La spéculation, pour ou contre ?

Commodity-SpeculationRevenons sur le rôle spécifique de la spéculation, que Pierre-Noël Giraud aborde à différentes parties de son ouvrage et notamment au chapitre 9 avec l’exemple de la (presque) faillite de LTCM en 1998.

Tout le monde spécule !

Tout d’abord, qu’est-ce que la spéculation ? C’est une activité qui consiste à acheter (ou vendre) quelque chose dans l’espoir de le revendre (racheter) plus tard à un prix plus élevé (moins élevé), alors que ce prix est aujourd’hui incertain. On notera qu’une telle définition est très large. Au sens large, tout commerçant est un spéculateur –c’est même la définition d’un commerçant dans les manuels de droit commercial : « l’achat pour la revente ». Mon Leclerc, qui achète du lait au producteur du coin pour le revendre plus tard en briques, contre bénéfice ? Spéculateur. Le voisin, qui achète des vieilles baraques, les retape et les revend ? Spéculateur. Et la concierge n’est-elle pas une spéculatrice quand elle fait des provisions d’essence dans son garage parce qu’elle craint les prix montants ? Que dire encore du syndicaliste du quartier, qui a prévu de passer ses vacances dans le Sud et d’y aller en avion, parce que « l’avion, en ce moment, c’est le moins cher » ? Et de l’agriculteur qui va planter du maïs cette année au lieu du blé, parce que les cours du maïs montent et ceux du blé baissent ? Spéculateurs, toujours.

Non seulement la spéculation n’est pas propre aux traders et autres méchants financiers, mais elle n’est pas spécialement un phénomène nouveau, spécifique aux 10 ou même aux 50 dernières années : je vous engage à parcourir les pages 154 à 164 de cette revue (Google Books) et à deviner l’année. L’extrait en question (de la Revue Mensuelle d’Economie Politique) parle de la Bourse à Paris. On y trouve en autres l’explication des principes de produits dérivés, d’appels de marge, d’effets de levier, de couverture, d’obligations, et de tout un tas de techniques spéculatives. Date ? 1834. D’ailleurs, les principes de la spéculation sont bien plus vieux, et, comme le rappelle PNG en citant Fernand Braudel, les commerçants génois du 15ème siècle avaient presque tout inventé de la finance moderne.

Deux arguments pour la spéculation

La spéculation est-elle utile à l’économie ? La réponse est ambiguë. Dans le camp du oui, on trouve généralement les deux arguments suivants, qui sont difficiles à contester :

Sans elle, la finance ne fonctionne pas correctement

Le premier argument est que la spéculation n’est qu’un outil parmi d’autres de la finance en général. Et la finance est fort utile, nous l’avons dit dès l’abord de cette série d’articles, car elle remplit une multitude de fonctions : transfert de richesse dans le temps, gestion des risques, mise en commun des richesses, information, règlement. Or, toutes ces fonctions impliquent des décisions et des prises de position, à l’achat ou à la vente. Cela implique en d’autres termes des échanges financiers. Dans ce cas, l’utilité des spéculateurs est indéniable. En intervenant sur les marchés, ils les rendent plus liquides, c’est-à-dire qu’ils permettent à tout instant que chaque intervenant sur le marché, acheteur ou vendeur, trouve une contrepartie à son opération (vente ou achat). Or la liquidité est indispensable pour que les marchés exercent les fonctions décrites ci-dessus. Pis, plus les marchés sont liquides, plus ils sont stables. Ainsi le spéculateur est celui qui prend le risque que personne ne veut prendre, et achète le risque dont les négociants comme Zaccaria veulent se débarrasser. S’il n’existait pas, les marchés seraient moins liquides, donc plus instables encore, car chaque intervenant ne trouverait pas aussi rapidement et aussi facilement une contrepartie à son opération, ce qui rendrait les crises plus fréquentes et plus brutales. Et la finance ne pourrait pas exercer aussi bien les fonctions qui sont aussi utiles à un commerçant génois du 14ème siècle qui veut transporter un stock d’alun d’Aigues-Mortes à Bruges.

