Conclusion : que nous apprend l’histoire du SME ? Peut-on finalement parler de « dictature des marchés financiers » ? Non, répond sans ambiguïté Pierre-Noël Giraud.
Avant l’avènement de la liberté de circulation des capitaux, un État pouvait manipuler son taux de change par la dévaluation et/ou une politique monétaire de facilité, consistant à financer les déficits par l’inflation, quand ce n’est pas à faire tourner largement la « planche à billet » pour compenser des incuries de gestion. Rappelons que les prix croissaient de 7% en moyenne annuelle entre 1951 et 1984 en France. Depuis 1985, l’inflation annuelle moyenne a été de +2%.
Les États avaient donc une plus grande marge de manœuvre, bien qu’évidemment limitée : d’une part, les citoyens, en particulier épargnants, pouvaient être mécontents d’une inflation élevée à force de création monétaire, et exprimer ce mécontentement lors des élections. D’autre part, un dérapage inflationniste était extrêmement coûteux. Les économistes parlent d’effet « fuite devant la monnaie »: quand l’inflation devient forte, la monnaie perd rapidement de sa valeur et on a intérêt à s’en débarrasser le plus vite possible en consommant. Cela accroît la demande, donc l’inflation et lamine l’épargne et les investissements. Comme les capitaux sont contrôlés, les agents sont « piégés » dans le territoire national et si la dégradation monétaire se prolonge, la croissance et le chômage risquent d’exploser.
Ce n’était pas le cas avant la crise de 1973, bien sûr, car les économies européennes étaient dans une phase intense de croissance de rattrapage vis-à-vis des États-Unis, et comme la production augmentait plus vite que les prix, globalement (presque) tout le monde était gagnant. Mais ce qu’on observe dès que cette phase ralentit, dans toute l’Europe de l’Ouest. Nous en avons discuté.
Avec la liberté de circulation des capitaux, tout cela ce n’est plus possible. Comme les monnaies sont librement convertibles et les capitaux mobiles, les épargnants font payer le moindre écart d’inflation au pays responsable, en vendant la monnaie qu’ils possèdent et en investissant ailleurs. A un contrôle a posteriori, par les urnes, s’ajoute donc un contrôle a priori, par les mouvements de capitaux. La marge de manœuvre des gouvernements est donc plus limitée : ils peuvent bien sûr avoir des politiques monétaires expansionnistes, mais elles doivent veiller à ne pas entraîner un dérapage inflationniste. Tant que l’inflation est stable, et à un niveau modéré (disons entre 2 et 4%), l’effet fuite devant la monnaie reste faible, et l’effet-Pigou (The Value of Money, 1917) prédomine. Autrement dit, avec une inflation modérée, les agents ne cherchent pas à se débarrasser le plus vite possible de la monnaie, mais au contraire tendraient à maintenir la valeur de leurs encaisses en accroissant leur demande de monnaie (au détriment de la demande de biens et services). Cela compresse les prix, donc augmente le pouvoir d’achat. Le mécanisme se poursuit jusqu’à ce que les encaisses aient retrouvé leur niveau initial. Inversement, en cas de freinage de la création monétaire, les agents voir la valeur réelle (pouvoir d’achat) de leurs encaisses augmenter. Pour maintenir la valeur réelle de leurs encaisses au même niveau, ils vont avoir tendance à dépenser le pouvoir d’achat supplémentaire sur le marché des biens et services. On va donc assister à la diminution de la demande de monnaie et à l’augmentation de la demande de biens et services. Ce qui provoquera, sur des marchés concurrentiels, la hausse des prix jusqu’à ce que les agents puissent à nouveau financer leur transactions avec un même niveau d’encaisse. En bref, tant que l’inflation est modérée et stable, les agents ont tendance à participer à un processus de correction de l’évolution des prix : quand il y a déflation, ils poussent à l’inflation ; quand il y a inflation, ils poussent à la déflation.
Il y a donc bien une contrainte supplémentaire puisque les marchés exigent une inflation modérée, ie. le maintien de la valeur de la monnaie à long-terme. Pour Pierre-Noël Giraud, il n’y en a pas d’autres.
Et quiconque jette un œil sur la presse financière, surtout anglo-saxonne, pourra s’en convaincre. Les marchés financiers, contrairement à ce que prétend l’extrême-gauche, n’ont jamais exigé d’un pays qu’il adopte un système de retraite par capitalisation, abandonne l’école publique, n’investisse pas dans les hôpitaux et les infrastructures, renonce à la transition énergétique, et n’ont même que rarement émis des avis sur le niveau optimal des dépenses publiques ou la répartition de la charge fiscale entre classes moyennes et classes supérieures. Bien au contraire, si malgré la crise européenne la France emprunte aujourd’hui encore à des taux historiquement bas (2,56% pour les OAT à 10 ans, à l’heure où j’écris !) c’est (notamment) parce que les marchés ont confiance dans la qualité de ses infrastructures ou la capacité de son administration à lever l’impôt. Comment peut-on raisonnablement parler de dictature des marchés financiers, quand on voit à quels faibles taux lesdits marchés prêtent à la France, un pays dont les administrations publiques n’ont pourtant pas dégagées un excédent des recettes sur les dépenses depuis 1974 ?
