l’arabe.
Dans ce dossier toujours brûlant, il y a deux erreurs gravissimes qu’il faut absolument éviter. La première est celle de l’angélisme (que l’on trouve souvent à gauche, et plus encore à gauche de la gauche). On assure que tout va bien, qu’il n’y a pas le moindre problème avec l’islam, que les seuls problèmes viennent des Occidentaux (de leur passé colonial, de leur impérialisme, de leur xénophobie) et de cette inacceptable « islamophobie » qui se développe partout. On ajoute qu’il faut respecter les pratiques des musulmans en matière d’alimentation et d’habillement dans les lieux publics —au nom, bien sûr, de la tolérance—, et finalement que tous ces débats ne sont que du racisme déguisé visant à masquer les « vrais problèmes » (c’est-à-dire le chômage ou la réforme des retraites).
De l’autre côté, bien sûr, on a droit au discours exactement contraire, largement de droite : le monde est menacé, nous allons tous être envahis par les hordes sarrasines, ils sont des millions, leurs femmes enfantent chaque jour et ils vont nous bouffer, prendre le pouvoir dans nos écoles et nos conseils municipaux, bientôt la France sera musulmane et nous mangerons tous halal, adieu la liberté, l’égalité et la fornication. Je caricature évidemment, mais pas tant que ça: sur la toile, les blogs pullulent dans ce genre de registre —tapez donc « islam danger » sur Google— alors que c’est plutôt dans les médias dominants que l’attitude angélique est adoptée. Ce qui illustre, si besoin était, le décalage entre la pensée mainstream et les peurs du « peuple ».
Les uns seront accusés de « racisme-d’extrême-droite-islamophobe-fascisant », les autres d’être des « gauchos-bobos-naïfs-bien-pensants ». Devons-nous choisir entre deux attitudes radicalement opposées, mais radicalement proches en ignorance, en idéologisme et en stupidité ? Je ne crois pas.
« Le drame de la période est que face à la posture moraliste « anti-stigmatisation », on n’entend guère qu’un discours haineux de pure confrontation dont les seuls effets possibles seront de précipiter la guerre civile que l’on prétend vouloir éviter.
Ces nouveaux croisés soulignent à longueur d’articles, tout ce qu’il y a d’anti-républicain dans la charia, réfutent toute distinction entre la pratique normale de la religion musulmane et l’islamisme radical, dénoncent le machisme au nom de la sacro-sainte égalité homme-femme quand ce n’est pas l’arriération mentale que traduit l’observation de prescriptions religieuses.
Leur rêve ultime est probablement de finir en martyr de la cause laïque comme Théo Van Gogh ou simplement de subir une fatwa en bonne et due forme, ce qui est pour le moins paradoxal venant de prétendus laïcs. Ils ne reculeront devant aucune provocation. Et si leurs apéro-saucisson et leurs textes accusateurs ne suffisent pas, ils iront s’il le faut jusqu’au blasphème le plus insultant, au nom bien sûr, des droits de l’homme et de la liberté d’expression. « Malakine
Pour en finir avec ces deux extrêmes, il nous faut sortir de cette dualité et tenter d’analyser posément la question d’une éventuelle menace islamique.
Islam ou islamisme ?
Évidemment, dès que l’on aborde ce sujet, la première question à se poser est : faut-il parler d’islam ou d’islamisme ? A gauche, bien sûr, la distinction sera très nette, et toute personne critiquant l’islam sera accusé « d’islamophobie », donc de racisme[3], et sera pointé du doigt pour avoir « stigmatisé » —mot de l’année, décidément— une population et avoir créé des « amalgames nauséabonds ». La question de l’islamisme, en revanche, aura tendance à être étouffée, puisque considérée comme un cache-sexe qui « masque les vrais problèmes ».
A droite (ou plutôt à l’extrême-droite), on fera moins la différence, puisque l’islam, par essence, est dangereux et obscurantiste, et donc voué à l’islamisme. On dira, contre toutes les évidences, « qu’il n’y a pas d’islam modéré ».
Cette distinction islam/islamisme est bien entendu pertinente. Il faudrait être aveugle et légèrement borné pour aborder le problème de l’islam radical sans d’abord rappeler qu’il reste toujours —du moins en Occident— une « minorité visible », et que l’immense majorité des musulmans ne sont pas plus islamistes que Frédéric Lefebvre n’est intelligent. Que la plupart sont parfaitement intégrés et que nombre de nos concitoyens musulmans ont probablement aussi peur que nous. Que ces musulmans modérés sont les premières victimes de cet islam radical qu’on veut leur imposer, dans leurs pays, parfois ici. Et que trop souvent, cette « majorité silencieuse », qui considère les valeurs occidentales parfaitement compatibles avec l’islam, est étouffée, voire menacée. Bien qu’il soit difficile d’avoir des certitudes statistiques à ce sujet, les études les plus sérieuses estiment que 7% des musulmans de part le monde, soit environ 80 millions de musulmans, penchent pour l’islamisme. Heureusement, seule une minorité de ces 7% rejoint la lutte armée.
Seulement, s’arrêter à cette distinction islam/islamisme et n’étudier que ce dernier pose rapidement un problème. Car à moins d’avoir une grande voile sur les yeux, on ne peut nier que l’islam radical, appelons-le « islamisme », progresse. Et progresse partout. La paix en Palestine n’avance pas, des ambassades flambent pour des dessins (plus ou moins) rigolos, l’Afghanistan n’est toujours pas sous contrôle, l’Iran fait peur et l’armée pakistanaise a de plus en plus de mal à exercer son autorité dans les zones tribales (armée pakistanaise qui, faut-il le rappeler, dispose de la bombe atomique).
La progression politique de l’islamisme, Courrier International, Février 2006
Tous les observateurs et les spécialistes de la question le disent : l’islamisme progresse.
Un islamiste, c’est un ancien musulman devenu radical. Il faut donc bien se demander pourquoi, ce qui nous ramène à la question de l’islam. Car si l’islam était hors de cause et qu’il ne s’agissait que de dérives minoritaires et exclusives de cette religion, l’islamisme ne progresserait pas autant, et avec autant de force. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les dérives radicales dans le catholicisme n’ont jamais dépassé le stade d’audiences confidentielles et depuis l’avènement du web, de quelques réseaux bloggeurs autocentrés. Pourquoi n’est-ce pas le cas en islam ? Pourquoi une telle percée des mouvances les plus radicales ? L’islamiste venant de l’islam, étant une « branche » de celui-ci (comme le traditionalisme intégriste est une branche du catholicisme), on ne saurait étudier la branche sans voir l’arbre qui la porte.
Mon questionnement portera donc d’abord sur l’islam et ensuite sur l’islamisme, et aura pour problématique directrice : « pourquoi l’islam se radicalise ? ». Dans un second temps, j’essaierai de proposer des voies de sortie de cette ornière.
Vous constaterez dans cette analyse que je m’appuierai souvent sur des citations et les idées d’un auteur franco-libanais, Amin Maalouf. Ancien journaliste international et désormais écrivain, titulaire du prix Goncourt, Amin Maalouf —qui vit en France depuis une trentaine d’années— a écrit en 2009 un essai intitulé Le Dérèglement du Monde qui, s’il ne traite pas uniquement de la question des relations entre le monde arabo-musulman et l’Occident, l’aborde longuement. J’avais déjà parlé à deux reprises de cet auteur sur ce blog, dans une note de lecture à propos de l’un de ses romans, Samarcande, et d’un autre, excellentissime, Léon l’Africain.
Cet article ne sera en rien une synthèse du Dérèglement du Monde ou un résumé des idées d’Amin Maalouf : j’écris par moi-même, partant de multiples sources, y créant ma réflexion, l’écrivant avec mes propres mots. Mais parmi ces multiples sources d’inspirations, Le Dérèglement du Monde fut une œuvre majeure et je manquerais d’honnêteté intellectuelle si je ne rendais pas hommage à celui qui, sans le savoir, a beaucoup contribué à ma réflexion sur le sujet. Sauf mention contraire, les passages en italique et les citations de cet article seront donc d’Amin Maalouf.
Le problème ne vient pas du Coran
Ce qui vient à l’esprit immédiatement lorsque l’on commence à étudier l’islam, c’est bien sûr son Prophète, Mahomet, et le livre qui l’accompagne, le Coran.
La problématique est simple : si, en étudiant le Coran, on s’aperçoit qu’il est belliqueux, qu’il appelle à la guerre sainte, au meurtre et à la lapidation des femmes adultères, alors le Coran, donc l’islam, est intrinsèquement mauvais, on ne peut rien en tirer et les modérés ne sont que des illuminés rejetés dans leurs propres familles. L’islam étant intrinsèquement mauvais, la seule solution pour faire face à cette menace est de le combattre avec tous les moyens dont nous disposons. CQFD, fin du débat.
Il est troublant de constater que cette position est le plus souvent tenue par des anciens musulmans, particulièrement ceux qui viennent de pays où la charia s’applique. Par exemple Joseph Fadelle —dont le récit de conversion au christianisme et des persécutions familiales qui ont suivi est en passe de devenir un best-seller—, qui considère que « l’Occident érige le tas de pierre sur lequel il va se faire lapider ». Ou encore Taslima Nasreen, féministe bangladaise persécutée dans son pays et réfugiée en France qui n’hésite pas à affirmer[4] que l’islam modéré est un mythe, que ceux qui ont fait sauter le World Trade Center n’ont fait que « faire ce que le Coran demande », que toute lecture sérieuse de ce livre ne peut conduire qu’à l’athéisme, et qui dit « rêver d’un monde sans religions ». Pour eux, l’islam est irréformable, et il n’y a donc aucun échappatoire possible : soit il disparaît, soit il s’étend au monde entier.
Cette position est également souvent soutenue par des athées militants, pour qui la religion est source et cause de la majeure partie des conflits dans le monde : l’islam, comme le christianisme et toutes les religions étant violent, pervers et aliénant pour l’esprit humain, le seul moyen d’avoir enfin la paix est de se débarrasser de toutes les religions.