Elle stabilise le marché

Par ailleurs, les spéculateurs stabilisent le marché en lui donnant sa « profondeur », c’est-à-dire en augmentant le volume des titres échangés, donc en diminuant l’impact d’une opération isolée, fut-elle d’importance. Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Économiques –qu’on peut difficilement soupçonner de biais pro-marché– expliquait ainsi : « (…) Nos sociétés sont presque entièrement des sociétés salariales. Pour autant, ces salariés ne sont pas tous devenus des prolétaires, contrairement à ce que prévoyait Karl Marx au XIXe siècle : ils dégagent une épargne qui prend souvent la forme de titres échangés sur des marchés financiers. Même si c’est en général indirectement via des investisseurs institutionnels, banquiers ou assureurs principalement, qui leur vendent des parts d’organismes de placements collectifs de valeurs mobilières (OPCVM) ou d’assurance-vie. Pour que ces acteurs de l’économie réelle puissent trouver sur les marchés financiers le financement dont ils ont besoin ou, au contraire, y vendre les titres qu’ils possèdent au moment où ils le souhaitent, il faut nécessairement que soient présents sur ces marchés un grand nombre de « spéculateurs », c’est-à-dire d’acteurs économiques qui ne participent à cette activité que dans le seul but de réaliser une plus-value financière sur les transactions opérées. Ce sont les spéculateurs en effet qui donnent à ces marchés ce que l’on appelle leur « profondeur » : ils permettent que les volumes de titres échangés à tout moment soient si importants que lorsqu’un acteur de l’économie réelle a un besoin urgent d’en acheter ou d’en vendre un certain nombre, même significatif, cela ne provoque ni une chute ni une montée brutale des cours. Ce sont eux, encore, qui assurent ce que l’on appelle la « liquidité » des marchés : leur présence permet à tout acteur de l’économie réelle désireux de vendre ou d’acheter un titre financier de trouver aisément une contrepartie dans une transaction au moment où il veut la réaliser. De plus, les spéculateurs jouent en permanence sur les petites différences qui apparaissent sur le prix auquel on peut acheter tel ou tel titre financier ou telle ou telle devise lorsqu’ils sont cotés sur différents marchés : ils les achètent sur ceux où leurs prix sont bas pour les revendre là où ils sont plus élevés. Ce faisant, ils jouent un rôle de rapprochement permanent de ces cours puisque leurs achats font monter les prix qui étaient trop bas, tandis que leurs ventes font baisser ceux qui étaient plus élevés. » Les spéculateurs tendent donc à rapprocher les prix les plus hauts et les prix les plus bas, à niveler les extrêmes, et donc à égaliser le marché. L’économiste Nicolas Kaldor résumait ainsi le spéculateur en un « producteur de liquidité ». Un marché sans trader, ou personne ne prend trop de risques, est plus instable encore : sans personne pour avoir des effets contracycliques, les bulles se gonfleront plus vite et éclateront plus violemment.

En particulier, les spéculateurs apportent de la stabilité au marché en effectuant des opérations d’arbitrage, c’est-à-dire de petites opérations qui tendent à corriger les imperfections du marché. Nous en avons déjà parlé lors de la discussion à propos de la théorie des marchés efficients. Si deux actions ou obligations, A et B, ont le même risque, et que le prix de A augmente par rapport au prix de B, c’est anormal (puisqu’elles ont le même risque), c’est une imperfection de marché. Immédiatement, les arbitragistes vendent A pour acheter B, ce qui diminue le cours de A et augmente celui de B, dont égalise les deux cours, donc nivelle et stabilise le marché. Ils augmentent donc l’efficience (informationnelle, c’est-à-dire au sens premier) des marchés. PNG prend un autre exemple. « Supposons un cambiste (un individu qui, dans une banque, passe des ordres d’achat et de vente de monnaies) qui voit apparaître sur son écran la situation suivante : à New York, l’euro vaut 1,01 dollar et le dollar vaut 125 yens, tandis qu’à Tokyo, si le dollar s’échange contre 125 yens, 1 euro s’échange contre 128 yens. C’est une aberration car il est possible de réaliser un gain sans risque en achetant des euros contre des dollars à New York, en vendant ces euros contre des yens à Tokyo et en revendant ces yens contre des dollars à New York ou à Tokyo. D’où peut venir cette aberration ? Par exemple, simplement de ce que, dans les minutes qui ont précédé, il y a eu une vente importante de yens contre des euros à Tokyo, ce qui y a fait légèrement monter l’euro en yen. Notre cambiste, s’il est le premier à s’être aperçu de cette aberration (imperfection de marché), va faire immédiatement l’opération indiquée ci-dessus. En vendant des euros contre des yens à Tokyo, il fait revenir l’euro à une valeur en yen compatible avec sa valeur en dollar et celle du yen en dollar. Cette opération sans risque et procurant un gain très faible est appelée « opération d’arbitrage ». Elle est utile car elle corrige une imperfection de marché. De fait, des milliers en sont exécutées tous les jours, sur les marchés des changes comme sur d’autres marchés financiers. » Un autre type d’opération de ce genre est le carry trading (carry = portage). Il s’agit d’emprunter des devises là où les taux d’intérêts sont faibles, par exemple au Japon, pour les placer là où ils sont plus élevés, par exemple en Allemagne. Le carry trader empoche évidemment la différence entre les intérêts payés sur l’emprunt et les intérêts reçus sur le placement. Ce faisant, il contribue à augmenter les taux d’intérêt japonais et à diminuer les taux allemands, puisque la demande de yen augmente et l’offre de deutschemark augmente. Il œuvre donc aux rapprochements de deux taux, et empêche les écarts excessifs. Ce qui peut être considéré comme stabilisateur.

