Toujours à partir du livre de Pierre-Noël Giraud mais en développant davantage certains éléments, j’attaque maintenant une question historique accessoire mais intéressante pour la suite, à savoir l’origine de l’émergence des marchés financiers. Pourquoi les marchés financiers ont aujourd’hui une telle place ? Qui est à l’origine de la dérèglementation de la finance ? Un peu d’histoire économique permet de mieux comprendre le problème et, comme souvent, d’écarter quelques contre-vérités trop souvent répandues. L’avènement des marchés financiers, rappelle PNG, s’inscrit dans une longue dynamique qui voit les Trente Glorieuses (selon l’expression de Jean Fourastié), c’est-à-dire les trente années de forte croissance qui ont suivi la seconde guerre mondiale, prendre fin.
Il faut donc commencer par s’arrêter sur cette période, et décrire dans les grandes lignes pourquoi, avec la crise des années 1970-1980, elle prend fin. Sans avoir connu cette période, beaucoup en connaissent les grands traits : ces années étaient caractérisées, dans la plupart des pays industrialisés, par la croissance de toutes les grandes variables économiques : les salaires, la production, les prix, la productivité, croissance associée à une chute continue des inégalités.
Quelques comparaisons : en 1968 la masse salariale progresse de 9% en France. En 2006, pourtant avant la crise, c’est +0,45%… cette progression des salaires des 30G est permise par les immenses gains de productivité du travail de cette période, environ 5% de progression chaque année entre 1950 et 1982 pour la productivité horaire, a peu près autant pour la productivité par tête, contre +1,65% annuels environ sur 1983-2011 pour les deux valeurs. Ces gains de productivité sont largement redistribués au profit des salariés à une époque où, rappelons-le : le taux de syndicalisation est le triple de l’actuel (28% en France en 45, moins de 7% aujourd’hui) ; le PC fait régulièrement 20% aux élections régionales sinon nationales ; l’investissement représente en moyenne 10% des dépenses des administrations publiques (contre 5-6% aujourd’hui), qui tirent d’ailleurs beaucoup plus leurs recettes de l’activité des entreprises que du revenu des ménages : en moyenne les impôts sur la production (y compris TVA, mais elle n’est que de 17% jusqu’en 1982) représentent 40% des recettes jusqu’au début des années 70, contre 30% aujourd’hui, alors que l’impôt sur le revenu représente à la même époque 15% des recettes contre plus de 20% aujourd’hui. Ajoutons pour le descriptif que l’Etat fonctionne à cet époque avec des effectifs pléthoriques (en 1959 la part des dépenses de fonctionnement, c’est 42% du budget des APU, contre 34 aujourd’hui), qu’il y avait beaucoup plus d’entreprises publiques et que la répartition de la valeur ajoutée était largement favorable aux salariés : la progression de la part des salaires dans la valeur ajoutée des SNF est continuelle jusqu’en 1982, lendemain de l’élection de Mitterrand où elle atteint 63,3% (23,9% pour l’EBE, point bas historique) avant de décroitre rapidement pour retourner à 57% en 1989. L’EBE suit évidemment le chemin inverse, en glanant près de 10 points dans l’intervalle. Aujourd’hui on est sur une répartition 59/31.