J’évacue rapidement cette dernière critique, irréaliste et dépassée. L’URSS communiste a combattu le christianisme pendant 70 ans, et aujourd’hui on voit des églises pousser comme des champignons en Russie. Marx et Staline sont morts mais l’Église vit toujours. Croire ainsi que l’on peut « se débarrasser des religions » aussi facilement que l’on peut exterminer un peuple est manifestement stupide. Les religions (disons plus généralement, la spiritualité) sont une constante dans l’histoire de l’humanité, et depuis la fin du XXème siècle, qui a suffisamment montré que les horreurs et les crimes n’étaient pas la prérogative des idéologies religieuses (Cambodge de Pol Pot, Chine de Mao, URSS de Staline, …. autant de régimes ayant érigé l’athéisme en doctrine officielle), plus personne ne croit au scientisme et au matérialisme athée comme voie ultime de salut et moyen final d’en finir avec toutes les guerres. La dimension métaphysique de l’Homme est universelle comme est universelle sa soif d’absolu et de vérité ; aussi, sauf à abolir l’Histoire et la culture et à éradiquer l’esprit et le mystère pour créer un monde de rationalité parfaite dirigé par des machines, il faut composer avec la religion.
Cet athéisme idéologique dépassé, il reste que cette attitude a quelques arguments pour elle : défendues par beaucoup d’anciens musulmans (a tout le moins d’ex-persécutés de cette religion) qui connaissent bien l’islam et sa culture, elle s’appuie sur de multiples références au Coran. Qu’on en juge :
- Sourate 2, verset 191. Et tuez-les [les mécréants], où que vous les rencontriez; et chassez-les d’où ils vous ont chassés : l’association est plus grave que le meurtre. Mais ne les combattez pas près de la Mosquée sacrée avant qu’ils ne vous y aient combattus. S’ils vous y combattent, tuez-les donc. Telle est la rétribution des mécréants.
- Sourate 4, verset 56. Certes, ceux qui ne croient pas à Nos Versets, Nous les brûlerons bientôt dans le Feu. Chaque fois que leurs peaux auront été consumées, Nous leur donnerons d’autres peaux en échange afin qu’ils goûtent au châtiment. Dieu est certes Puissant et Sage !
- Sourate 3, verset 90. En vérité, ceux qui ne croient plus après avoir eu la foi, et laissent augmenter encore leur mécréance, leur repentir ne sera jamais accepté. Ceux là sont vraiment les égarés.
- Sourate 8, verset 39. Et combattez-les jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus d’association, et que la religion soit entièrement à Dieu. Puis, s’ils cessent (ils seront pardonnés car) Dieu observe bien ce qu’ils œuvrent.
- Sourate 9, verset 5. Après que les mois sacrés expirent, tuez-les associateurs où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la Salat et acquittent la Zakat, alors laissez-leur la voie libre.
- Sourate 9, verset 30. Les Juifs disent : « Uzayr est fils de Dieu » et les Chrétiens disent : « Le Christ est fils de Dieu ». Telle est leur parole provenant de leurs bouches. Ils imitent le dire des mécréants avant eux. Que Dieu les anéantisse ! Comment s’écartent-ils (de la vérité) ?
Facile, trop facile. Alors quoi, l’islam est liberticide, on s’arrête là ? Non. Cette position, par ailleurs tellement pessimiste et manichéenne que toute personne ayant un minimum d’espérance aurait du mal à l’accepter sans broncher (puisqu’elle consiste à dire qu’il faut éradiquer l’islam, rien de moins), ne tient pas.
D’abord, elle est simpliste : on trouvera facilement dans le Coran des versets disant exactement le contraire de ceux-ci, et ce, d’autant plus que le Coran est abrogatif : certains versets sont abrogés par d’autres, plus récents. Ce qui pose un problème car les versets coraniques ne sont pas classés par ordre chronologique mais par longueur croissante —premier verset excepté— : il faut donc s’en référer aux docteurs de la Loi pour savoir quels versets sont abrogés par quels autres. On a coutume de dire que les versets les plus « tolérants » du Coran, les plus ouverts, sont ceux de la période mecquoise, qui contiennent essentiellement des affirmations théologiques, tandis que les versets les plus intransigeants et les plus violents sont ceux de la période médinoise, contenant des prescriptions juridiques, politiques et sociales. Ainsi, tour à tour certaines choses sont louées, puis interdites, puis tolérées, et ce à quelques sourates d’écart. Ce à quoi il faut ajouter les hadiths, les paroles rapportées du Prophète, qui n’ont pas la même valeur selon le rapporteur : on en dénombre plus de 700 000, à l’authenticité plus ou moins douteuse. Certains peuvent être très tolérants :
« L’encre des savants vaut mieux que le sang des martyrs ».
De même que certaines sourates du Coran :
- Quiconque tue intentionnellement un croyant, Sa rétribution alors sera l’Enfer, pour y demeurer éternellement. Dieu l’a frappé de Sa colère, l’a maudit et lui a préparé un énorme châtiment. (Sourate 4, v93)
- Dieu appelle à la demeure de la paix et guide qui Il veut vers un droit chemin. (Sourate 10, v25)
- Soyez assidus à la prière, faites l’aumône, vous retrouverez auprès d’Allah le bien que vous aurez acquis à l’avance, pour vous-même. (Sourate 2, v110)
Vous l’avez compris, sans nier le caractère parfois très violent du Coran, s’arrêter à quelques versets isolés et conclure est un signe d’ignorance, voire un acte de malhonnêteté intellectuelle si l’on prétend en tirer des conclusions politiques. Comme tout livre religieux, les sourates du Coran s’inscrivent dans l’histoire et la culture qui les a portées, et doivent donc être considérées dans leur unité et avec du recul. Si toutes les religions ne se valent pas, elles peuvent toutes être utilisées à des fins malhonnêtes : les chrétiens massacrèrent aussi des musulmans à Sabra et Chatila, et mêmes les bouddhistes, ces moines débonnaires et peace and love —selon la mythologie occidentale— oppriment la minorité musulmane en Thaïlande.
Si quelques lignes suffisaient pour prouver la violence intrinsèque d’une religion, on pourrait aussi s’attarder sur le judaïsme :
- Psaume 136 : Souviens-toi, Yahweh, des enfants d’Edom; quand au jour de Jérusalem, ils disaient: «Détruisez, détruisez-la, jusqu’en ses fondements!» Fille de Babylone, vouée à la ruine, heureux celui qui te rendra le mal que tu nous as fait! Heureux celui qui saisira et brisera tes petits enfants contre la pierre!
- Deutéronome 20, v10 à 17 : Lorsque tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui proposeras la paix. Si elle l’accepte et t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve te devra la corvée et le travail. Mais si elle refuse la paix et te livre combat, tu l’assiégeras. Yahvé ton Dieu la livrera en ton pouvoir, et tu passeras tous les mâles au fil de l’épée. Toutefois, les femmes, les enfants, le bétail, tout ce qui se trouve dans la ville, toutes ses dépouilles, tu les prendras comme butin. Tu mangeras les dépouilles de tes ennemis que Yahvé ton Dieu t’aura livré. C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes qui sont très éloignées de toi, et qui ne font point partie des villes de ces nations-ci. Quant aux villes de ces peuples que l’Éternel, ton Dieu, te donne en héritage, tu n’en laisseras rien subsister de vivant. Oui, tu les dévoueras à l’anathème, ces Hittites, ces Amorites, ces Cananéens, ces Périzzites, ces Hivvites, et ces Jébuséens, comme l’Eternel, ton Dieu, te l’a ordonné.
- 1er livre des Rois, 18, v40 : Élie leur dit : » Saisissez les prophètes de Baal, que pas un d’eux n’échappe ! », et ils les saisirent. Élie les fit descendre près du torrent du Qishôn, et là il les égorgea.
De fait, la Bible hébraïque, qui est aussi l’Ancien Testament des chrétiens, regorge de violences, expressions d’un Dieu vengeur et sans pitié : justifications à la lapidation des femmes (et des hommes) adultères et fornicateurs-trices (Deutéronome, chapitre 22, versets 13 à 29), récits de cannibalisme (2ème livre des Rois, 6, v28), voire extermination par Dieu de toute l’humanité (récit de Noé), sans parler des versets complètement délirants : « L’Homme aux testicules écrasées, ou à la verge coupée ne sera pas admis à l’assemblée de Yahvé » (Deutéronome, chapitre 23, verset 8 ).
Un journaliste américain un peu cinglé et passionné par les expériences sur sa vie, Arnold Stephen Jacobs, a d’ailleurs passé une année entière en tentant de respecter l’intégralité des commandements de la Bible : près de 700 ! Et en les prenant littéralement. Vous pouvez trouver son récit (et quelques autres) ici.
Et le Nouveau Testament, livre fondamental des chrétiens ? Certes, il est bien moins violent. Nul besoin d’aller bien loin dans la comparaison théologique et historique pour voir que Mahomet, marchand, chef religieux, politique et militaire avec une quarantaine de guerres à son actif, marié à de multiples femmes dont une fillette de 9 ans, ayant possédé des esclaves, dirigé un empire et vécu dans l’opulence, n’a pas grand-chose à voir avec Jésus, prêcheur célibataire, pauvre et aussi apolitique que pacifique.
Mais réduire Jésus à un prêcheur marginal peace and love, parcourant la Galilée avec une bande de réprouvés pour expliquer à la populace que l’amour du prochain, c’est cool[5], c’est faire l’impasse sur toutes les imprécations de Jésus-prophète, ses attaques contre les Pharisiens aux cœurs endurcis (Mt 23:13 et suivants), contre ses disciples lents à comprendre (« Génération incrédule et perverse ! Jusque quand serai-je avec vous ? Jusque quand vous supporterai-je ? »), sa colère au Temple contre les marchands (Jn 2:23), les pleurs et les grincements de dents (Mt 13:42; 22:13), sa dénonciation radicale du péché et de ceux qui refusent de changer leur cœur, promis au feu et à la géhenne (Mt 5:22…), etc.