Pour résumer : les économistes considèrent généralement que la spéculation est utile car elle permet de donner plus de liquidité au marché, donc permettant à la finance de remplir ses fonctions, essentielles au fonctionnement de « l’économie réelle », contrairement à ce que croient les contempteurs faciles de la finance pour qui celle-ci n’est qu’un grand jeu purement virtuel qui n’apporte rien aux « entreprises réelles ». Par ailleurs la spéculation contribue via l’arbitrage à niveler les écarts excessifs sur le marché, et contribue via l’augmentation du volume des échanges à stabiliser le marché.

Les risques de la spéculation

Est-ce à dire que la spéculation n’a que des bienfaits ? Non, évidemment. Un premier contre-argument consiste à différencier les différents types de spéculateurs. Il y a quelques différences entre un hypermarché et un fonds spéculatif, entre un commerçant et un trader. Les montants en jeu, pour commencer. Quelques centaines de milliers d’euros, ou quelques millions, au maximum, d’un côté ; des dizaines de millions, à minima, de l’autre. La nature de l’activité, également. L’objectif commercial d’un Lerclerc ou d’un agriculteur n’est pas d’abord la spéculation mais la production, d’un service de mise à disposition et de conseil d’un côté, de matières premières de l’autre. A l’occasion, ils peuvent se livrer, consciemment ou pas, à des activités spéculatives, consistant à essayer d’anticiper les cours futurs de différents produits pour en tirer un bénéfice. Mais, au bénéfice du doute, on accordera que là n’est pas leur activité première, contrairement au spéculateur professionnel.

Le problème des boursicoteurs

Mais allons plus loin. A l’intérieur même des spéculateurs professionnels il faut sans doute faire plusieurs distinctions. Il y a bien sûr le trader professionnel, individuel ou employé par une banque, qui dispose d’une solide connaissance des marchés et pourrait répondre aux arguments ci-dessus. Mais il y a surtout des fonds, fonds de pension, fonds spéculatifs, fonds d’arbitrage (hedge funds), tout un ensemble d’institutions qui agissent pour des tiers, que ce soit des millions de petits épargnants (OPCVM, SICAV…) ou des gros investisseurs. Ce sont, et de loin, ces fonds spéculatifs, et surtout les principaux, à savoir les fonds d’investissement et les fonds de pension, qui gèrent les plus gros volumes financiers.

Montant des actifs gérés en 2009, en milliers de milliards de dollars

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Or, il se trouve que les plus gros de ces fonds, notamment les fonds de pension, ont souvent une gestion passive et attentiste, consistant à faire comme tout le monde. On pourrait aller jusqu’à dire, sans ironie, que leur principal défaut est de ne pas spéculer, c’est-à-dire d’avoir une gestion passive. Or dans ce cas, il est difficile d’affirmer que tous les effets bénéfiques susmentionnés de la spéculation agissent, excepté sur un marché d’efficience forte, parfaitement liquide par définition, mais nous avons vu que les marchés d’efficience forte étaient des marchés particuliers (marchés d’obligations, marchés de matières premières). Sans doute l’effet « volume » persiste-t-il, mais avec une gestion passive, on peut difficilement parler d’arbitrage et de fourniture de liquidité. Car une gestion passive est par définition mimétique, aggravant les processus en cours de déstabilisation, à la hausse ou à la baisse.

