Jusqu’ici, j’ai volontairement ignoré le système monétaire en vigueur pendant les 30G, celui de Bretton Woods. Or il est important de le comprendre pour comprendre la crise des années 1970 et l’avènement des marchés financiers.
Durant toute la période des Trente Glorieuses, le système monétaire international est celui né des accords de Bretton Woods en 1994. L’objectif de ces accords, signés à Bretton Woods aux Etats-Unis après trois semaines de débats entre 730 délégués représentant l’ensemble des 44 nations alliées (+ 1 observateur de l’URSS) est de mettre en place une organisation monétaire internationale stable pour favoriser la reconstruction et le développement économique des pays touchés par la guerre. Le système de Bretton Woods est lui-même un prolongement du système issu des accords de Gênes en 1922 (jusqu’en 1933). Il repose sur deux piliers principaux :
– Un système de changes fixes entre monnaies, avec de très faibles marges de fluctuations (1) ;
– La reconnaissance du dollar comme monnaie de réserve internationale (2).
(1) On pensait à l’époque qu’un système de changes fixes, en évitant de trop grands fluctuations des monnaies entre elles, garantirait la stabilité monétaire internationale et favoriserait la reconstruction d’après-guerre, ce qui a été longtemps vrai. En clair, les banques centrales des pays signataires, c’est-à-dire presque tous les pays industrialisés, étaient dans l’obligation d’intervenir sur le marché des changes pour faire respecter la parité de leur monnaie, ce qui impliquait aussi un contrôle des capitaux (cf. triangle de Mundell). Théoriquement, les accords prévoyaient des marges de manœuvre limitées (environ 1%). Dans les faits, ça a été fixe.
(2) Pour que le système de change fixe fonctionne, il est préférable qu’il y ait un étalon commun, accepté par tous et facilement liquide, sur lequel soient gagées toutes les monnaies. L’or, qui a longtemps joué ce rôle, a montré ses limites : en limitant la création monétaire à la production d’or, le système d’étalon-or est en partie responsable de la déflation des années 1930. Or en 1945, l’influence des Etats-Unis est immense. C’est le pays le plus puissant du monde libre. Si la démocratie américaine n’est évidemment pas parfaite, on rappelle qu’en URSS en 1944, c’est Staline qui est au pouvoir. Au sortir de la guerre, l’Amérique a aussi l’économie la plus solide. Les États-Unis disposent de la plus grande partie des capitaux mondiaux et dominent la production manufacturière et les exportations. Ils produisent la moitié du charbon, les deux tiers du pétrole et plus de la moitié de l’électricité au niveau mondial. Ils sont en mesure de produire de grandes quantités de navires, d’avions, de voitures, de produits chimiques, d’armes et d’autres produits manufacturiers. De plus, deux-tiers des réserves mondiales d’or sont détenues par les Américains.
On décide donc, sous influence américaine, que le dollar jouera le rôle d’étalon commun. Ainsi, dans Bretton Woods, toutes les monnaies sont convertibles en dollar, et seul le dollar est convertible en or. On dit qu’il est as good as gold : détenir des dollars, c’est détenir un droit sur le stock d’or des Etats-Unis. On parle donc de système d’étalon de change or (Gold Exchange Standard). Le change du dollar est indexé sur l’or à un prix officiel de 35$ l’once d’or (une once = environ 30 grammes de métal). Le FMI, créé la même année que les accords, impose aux pays signataires de lui déclarer un taux de conversion de leur propre monnaie en or ou dans une devise convertible en or. La convertibilité du dollar en or est assurée à partir de 1947.
Or, le système de Bretton Woods a deux défauts. Primo, il est inflationniste ; deuxio, il est utopique.
Pourquoi un tel système est inflationniste ? Ce que nous avons vu jusqu’à maintenant permet d’y répondre facilement. Tous les pays doivent respecter une parité de leur monnaie face au dollar. Donc, si les Etats-Unis sont en déficit commercial (importent plus qu’ils n’exportent), cela se traduit par une émission de dollars américains à travers le monde, puisque les consommateurs américains payent leurs importations en dollars. A demande égale, le taux de change du dollar va baisser (cf. articles précédents). Les autres pays vont devoir réagir en baissant également leur taux de change, ce qui ne peut s’opérer que via une émission de leur monnaie, donc par une augmentation de la masse monétaire, ce qui a pour effet d’augmenter l’inflation. Finalement un déficit de la balance commerciale américaine se traduit par un excès d’inflation mondial. A l’inverse, un excès de la balance commerciale américaine tend à restreindre la masse monétaire mondiale, donc à peser sur la croissance. Devinez si la balance commerciale américaine a plutôt eu tendance à être excédentaire ou déficitaire…
A long terme, un tel système est profondément dissymétrique car les Etats-Unis peuvent utiliser la politique monétaire pour des objectifs interne et dans leur propre intérêt, alors que les autres pays doivent s’aligner sur cette politique. In fine, l’inflation américaine détermine l’inflation mondiale ; le taux d’intérêt américain devient presque un taux d’intérêt mondial. Certains économistes (Genberg et Swoboda) iront jusqu’à parler de « soumission du reste du monde à la politique monétaire des Etats-Unis ». Dans une telle situation, les Etats-Unis ne sont évidemment pas incités à faire des efforts en matière de rigueur commerciale. Ils peuvent importer beaucoup plus qu’ils n’exportent sans se soucier des conséquences (benign neglect).