« Serpents, race de vipères! Comment échapperez-vous au châtiment de la géhenne? »
Ceux qui l’écoutaient dirent: Et qui peut être sauvé? Jésus les regarda, et dit: Cela est impossible aux hommes, mais non à Dieu: car tout est possible à Dieu.
« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison ». (Mt 10 :34-39)
Sans parler des violences de l’Apocalypse et des sermons parfois virulents de Saint Paul à l’égard de ceux qui s’égarent dans l’erreur et l’injustice, qui refusent d’écouter la parole de Dieu, etc.
- Que l’impudicité, qu’aucune espèce d’impureté, et que la cupidité, ne soient pas même nommées parmi vous, ainsi qu’il convient à des saints. (Lettre aux Ephésiens, 5 :3)
- Faites donc mourir les membres qui sont sur la terre, l’impudicité, l’impureté, les passions, les mauvais désirs, et la cupidité, qui est une idolâtrie. (Lettre aux Colossiens, 3 :5)
- Ce que Dieu veut, c’est votre sanctification; (…) c’est que chacun de vous sache posséder son corps dans la sainteté et l’honnêteté, sans vous livrer à une convoitise passionnée, comme font les païens qui ne connaissent pas Dieu; c’est que personne n’use envers son frère de fraude et de cupidité dans les affaires, parce que le Seigneur tire vengeance de toutes ces choses, comme nous vous l’avons déjà dit et attesté (Lettre aux Thessaloniciens, 4 :3)
- (…) Par ton endurcissement et l’impénitence de ton cœur, tu amasses contre toi un trésor de colère, au jour de la colère où se révélera le juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres. (Epître aux Romains, 2 :5)
Les choses sont donc assez claires : s’en tenir à quelques versets de quelque livre saint que ce soit, les sortir de leur contexte et prétendre en conclure que telle religion vaut ou ne vaut pas cela ou ceci, ne débouche que sur une impasse intellectuelle.
Pourquoi dans ce cas, les chrétiens ne se coupent-ils pas les mains, puisque Jésus a dit : «Si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe là et jette-là loin de toi ? » (Matthieu 5 :30) Pourquoi les Juifs ne lapident plus les femmes adultères ?
C’est qu’on pourrait en écrire des pages, à propos de la violence de la Bible, pour montrer que tout cela n’est pas incompatible avec une religion qui prône l’amour. Ce sera peut-être l’objet d’un autre article, mais en attendant, revenons à nos moutons (ça tombe bien, on sort juste de l’Aïd el-Kabir).
Ainsi donc, la réponse à la radicalisation de l’islam ne se trouve pas à priori dans le Coran. Comme dans la Bible, on trouve dans celui-ci, à deux lignes d’un verset qui prône la guerre, un verset qui chante la paix. C’est donc bien l’interprétation, le commentaire, qui importe, plus que le contenu lui-même.
Chaque croyance se prête à d’infinies interprétations, lesquelles dépendent bien plus du parcours historique des sociétés humaines que des textes sacrés. Ceux-ci disent à chaque étape de l’histoire ce que les hommes ont envie d’entendre. Certains propos s’éclairent soudain, qui hier étaient invisible ; d’autres retombent dans l’oubli, qui paraissaient essentiels. Les mêmes Écritures qui justifiaient jadis la monarchie de droit divin s’accommodent aujourd’hui de la démocratie.
Il ne s’agit pas ici de vanter un relativisme du texte disant qu’on peut faire tout dire à la Bible ou au Coran (ce qui est théologiquement, factuellement et historiquement faux, si on peut peut faire passer une infinité de droites par un seul point, c’est-à-dire après analyse superficielle, ce n’est pas le cas avec deux points, c’est-à-dire avec un peu d’études) mais de comprendre que le travail d’interprétation sérieux est nécessaire dans toute religion qui prend appui sur des textes mélangeant références historiques, allusions théologiques et symboliques, récits mythiques…)
Le problème, me dira-t-on, c’est que le Coran est particulier à cet égard, car, contrairement à la Bible et aux Évangiles[6], il est considéré dans l’islam comme incréé et inimitable, parole infalsifié provenant de Dieu lui-même. Comment pourrait-on alors se livrer à cet indispensable travail d’interprétation puisque pour les musulmans, la révélation est strictement verticale et ne s’inscrit pas dans l’Histoire —contrairement au juifs et aux chrétiens— le contenu du Coran étant dès lors uchronique?
C’est un vrai problème, mais je pense cependant qu’il est possible d’évacuer cette question: si c’est vrai théologiquement, en pratique, on voit bien que de nombreuses écoles d’interprétation existent en islam depuis très longtemps, qui ne sont pas d’accord entre elles. Comme les Juifs l’ont fait avec le Talmud et les chrétiens avec l’exégèse depuis les Pères, ce travail d’interprétation, de commentaire, est donc tout à fait possible en islam aussi. Ce qui renvoie à la question : « pourquoi l’interprétation littérale et radicale du Coran trouve-t-elle de plus en plus d’écho chez les musulmans ? »
L’âge d’or d’une civilisation raffinée
Car enfin, l’islam n’a pas toujours été composé de vilains barbus iraniens ou indonésiens brûlant des drapeaux américains devant les caméras de TF1 en appelant à la mort de l’Occident. Au contraire, l’islam a contribué à produire l’une des civilisations les plus brillantes et les plus raffinées du Moyen-âge.
En 1983, Amin Maalouf écrit Les croisades vues par les arabes, roman historique dans lequel il raconte l’effroi des peuples musulmans à la vue des hordes de barbares en armures (les « Franjs ») déferlants sur la terre d’Orient. Si le roman de Maalouf emprunte un point de vue très marqué qui n’est pas celui de l’historien, à cette époque pourtant, la « civilisation arabo-musulmane » est l’une des plus avancées de son temps : astronomie, mathématiques, médecine, poésie… autant de domaines dans lesquels les peuples d’Europe occidentale ont beaucoup emprunté par la suite aux peuples arabes.
« Instruit en histoire, je connais aussi la dette de la civilisation envers l’islam. Ce fut l’islam – dans des endroits comme l’Université al-Azhar – qui a porté la flamme de l’étude pendant plusieurs siècles, montrant la voie en Europe à la Renaissance et aux Lumières. Ce fut l’esprit d’innovation qui soufflait sur les communautés musulmanes qui a produit l’algèbre, nos compas et outils de navigation, notre maîtrise de l’imprimerie, notre compréhension de la transmission des maladies et des moyens de la soigner. La culture musulmane nous a donné des arches majestueuses et des spirales élancées, une poésie éternelle et une musique magnifique ; une calligraphie élégante et des endroits de paisible contemplation. Dans son histoire, l’islam a fait la preuve, par les paroles comme par les actes, que la tolérance religieuse et l’égalité raciale étaient possibles. » Barack Obama, discours du Caire.
Le traité de médecine d’Avicenne[7] resta une référence en Occident jusqu’au début du 17ème siècle, alors qu’il fut écrit au… 10ème siècle. Les penseurs arabes (mais aussi turcs, perses… musulmans mais aussi souvent chrétiens), protégés par des dynasties mécènes —telle que la dynastie des Abbasides, qui fit de Bagdad le plus grand centre culturel, religieux et scientifique de l’Orient— avaient une grande avance en astronomie —étude précise des phases de la lune, des équinoxes—, en mathématiques —on leur doit la diffusion des chiffres arabes et particulièrement du zéro, découvert en Inde, la trigonométrie, les tables de valeurs des sinus, le calcul algébrique—, en alchimie, en architecture —il faut voir les merveilles de Grenade et de Cordoue— et traduisaient à tour de bras les ouvrages des philosophes grecs. Ce n’est pas un hasard si « zénith », « alchimie », « algorithme », « astrolabe », « azur », « azimuth », « chiffre », et même l’inconnue mathématiques x[8], sont tous des mots d’origine arabe.
A cette époque, les musulmans étaient d’ailleurs relativement tolérants à l’égard des chrétiens et des juifs. Moyennant le paiement d’un impôt spécifique et d’une liberté de culte restreinte —interdiction de construire de nouveaux lieux de culte, par exemple—, les « gens du Livre » pouvaient conserver leur religion et rester sur le sol musulman, tandis que la sécurité de leurs familles et de leurs biens était garantie. Rappelons que dans le Coran, Jésus, s’il n’est certes pas le Fils de Dieu, est un prophète respecté, Abraham étant par ailleurs le Père de tous les croyants. Cette « tolérance » peut prêter à sourire, dans la mesure où les chrétiens et les juifs étaient présents au Moyen-Orient bien avant les musulmans. Mais si l’on regarde (voir notamment cet excellent texte de Bernard Lewis, historien de Princeton) ce qui se faisait de l’autre côté, et notamment, à la même époque, la Reconquista espagnole, on constate que l’islam d’alors était moins obscurantiste que son époque. Lors des croisades espagnoles, les juifs et les musulmans furent convertis de force ou impitoyablement chassés par les chrétiens, alors que leur présence en Espagne datait de plus 600 ans. Et je ne parle pas de la façon dont les puissances catholiques traitèrent les Cathares ou les Aztèques…
De tout cela, on tire la conclusion suivante : l’islamisme ne trouve pas ses racines les plus profondes dans l’islam et dans le Coran: si c’était le cas, pourquoi la civilisation arabo-musulmane aurait-t-elle connu un tel âge d’or, alors que la religion islamique était au moins aussi présente et influente dans la société d’alors qu’elle l’est aujourd’hui ?
La question centrale ne semble donc pas être « l’islam est-il violent ? » mais bien « pourquoi tant de musulmans se réfugient désormais dans l’islamisme ? »
Certains livres publiés au Caire dans les années 1930 sont aujourd’hui prohibés pour cause d’impiété ; certains débats qui avaient lieux à Bagdad au IXème siècle, en présence du calife abbasside, sur la nature du Coran, seraient impensable de nos jours dans n’importe quelle ville musulmane, même dans l’enceinte d’une université.
