Qui a créé les marchés financiers ? (3/3)

Une foule AFp

On peut enfin répondre à la question.

Supposons un pays avec seulement trois catégories d’agents. Le premier, A, est un ménage des classes moyennes supérieures. Il est touché par la crise mais, éduqué, il a su garder un pouvoir de négociation avec son employeur et dont les revenus, stables, sont indexés sur l’inflation, ce qui permet de maintenir un temps le pouvoir d’achat. L’inflation reste cependant le problème numéro un pour ce ménage, qui connaitrait une déflation inimaginable de ses revenus réels s’il venait à perdre une partie de ses revenus (licenciement par exemple). D’autant que ce ménage a acquis, pendant les 20 années de la période florissante des 30G où Monsieur était ingénieur à la Direction générale des télécommunications (futur France Télécom) et Madame comptable chez Renault, un confortable matelas d’épargne qu’il aimerait bien placer, ce qui est tout à fait inintéressant à un taux d’inflation de 10% qui rogne la rente, sans parler des taux d’intérêts ridicules offerts par les banques d’alors. L’inflation était acceptable pour A tant qu’il avait des besoins nets de financement, c’est-à-dire qu’il avait massivement besoin d’emprunter, quand Monsieur et Madame avaient entre 20 et 30 ans. Dans ce cas, l’inflation leur était très favorable, ainsi qu’à leur Etat, car ils pouvaient emprunter et rembourser en monnaie dévaluée. Si le taux d’inflation était plus important que le taux d’intérêt nominal, alors le taux d’intérêt réel était même négatif. Comme les salaires étaient de toute façon indexés sur l’inflation, on n’y perdait pas grand-chose, et tout ce système favorisait massivement l’endettement. Maintenant qu’ils sont plus âgés et qu’ils ont accumulé de l’épargne pendant les 30G, l’inflation leur paraît une odieuse contrainte.

Le second agent, B, est une banque, dont le principal problème est aussi l’inflation : en effet, à chaque fois que l’inflation augmente d’un point, la monnaie perd autant en pouvoir d’achat, et les emprunteurs remboursent en monnaie dévaluée. En bref, plus l’inflation est forte, plus les taux d’intérêt réels sont faibles, et le banquier est perdant. Bien sûr, le banquier pourrait augmenter ses taux d’intérêts nominaux, et c’est d’ailleurs ce qu’il fait. En un an, de 1973 à 1974, les taux d’intérêt à court-terme passent en France de 5,5% à 13%, jusqu’à atteindre 15% en 1981. Mais cela lui fait perdre des clients, et il serait sans doute plus simple, et moins coûteux, de faire baisser tout simplement l’inflation.

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Champ: France, 1960-2012. Source : INSEE (demande globale) et OCDE (Taux d’intérêts). Rupture de série en 1968 et 1986 (taux d’intérêt à long terme). Taux d’intérêt à court terme = taux interbancaire à trois mois (Euribor). Taux d’intérêt à long terme = taux des obligations d’Etat.

Le troisième et dernier agent, C, est l’Etat, dont le principal problème est le déficit et la dette publique engendrés par les coûteuses relances, qui ne peuvent plus être financées par la croissance. En 1973, la France connaît sa première dépression depuis la fin de la seconde guerre mondiale : le PIB recule de 1,12%. Ce n’est pas sans rapport si l’année suivante est la dernière année où les administrations publiques françaises ont dégagé un excédent des recettes sur les dépenses (capacité de financement).

Nous avons donc trois agents, dont un a un problème de financement, et deux des problèmes d’inflations. La solution à ces problèmes ? Les marchés financiers.

Pour A, les marchés financiers permettent de trouver des placements intéressants, au lieu de laisser son épargne bloquée dans les frontières du territoire national, territoire laminé par l’inflation. En mettant les prêteurs en concurrence via les marchés financiers, on trouve des rendements beaucoup plus intéressants. Pour B, le raisonnement est le même : les marchés financiers libèrent l’épargne piégée par l’inflation et augmentent le rendement des placements. La lutte contre l’inflation est une priorité pour restaurer les marges bancaires.

Même C a intérêt aux marchés financiers. Ils permettent de se financer à beaucoup plus grande échelle que les banques. En mettant en concurrence les prêteurs, on obtient un taux d’intérêt plus faible, car on peut émettre massivement des obligations d’Etat. Ou mieux, si on est une entreprise, on utilise l’émission d’actions et on ne paye aucun intérêt, seulement une part des bénéfices futurs.

Tous ces gens, A, B, C, les banquiers, les ménages des classes moyennes goinfrés par les 30G et l’Etat, ont donc, à l’égard des marchés financiers, des intérêts assez similaire à cette époque. Or cette génération du « baby-boom », née au sortir de la guerre, a entre 40 et 50 ans dans les années 1980-1990. En bref, ils sont au pouvoir.