Et c’est évidemment ce qui va se passer. Jusqu’en 1958, il y a trop peu de dollars en circulation. Puis la situation se retourne. Dès octobre 1960, le déficit commercial américain fait que les Etats-Unis ont des engagements en or (via le dollar) supérieurs à leurs réserves d’or. En clair, si tous ceux qui possèdent des dollars (obtenus en vendant des produits aux américains) demandent la conversion en or, les Etats-Unis seront incapables d’honorer leur engagement. La situation s’aggrave en 1964 : les Etats-Unis s’engagent dans la guerre du Viet-Nâm, une guerre qui va leur coûter extrêmement cher et augmenter le déficit. La course à l’espace entre les Etats-Unis et l’URSS alimente cette inflation de dollars. Les pays qui exportent le plus vers les Etats-Unis accumulent d’immenses réserves en dollars qui donnent lieu à autant d’émission dans leur propre monnaie, alimentant l’inflation.
Au fil du temps, se développe deux marchés de l’or : sur le premier marché, officiel et public, le prix de l’once est toujours à 35$, maintenu par l’intervention coordonnée des banques centrales : on parle de pool de l’or, un syndicat coordonné de huit banques centrales cherchant à faire respecter la parité or/dollar. Sur le marché privé, en revanche, le prix de l’once est beaucoup plus cher, car les investisseurs savent que les Américains n’ont pas assez d’or pour honorer tous leurs engagements. Les investisseurs demandent davantage de dollar contre une once, sachant qu’un risque de non-paiement des dollars en once est possible. En 1967 la France se retire du pool de l’or et De Gaulle demande la convertibilité-or des dollars possédés par la France, rompant avec la règle implicite de Bretton Woods qui voulait qu’on ne demande pas la convertibilité. Politiquement, la France peut se permettre cette autonomie car depuis 1966 elle détient la bombe atomique et ne fait plus partie de l’OTAN. L’Allemagne et le Japon n’ont pas ce privilège, protégés qu’ils sont par le « parapluie nucléaire américain » dans un contexte de guerre froide.
Un autre défaut du système de Bretton Woods est son côté illusoire. En effet en système étalon-dollar, le monde est dépendant de la politique monétaire américaine (nous avons vu pourquoi). Si les Etats-Unis pratiquement une politique monétaire expansionniste, les autres pays devront pratiquer la même politique pour maintenir la parité, et inversement si les Etats-Unis développement une politique restrictive. Les Etats-Unis pourront utiliser leur politique monétaire pour des objectifs internes, les autres pays seulement pour maintenir le taux de change. Les Etats-Unis peuvent ainsi payer toutes leurs importations en dollar, alors que les autres pays doivent payer leurs importations dans la monnaie du système (le dollar), donc obtenir des dollars en exportant. Finalement pour que Bretton Woods fonctionne bien, les conjonctures économiques des pays participants devraient être homogènes entre elles, ce qui n’a que peu de chances d’arriver, d’où le côté utopique du système de Bretton Woods.
On aboutit au dilemme de Triffin (ou paradoxe de Triffin) du nom de l’économie Robert Triffin (Gold and the Dollar Crisis : The future of convertibility, 1960) : un déficit de la balance courante des Etats-Unis est nécessaire pour alimenter le monde en moyens de paiements internationaux, et donc pour soutenir la croissance. Mais une telle situation contribue à un affaiblissement progressif de la valeur de la monnaie de référence, et un affaiblissement de la confiance des agents en cette monnaie. Les besoins importants de l’économie mondiale en une devise fiable aboutissent donc paradoxalement à la perte de confiance envers cette monnaie.
La fin du système est actée au début des années 1970. En 1969, suite à la décision de De Gaulle, le pool de l’or éclate et la République fédérale d’Allemagne décide de ne plus appliquer le système de Bretton Woods, compte tenu de ses difficultés en matière d’inflation. A ce stade, tout le monde sait que les Etats-Unis ne pourront pas payer tout l’or promis. Les demandes de remboursements des dollars excédentaires en or commencent, et les Etats-Unis ne veulent pas voir disparaître leur encaisse-or. Au mois d’août 1971, le président américain Nixon décide de manière unilatérale de déclarer l’inconvertibilité-or du dollar. Autrement dit, les dollars ne sont plus convertibles. Comme le prévoit le trilemne de Mundell, la préservation de l’autonomie monétaire américaine ne pouvait passer, en présence de circulation des capitaux, que par un abandon du système de changes fixes. C’est ainsi que la décision de Nixon entraîne l’écroulement du système de Bretton Woods, actée deux ans plus tard (mars 1973) avec l’adoption du régime de change flottant, confirmé de manière officielle par les Accords de la Jamaïque (janvier 1976). Dans le nouveau système, les grandes monnaies ne sont plus gagées sur un étalon unique. Les monnaies fluctuent entre elles au gré du marché.
Résumons-nous. La crise des années 1970, c’est :
– La fin de la croissance de rattrapage et l’essoufflement des marchés d’équipements ;
– Le ralentissement des gains de productivité ;
– Une crise de l’organisation du travail ;
– Un double choc pétrolier majeur ;
– L’échec des politiques keynésiennes ;
– La fin d’un système monétaire stable mais utopique et inflationniste ;
– La stagflation.