Quand je pense que l’un des plus grands poètes classiques de langue arabe est universellement connu sous le nom d’Al Moutanabbi, littéralement « celui qui se dit prophète », parce qu’en sa jeunesse il parcourait l’Irak et l’Arabie en proclament de telles prétentions !
En son temps, au Xème siècle, la chose provoquait des haussements d’épaules, des moqueries, des froncements de sourcils, mais elle n’a jamais empêché les croyants d’écouter le poète et d’admirer son talent. Aujourd’hui, il se serait fait lyncher ou décapiter sans autre forme de procès.
Pourquoi tant de haine ?
J’avancerai deux réponses, intrinsèquement liées entre elles et qui se nourrissent l’une de l’autre, à cette question :
- Une raison économique
- Une raison historique
A quoi il faut ajouter une raison politico-religieuse, qui n’est pas une des racines du problème mais qui permet et facilite les tensions survenant des deux premières raisons. Avant d’expliciter plus en détail chacune de ces raisons, j’aimerai en donner la grossière teneur :
- La raison politico-économique, c’est que la plupart les peuples arabes sont exsangues car asservis à des élites politiques qui vivent grassement de la rente des pétrodollars, pris dans un étau entre la violence des fanatiques et le cynisme des gouvernants corrompus, le tout dans un contexte de mondialisation agressive qui passe très mal dans une culture fortement communautaire, familiale, très intégratrice et endogame, qui vit ce phénomène économique comme la destruction de son identité, remplacée par du Coca-Cola. De fait, la misère créant les conditions de la révolte, le peuple croit trouver son salut dans un trompeur miroir aux alouettes (j’ose la comparaison : Hitler ne serait probablement jamais arrivé au pouvoir en Allemagne si cette dernière n’avait pas été plongée dans la misère via des réparations proprement exorbitantes imposées par les vainqueurs de Verdun), l’islamisme semblant être la solution qui s’impose à ces pauvres, qui permettra aux exploités arabes de recouvrer leur dignité. D’un problème économique, on cherche une solution politique. C’est le motto : l’islam est la solution.
- Ce phénomène est amplifié par l’échec historique du panarabisme, c’est-à-dire du nationalisme arabe laïc, antiimpérialiste et socialiste —voire marxiste-léniniste—, visant à créer un grand État arabe unifiant tous les peuples arabes d’Orient, sans connotation religieuse particulière. Cet échec ayant été largement facilité par les Occidentaux, le ressenti à l’égard de ces derniers est d’autant plus grand et le désir de revanche d’autant plus tenace. Par ailleurs, la colonisation dont ces peuples ont fait l’objet par ces mêmes Occidentaux depuis les croisades jusqu’à la guerre en Irak en passant par la Reconquista espagnole, et l’interventionnisme occidental répété dans les affaires arabes (via le Grand Satan qu’est l’Amérique), souvent belliqueux et motivé par des scrupules financiers (pétrole …) accentue une fois encore la défiance des peuples arabo-musulmans vis-à-vis des « Occidentaux chrétiens ».
Ajoutons que la frange modernisatrice des peuples arabes, cette élite intellectuelle qui voulait s’européaniser sans se soumettre à l’hégémonie des puissances européennes, et qui aurait pu bâtir en Orient des sociétés démocratiques, libres et éclairées, s’est beaucoup érodée ; sous le poids du fanatisme intérieur, certes, mais aussi, historiquement, parce que l’Occident s’y est toujours opposé, refusant d’accorder aux peuples conquis le droit de revendiquer l’État de droit, la justice et la liberté : ces valeurs mêmes qui l’avaient pourtant fondé, au nom desquelles on avait conquis les peuples arabes et dont on proclamait partout qu’elles étaient universelles. Sous les coups de boutoir des fanatiques et de l’indifférence voire du rejet des Occidentaux, ces élites ont disparu en Orient : soit qu’elles ont migré chez nous (en témoigne le nombre de journaux arabes basés à Londres ou à Paris), soit qu’elles ont été massacrées.
- Enfin, l’absence de centralisation du pouvoir religieux dans l’islam (contrairement aux catholiques avec le pape) permet d’autant plus les dérives et les interprétations les plus rigoristes des textes saints que personne ne peut validement proclamer un anathème (c’est fatwa contre fatwa) et interdire les dérives, puisque chacun, à l’instar du protestantisme américain, peut proposer sa propre vision (souvent très fortement politisé) de la religion, pour ne pas dire sa propre Église.
Les alliés des Arabes
Les dirigeants arabes traversent une crise de légitimité. Celui qui croit que les rapports de force entre Occidentaux et Arabes se jouent au niveau des élites politiques et que le peuple n’aspire qu’à la paix se trompe lourdement : au contraire, la plupart des gouvernements orientaux sont occidentalisés et sont parfois de fervents soutiens de ces derniers. Le problème, c’est qu’ils n’ont guère de légitimité.
Beaucoup de nos contemporains vivent dans des Etats dont les gouvernants ne sont ni les gagnants d’un scrutin honnête, ni les héritiers d’une dynastie respectée, ni les continuateurs d’une révolution réussie, ni les artisans d’un miracle économique, et ne disposent, de ce fait, d’aucune légitimité ; et sous la tutelle d’une puissance globale à laquelle les populations ne reconnaissent aucune légitimité non plus. Cette constatation est particulièrement vraie pour la grande majorité des pays arabes. Est-ce un hasard si c’est de là que sont issus les hommes qui commettent, en ce début de siècle, les actes de violence les plus spectaculaires ?
Ainsi l’Arabie saoudite, alliée objective des Etats-Unis depuis Roosevelt, le cours du baril de pétrole et la fumée des havanes étant souvent préféré aux versets du Coran dans les lieux de pouvoir. Rappelons que les Saoudiens étaient au côté des Occidentaux dans la première guerre du Golfe contre Saddam : ils ont notamment permis aux Américains d’installer des bases militaires sur le sol saoudien. Avec les Américains, le deal a toujours été « pétrole contre protection militaire ». Du pétrole, ils en ont à revendre, les Saoudiens ; et dans une région potentiellement conflictuelle (pour ne pas dire dans une poudrière), celui qui tient à préserver son pouvoir est avisé de mettre la puissance militaire américaine de son côté. On a donc fondé, avec les Américains, la première compagnie pétrolière du monde : la Saudi Aramco (Saudi Arabian-American Oil Company, chiffre d’affaires de 268,30 milliards de $ en 2008). La famille royale aurait d’ailleurs tort d’en vouloir aux Occidentaux : ce sont les Anglais, et notamment le célèbre Lawrence d’Arabie, qui les ont aidés à unifier le Royaume contre l’ennemi commun de l’époque, l’Empire Ottoman. Et ne croyez pas que cela ait changé depuis Obama : pas plus tard que le 23 novembre dernier, le président américain souhaitait un « prompt rétablissement » au roi Abdallah, traité pour une hernie discale dans un hôpital… américain.
Jusqu’en 1979 et l’année de la révolution islamique, l’Iran était aussi un des plus grands alliés des américains dans la région. C’est d’ailleurs par souci de modernisation que le Shah Mohammed Reza Pahlavi avait modifié le nom de son pays, la Perse, en « Iran ». Les femmes iraniennes ont d’ailleurs eu le droit de vote avant les femmes françaises. On peinerait à le croire à la vue de l’Iran d’aujourd’hui, mais c’est pourtant la vérité : à cette époque, le port du voile est interdit, l’habit occidental obligatoire, la barbe longue sanctionnée, l’islam marginalisé. Seulement, Pahlavi, s’il était moderniste, était aussi et surtout un dictateur corrompu qui vivait dans l’opulence et saignait son peuple, tout en pourchassant ses ennemis politiques par sa puissante police secrète, la SAKAV (fondée, sans surprise, avec l’assistance de la CIA et du Mossad). Les communistes, les nationalistes, les démocrates, les fondamentalistes religieux étaient impitoyablement pourchassés. Il se fera donc renverser par les quatre en 1979 : c’est finalement le dernier groupe qui prendra le pouvoir.
De même, Saddam Hussein fut longtemps soutenu par les Occidentaux : dictateur certes, mais dictateur laïque et excellent contrepoids au danger communiste, qu’ils pensaient pouvoir contrôler aisément.
Sans doute n’avaient-ils [les islamistes] jamais eu la moindre sympathie pour l’Occident, sa politique, son mode de vie, ses valeurs ; mais l’athéisme militant des marxistes en faisait des ennemis plus épidermiques.
Durant la guerre Iran-Irak, la France vendit ainsi pour 5,5 milliards d’armes à Saddam. Qui, pour se refaire financièrement après cette guerre aussi ruineuse qu’inutile (le résultat géostratégique est nul à la fin des 8 années de guerre, malgré 1,5 millions de morts), décide d’envahir le Koweït, minuscule pays qui possède 9% des réserves mondiales de pétrole et qui avait beaucoup financé la guerre de Saddam : c’est toujours rentable de buter son créditeur. Mais cette fois, les Occidentaux, qui jusqu’à présent voyait en Saddam le « bon petit soldat servile », estiment qu’il va trop loin (d’autant que le danger communiste disparaît en 1991) et les Etats-Unis interviennent (sous mandat de l’ONU) : c’est la première guerre du golfe. Saddam Hussein bat piteusement en retraite et humilié, se venge sur les kurdes, qui sont massacrés. Il connaîtra la fin que l’on sait.
Dois-je ajouter que les talibans — et notamment le plus emblématique d’entre eux, Ben Laden — furent armés et formés par la CIA pour lutter contre les russes?
De fait et malgré de notables exceptions (Iran depuis 1979, Lybie de Kadhafi), les Occidentaux et en particulier les Etats-Unis, disposent de bien plus d’alliés dans la région que l’on pourrait le croire à priori.