D’ailleurs, il n’est pas besoin de lire la littérature anglo-saxonne pour s’en convaincre. Il suffit de se mettre deux minutes dans la peau d’un gérant de fonds singapourien qui investit en Europe et doit rendre des comptes à ses actionnaires. Qu’attend-il ? La stabilité de la valeur de la monnaie, nous l’avons dit, donc une inflation modérée. Des orientations claires de la part des gouvernants et des choix cohérents (c’est ce qui a manqué à l’Europe ces trois dernières années). Du sérieux dans la gestion financière, impliquant certes une « bonne gestion » publique mais aussi un contrôle adéquat des exubérances privées. Rappelons que la Grèce, marquée par la gabegie de son secteur public (dépenses excessives, non consentement à l’impôt, corruption à tous les étages, trafic des comptes publics) est un cas particulier, et que l’Espagne ou l’Irlande se caractérisent au contraire par des problèmes issus majoritairement du secteur privé : bulle immobilière sur les côtes espagnoles, folie financière en Irlande.
En bref, le gérant de fonds singapourien n’exige rien d’autre que la responsabilité de ses débiteurs, la même qu’il exerce vis-à-vis de ses mandants. Et il sait bien qu’en temps de crise, la responsabilité ne consiste pas en une rigueur brutale et excessive, qui plombe la croissance, augmente le chômage et in fine accroît encore la dette publique. Il entretient des armadas d’économistes qui sont assez intelligents pour lui expliquer qu’il y perdra.
Au fond, la véritable question, parfaitement discutable, est celle de l’inflation. Car si l’on considère que 10% d’inflation annuelle, c’est génial, il est évident que, puisque la libre circulation des capitaux l’empêche, il y a bien une « dictature » des marchés financiers. Or, rappelons-le, à qui profite l’inflation ?
Essentiellement aux emprunteurs privés et publics, qui remboursent en monnaie dévaluée. A qui nuit-elle ? Essentiellement aux prêteurs, qui se font rembourser en monnaie dévaluée, et aux épargnants, dont l’épargne perd de sa valeur. Elle ne nuit qu’aux salariés dont les salaires ne sont pas indexés sur l’inflation, c’est-à-dire aux salariés les moins stables. En France, l’indexation des salaires sur l’inflation n’est plus automatique depuis le milieu des années 1980, à l’exception du salaire minimum (et des pensions de retraite). Donc l’inflation ne nuit qu’à ceux des salariés qui n’ont pas le pouvoir de négocier l’indexation, les moins syndiqués, les moins stables, les plus atomisés, à l’exception des smicards pour qui l’indexation est automatique. Ce qui concerne sans doute peu de monde, car que le CDI est la norme d’emploi (plus de 80% des emplois sont des CDI).
Voici donc le dilemme. Tout dérapage inflationniste profite aux emprunteurs (incluant l’Etat) et aux salariés stables. Toute modération en la matière profite aux épargnants et aux salariés instables (qui consomment une forte part de leur revenu). En poussant à la modération en matière d’inflation, les marchés financiers tendent à privilégier le second groupe. Tout jugement sur la « dictature des marchés financiers » dépend donc du jugement sur ce groupe. « Les condamnations « théoriques » sans appel de l’inflation, écrit PNG, ne font que refléter le point de vue des épargnants, généralement perdants dans l’inflation. Aussi bien ceux qui, aujourd’hui, estiment que la globalisation financière ne fait qu’imposer aux États des « disciplines » salutaires au profit de tous défendent-ils en réalité les intérêts des épargnants. Réciproquement, ceux qui clament que les marchés financiers imposent une dictature insupportable aux États-nations sont en réalité des défenseurs de l’inflation comme instrument de politique économique généralement favorable aux salariés stables et bien intégrés. Il est regrettable cependant qu’ils n’osent pas, la plupart du temps, poser franchement le débat dans ces termes. Mais on en voit bien la raison : dans les pays riches, les classes moyennes, qu’il faut rallier à ses idées pour qu’elles deviennent hégémoniques, sont à la fois des salariés stables et des épargnants. »
La conclusion est limpide : si, par l’expression « dictature des marchés financiers », on entend que les marchés financiers dictent les politiques nationales comme un César ses édits, alors une telle dictature n’existe que dans l’esprit de ses partisans (bien qu’elle soit pratique pour vendre du papier idéologiquement formaté). Si, cependant, on veut signifier par-là que les marchés financiers, depuis quelques dizaines d’années, obligent les États à prendre les responsabilités de leurs politiques, notamment en matière monétaire, rendant très coûteux les dérapages inflationnistes, alors le terme peut être acceptable. Car les marchés n’exigent guère qu’une gestion suffisamment responsable pour être remboursé quand ils prêtent, et dans une monnaie ayant conservé le maximum de sa valeur. Mais ce guère est déjà trop pour qui considère les dérapages inflationnistes comme un moyen indispensable de répartition du mistigri.
Mais on doit bien alors préciser que l’on défend par là une catégorie précise de citoyens, les classes moyennes stables, pas les salariés précaires ni les rentiers possédants, et à condition que lesdites classes moyennes se contentent d’emprunter, pas d’épargner.