Ceci n’est évidemment qu’un bref descriptif et il serait malavisé d’en conclure hâtivement, comme le font beaucoup, que cette période était bénie pour les salariés et les pauvres. On oublie que la croissance, certes folle, reposait sur un volume bien plus faible qu’aujourd’hui : il est plus facile de tirer 5% de croissance quand on produit entre 300 et 600 milliards d’euros de biens et services chaque année (années 60-70) qu’aujourd’hui, où on en produit pour 1800 milliards. Par ailleurs si les salaires progressaient, l’inflation progressaient plus vite, et le pouvoir d’achat en était rogné d’autant : + 7% de croissance annuelle moyenne des prix entre 1951 et 1984, +2% entre 1985 et 2012. Par ailleurs, contrairement à une idée répandue, les inégalités (au moins statiques) étaient beaucoup plus fortes qu’aujourd’hui. Le taux de pauvreté est de 18% dans la France de 1970, contre 14% en 2011. Le coefficient de Gini est de 0,34 la même année, contre 0,29 en 2006. L’écart entre le 10ème décile (le seuil à partir duquel on fait partie des 10% de Français avec le plus haut revenu) et le 1er décile (le seuil à partir duquel on fait partie des 10% avec le plus faible revenu) était de 1 à 5 en 1970 contre environ 1 à 3 aujourd’hui. Enfin la mobilité sociale, telle que mesurée par les tables de l’INSEE, est plus faible en 1973 qu’en 2003 (environ 10 points de moins). Sans parler du travail qui durait plus longtemps (les 35h, c’est 1999), avec moins de congés payés (il faut attendre Mitterrand pour avoir la 5ème semaine, en 1981), des inégalités hommes-femmes beaucoup plus fortes, de la quantité de biens et de services dont on ne disposait pas (en 1960, vous n’avez ni internet, ni les DVD, ni les imprimantes jet d’encre, ni les téléphones portables, ni les fours à micro-onde, ni le lave-vaisselle, 70% des Français n’ont pas de réfrigérateur ou de lave-linge, …), etc. Sans doute qu’à cette époque, comme l’ont montré de nombreux sociologues et économistes, les perspectives étaient meilleures pour de nombreuses personnes, et en particulier les jeunes. Mais la situation était plus mauvaise. Aujourd’hui la situation est meilleure, mais les perspectives très nettement plus mauvaises.
Quoi qu’il en soit, cette période prend fin progressivement dans les années 1970-1980. Elle prend fin d’abord économiquement. Structurellement, on assiste à la fin du rattrapage économique des États-Unis par l’Europe et le Japon. Les économies brisées par la guerre ont rattrapé la puissance économique américaine, dont le territoire n’avait pas été touché (si l’on excepte les îles du pacifique). Par exemple pour les biens ménagers, on passe en France d’un marché d’équipement à un marché de renouvèlement.
Champ : ensemble des ménages en France métropolitaine. Source : Insee, SRCV-SILC 2010.
On constate que pour des biens tels que le réfrigérateur, la voiture, le lave-linge ou la télévision, l’essentiel de la progression du taux d’équipement se fait en 10 ans, entre 1962 et 1972 : sur cet intervalle le taux d’équipement en télévision triple, le taux d’équipemennt en réfrigérateur est multiplié par 2,5, celui en lave-linge et en voiture double. Dès lors on doit s’attendre à ce que la consommation ralentisse, car les marchés de biens d’équipement commencent à saturer.
Ce point est très important car il explique en grande partie pourquoi on connaît désormais une croissance durablement faible. Beaucoup d’économistes considèrent aujourd’hui que la période des 30G était une parenthèse plutôt que la règle dans l’histoire économique. Il s’agissait d’une croissance de rattrapage, rattrapage productif, technologique, technique et aussi scolaire des pays ravagés par la guerre. Elle était largement fondée sur l’innovation schumpétérienne dont on a un aperçu ci-dessus.
Mais lorsque cette croissance prend fin, c’est-à-dire lorsque l’immense majorité des Français est équipé de tout ce qui peut s’inventer à cette époque, on observe un essoufflement des marchés intérieurs et un tassement de la productivité. Daniel Cohen, dans son ouvrage de 2006 (Trois leçons sur la société postindustrielle), affirme que les ouvriers de cette époque mieux formés, remettent en question le modèle fordiste et son cortège de travail à la chaîne, conçu pour une population illettrée. Il est vrai qu’en 30 ans, une phase de massification scolaire sans précédent s’observe en France et dans beaucoup d’autres pays : dans les années 50 et 60, c’est surtout le collège et l’enseignement professionnel qui se démocratise. Dans les années 70 et 80, c’est au tour du lycée et de l’enseignement supérieur. La proportion de bacheliers représente 26% d’une classe d’âge en 1980, 44% en 1990 et 63% en 1995 (elle est stable depuis 1995) (Gurgand et Maurin, 2007).