Autocratiques et corrompus
Et à l’instar de Saddam, de Ben Ali[9] en Tunisie, de Pahlavi en Iran ou encore des Saoud en Arabie Saoudite, ces régimes qui gouvernent l’Orient et que les Occidentaux ont toujours soutenus, le plus souvent parce que leur vertu première était d’être « stable » —une qualité utile pour assurer un approvisionnement régulier de pétrole—, sans trop regarder de quelle manière ils obtenaient leur stabilité, sont des oligarques corrompus, qui vivent dans un luxe inouï quand leur peuple crève de faim. Et les comptes en Suisse continuent de grossir.
Si l’on étudie l’indice de démocratie 2008 du magasine The Economist, qui classe les pays selon 4 niveaux de démocratie (démocratie parfaite, démocratie imparfaite, régime hybride, régime autoritaire), on s’aperçoit qu’il n’y a aucun pays arabe dans la catégorie démocratie parfaite, aucun dans la catégorie démocratie imparfaite, en revanche, ils représentent plus d’un tiers des pays qualifiés de « régime autoritaire ». On trouve dans cette dernière liste l’Arabie Saoudite, le Maroc, la Libye, la Syrie, les Emirats Arabes Unis, le Yémen, la Tunisie, l’Algérie, le Koweït, l’Egypte…
En fait, d’après ce classement, seuls 4 pays arabo-musulmans ne sont pas des régimes autoritaires : le Pakistan, le Liban, la Palestine, … et l’Irak.
Exception iranienne mise à part, ces élites politiques sont rarement des fanatiques religieux : comme la plupart des gouvernants du monde, ce sont des gens n’ayant d’autre idéologie que le pouvoir et l’argent, et qui sont prêts à s’allier avec les fondamentalistes si le calcul politique leur est favorable, mais seront toujours du côté des Occidentaux tant que ceux-ci leur permettent de rester au pouvoir. Les révélations de Wikileaks viennent confirmer cette analyse: on constate que ces gouvernants détestent presque tous l’Iran (surtout l’Arabie Saoudite, pour qui l’Iran est le grand rival chiite), seul pays dans la région vraiment antioccidental et dont les dirigeants sont issus des mouvants islamistes.
Après la prise de la Grande Mosquée de La Mecque, la dynastie des Saoud a donné des garanties à la (grande) communauté conservatrice du pays : police des mœurs, censure d’internet, produits culturels strictement contrôlés, interdiction faite aux femmes de conduire ou de sortir avec un homme avec qui elles n’ont pas de liens familiaux, … mais croyez-vous que la famille Saoud respecte une seule de ses règles ?
Il suffira de lire cet article pour s’en convaincre : trafics de drogues et d’alcools, importations de vins fins, voyages à Paris, à Londres, yachts, palais et Mercédès par dizaines, business —avec intérêts[10], of course—, et même —tiens ! —homosexualité. L’immense famille princière s’en donne à cœur joie et sait tirer grassement profit de la rente pétrolière. Qui possède le Georges V , au fait? C’est tellement indécent que c’en est dégueulasse, vomitif, révoltant. Dans ce contexte, on comprend (presque) la colère des islamistes…
Et c’est là l’un des nœuds du problème, bien sûr. Car le message des fondamentalistes musulmans n’est autre que celui-ci : nos oligarques sont corrompus, ils nous exploitent, ils pactisent avec l’Occident chrétien, ils souillent la terre d’Islam en laissant s’installer chez nous des infidèles (c’est exactement le discours d’Al Qaïda[11] en Arabie Saoudite : les bases américaines y sont toujours), ils sont illégitimes. Rejoignez-nous et nous vous donneront un régime islamique juste, où la veuve et l’orphelin ne seront pas laissées à l’abandon de la finance mondialisée, où nos mœurs et nos coutumes seront respectés, où les Occidentaux et les infidèles seront chassés. Revenons à la pureté originelle de l’islam des califats, chassons nos gouvernements, abolissons les idées occidentales (démocratie, liberté religieuse, féminisme…), proclamons partout la révolution islamique !
Certes, toutes les élites arabes ne sont pas aussi corrompues, indécentes et détachées du peuple que la famille Saoud, mais la plupart partagent peu ou prou les mêmes vices…et les mêmes problèmes. Depuis 2005, le Yémen connaît une quasi-guerre civile avec des mouvements (islamistes, cela va de soi) rebelles au gouvernement d’Alli Abdullah Saleh. Chassé d’Irak, Al Qaïda (ou ses homologues) renaissent au Yémen et la révolte ne semble pas faiblir, malgré le soutien militaire… du grand voisin saoudien, qui a permis en 2010 d’écraser une bonne partie des rebelles. On parle de plus 10 000 morts.
L’Occident : l’empêcheur de se démocratiser en rond
Du coup, on comprend mieux la haine que peuvent ressentir certains Arabes à l’égard des Occidentaux : ce sont ces mêmes Occidentaux, en effet, qui encouragent, soutiennent, assistent et financent ces régimes corrompus voire dictatoriaux… et qui font tout pour faire capoter les tentatives d’émergence de société plus démocratiques.
Mossadegh , premier ministre iranien, fut viré et emprisonné en 1953 via l’Opération Ajax, avec le concours de la CIA (qu’Obama a officiellement reconnu en 2009) après avoir nationalisé l’industrie pétrolière (contrôlée à l’époque par la Compagnie anglo-iranienne, plus anglaise qu’iranienne et qui ne versait à l’Etat iranien que des sommes symmboliques, qu’elle calculait elle-même), laissant le Shah, marionnette américaine, seul au pouvoir. C’était la deuxième fois qu’un pays Occidental empêchait volontairement l’Iran d’accéder à l’indépendance et à la modernité. La première, c’était en 1911, lorsque l’Angleterre et la Russie tsariste envahirent militairement ce qui s’appelait encore la Perse pour mettre fin à la révolution constitutionnelle iranienne, véritable révolution politique et démocratique, mais contraire à l’intérêt de ces deux nations, qui se partageaient le pays, et notamment, on s’en doute, la rente pétrolière.
Que penseraient les Français des Iraniens si en 1789, ce pays était intervenu pour nous empêcher de couper la tête de Louis XVI, et même, pour le remettre sur le trône, continuant ainsi à s’accaparer les richesses du pays ? Et que dire du fait que les Occidentaux continuent de s’opposer fermement au développement d’un nucléaire civil iranien, alors qu’il y a autant de preuves d’un programme nucléaire militaire en Iran qu’il n’y avait d’armes de destruction massives en Irak ?
La même chose arriva à Nasser, en Egypte, lorsqu’il tenta de reprendre le canal de Suez à la compagnie franco-britannique qui se la partageait ; mais il eut plus de chances, car aucun des deux géants de l’époque ne soutint la France et la Grande-Bretagne dans leur intervention militaire pour le déloger de Suez. L’URSS, on s’en doute, par anticolonialisme de principe, s’opposait à tout ce qui représentait l’hégémonie de l’Occident. Mais de manière plus surprenante, les Etats-Unis opposèrent une fin de non-recevoir aux dirigeants Français et Anglais, estimant d’une part que le temps était venu de proclamer la fin des empires coloniaux et de dire qui gouvernait le monde désormais, voyant d’autre part que le coup d’éclat franco-britannique risquait de détourner l’attention internationale du massacre par l’armée rouge de l’insurrection hongroise (1956), massacre dont la médiatisation était indispensable pour discréditer à jamais le régime soviétique.
Ce sont encore les Américains qui débarquèrent Sukarno, leader des pays non-alignés —qui avait le grand tort d’être trop socialiste à leurs yeux— en 1965. Comme Allende fut remplacé par le fantoche et sanguinaire Pinochet, Sukarno fut remplacé par un fantoche —non moins sanguinaire—, Suharto. Et c’est toute l’élite modernisatrice indonésienne, et notamment les communistes, les nationalistes de gauche, les démocrates, les musulmans modérés —dans le plus grand pays musulman du monde, rappelons-le— qui disparut. Après 20 ans d’une dictature corrompue, Suharto, malade et affaibli, finira par laisser sa place. Et l’islamisme pouvait renaître.
Et que dire d’Israël, Etat créé de toute pièce sur le sol arabe par les Occidentaux, à la suite d’une guerre occidentale, pour régler un problème… occidental, le tout au mépris de tout ce qui avait été promis à ceux qui soutenaient l’Entente contre les Turcs, et en cherchant à imposer des traités iniques ? Comment ne pas comprendre la colère des peuples arabes[12] ? Et que dire du Liban, État (politiquement) créé par la France après 1918 en prenant un « bout » de la Syrie pour y placer les chrétiens d’Orient ? Pourquoi s’étonner ensuite de tensions entre Syriens et Libanais ? Que dire de l’ingérence américaine en Irak, brutale, violente, destructrice, décidée sous des prétextes fallacieux, au mépris du droit international ? Que dire quand, à la suite de cette gabegie, l’Irak sombre dans un bain de sang et dans une guerre civile entre chiites et sunnites, le radicalisme chiite renaissant partout ?
Lorsque l’on parle des USA au Chili ou au Nicaragua, de la France en Algérie ou à Madagascar, de la Grande-Bretagne en Iran, en Chine ou au Proche Orient, des Pays-Bas en Indonésie, les personnages qui viennent en premier à l’esprit ne sont ni Benjamin Franklin, ni Condorcet, ni Hume, ni Erasme.
On peut dresser la liste des interventions militaires américaines de part le vaste monde depuis la chute de l’URSS :
- 1989 : Panama (contre le général Noriega)
- 1991 : première guerre du golfe
- 1992-1993 : Somalie
- 1994 : Haïti (pour installer Jean-Bertrand Aristide)
- 1995 : Bosnie
- 1998 : Irak : opération Désert Fox
- 1999 : Kosovo
- 2001 : Afghanistan
- 2003 : Seconde guerre d’Irak
- 2004 : Haïti (pour déloger Jean-Bertrand Aristide)
Est-ce que les puissances occidentales ont réellement essayé d’implanter leurs valeurs dans leurs anciennes possessions ? Malheureusement pas. Que ce soit en Inde, en Algérie, ou ailleurs, jamais elles n’ont accepté que leurs administrés « indigènes » prônent la liberté, l’égalité, la démocratie, l’esprit d’entreprise, ou l’état de droit ; et elles les ont mêmes constamment réprimés lorsqu’ils les revendiquaient.
