Décroissance ? (2/4)

Le futur est-il prévisible ?

  • Le premier point, et le plus important sans doute, est que les économistes affirment qu’on ne peut pas prédire le futur sur une échelle longue de temps (plusieurs dizaines d’années) avec certitude. Cela peut paraître trivial, mais n’oublions pas que tous les modèles prédictifs catastrophistes, tous les rapports qui affirment que nous allons « dans le mur » ou que nous n’allons plus avoir de pétrole/gaz/charbon (rayer la mention inutile) d’ici X années reposent sur l’hypothèse fondamentale d’un progrès technique nul. Autrement dit, ils raisonnent avec les techniques d’aujourd’hui. C’est bien naturel, car précisément, nul ne peut prévoir les techniques qui seront celles de nos descendants.

Cependant, cette façon de raisonner comporte une limite majeure : elle sous-entend que nous n’allons pas techniquement évoluer. Si vous penser que la technologie qui est celle des années 2010 ne va pas radicalement changer, disons, en 2060 voire en 2100, alors il est évident qu’aucun économiste ne pourra vous empêcher d’adhérer à la décroissance. Pis, ils seront d’accord avec vous. Alexandre Delaigue rappelle ainsi que « les économistes classiques, avec Malthus ou Stuart Mill [et on pourrait ajouter Marx, pour d’autres raisons], supposaient que les économies tendaient vers un état stationnaire, état dans lequel population et revenu par personne ne changent plus. Aujourd’hui, le modèle principal de l’analyse économique de la croissance – le modèle de Solow – aboutit lui aussi à un état stationnaire. »

Rappelons en effet –comme l’apprend tout lycéen en filière ES de ce pays– que si à court terme, la croissance est déterminée par diverses fluctuations d’offre et de demande, à long terme, son rythme est déterminée par la variation des facteurs de production et le progrès technique. La variation des facteurs de production, ce sont essentiellement la croissance démographique (avoir plus de travailleurs) ou la croissance du capital (avoir plus de machines). Mais ces facteurs évoluent lentement, et on peut douter qu’il y ait des changements radicaux dans les années à venir. Notre quantité d’épargne est importante, mais on voit mal pourquoi elle exploserait dans 60 ans. Quant à notre population, certains pays occidentaux risquent au contraire de connaître un crash démographique, du fait du vieillissement de la population et du faible taux d’enfants par femme. Bref, sur le long terme il y a peu de chances que la croissance soit avant tout extensive, c’est-à-dire tirée par la hausse des facteurs de production.

Pour le progrès technique, en revanche, c’est différent. Les calculs économiques suggèrent que 50 à 80% de la croissance des 100 dernières années provient de ce dernier, c’est-à-dire de la recombinaison des ressources de façon à être plus efficace –ou plus productif, c’est la même chose. C’est avant tout au progrès technique, c’est-à-dire à l’électricité, l’informatique, le moteur à explosion, le cinéma, l’avion, le nucléaire, le téléphone, la chimie, la médecine ou si l’on veut remonter plus loin : la roue, la charrue, la poulie, le levier, etc. que nous devons la croissance qui fait que, bien que n’ayant pas des centaines de serviteurs à notre service, nous sommes en définitive plus riches, nous menons une vie plus confortable que Louis XIV. C’est au progrès technique, essentiellement, que nous devons la baisse du taux de pauvreté, la fin des famines en Occident, la hausse de l’espérance de vie, la réduction de la mortalité infantile et de la douleur, la société de loisirs, etc.

Cela, les économistes l’ont compris depuis longtemps. Et de ce fait, en l’absence de progrès technique nouveau, la croissance va s’arrêter, ou progresser très faiblement, très lentement. Ce qui implique pour commencer un chômage durablement élevé.

Les militants de la décroissance pourraient répliquer que cette foi dans le progrès technique est naïve. N’oublions jamais qu’aucun des deux camps ne peut prétendre détenir la vérité en la matière, puisque le futur est par nature inconnaissable avec certitude. Cependant, si on regarde le passé, on trouve plutôt des raisons d’être optimiste que pessimiste. Quel homme de l’Antiquité aurait cru qu’en 1960, on pourrait voler dans les airs ? Quel homme du Moyen-Âge aurait cru qu’en 1970, il n’y aurait plus de guerres en Europe ? Quel homme du 17ème aurait cru qu’en 2000, toute la connaissance du monde tiendrait dans la poche d’un pantalon ? Quel homme du 20ème aurait cru qu’en 2010, on pourrait discuter avec son et image, pour un coût quasi-nul, avec quelqu’un à l’autre bout de la terre ? Qui aurait cru au téléphone, au train, à internet, aux ordinateurs, aux drones, aux imprimantes 3D, aux machines à dialyse, aux machines à laver, réfrigérateur, GPS, musique numérique, cinéma, bref à toute cette fabuleuse technologie qui nous rend chaque jour la vie plus facile, confortable, efficace ? L’histoire n’est certes pas linéaire et ce n’est pas parce qu’une chose s’est produite qu’elle se reproduira. Cependant, la comparaison entre le passé et le présent donne à juste titre des raisons d’espérer, plutôt que des raisons de croire que « l’humanité va dans le mur ».