Un grand mouvement de retournement va donc s’opérer à partir des années 1980, mouvement à la fois politique et économique et visant à faire de la lutte contre l’inflation et de l’avènement des marchés financiers une priorité. Aux Etats-Unis, Paul Volckner, directeur de la FED, lance le mouvement anti-inflation en 1979 en augmentant brutalement les taux cours. La même année, Margaret Thatcher est premier ministre en Grande-Bretagne. Ronald Reagan est élu président des Etats-Unis deux ans plus tard. En France, Mitterrand inaugure le « tournant de la rigueur » en mars 1983.

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On chercher à casser l’inflation en gelant les salaires, en augmentant les taux d’intérêts. On cesse de dévaluer systématiquement la monnaie en cas de déficit commercial pour entrer dans l’ère de la « désinflation compétitive », c’est-à-dire de la dévaluation non pas monétaire mais réelle : amélioration de la productivité, privatisation des entreprises pour les rendre plus efficaces, etc. Bref, il faut réduire l’inflation plus vite que ses voisins pour gagner en compétitivité-prix à l’exportation. La plupart des entreprises qui ont été nationalisées entre 1981 et 1984 seront privatisées sous le gouvernement Jacques Chirac et la première cohabitation entre 1986 et 1988.

On peut maintenant répondre complètement à la question. Pourquoi l’avènement des marchés financiers ? Parce que, du fait de la progression des salaires et du système monétaire en vigueur, la période des 30G était fortement inflationniste, et un tel système n’était viable que si le taux de croissance était supérieur à l’inflation. Lorsque la croissance est brisée à partir de 1973, l’inflation devient un mal absolu pour toute une génération qui a de l’épargne à placer, épargne piégée et donc laminée dans les territoires nationaux. Les marchés financiers sont donc ouverts et dérégulés à partir de cette date, pour réduire les coûts de financement de l’économie (Etat, ménages, entreprises) et en particulier des systèmes sociaux. Comme le souligne PNG, les années 1980 marquent donc la victoire des épargnants sur les emprunteurs. C’est aussi une victoire des rentiers sur les salariés : les travailleurs sont pénalisés par la compression des coûts salariaux, la désindexation des salaires sur le taux d’inflation, la menace des délocalisations et l’introduction de plus de flexibilité sur le marché du travail, tandis que les rentiers et épargnants sont favorisés par une inflation faible (favorise l’épargne et le prêteur), le développement des échanges boursiers et des possibilités de placement, la hausse des prix de l’immobilier. Il va de soi que travailleur et rentiers, emprunteur et épargnant peuvent être, et sont même souvent, les mêmes personnes. Il serait à ce stade malavisé de conclure qu’une « classe d’épargnants » a gagné sur une « classe de travailleurs ».

A partir de la crise de 1973, une quadruple redistribution des richesses s’opère donc :

Redistribution internationale : de l’Occident vers les Etats producteurs de pétrole (surtout Moyen Orient) puis vers les NPI d’Asie du Sud et de l’Est (Taiwan, Corée, Singapour, Chine, Inde).

Redistribution nationale : des travailleurs vers les rentiers. Les travailleurs sont pénalisés par la compression des coûts salariaux, la désindexation des salaires sur le taux d’inflation, la menace des délocalisations et l’introduction de plus de flexibilité sur le marché du travail, tandis que les rentiers et épargnants sont favorisés par une inflation faible (favorise l’épargne et le prêteur), le développement des échanges boursiers et des possibilités de placement, la hausse des prix de l’immobilier.

Redistribution économique : des entreprises locales à la gestion paternaliste vers les multinationales qui délocalisent : les secondes profitent de juteux placements spéculatifs, d’un marché du travail très flexible avec des bas salaires dans les pays en développement (+ le marché intérieur de ces pays) et du triple mouvement de décloisonnement, dérèglementation, dérégulation (les « trois D » de Henri Bourguinat) à partir des années 1980, qui leur offre l’accès facile aux marchés financiers ; les secondes pâtissent d’une conjoncture médiocre, de la concurrence internationale (en particulier sur les coûts salariaux), du coût élevé du crédit bancaire en période de taux d’intérêts élevés.

Redistribution institutionnelle : des citoyens vers les Etats. Pour faire face aux nouveaux enjeux post-1973, et en particulier le creusement des déficits sociaux du à l’explosion du taux de chômage, la plupart des pays industrialisés, et en particulier la France, sont conduits à augmenter fortement les impôts : ISF instauré en 1981 (gouvernement Mauroy), CSG en 1990 (destinée à financer la Sécurité Sociale), TVA accrue et TVA sur les taxes locales (un impôt sur un impôt !), etc. Le poids des prélèvements obligatoires des Etats et de l’Union européenne s’alourdit sans cesse; en France, il atteint près de 45 % du PIB.