Une lecture détaillé et sereine de l’ère coloniale montre qu’il y a constamment eu, parmi les Européens, des êtres exceptionnels – des administrateurs, des militaires, des missionnaires, des intellectuels, quelques explorateurs tel que Savorgnan de Brazza– dont le comportement fut généreux, équitable, parfois même héroïque, et certainement conforme aux préceptes de leur foi comme aux idéaux de leur civilisation. Les colonisés en gardent parfois le souvenir, c’est sans doute ce qui explique que les Congolais n’ont pas débaptisé Brazzaville.
Mais ce fut là l’exception. En règle générale, la politique des puissances était surtout dictée par des compagnies rapaces, par des colons jaloux de leurs privilèges, et que rien n’effrayait autant que l’avancement des « indigènes ». Quand, de temps à autre, un administrateur venu de métropole prônait une autre politique, on cherchait à l’influencer, à le soudoyer, à l’intimider ; s’il se montrait obstiné, on s’arrangeait pour le faire révoquer ; il est même arrivé qu’un fonctionnaire jugé idéaliste soit mystérieusement assassiné. Ce fut très probablement le cas pou Brazza…
L’enfant sait faire la différence entre une mère adoptive et une marâtre. Les peuples savent faire la différence entre libérateurs et occupants.
En Occident, la barbarie n’est pas faite d’intolérance et d’obscurantisme, mais d’arrogance et d’insensibilité. L’armée américaine déboule dans l’antique Mésopotamie comme un hippopotame dans un champ de tulipes. Au nom de la liberté, de la démocratie, de la défense des droits de l’homme, on démolit, on tue. Sept cent mille morts plus tard, on se retirera avec un vague mot d’excuse. On a dépensé près d’un trillion de dollars, et selon certaines estimations deux ou trois fois plus, mais le pays que l’on a envahi est encore plus pauvre qu’avant. On a voulu combattre le terrorisme, mais celui-ci n’a jamais été aussi florissant. On a mis en avant la foi chrétienne du président Bush, et désormais chaque croix d’église est soupçonnée de collaboration. On a voulu instaurer la démocratie, mais on s’y est pris de telle manière que la notion elle-même en a été pour longtemps déconsidérée.
L’Amérique se remettra de son traumatisme irakien. L’Irak ne se remettra pas de son traumatisme américain.
Ne nous voilons pas la face : l’Occident a une responsabilité historique dans l’échec des processus démocratiques du monde Arabe. Le reconnaître, officiellement, publiquement, c’est le prélude indispensable à la reprise de relations sereines avec les peuples arabes[13]. Tandis que chez nous, il semble déjà oublié, ce passé marquera encore, et pour longtemps, l’inconscient collectif des peuples arabes. Cela étant dit, ne ressassons pas non plus sans fin nos culpabilités —laissons les morts enterrer leurs morts : le monde Arabe doit se relever sans l’Occident ; sa liberté, il doit l’arracher.
Je n’ai, pour ma part, aucune complaisance envers les nombreux dirigeants incompétents, corrompus ou tyranniques qui brandissent à tout venant le prétexte commode du colonialisme.
Une religion sans chef
On évoquera enfin la dernière raison, la politico-religieuse, celle qui, si elle n’est pas à la racine de l’islamisme, le facilite, l’encourage, le permet. C’est qu’il n’y a pas d’autorité centralisatrice en islam. Alors que les premiers temps du christianisme furent marqués par des déchirures et des querelles théologiques, l’islam se divisa d’abord autour de questions de successions. A la mort du Prophète, une partie des fidèles se prononça pour son jeune et brillant cousin (qui était aussi son gendre), Ali. On les appellera « chi’a-t-Ali », c’est-à-dire « partisans d’Ali », et bientôt simplement « chi’a », qui deviendra « chiites ». D’autres, estimant que la Révélation était terminée, prirent partis, non pour la famille de Mahomet, mais pour les autorités religieuses, califes et représentants de la Loi, de la Tradition (sunna) : on les appellera sunnites.
Mais dans le monde arabo-musulman, jamais les autorités religieuses ne parvinrent à contenir le pouvoir politique. Là où le pouvoir du pape au Moyen-âge était grand et l’excommunication redoutée par tous les Rois d’Europe, les oulémas et les imams furent écrasés par les sultans et les vizirs. Jamais l’islam ne parvint à une unité qui transcendait les nations, comme le pape rassemblait tous les catholiques d’Europe, au-delà de leur appartenance nationale (ce qui n’a pas été toujours simple: il a fallu la réforme grégorienne…). Les califes perdirent sans cesse de leur influence, et au XVIème siècle, le sultan ottoman annexa tout simplement le titre de calife. Jusqu’à ce que Kemal Atatürk décide d’abolir purement et simplement l’institution califale. Le dernier d’entre eux, Abdul Mejid, mourut en exil en 1944.
En islam, il n’y a ni pape, ni cardinaux, ni conciles (et encore moins de concile Vatican II). Seulement des chefs religieux à l’audience et à l’autorité plus ou moins importante selon leur aura, mais dont la parole ne fait pas dogme comme en Occident. Alors que l’autorité (que ce soit formellement avec le dogme de l’infaillibilité en matière théologique, ou politiquement, par charisme et aura) du pape est grande sinon absolue —et même en dehors de la stricte Eglise catholique—, la chose n’existe pas en islam. On imagine mal un prêtre français proclamant que le monde a été fait en 7 jours où appelant à tuer les hérétiques rester longtemps en poste. Alors qu’en islam, mêmes les tentatives les plus courageuses —comme celle de cet érudit musulman publiant à Londres une fatwa contre les terroristes, ou les sorties d’Ali Gomaa, grand mufti d’Egypte et prêcheur célèbre de l’islam modéré, qui a déclaré dans un entretien au Washington Post que les apostats n’avaient de compte à rendre qu’à Dieu— n’ont jamais l’assurance d’être adoptées définitivement et reconnues comme Loi faisant autorité.
J’avais déjà parlé de cette question ici, citant, déjà, Amin Maalouf :
Pendant des siècles, l’Eglise Catholique avait refusé de croire que la Terre était ronde et qu’elle tournait autour du soleil ; et, s’agissant de l’origine des espèces, elle avait commencé par condamner Darwin et l’évolutionnisme ; aujourd’hui, elle sévirait si l’un de ses évêques s’amusait à interpréter les textes sacrés de manière étroitement littérale, comme le font encore certains ulémas d’Arabie ou certains prédicateurs évangélistes d’Amérique. La méfiance qui prévaut dans la tradition musulmane, comme dans la tradition protestante, à l’égard d’une autorité religieuse centralisatrice est parfaitement légitime, et fort démocratique dans son inspiration ; mais elle a un effet secondaire calamiteux : sans cette insupportable autorité centralisatrice, aucun progrès n’est enregistré de façon irréversible.
Bon, sur le refus par l’Église de croire à la rotondité de la Terre « pendant des siècles, c’est faux[14], mais le principe général demeure de « l’effet centralisateur » du pape demeure. Les contours du tableau sont grossièrement dressés. Incurie et illégitimité des gouvernants arabes, crise identitaire qui entraîne une perte des valeurs morales —pourtant exaltés par l’islam—, absence d’autorité religieuse centralisatrice, rancœur tenace à l’égard des Occidentaux… tout cela conduit au repli sur soi, le retour aux chimères de « l’islam pur », et la progression, partout, des mouvances islamistes.
Que faire ?
Que faire, alors ? Comment sortir de ce dilemme crucifiant ? Tenter de répondre à cette question, c’est quitter dès lors le domaine de l’analyse s’appuyant sur un minimum de données fiables pour entrer dans le registre de l’hypothétique, du spéculatif, du purement intentionnel.
Si, comme je le crois, on a analysé correctement les problèmes, les solutions, de notre côté, sont théoriquement données : mettre en place des gouvernants réellement légitimes, redonner une fierté et une dignité à tout un peuple, retrouver des rapports sains et équilibrés avec le monde musulman…
Vœux pieux que tout cela, je le conçois. Sauf à utiliser la méthode américaine, brutale et contreproductive, les puissances occidentales n’ont guère de moyens pour renverser les iniques régimes qui gouvernent l’Orient. Que serait, d’ailleurs, aux yeux des Arabes, la légitimité d’un gouvernement mis en place par l’ennemi Américain, fut-il démocratique et modernisateur ?
Que de réformes sensées ont échoué parce qu’elles portaient la signature d’un pouvoir abhorré ! Et, à l’inverse, que d’actes insensés ont été applaudi parce qu’ils portaient le sceau de la légitimité combattante !
D’ailleurs, plébisciter la démocratie dans le contexte actuel —si tant est que l’on veuille vraiment plébisciter la démocratie—, n’est-ce pas prendre le risque de voir accéder au pouvoir partout des mouvements islamistes ? Le conservateur Ahmadinejad fut massivement élu en 2005 et réélu en 2009[15]. Le Hamas, tenant de la ligne « dure » face à Israël et qu’il ne reconnaît toujours pas, fut porté au pouvoir en 2006 selon des procédures parfaitement démocratiques, et a désormais une large majorité au Conseil Législatif Palestinien, face au Fatah, plus modéré et partisan du dialogue avec Israël.
De fait, il n’y a pas grand-chose à faire de ce côté-là. Les Occidentaux y ont-ils d’ailleurs intérêt ? Pourquoi s’embarrasser à promouvoir des gouvernements légitimes, à l’avenir incertain, donc instable, et risquer une énième crise pétrolière qui mettrait les économies occidentales à genoux quand les gouvernements actuels fournissent un approvisionnement régulier et stable ? Pourquoi discuter avec des mouvances islamistes, dont la culture politique est de toute façon trop radicale pour accepter les inévitables compromis qu’exige l’exercice du pouvoir, et qui ne peuvent que rester enfermées entre lancements d’anathèmes sentencieux et actions terroristes meurtrières ? Pourquoi ne pas simplement les éradiquer par la force armée ? Mais, comment défendre un tel point de vue, qui fut celui de Georges W. Bush pendant 8 ans à la tête du plus puissant pays du monde, lorsque l’on en voit l’échec manifeste?