Derrière cet argument, il y a l’idée que, plus que le spéculateur professionnel, le vrai « déstabilisateur » du marché est le boursicoteur, c’est-à-dire cette foule de petits porteurs attentistes et mal informés –regroupés via des fonds d’investissement. Ce sont ceux qui agissent de cette façon :

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« Contrairement à ce qu’on pense souvent, ces montées et descentes excessives ne sont pas tant le résultat du comportement des véritables spéculateurs que de celui des acteurs financiers qui, au contraire, jouent la sécurité. Le caractère moutonnier des marchés résulte en effet surtout des agissements des investisseurs qui, pour ne pas prendre de risques excessifs, ont pour politique de toujours faire comme les autres. D’où l’appellation de « gestion passive ». C’est le cas de la plupart des investisseurs qui gèrent l’épargne des ménages (assurance-vie, fonds de pension, nombre d’OPCVM…) ». Guillaume Duval

Ainsi, ceux qui génèrent de l’instabilité et des bulles sont ceux qui 1° réagissent trop tard 2° font comme tout le monde 3°mettent tous leurs œufs dans le même panier. Typiquement le fonds de pension américain avec une gestion attentiste (à l’exception du 3, car les fonds de pension ont pour principe de diversifier leurs actifs). Au contraire, ceux qui vont avoir un effet contracyclique, donc stabilisateur, sont ceux qui 1° réagissent dès le début 2° font l’inverse des autres 3° diversifient leurs positions. Typiquement le spéculateur professionnel. Par leur « gestion active », les spéculateurs contribueraient donc plutôt à limiter la volatilité excessive des marchés.

Est-ce à dire que le problème, c’est les fonds ? Ce n’est pas si simple. Tant qu’il y aura des gens pour chercher un rendement supérieur au taux bancaire pour une épargne, il y aura des activités financières. Les fonds de pension sont certainement mimétiques, mais ils le seraient sans doute bien plus si les millions de petits porteurs qu’ils représentent agissaient individuellement, compte tenu des cohortes d’économistes et d’analystes financiers dont ils se passeraient, dont l’efficacité est peut être discutable, mais il est difficile de croire qu’on stabiliserait davantage le marché en s’en passant.

Le risque de certaines pratiques

Au fond, ce n’est sans doute pas aux personnes qu’il faut s’intéresser, jetant un haro stérile sur des individus particuliers, mais plutôt aux pratiques. Les opérations d’arbitrage (« spéculation fondamentaliste ») sont plutôt utiles et stabilisatrices. La spéculation d’un rogue trader, comme Kerviel, Leeson, Iguchi, Hubler, et tous ceux dont les prises de positions titanesques et très risquées ont coulé ou manquer de faire couler leur banque, le sont certainement moins. Leur problème demeure assez insoluble. Car ce n’est pas tellement la prise de risque en générale qui est en cause, ou le « court-termisme ». Quand bien même les traders et les spéculateurs en général prendraient massivement des risques et joueraient à systématiquement à très court-terme, ce qui reste à démontrer, cela peut avoir une utilité économique indéniable, et contribuer à stabiliser le marché, le pari risqué étant inhérent à l’activité financière (le futur étant contingent, toute activité portant sur l’anticipation du futur est un parti qui comporte un risque de degré variable), et même nécessaire à son bon fonctionnement (tout projet risqué implique un pari risqué). Par exemple, les opérations d’arbitrage sont par définition des opérations à court-terme. Lorsque, face à l’émergence d’une bulle, à la hausse ou à la baisse, un trader est le seul à prendre un risque que personne ne prend, en achetant alors que tout le monde vend ou en vendant alors que tout le monde achète, parce qu’il dispose de gros volumes financiers et que, pariant sur un retournement des cours, il escompte un profit important, il contribue à stabiliser le marché.