Face au modèle fordiste protecteur mais paternaliste et routinier, on revendique alors l’autonomie voire l’autogestion, la décentralisation, la liberté. C’est sans doute une des explications de mai 68 (cf. Boltanski). Le turnover augmente, avec l’absentéisme, tandis que les syndicats sont forts et les salaires élevés. Cela pèse sur les coûts salariaux, et le partage de la valeur ajoutée, au large détriment des entreprises, n’incite pas à l’investissement. On parle d’une crise du profit, ou « profit squeeze » (resserrement du profit).
Cumulé avec l’essoufflement des marchés de biens d’équipement, cela entraîne un ralentissement de l’investissement, mesuré par le taux d’investissement (FBCF/VA). Alors qu’il était de 23,9% en moyenne sur la période 60-72, il perd 3,45 points en moyenne sur la période 73-84. La chute est encore plus marquée sur la longue période : le taux d’investissement est en effet de 23,78% sur 22 ans, de 1950 à 1972, contre 19,88%, soit près de 4 points de moins, sur les 22 années suivantes (73-95). Finalement, le pic d’investissement de 1967 (25%) n’a jamais été dépassé à nouveau. Le taux d’investissement n’a jamais dépassé non plus le niveau atteint en 1972 (23,2%). La croissance annuelle moyenne de la FBCF sur la période 1973-1984 (inclus) est pratiquement nulle : +0,46%. Alors qu’elle était de 7,6% ( !) sur la période 1960-1972 !
Source : INSEE – comptabilité nationale, base 2000
Bien sûr, tout cela n’aurait pas eu les mêmes conséquences s’il n’y avait eu deux chocs pétroliers majeurs, qui vont jouer un large rôle dans la crise et contribuer à affaiblir considérablement les économies occidentales. En 1973, le prix du baril de référence qu’est l’Arabe léger quadruple, passant de 2,3$ à 9$. Cette envolée des prix a diverses raisons : la fin du système de Bretton Woods (en 1971), qui entraîne la chute du dollar, donc un manque à gagner pour les producteurs de pétrole payés en dollar, qui vont chercher à compenser en augmenter les tarifs ; la guerre du Kippour, qui oppose une coalition arabe menée par l’Egypte et la Syrie contre Israël, dans l’espoir pour les coalisés de récupérer la péninsule du Sinaï et le plateau du Golan perdus pendant la guerre des Six Jours (1967). L’aide militaire américaine permet à Tsahal de rétablir une situation critique. En réaction au soutien occidental à Israël, les principaux producteurs du Golfe, réunis le 16 octobre à Koweït City, décident d’augmenter unilatéralement de 70% le prix du baril de brut, puis de réduire de 5% chaque mois la production de pétrole, en ajoutant un embargo sur les livraisons de pétrole à destination des Etats-Unis et de l’Europe occidentale. L’embargo durera 5 mois. Le ministre du pétrole saoudien déclarait le 26 novembre 1973 à la télévision française dans l’émission Actuel 2 : « si vous ne changez pas votre politique [de soutien à Israël], l’Europe va souffrir ». Ce qui est moins connu et que PNG rappelle, c’est que le gouvernement américain souhaitait à l’époque un relèvement des prix internationaux du pétrole, devenus plus faibles que le pétrole américain protégé par des tarifs douaniers. « En conséquence, les industriels américains payaient leur énergie plus cher que leurs concurrents étrangers. Le gouvernement américain souhaitait donc un relèvement des prix internationaux du pétrole. Il est vrai qu’il jugea « excessif» leur quadruplement par l’OPEP. Un simple doublement aurait parfaitement convenu aux États-Unis. (Pierre-Noël Giraud) ».