Comment, par ailleurs, encourager les droits des femmes et les valeurs des Lumières quand de larges franges des peuples arabes se sont déjà réfugiés dans l’islamisme et ne sont visiblement pas prêts à revenir en arrière ? Le changement n’est pas inéluctable, il est possible. Mais la démocratie, bien avant d’être un ensemble de règles et de procédures juridiques, est une culture, qui s’acquiert, se maintient, se transmet : cela peut prendre des décennies pour qu’un peuple ne fasse disparaître les archaïsmes de sa culture politique.
La France ne deviendra jamais une dictature, non parce que cela est juridiquement impossible —toute Constitution peut être changée, tout parlement dissolu, tout gouvernement renversé— mais bien parce que le peuple français, héritier de deux siècles d’histoire démocratique, est trop épris de liberté. Que les débats sont trop nombreux, les journaux trop présents, les discussions trop libres pour qu’un tyran ne puisse jamais imposer au peuple de France autre chose qu’une République démocratique.
Qu’on me comprenne : je ne prétends évidemment pas que les peuples arabes ne sont pas capables d’accepter et d’intégrer la démocratie, qu’ils aiment mieux le despote islamique, l’intransigeance de la Charia et qu’ils se satisfont fort bien de leur condition. L’Histoire montre le contraire et je m’oppose fermement à ce stupide relativisme culturel. La tyrannie, l’oppression, la censure, la corruption, l’iniquité, l’arbitraire et la gabegie n’ont leur place sur aucune terre du monde, sous aucune latitude, aucun ciel, aucun continent. Islam ou pas islam.
« Ceausescu, tu n’as pas ta place en Europe ! » La colère de l’auteur était légitime, mais sa formulation m’avait choqué ; j’avais envie de lui demander en quel continent un dictateur aurait sa place. Ce que cette personne avait naïvement exprimé est une attitude fort répandue, hélas. Un dictateur qui ne serait pas tolérable en Europe devient fréquentable dès lors qu’il exerce son art de l’autre côté de la Méditerranée.
Mais le monde arabo-musulman semble actuellement enfermé dans une impasse identitaire, politique et religieuse dont on ne voit guère de sortie immédiate et réjouissante.
Quand, en avril 2006, Ahmadinejad annonce son intention de supprimer l’obligation pour les femmes de venir voilée dans les stades iraniens, et qu’il doit reculer sous la pression des manifestations du clergé, il y a de quoi désespérer.
Quand, en Occident, on s’escrime —de moins en moins— à rechercher le dialogue, le multiculturalisme, alors que le monde arabo-musulman prend la direction exactement inverse, se repliant sur lui-même, chassant les chrétiens, faisant fuir les Juifs, refusant tout compromis, il y a de quoi désespérer.
Quand, à Paris, la Grande Mosquée est vide le vendredi à l’heure de la prière, tandis que celle de la rue Myrha déborde ; l’imam (radical) de l’une étant préféré à l’imam (modéré) de l’autre, il y a de quoi désespérer.
Quand on tape « Achoura » sur Google image, il y a de quoi désespérer.
Car l’essentiel du chemin ne viendra pas de nous : c’est aux peuples arabes d’arracher leur liberté, de renverser leurs gouvernants autocratiques et corrompus, comme ce gouvernement algérien qui s’accapare la rente pétrolière, modifie la Constitution pour permettre la troisième réélection de Bouteflika pendant que le peuple est saigné aux quatre veines, que le chômage dépasse les 10%, le nombre de personnes en dessous du seuil de pauvreté les 15 ; c’est aux peuples arabes de retrouver les élites d’antan, de renouer avec la science et le raffinement qui firent la gloire de leur civilisation passée. Et d’entamer, théologiquement, pratiquement, sociétalement, politiquement, le plus urgent des travaux : la séparation du politique et du religieux, à propos de laquelle la civilisation arabo-musulmane a un siècle de retard sur l’Occident.
C’est aux musulmans modérés, d’ici et d’ailleurs, de se lever, de dire leur désapprobation face à tous les intégrismes, de se battre pour que cette haine de soi qu’est la haine de l’autre disparaisse dans les oubliettes de l’Histoire, que jamais plus le nom d’Allah ne soit utilisé pour porter la main sur un homme. Si les érudits, les oulémas, les docteurs, les imams, les commandeurs des croyants et tous les Arabo-musulmans qui aspirent à la paix ne le font pas, qui le fera ? Cette tâche n’est pas dévolue aux Occidentaux. C’est aux peuples arabes qu’il incombe de couper la tête de Louis XVI et d’en finir avec l’islamisme.
Il est temps pour les érudits modérés de l’islam qui croient en la paix de se manifester. Docteur Tahir-ul-Qadri
Je suis persuadé que le comportement erratique de l’occupant américain a contribué à plonger ce pays [l’Irak] dans la violence communautaire ; je serai même prêt à admettre, bien qu’un tel cynisme me paraisse monstrueux, que certains apprentis sorciers à Washington et ailleurs ont pu trouver des avantages à ce bain de sang. Mais lorsqu’un militant sunnite se met au volant d’un camion piégé pour aller se faire exploser dans un marché fréquenté par des familles chiites, et que ce massacreur est appelé « résistant », « héros », et « martyr » par certains prédicateurs fanatiques, il ne sert plus à rien d’accuser les « autres », c’est le monde arabe lui-même qui doit faire son examen de conscience. Quel combat mène-t-il ? Quelles valeurs défend-il encore ? Quel sens donne-t-il à ses croyances ?
Quant à nous, nul besoin d’aller au fin fond de l’Oued pour « convaincre » les foules arabes que l’islam radical n’est pas la voie juste. Nous avons, à nos portes, des millions d’immigrés, héritiers d’une double culture : c’est ici et maintenant que se joue la lutte contre l’islam radical. Car ces immigrés sont porteurs de leur culture d’origine : ils en connaissent souvent la langue —du moins les plus anciens—, les codes, les rites ; ils en ont gardé la religion. Mais ces immigrés vivent en Occident : ils en mesurent la culture, la modernité et la richesse (pour laquelle ils sont venus). C’est bien dans nos cités, à Marseille, à Toulon, à Bondy et ailleurs, que se joue l’intégration de l’islam de demain. C’est ici qu’il nous faut être des vecteurs d’humanisme auprès de ces passeurs de culture que sont les immigrés. Qu’ils comprennent nos mœurs, nos coutumes, nos lois, notre attachement à la liberté, à l’égalité, à la dignité de la femme. Qu’ils en soient ensuite les transmetteurs auprès de leurs familles, amis, coreligionnaires, restés au pays. Que ce dialogue soit pour nous une occasion de redécouvrir la culture arabe, sa langue, sa littérature, ses poètes :
Lorsqu’une nation remporte des succès, le regard des autres se modifie, influant sur sa perception d’elle-même. Je songe notamment à l’attitude adoptée par le reste du monde envers le Japon, puis envers la Chine. Critiqués, redoutés, mais respectés pour leur capacité à se battre, et surtout admirés pour leur miracle économiques, ces pays voient monter l’estime pour tout ce qui fait leur culture ; leurs langues, leurs œuvres d’art, leur littérature ancienne ou moderne, leurs médecines ancestrales, leurs disciplines spirituelles, leurs traditions culinaires, leurs danses rituelles, leurs arts martiaux, et jusqu’à leurs superstitions suscitent l’engouement. A partir du moment où un peuple acquiert l’image d’un gagnant, tout ce qui constitue sa civilisation est observé par le monde entier avec intérêt, et avec un a-priori d’estime. (…)
Les Arabes ne se trouvent pas dans une position similaire. Comme ils n’arrêtent pas de subir défaites sur défaites, tout ce qui constitue leur civilisation est regardé de haut par le reste du monde. Leur langue est dédaigné, leur littérature est peu lue, leur foi suscite la méfiance, les maîtres spirituels qu’ils vénèrent son brocardés. (…) Chez beaucoup d’entre eux se propage le sentiment destructeur qu’est la haine de soi. (…) A mesure que la situation des Arabes se détériore sur le terrain, à mesure que leurs armées se font battre, que leurs territoires se font occuper, que leurs populations se font persécuter et humilier, que leurs adversaires se montrent tout-puissant et arrogants, la religion qu’ils ont donné au monde devient l’ultime territoire ou survit l’estime de soi. L’abandonner, c’est renoncer à leur principale contribution à l’Histoire universelle, c’est renoncer, en quelque sorte, à leur raison d’être.
Si nous réussissons à faire de nos immigrés des ponts interculturels, alors, dans un futur lointain mais pas inaccessible, l’islam redeviendra tolérant, ouvert, juste. Si nous échouons, si nous ne parvenons pas à intégrer ces peuples « étrangers » en laissant proliférer chez nous un communautarisme destructeur, ou au contraire si nous parvenons à les assimiler mais en détruisant leur culture d’origine, ou si eux-mêmes refusent de nous comprendre, de faire cet effort d’intégration, alors, oui, le risque est grand d’une guerre des civilisations, à tout le moins de la montée inéluctable des violences et des tensions, ici comme là-bas, entre des peuples et des cultures qui s’ignorent, s’affrontent et se méprisent.
Les arrivants doivent et devront faire cet effort d’intégration, difficile —à fortiori dans une société où tout ce qui est trop basané est regardé de travers— mais salutaire, et absolument nécessaire :
L’islam n’est pas une religion arabe mais universelle. Mahomet était arabe, comme Jésus était Juif. Mais Allah est le Dieu de tous les hommes et ses valeurs sont universelles. Il n’y a donc aucune obligation à ce que le musulman français se présente à nous en babouche, avec coupoles et minarets. Pour construire églises et mosquées, le chinois renonce-t-il au toit pagode de son terroir ? Alain Soral
Du côté des accueillants, il nous faudra manifester plus d’ouverture, moins de préjugés, en finir avec ce racisme destructeur.