Mais la prise de risques excessifs et le court-termisme peuvent aussi se révéler très instables, quand ce même trader se trompe et provoque, par exemple, une panique financière. Ou quand il effectue des opérations illégales. Que dire de l’affaire Kerviel, (fait perdre 5 milliards d’euros à sa banque), de l’affaire Nick Leeson (fait couler la plus ancienne banque d’Angleterre, la Barings, en lui faisant perdre presque deux milliards), et de tant d’autres ; que dire de ce trader qui perd 10 millions de dollars, et provoque une mini-hausse du prix du pétrole parce qu’il avait voulu joué un gros coup en sortant ivre d’un repas d’affaires ? Ou cet autre qui provoque un mini-crack du Dow Jones en confondant « millions » et « milliards » dans un ordre de vente, faisant chuter le Dow Jones de près de 10% en quelques minutes? Que dire de l’exemple de Google qui perd d’abord 20% puis finalement 12% en une journée (février 2006) à Wall Street parce que la société avait publié des résultats légèrement moins bons que ceux de l’année précédente, suite à des investissements –légèrement moins bons, c’est-à-dire dans le cas de Google, une croissance de seulement 267 % ? Que dire de la panique bancaire américaine de 1907, de l’affaire Madoff ou de la multitude des cracks, des crises et des bulles qui secouent tout ou partie de l’économie mondiale depuis une trentaine d’années, depuis le grand retour du libéralisme ? On ne trouve pas là de plaid pour les effets vertueux des traders.

On retrouve toute une série de questions que nous avions mentionnées, discutant la théorie des marchés efficients. Rappelons avec PNG que si l’avenir est radicalement contingent, la théorie des marchés efficients au sens second, c’est-à-dire au sens de la stabilité des cours autour des valeurs fondamentales, est inepte. Le problème est le même pour la profondeur des marchés. Et Giraud l’écrit très bien : « Pour tenir un marché [c’est-à-dire effectuer des opérations d’arbitrage stabilisatrices], les spéculateurs fondamentalistes ont besoin d’importantes liquidités qui ne peuvent, en situation de forte tension, leur être fournies que par le crédit bancaire, par création monétaire donc. Mais s’ils échouent, ce sont alors les banques elles-mêmes qui sont prises dans la tourmente. Il faut donc naviguer entre le trop et le trop peu. »

La déconnexion de l’économie dite « réelle »

Cette question est aussi liée aux débats sur les théories de la valeur. Admettons avec Alfred Marshall (qui eut pour élève un certain Keynes) que le prix de marché d’un bien, sa valeur d’échange a deux composantes : une partie objective, déterminée par les coûts (salaires, machines, stockage, consommations intermédiaires, etc.) et une partie subjective déterminée par l’équilibre (ou le déséquilibre) entre l’offre et la demande, rapport qui dépend lui-même d’un certain nombre de facteurs, les deux principaux étant la rareté et l’utilité, c’est-à-dire la satisfaction des consommateurs (pour l’économie standard l’utilité est contextuelle et les individus raisonnement à la marge, donc il faut considérer l’utilité marginale et non totale).

Sur un marché de biens et services, la part objective est une composante majoritaire du prix de marché : le prix des biens sont d’abord déterminés par les coûts de main d’œuvre, de stockage, des matières premières, de transport, etc. Ensuite, naturellement, une part subjective, simplement liée à la loi de l’offre et de la demande, peut s’ajouter, mais on peut considérer qu’elle demeure généralement plus faible que la part objective. Or, sur un marché financier, la part objective est ridicule. Le coût objectif de production d’une action est essentiellement des coûts informatiques et d’informations. Pour spéculer, il ne faut guère que quelques ordinateurs connectés à internet et payer quelques subsides pour les informations. Dès lors le prix de vente d’un titre financier dépend, bien plus fortement que pour un bien, de l’offre et de la demande, ie. des prix subjectifs. La part « offre et demande » est donc fortement déconnectée de la composante « coûts ». Ainsi pendant les périodes de bulles, des entreprises vont être côtés jusqu’à plusieurs dizaines de fois leur chiffre d’affaires et la valeur de leurs actifs physiques (usines, etc.) tandis que les périodes déflationnistes verront au contraire des entreprises « valoir » moins que la somme de leurs actifs. Air France, par exemple, « valait » en 2011 autour de 6 avions long-courriers, alors que sa flotte totale est de…plus de 600 avions ! De même, des matières premières vont atteindre durant les frénésies financières des sommets que les catastrophes naturelles et les mauvaises récoltes sont loin d’expliquer entièrement.