Six ans plus tard, rebelote : le prix du pétrole est multiplié cette fois par « seulement » 2,7 entre la mi-1978 et 1981, atteignant cette année-là le pic record de 35$ le baril (aujourd’hui, on en rêverait !). Cette fois, l’augmentation des prix est le fruit conjugué de la révolution iranienne (renversement du Shah), de la guerre Iran-Irak qu’elle entraîne (donc d’une diminution de la production, en raison notamment des stratégies militaires consistant à incendier les puits de pétrole) et du redémarrage de la demande mondiale suite au premier choc pétrolier. Ces développements affectent particulièrement le Japon, dont l’Iran était la source traditionnelle d’approvisionnement en pétrole. Pour les pays en voie de développement, aux handicaps déjà difficiles à franchir, s’ajoute l’absence de ressource énergétique bon marché.
Finalement une nouvelle répartition des revenus entre pays producteurs et pays consommateurs s’esquisse. Les pays producteurs bénéficient d’une rente de situation. Cette manne financière est en partie injectée dans leur économie locale sous forme d’investissements ou plus ou moins redistribuée à leurs habitants. Mais les responsables saoudiens investissent surtout en Occident en y achetant des pans entiers des secteurs du tourisme, de la finance et l’industrie lourde, ou en prêtant aux pays en développement qui peuvent s’endetter à bas coût. On parlera par la suite de « recyclage des pétro-dollars ».
Indice des prix du baril de Brent. NB: Crude Oil = Pétrole brut. Source: BP Statistical Review of World Energy, 2009
Pendant quelques années, les dirigeants des pays occidentaux sont persuadés qu’il faut continuer à mettre en œuvre les politiques keynésiennes traditionnelles face à la crise : relance budgétaire massive financées par l’emprunt ou l’impôt, politique monétaire souple sinon « planches à billets », hausse de salaires, etc. Sauf qu’après 1973, ça ne marche plus, comme l’apprendront à leurs dépens Chirac (relance 1975) et Mauroy (relance 1981). Ce n’est pourtant pas faute d’y avoir mis de la bonne volonté : en 1981 Mauroy augmente le SMIC de 10%, le minimum vieillesse de 20, embauche 55 000 fonctionnaires, et injecte au total près de 10 milliards de francs dans l’économie, soit 1 % du produit intérieur brut de l’époque. Non seulement la croissance ne repart pas vraiment (elle ne dépasse pas les 2,5% jusqu’en 1988 et touche même le fond l’année de l’élection de Mitterrand avec 0,98% d’augmentation du PIB) mais l‘inflation, elle, explose (13,4% en 1981, plus de 11% en 1982…), creusant le déficit commercial (cf. articles précédents) et celui de l’Etat, mettant fin à la relance et ouvrant une période de rigueur pour combler les déficits – le fameux « tournant de la rigueur » de 1983. En 1980, Mitterrand, alors candidat à l’élection présidentielle, déclarait qu’il refusait d’imaginer que son nom soit associé à deux millions de chômeurs ; trois ans plus tard, il gagnait son pari : son nom se voyait associé à trois millions de chômeurs.
Les raisons de cet échec sont évidemment multiples, mais on peut donner deux grandes explications : primo, l’ouverture internationale, qui progresse fortement sur la période, si bien qu’en relançant la consommation, au lieu de relancer la demande intérieure, on relance les exportations du voisin.
Champ : France. Source : Insee, comptes nationaux – base 2005.
Secundo, les anticipations. C’est la grande explication néoclassique. Ainsi Robert Barro, redécouvrant Ricardo dans les années 1970, explique que si les ménages sont défiants et ne croient plus en un avenir radieux, ils vont anticiper des hausses d’impôts face à une relance budgétaire qu’il faudra bien financer. En prévision, ils épargnent (on fait l’hypothèse qu’ils ont un horizon de long terme, c’est-à-dire qu’ils pensent à leurs vieux jours et à ceux de leurs enfants) si bien que la relance budgétaire n’a aucun effet car chaque euro de dépense publique supplémentaire est compensé à l’unité près par une hausse du taux d’épargne, freinant la demande globale et limitant le multiplicateur. Le taux d’épargne des ménages français, deux ans après le premier choc pétrolier, est ainsi de 22%, un record historique !