En tout cas, c’est un débat qui existe aussi chez les économistes. Du côté des optimistes : ceux qui pensent que l’internet 3.0, les imprimantes 3D, les drones, les smartphones, les énergies alternatives, les réseaux, les voitures sans pilote… nous préparent une nouvelle révolution technologique et la baisse du chômage qui va avec ; du côté des pessimistes : ceux qui pensent que cela sera insuffisant, que les nouvelles technologies sont à la fois moins radicales et moins créatrices d’emplois que les précédentes, et qu’au final nous nous acheminons plutôt vers une société de la croissance faible et du chômage élevé. L’économiste américain Gordon, par exemple a des arguments pessimistes assez convaincants : pour lui, l’ère de la croissance des Trente Glorieuses est révolu, et on s’achemine vers une croisse structurellement faible. En cause, les évènements qui ont tiré la croissance dans le passé, et qui ne peuvent plus être utilisés, car on ne les utilise qu’une fois : entrée des femmes sur le marché du travail, hausse de la qualification de la main d’œuvre, par exemple. De plus, la croissance actuelle est freinée par la hausse des inégalités (les plus riches s’accaparent une trop grande partie des fruits de la croissance) et par la hausse du coût des matières premières (l’ère de l’énergie bon marché est révolue). Enfin, le progrès technique que l’on vante tant est pour ces économistes pessimistes faiblement créateur de croissance parce qu’il est peu novateur (passer de la réservation du billet d’avion à l’aéroport à la réservation en ligne de son billet améliore moins le quotidien que passer du bateau à vapeur à l’avion) et faiblement créateur d’emplois (les nouvelles technologies créent des emplois, mais en détruisent aussi beaucoup : Instagram, avec seulement 13 employés, a réduit à néant Kodak, qui à son apogée en avait plusieurs milliers). N’oublions pas cependant qu’il est beaucoup plus logique d’avoir une croissance de 0,5% aujourd’hui quand le PIB culmine à plusieurs centaines de milliards d’euros que dans les années 1950, quand il culminait à quelques dizaines ! En clair, nous nous désespérons à juste titre de la lenteur de notre rythme, mais n’oublions pas que, si nous progressons nettement moins vite que nos ancêtres, nous progressons néanmoins dans un Porsche, alors qu’ils avançaient dans une Twingo !  En bref, et pour résumer : sans progrès technique, nous allons vers une longue dépression, entrecoupées de phases de récessions (décroissance). Reste à savoir si l’on doit s’en réjouir ou pas, et c’est là, peut être, la différence entre économistes pessimistes et décroissants. Les premiers affirment que la croissance va diminuer ou s’arrêter mais ne s’en réjouissent pas. Si, en revanche, on croit que le monde dans 100 ans n’aura techniquement rien à voir avec celui d’aujourd’hui, alors le pessimisme décroissant n’a pas lieu d’être.

Il faut par ailleurs rappeler que certains arguments décroissants reposant sur la deuxième loi de la thermodynamique, selon laquelle il existe une perte d’énergie (entropie) inéluctable et progressante dans un système fermé, sont largement discutables. Pour prendre un exemple simple, un café chaud finit toujours par prendre la température ambiante, quelque soit sa température de départ, et cette perte de chaleur est irréversible (elle n’est pas récupérable sans dépenser d’autre énergie).

Cependant, la Terre n’est pas un système fermé. Elle reçoit du soleil en permanence, d’après Wikipédia, « une puissance de 170 millions de gigawatt (soit 170 millions de milliards ou 1,7×1017 joules par seconde), dont 122 sont absorbés alors que le reste est réfléchi. L’énergie totale absorbée sur une année est donc de 3 850 zettajoules (1021 joules, ZJ) ; par comparaison, la photosynthèse capte 3 ZJ4, le vent contient 2,2 ZJ5, et l’ensemble des usages humains de l’énergie, 0,5 ZJ dont 0,06 ZJ sous forme d’électricité ». Autrement dit, l’énergie solaire quotidienne fournie à la planète représente près de 8000 fois nos besoins actuels.

Une fois encore les écologistes radicaux peuvent répliquer que ce calcul n’est qu’une moyenne (les dotations en énergie solaire des territoires sont inégales), que toutes les énergies ne se valent pas (nous ne savons pas faire du plastique avec autre chose que du pétrole), et qu’à l’heure actuelle nous ne savons pas exploiter efficacement toute cette énergie. Tout cela est juste, mais n’enlève rien au fait que la Terre reçoit théoriquement (beaucoup) plus d’énergie qu’elle n’en consomme, et donc qu’à progrès technique non-constant il n’est pas utopique d’imaginer que la croissance puisse se poursuivre longtemps.