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Source (deux graphiques précédents) : INSEE, comptes nationaux, base 2005. NB : le taux de prélèvement obligatoire représente la part de l’ensemble des prélèves (impôts, cotisations sociales) de toutes les administrations publiques (APU) rapporté au PIB.

Un tel survol historique est aussi l’occasion de contester quelques mythes, en particulier celui qui voudrait que la « révolution néolibérale » des années 1980 soit uniquement le fruit de quelques économistes libéraux au profit des plus riches. Si Wall Street et Milton Friedman étaient bien évidemment favorables à de telles évolutions, ils sont loin d’avoir été les seuls. Bien au contraire, comme l’a montré notamment Abdelal (Capital Rules : the construction of global finance, 2007) le tournant pro-marchés a été orchestré par les gouvernements socialistes de l’époque et par les bureaucrates européens, poussé par des milliers de ménages des classes moyennes qui veulent confier leur épargne à des investisseurs institutionnels qui la placeront en obligations en actions, plutôt que la laisser dans des banques inefficaces, dans des pays inflationnistes. On passe, selon les termes de John Hicks, d’une économie d’endettement à une économie de marchés financiers. Le système est désintermédié, dérégulé, décloisonné. Le taux d’intérêt n’est plus administré, mais flexible. On met les banques en concurrence. La masse monétaire, auparavant incontrôlable (logique du « diviseur de crédit ») devient contrôlable (logique du « multiplicateur de crédit »).

La question de poser les avantages et les mérites respectifs des deux systèmes est tellement vaste qu’on ne pourrait qu’à peine l’esquisser ici. Mais on en reparlera. Ce qu’on peut dire, c’est que le système keynésien régulait les « mistigris » (les droits en excès sur la richesse future, qui doivent être liquidé) par l’inflation, « en réalisant le programme de Keynes, l’euthanasie des rentiers » (dixit PNG). L’inflation étant un moyen relativement indolore et uniforme, qui favorise les consommateurs et les investisseurs au détriment des épargnants et des prêteurs. C’est un moyen qui est tenable tant que l’inflation est stabilisée, c’est-à-dire que, même forte, elle augmente à un taux stable, et que la croissance est forte. Il devient rapidement intenable quand la croissance ralentit ou que l’inflation dérape. « L’accélération de l’inflation perturbe l’évaluation des prix relatifs, donc leur extrapolation et la prise de décision pour les investissements à venir. On peut donc considérer que, toutes choses égales par ailleurs, un dérapage de l’inflation rendant l’avenir plus incertain décourage l’investissement et la croissance. » (PNG). Le système libéral régule les mistigris par les krachs, qui sont douloureux et plus ou moins réguliers, plus ou moins localisés. L’inflation étant faible, c’est un système qui favorise les épargnants et les prêteurs. Facilitant les anticipations et une croissance « saine » (non-tirée uniquement par l’inflation), il peut être considéré plus stable à long terme mais est nécessairement ponctuée de crises violentes (alors que les 30G n’en avaient pratiquement pas connues), donc moins stable à court-terme. Il est socialement plus individualiste, et plus inégalitaire.

« Les évolutions que nous avons analysées ne sont nullement dues au progrès technique, conclut Pierre-Noël Giraud, malgré l’impressionnante infrastructure informatique et de télécommunication qu’exige la finance moderne. Il suffit de rappeler que les deux traits essentiels qui la caractérisent, la globalisation (circulation internationale quasi libre des capitaux) et le caractère dominant de la finance de marché, étaient déjà présents dans la finance d’avant 1914, qui ne disposait que du simple télégraphe. Les évolutions contemporaines de la finance ont à mon avis leurs racines dans de profondes transformations démographiques, sociologiques et économiques des classes moyennes des pays riches, ces piliers des démocraties parlementaires. Nombreuses, jeunes, relativement homogènes et dépendant pour l’essentiel du salariat pendant les Trente Glorieuses, ces classes moyennes ont vieilli et se sont fortement différenciées. Les inégalités salariales ont en effet augmenté au cours des dernières décennies (particulièrement aux Etats-Unis) et les inégalités de patrimoine financier encore plus. La finance actuelle répond aux intérêts, premièrement, de la fraction des classes moyennes qui s’est le plus enrichie pendant les décennies d’après-guerre et, deuxièmement, des actuels « gagnants » de la globalisation. Pour eux, la sécurité et la croissance des revenus du capital importent désormais infiniment plus que le sort du salariat, de l’État-providence et de la cohésion sociale qu’il assurait tant bien que mal. »

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