Toute espèce de racisme conduit inévitablement à l’écrasement de l’Homme. Jean-Paul II
Mais cette ouverture à l’autre ne devra pas se transformer en relativisme culturel, en négation de soi, en renoncement à ses propres valeurs. Il ne peut y avoir de dialogue avec l’autre s’il n’y a pas d’abord de fierté, à tout le moins de reconnaissance, de ce que l’on est.
« Peut-être faudrait-il commencer par s’attaquer aux causes de l’islamisation, à savoir l’immigration, légale ou illégale, dont le flux n’a jamais cessé ? Il est bien sûr plus politiquement correct de dénoncer l’islamisation sous couvert de laïcité ou de féminisme, que de proposer de stopper l’immigration. (…)
Peut-être faudrait-il aussi se donner les moyens de fabriquer enfin un islam de France, débarrassé du contexte culturel moyen-oriental pour ne conserver que le message spirituel et les pratiques proprement religieuses, quitte à revenir temporairement sur la loi de 1905, via un nouveau concordat qui permettait d’accoucher sur un clergé musulman de nationalité française et prêchant en français.
Peut-être aussi faut-il règlementer plus sévèrement la place de l’islam, ou de la religion en général, dans l’espace public, comme on a commencé à le faire avec l’interdiction du voile à l’école puis de la burqa ?
Mais peut-être aussi faudrait-il reconnaître par un acte symbolique la légitimité d’un Islam tolérant et modéré dans la République, par exemple en faisant un jour férié d’une de leur fête religieuse ? « Malakine
A quoi j’ajouterai: peut-être faudrait-il aussi construire une société de justice qui permet au plus grand nombre d’avoir un travail. Comme l’a rappelé Trevor Phillips, Commissaire aux droits de l’homme et à l’égalité des chances au Royaume-Uni, « si les gens n’ont pas de travail, vous ne pouvez pas leur demander de s’intégrer ».
Il nous faudra en tout cas reconnaître et défendre nos propres valeurs et affirmer notre identité, ce qui implique à la fois d’en finir avec l’angélisme, la rebellocratie et la martyrisation « de gauche », mais aussi de reconnaître la nation et les valeurs qui la fondent, au premier chef desquels les trois piliers de la civilisation occidentale : le droit romain, la démocratie athénienne… et la religion chrétienne.
Eh oui, reconnaître ce que la France doit au catholicisme est un préalable indispensable à tout dialogue avec l’islam. Car nous sommes tous des héritiers des « gens du Livre », quels que soit nos positions respectivement à Dieu. Le reconnaître, c’est reconnaître la richesse de nos points communs sans brocarder nos différences ; le nier, c’est renvoyer à la face du musulman son « obscurantisme » supposé face à un « athéisme des Lumières » nécessairement progressiste et libérateur. Soyons clairs: ce n’est pas en jetant à la face des musulmans les mots « d’obscurantisme », de « fanatisme » et « d’arriération religieuse », en leur parlant d’opium du peuple et en leur intimant d’abandonner leur foi qui les aliène, que l’on va avancer dans la voie du dialogue. Le laïcisme belliqueux, fils du rationalisme sans mystère, n’est pas la solution. Le respect de la diversité implique l’estime de soi, et donc la fierté de son identité historique, à condition qu’on commence par la reconnaître (c’est mal parti).
Par effet de miroir, les chrétiens d’Orient nous renvoient à notre propre altérité et à la place des musulmans dans nos sociétés occidentales. Les chrétiens d’Orient et les musulmans de France et d’Occident représentent dans leur société respective, l’image de l’autre. Ils doivent à la société qui est la leur d’être des remparts contre toute forme de régression et de fanatisme, des outils du dialogue et du vivre-ensemble. Ils sont tout les deux les garde-fous contre l’intolérance et l’obscurantisme. Et à ce titre, l’avenir des communautés chrétiennes est inséparable du nôtre. Nadia Hamour, Mohammed Abdi, conseillers au cabinet de Fadela Amara.
Et pour cela, c’est tout un pan de notre mentalité athéiste militante, laïcarde et libertaire (et par extension, individualiste et consumériste), qu’il nous faut mettre à bas. Autant dire que l’on n’est pas sorti de l’auberge. Mais il ne sera pas dit que nous laisserons cela arriver.
Nous disons à nos concitoyens musulmans : nous sommes frères et Dieu nous veut ensemble, unis dans la foi en Dieu et par le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. Ensemble, nous construirons nos sociétés civiles sur la citoyenneté, la liberté religieuse[16] et la liberté de conscience. Ensemble, nous travaillerons pour promouvoir la justice, la paix, les droits de l’homme et les valeurs de la vie et de la famille.Conclusions du Synode pour le Moyen Orient
En ce siècle, nous aurons à choisir entre deux visions de l’avenir. La première est celle d’une humanité partagée en tribus planétaires, qui se combattent, qui se haïssent, mais qui, sous l’effet de la globalisation, se nourrissent, chaque jour davantage, de la même bouillie culturelle indifférenciée.
La seconde est celle d’une humanité consciente de son destin commun, et réunit de ce fait autour des mêmes valeurs essentielles, mais continuant à développer, plus que jamais, les expressions culturelles les plus diverses, les plus foisonnantes, préservant toutes ses langues, ses traditions artistiques, ses techniques, sa sensibilité, sa mémoire, son savoir.
D’un côté, donc, plusieurs civilisations qui « s’affrontent », mais qui, culturellement, s’imitent, s’uniformisent. De l’autre, une seule civilisation humaine, mais qui se déploie à travers une infinie diversité.
Parce que nous n’y trompons pas, la véritable victoire n’aura pas lieu quand une section française du 8e RPIMA, (…) aura réduit en cendres le dernier village taliban mais quand Fadila El Kandoussi se mariera avec François Dupont, devant le maire d’Ivry et que les deux familles applaudiront, même si les grand-mères regretteront un peu, juste un peu, qu’on fasse seulement un mariage civil. Jérôme Leroy
[1] Plutôt que sécuritaire, qui désigne une politique qui agit sur la sécurité, donc une bonne politique.
[2] Je précise que j’avais choisis le titre de cet article avant de m’apercevoir que c’était aussi celui d’un livre d’Alain Minc.
[3] On peut s’interroger sur la pertinence de taxer des dérives anti-islam de racisme, comme s’il pouvait y avoir une « race » musulmane, dans un monde, où, rappelons-le, les races ne sont pas sensées exister.
[4] Dans son livre d’entretiens avec Caroline Fourest (Libres de le dire : conversations mécréantes, Flammarion 2010).
[5] C’est un peu la vision bisounours d’un christianisme sucré (à la mode du catéchisme de notre enfance « le gentil petit Jésus qui nous aime », « tous les Hommes de bonne volonté qui se tiennent la main en suivant l’étoile du Berger », le Credo remplacé par un « Je crois en Dieu qui chante, et qui fait chanter la vie »…) qui a sa part de vérité —l’immensité de l’Amour de Dieu— mais qui confond amour avec niaiserie et élude de ce fait toute la question du péché et de la grâce (« on est tous sauvés, puisque Dieu nous aime »), vérité et charité (il n’y a plus aucune faute, plus d’erreur possible et encore moins d’interdit puisque la seule chose qui compte, c’est de nous aimer les uns les autres), et donne finalement une vision assez mièvre et souvent peu chrétienne de Jésus.
[6] Les chrétiens et les juifs, tout en considérant leur livre saint « inspiré », ne prétendent pas qu’ils ont été écrits par Dieu lui-même, et reconnaissent le processus historique de composition et d’élaboration des textes sacrés.
[7] Certes, Avicenne, comme d’autres en Occident, attira sur lui les foudres des autorités religieuses, troublant par sa modernité, sa science, son érudition et son ouverture d’esprit. Il n’en reste pas moins un des penseurs les plus brillants de son époque, bien longtemps avant Léonard de Vinci.
[8] x vient de l’arabe šaï, qui désigne une inconnue, abrégé en ch par les Espagnols, ce qui donnera x en transcription phonétique.
[9] Dirigeant autoritaire qui contrôle les médias et qui a été réélu l’année dernière dans ce que beaucoup ont qualifié de véritable mascarade politique, parodie de démocratie qui n’a pas trompé grand-monde.
[10] Le prêt à intérêt est interdit dans l’islam.
[11] Al Qaïda, je l’ajoute, dont les actions sont parfois tellement contreproductives —attentats contre des musulmans dans les mosquées— qu’il me semble parfois un peu vain de comprendre leur logique. « Comprendre, c’est presque justifier », disait Primo Levi.
[12] Surtout que Bush, contrairement à son prédécesseur et à son successeur, s’est complètement désintéressé de la question israélo-palestinienne, sa priorité étant la « lutte contre le terrorisme », et surtout les très méchants de « l’Axe du mal ».
[13] Quoi qu’on peut se demander si une telle reconnaissance serait efficace : on s’aperçoit souvent, en diplomatie, que celui qui reconnaît ses torts est encore plus violemment détesté qu’avant, comme si reconnaître ses torts, c’était apporter la preuve que les Occidentaux se sont toujours comportés comme des brutes vis-à-vis du monde arabe.
[14] Il est exact que certains clercs, voire certains papes, l’ont cru, mais sans jamais l’ériger en vérité officielle: il suffit de lire saint Jérôme, saint Augustin, les docteurs de l’Église, saint Isidore de Séville, saint Thomas d’Aquin, mais aussi Bède le Vénérable, Sylvestre II, Abélard… pour entendre parler de rotondité de la Terre.
[15] Bien que ce dernier plébiscite soit pour le moins controversé.
[16]On notera que les conclusions du Synode utilisent le mot « liberté religieuse », et non pas « tolérance religieuse », à dessein. Dans l’islam, la tolérance religieuse n’est rien d’autre que la dhimmitude, et encore, uniquement pour les « gens du Livre ».
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