Source : INSEE – comptes nationaux, base 2005. NB : taux d’épargne = épargne/revenu disponible brut (hors IRPP). A ne pas confondre avec le taux d’épargne des entreprises ci-dessus (épargne/VA).
Milton Friedman, dès 1968 dans son discours à l’American Economic Association, avance une explication similaire, basée sur les anticipations : à court-terme, les agents peuvent être dupés par la hausse des prix qu’entraîne inévitablement la relance. Les entreprises, croyant que cette hausse est la conséquence d’une demande supplémentaire qui leur est personnellement adressée, y voient une augmentation potentielle de leur profit, et y répondent en augmentant la production et l’emploi, ainsi que les salaires. Les salariés, dans un premier temps dupés par « l’illusion monétaire », voient leur salaire progresser, et réagissent en consommant davantage. Tout cela stimule la demande et l’offre globale. D’autant que, à court terme, les salaires sont rigides, ce qui fait qu’une hausse des prix ne se traduit pas immédiatement par une hausse des salaires, et les couts réels des entreprises baissent.
Cependant, cela ne peut durer. Les entreprises s’aperçoivent au bout d’un moment que les prix dans leur ensemble progressent, tandis que les prix relatifs sont inchangés. En d’autres termes, elles ne reçoivent pas personnellement de commandes supplémentaires. Les salariés, de même, finissent par percevoir l’illusion monétaire et constatent que seul leur salaire nominal progresse, le salaire réel restant inchangé. Ils vont alors réclamer des hausses de salaires réels supérieures à l’inflation et ralentir leur rythme de consommation. Augmenté du choc pétrolier, cela pèse sur les coûts des entreprises. Elles vont réagir en diminuant la production et l’emploi. Finalement, l’offre globale retourne à son niveau initial, soit dans la théorie néoclassique, le taux de production naturel de long terme, déterminé par la structure de l’économie (stock de capitaux, offre de travail, progrès technique), impliquant aussi le retour du taux de chômage à son taux naturel.
Le point commun de ces explications est essentiellement les anticipations : les relances budgétaires et monétaires peuvent avoir un effet dès lors qu’elles parviennent à duper les agents, impliquant une déviation entre le niveau des prix effectif et le niveau anticipé les agents. On parle de théorie des anticipations adaptatives. En effet les agents sont supposés former leurs anticipations en appliquant une règle fixe. Ils vont extrapoler les variables futures à partir des variables passées et se comporter en conséquence. Par exemple si l’inflation a été de 2% par an pendant 10 ans, ils vont supposer qu’elle va se maintenir à ce niveau pendant les prochaines années. Néanmoins, cette façon de faire peut entraîner des erreurs : par exemple l’inflation est finalement de 3%. Les agents vont donc corriger leurs anticipations en appliquant une règle de correction des erreurs commises, entre ce qui avait été anticipé et ce que l’on constate. Ce processus prend un certain temps, si bien que la rationalité optimale des agents n’est effective qu’à moyen et long terme.
Plus l’écart entre le niveau effectif des prix et le niveau anticipé s’accroît, plus la relance peut avoir de l’effet. Si les entreprises et les salariés avaient fixé leurs anticipations pour un taux d’inflation de 2%, et que celle-ci est finalement de 3%, ils vont être surpris et réagir comme indiqué plus haut. Mais inévitablement, ils s’adaptent à cette situation au fur et à mesure qu’ils s’aperçoivent qu’elle est généralisée et qu’elle dure, si bien qu’à long terme la relance n’a aucun effet. Evidemment, plus les anticipations d’inflation sont élevées, moins la politique gouvernementale est efficace : les salariés vont immédiatement négocier des salaires nominaux élevés, ce qui va pousser les coûts salariaux à la hausse, donc réduire la production pour tous niveaux de prix ; de façon générale des anticipations de prix élevées impliquent un moindre écart aux prix effectifs, donc une correction plus rapide des anticipations, donc une moindre efficacité de la politique de relance.