Ainsi, les réserves (stock actuel d’une ressource exploitable) ne sont pas les ressources (stock total d’une ressource, qu’il soit exploitable à l’heure actuelle ou non).

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Les mécanismes économiques jouent un rôle !

  • Le second point, moins important mais presque toujours éludé par les décroissants, est l’aspect économique. Même les nuls en économie n’ignorent pas que lorsque une ressource devient plus chère, les usages des consommateurs se font plus parcimonieux, on cherche à économiser cette ressource, à la remplacer dans la mesure du possible par une autre, simplement pour faire des économies monétaires. Bien sûr, à court-terme certaines ressources ne sont pas substituables. Si le prix du pétrole augmente brutalement, dans l’immédiat je n’ai d’autre choix que de…continuer à consommer, si j’ai vraiment besoin de ma voiture. Cependant à plus long terme, lorsque le prix des ressources non-renouvelables devient vraiment élevé, cela incite les consommateurs à se tourner vers d’autres solutions (covoiturage, train, bus, métro, vélo, moindre usage de l’automobile, restriction des entre-villes aux automobiles). « L’INSEE estime ainsi qu’une hausse de prix de 10% fait, à terme, baisser la consommation de 4%. Mêmes les Américains, traumatisés par l’essence à 1$ le litre, roulent un peu moins et se tournent vers des modèles plus économes : leur consommation en carburant a baissé de 3% en 2008, et les ventes de grosse voiture sont en chute libre » (Philippe Jurgensen, 2000).

Parallèlement, du fait des juteux bénéfices escomptés, les producteurs sont incités à redoubler d’inventivité pour produire davantage ou trouver d’autres sources d’énergie. Prenons l’exemple emblématique du pétrole. On arrive à extraire du pétrole aujourd’hui dans des endroits et des conditions qui eussent été impossible il y a 30 ou 40 ans (le pétrole off-shore à -1500 m est courant alors qu’il était non conventionnel il y a une trentaine d’années). Par ailleurs, grâce aux progrès de la technologie, il est possible de trouver de nombreuses alternatives à l’épuisement du pétrole : hydrate de méthane, pétrole de synthèse, etc. Ainsi et en grande partie grâce au progrès technique, en quarante ans, les réserves prouvées mondiales de pétrole sont passées d’environ 583 milliards de barils en 1972 à plus de 1 383 milliards de barils en 2012 – c’est-à-dire qu’elles ont largement plus que doublé en quarante ans.

Ce sont les mêmes raisons qui poussent des industriels à recycler leurs matières premières ou à trouver des application pratiques à des rebuts de production –pour faire des économies. Le profit est aussi un bon moteur du recyclage, avec la recherche par les industriels de débouchés à des déchets encombrants et coûteux à stocker (cas du molybdène, des cendres volantes de charbon, etc.).  Un rapport de la Commission des comptes de l’économie et de l’environnement (IFEN 2007) estime que le total des emplois liés à l’environnement est de 373 000 dont la moitié travaillant dans le retraitement des eaux usées et de déchets (respectivement 23,7% et 26,4% du total). On notera aussi 20 000 emplois dans la biodiversité, 25 000 dans la récupération, 10 400 dans le bruit, 46 000 dans le cadre de vie, 1500 dans la réhabilitation des sols, 6200 dans la pollution de l’air, etc. La plus grande partie (69,7%) de ces emplois sont des emplois de service (partagés à parts égales entre services publics et services privés), la plus grande part du restant (18,8% du total) travaillant dans le secteur BTP.

Encore une fois, on peut apporter certaines réserves à tout cela. Il n’empêche que la technologie évolue sous l’effet des prix, et que les mécanismes économiques simples –ceux d’agents rationnels qui ne cherchent que leur intérêt– jouent un rôle non négligeable pour mieux répartir les ressources rares. L’augmentation du prix limite bien plus les gaspillages que toutes les mesures gouvernementales !

Plus globalement et au-delà des seuls aspects économiques, on ne peut pas nier que les préoccupations environnementales ont très fortement progressé dans nos sociétés. Ne pas gaspiller, économiser l’énergie, recycler, la mentalité du « faire attention » nous imprègne bien plus que nos ancêtres post-révolution industrielle. Nous sommes (presque) tous soucieux d’écologie et de notre environnement ; nous faisons des lois pour protéger les animaux ; nous interdisons certains produits chimiques et pesticides ; nous promouvons le bio ; nous limitons la vitesse sur les routes ; nous recyclons, trions, réutilisons nos déchets, etc. Quand on est écologiste radical, on peut toujours trouver que cela ne va pas assez loin, ou pas assez vite, ou ne suffit pas à compenser nos excès, mais le nier est absurde. Notre société s’inquiète bien plus d’écologie que celle d’avant-hier. Nos lois et règlementations sont beaucoup plus sévères en la matière.

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