Interlude: s’attacher à la lettre et non à l’esprit.

Tout à l’heure, en prenant mon goûter (oui : je prends des goûters), j’écoutais Ève Ruggieri à la radio qui racontait sa vie d’animatrice sur France Inter puis à la télévision, sur France2 via sa célèbre émission Musiques au cœur (depuis 1982).  Elle était interrogée par Philippe Vandel dans l’émission culturelle Tout et son contraire (ici).

A un moment donné, le journaliste l’interroge sur ses livres, dans lesquels elle a beaucoup mélangé amour et musique (elle a publié Chopin : l’impossible amour[1], Mozart : itinéraire sentimental,  Beethoven : l’itinéraire sentimental, Pavarotti, La Callas… et autant de livres pour la ménagère de 50 ans qui prétendent expliquer qui est vraiment tel génie en racontant différentes anecdotes et récits croustillants sur sa vie), elle a cette phrase  fascinante : « si on ne comprend pas, si on ne connaît pas la vie privée des créateurs, on ne sait rien de leurs œuvres ».

Non, Ève. Non. J’ai un prof d’économie qui, lorsqu’il commence un cours sur un auteur, commence toujours par nous dire qu’on s’en fout complètement de quand il est né, de qui il a aimé, quels étaient ses hobbies et la marque de ses chaussettes, et qu’on ne va donc pas en parler. J’approuve.

C’est un travers pénible et pas très fructueux que de prétendre « qu’on ne comprend à rien à tel auteur si on n’a pas connaissance de sa vie privée ». C’est ainsi qu’Onfray, dans son dernier livre à succès (j’ai trouvé une critique amusante ici), prétend nous révéler la vérité sur Freud via son histoire personnelle. Freud n’a rien à dire, puisque Freud n’était qu’un pervers narcissique obsessionnel et aspirant fasciste.

Et rapidement, on tombe dans l’interprétation, dans le procès d’intention plus que dans l’analyse : Freud n’a pas pu dire ça, puisqu’il était ceci, Keynes n’a pas pu penser ça, puisqu’il faisait parti de tel club, il est impossible que Marx ait envisagé cela quand on voit la relation qu’il entretenait avec Engels, si vous connaissiez les amours de Mozart vous envisageriez sa musique autrement, on voit bien que tu n’a rien compris à Star Wars puisque tu n’a pas idée du contexte dans lequel il a été pensé, je vois que tu prétends connaître De Gaulle mais sais-tu ce qu’il a fait le 13 mai 1954 à 17h30 ?…

Je n’aime guère cette façon de voir les choses. Quand je lis un auteur, c’est ce qu’il dit qui m’intéresse, ce qu’il explique, ce qu’il apporte, ce qu’il me donne de comprendre et de vivre à travers sa plume, son film ou sa musique, et non ce qu’il mangeait en écrivant, qui il aimait en y pensant, quel était le prénom de sa chienne et pourquoi un jour il a insulté un journaliste qui avait trompé sa femme.

Je ne dis pas que le contexte n’a aucune espèce d’importance. Prétendre connaître Keynes sans inscrire ses théories dans la situation générale de la crise de 29 n’aurait pas beaucoup de sens (quoique, on pourrait sans doute s’en passer). Mais ça s’arrête là. Le contexte est un outil de décryptage intéressant, mais il n’est pas une fin. Lui fait dire autre chose que la stricte chronologie des évènements c’est se substituer à l’auteur, se faire lui et prétendre mieux que lui expliquer « ce qu’il a voulu dire », « ce qu’il pensait vraiment », etc.

Bien sûr, ce raccourci est pratique. Pratique car il permet d’écrire des milliers de pages et de tourner bien des films inutiles prétendant chacun nous révéler la vérité-que-nous-ne-savions-pas-à-propos-de-celui-que-nous-ne-connaissons-pas-vraiment-mais-qui-nous-intéresse-forcément.

Et puis, il permet de catégoriser facilement les auteurs que l’on déteste, et ainsi éviter d’avoir à affronter leur pensée dans une critique constructive, en rejetant à priori tout ce qu’ils ont pu proposer : puisque je te dis que Chaplin travaillait pour une secte judéo-maçonnique ! ça prouve bien qu’en fait il faisait l’apologie du nazisme dans ses films. D’ailleurs il était ami avec Freud et sa troisième cousine par alliance connaissait très bien la tante de Mussolini : tout s’explique.

Tout s’explique ?

Alors, oui : avoir connaissance du contexte peut servir, mais jamais il ne faudrait lui donner la priorité. Mon prof d’économie dit toujours que l’erreur classique dans cette discipline c’est de s’arrêter à l’approche en termes de courants (keynésiens, libéraux, classiques, néoclassiques…) qui a son utilité mais qui « fige » les auteurs dans nos conceptions (et non dans les leurs) et empêche souvent de saisir la profondeur et la complexité de leur pensée : bah, de toute façon, c’était un enfoiré de libéral puisqu’il faisait partie de la Société Très Secrète des Adorateurs du Moi.

Et voilà comment Ève Ruggieri m’affirme que je suis incapable d’apprécier un Mozart si je ne sais pas tous les détails de la relation incestueuse qu’il a eue avec sa grand-tante par alliance.

Ah, mais, elle me donne une explication un peu plus loin, Ève : « Quand vous vous retrouvez devant 4000 personnes qui ont chacun payé 20€ leur place et qui n’ont jamais entendu parler de Carl Orff et que vous devez leur parler de Carl Orff, il faut bien trouver des choses à dire qui justifient votre présence. » Et votre salaire, Ève ?


[1] Dont je ne résiste pas à l’envie de vous donner la présentation qu’en fait l’éditeur sur Amazon : « De Chopin l’on sait tout ou l’on croit tout savoir… Pourtant, plus on se penche sur sa nombreuse correspondance et plus on se plonge dans les multiples livres qui lui ont été consacrés, plus ce que l’on prend pour des certitudes se brouille. Certes, son génie de compositeur est bien là, brillant de mille feux qui jaillissent de son œuvre comme des témoignages de ses contemporains, mais sous l’apparence d’un jeune homme d’une extrême sophistication, passant des heures à choisir le ton exact du gris de son costume ou du blanc de ses gants sur mesure, qui est-il ? A-t-il aimé d’amour ses deux  » fiancées « , finalement si vite oubliées après la rupture ? Que furent au juste ces huit années passées près de George Sand qui soupire :  » Huit ans de chasteté  » ? A-t-il aimé la femme ou la mère, voire le compagnon… Et si l’impossible amour, le seul véritable, caché au plus profond de son âme et de ses partitions, avait été Titus, l’ami de toujours, le modèle ? la vérité est entre les notes, comme le fameux  » Rubato  » laisse au rêve la tentation de la liberté ». Ça a l’air passionant, vraiment.

2 réflexions sur “Interlude: s’attacher à la lettre et non à l’esprit.

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