Dans les années 1980-1990, la nouvelle macroéconomie classique, emmenée par Robert Lucas ou Thomas Sargent, notamment, va plus loin en supposant que les agents anticipent immédiatement les manœuvres du gouvernement. Dans ce cas, seul un choc aléatoire et imprévisible peut les surprendre, à condition qu’il soit temporaire et spécifique à un bien ou à un secteur (ou perçu comme tel), sinon les agents ne modifient pas leurs comportements. On parle de théorie des anticipations rationnelles : J. Muth définit en 1961 les anticipations rationnelles comme des « prévisions bien informées des évènements futurs, elles sont fondamentalement identiques aux prévisions issues d’une théorie économique pertinente ». Autrement dit les anticipations des agents sont au moins aussi bonnes que celles des économistes ; si ce n’était pas le cas les économistes feraient fortune sur la base de leurs prévisions. Les partisans des anticipations rationnelles ne nient pas que les agents se trompent parfois ; mais ils tirent en revanche les leçons de leurs erreurs passées, si bien que seuls les évènements imprévisibles (les incertitudes exogènes au modèle) peuvent les surprendre : une catastrophe économique inattendue, une tempête, une guerre entraînant une baisse des stocks de pétrole, etc. Les agents vont changer de décision si leurs anticipations changent, et ils vont changer leurs anticipations s’ils s’aperçoivent qu’ils se trompent. Donc en moyenne à l’équilibre, les anticipations correspondront à ce qui advient. Compte tenu de l’information dont ils disposent (qui ne peut intégrer les évènements exceptionnels, par définition imprévisibles), les prévisions des agents sont toujours optimales.
Quoi qu’il en soit et quelles que soient les limites de telles explications, on a dans les années 1970 la stagflation, un cumul de l’inflation et de la croissance faible, donc du chômage, illustrée par le célèbre Misery Index d’Arthur Okun, simple addition du taux de chômage et du taux d’inflation. Sans surprise, le Misery Index atteint aux Etats-Unis un pic sous la présidence de Gérald Ford (16) en 74-76 puis sous celle de Jimmy Carter en 1977-1980 (16,26).
La stagflation va durer au moins 10 ans. En France, à partir de l’année qui suit le premier choc pétrolier (1974) et jusqu’en 1983, le taux de chômage est de 5,7% en moyenne, alors qu’il ne dépassait jamais les 3% pendant les 30G. Sur la même période, le taux de croissance annuel moyen est de 1,2%, et le taux d’inflation en moyenne annuelle de 10,6% ! Le pic de la stagflation est certainement 1975 : l’inflation est alors supérieure à 13%, tandis que la croissance est négative (-1,12%) ! Cette stagflation est bien sûr aggravée par la progression des salaires (la progression des salaires, en fait, peut être considérée comme une mesure de l’inflation) plus rapide que la productivité et par le défaut général de coordination des politiques macroéconomiques (c’est l’explication keynésienne) : l’inflation peut être issue des politiques menées par la banque centrale ou du système monétaire dans son ensemble (cf. infra) tandis que la stagnation peut venir de politiques budgétaires restrictives, de taxes trop élevées, ou d’un choc d’offre exogène (typiquement un choc pétrolier). Ces éléments agissent sur les coûts de production, donc sur l’offre, tandis que la politique monétaire entretien l’inflation.
Dans l’article suivant, on expliquera pourquoi tout cela a un rapport avec l’avènement des marchés financiers.
Pingback: Y-a-t-il une dictature des marchés financiers ? (3/3) | Des hauts et débats
Pingback: Y-a-t-il une dictature des marchés financiers ? (1/3) | Des hauts et débats
Pingback: Faut-il réduire les déficits publics ?(2/4) | Des hauts et débats