En contribuant à cette déconnexion, le spéculateur professionnel contribuerait alors aux bulles et aux krachs, car l’activité financière devient une activité entièrement subjective (ce qui implique l’ineptie du prix fondamental sur les marchés financiers) alors même qu’elle est directement liée à d’autres marchés et d’autres secteurs de l’économie, qui eux, sont bien davantage déterminés par des prix objectifs, où la théorie du prix fondamental s’appliquerait mieux. De cette tension naîtrait les crises, les bulles et les krachs.

Conclusion : il est impossible de répondre (et c’est déjà un résultat)

On voit que la question de l’utilité économique de la spéculation demeure fort ambigüe. D’une part, par sa complexité, car il n’y a pas « une » spéculation et un seul type d’intervenant, mais une multitude d’acteurs, de pratiques et d’activités, à l’utilité plus ou moins grande. La théorie économique standard a de bons arguments pour soutenir que l’activité spéculatrice en général est utile pour que la finance fonctionne bien, et soit elle-même utile à l’économie dite réelle : liquidité, profondeur, arbitrage, etc. La spéculation tendrait à augmenter l’efficience informationnelle des marchés. On peut bien sûr essayer comme nous l’avons fait d’être plus précis, et d’imputer la déstabilisation aux boursicoteurs plutôt qu’aux traders professionnels, ou de distinguer entre « bons spéculateurs », arbitragistes honnêtes, et « mauvais spéculateurs », preneurs de risques incompétents. Mais cette distinction est toujours en partie arbitraire parce que morale, changeante, floue, contextuelle. Elle n’est d’ailleurs que de peu de secours au législateur. La réalité montre pourtant qu’il y a véritablement des pratiques à l’utilité économique différente, des moments où l’activité spéculatrice est stabilisatrice et d’autres où elle est folie financière, et qu’il est simpliste de donner un blanc-seing général à l’activité spéculative, comme il est malavisé de la condamner unilatéralement.

Au fond le problème demeure relativement insoluble car on retourne, éternellement, à la question de la contingence du temps. Quand PNG raconte, au long du chapitre 9, l’histoire de la quasi-faillite, en 1998, de l’un des plus grands hedge fund de l’époque, Long Term Capital Managment (LTCM), ayant manqué d’entraîner une grave grise bancaire et économique, il ne raconte finalement que l’histoire d’un fonds qui avait pris une position relativement peu risquée, et prévisible, d’un retournement de la tendance de fuite vers la qualité, c’est-à-dire, dans le contexte de la crise asiatique de la fin des années 1990, d’une réduction du spread entre les obligations des pays risqués (asiatiques, russes) et les obligations des pays sûrs (européens de l’ouest et américain). Mais voilà, l’avenir est incertain et le 15 août 1998, « le gouvernement russe surprit son monde. Au lieu de quémander de nouveaux prêts du FMI, il décida unilatéralement de laisser se déprécier le rouble et de « restructurer » sa dette privée, infligeant des pertes de plusieurs milliards de dollars aux détenteurs privés de GKO et autres titres publics russes ». La tendance ne se renversa pas mais au contraire s’accéléra, LTCM s’était trompé, et se retrouvait, ainsi que nombre de fonds spéculatifs, avec des milliards d’euros de titres risqués et payés par emprunt, et un risque de faillite évident. Risque qui n’adviendra pas en raison de l’intervention rapide de la FED : « Elle convoque les principales banques qui ont prêté à LTCM (uniquement des grands noms, des banques d’envergure mondiale) et leur dit : « Formez un pool, prêtez à LTCM encore plus, en échange vous deviendrez propriétaires de son capital, mais qu’en aucun cas LTCM ne fasse défaut. Substituez-vous à ceux qui refusent de lui renouveler leurs prêts. Étouffez ainsi la flamme qui menace d’embraser toute la plaine, car la plaine est dans un état de sécheresse dangereux. En échange, moi la FED, je baisse trois fois de 0,25 % le taux d’intérêt à court terme pour rendre plus facile l’opération de sauvetage, à vous et aux autres banques qui sont dans la même situation. » Ce qui sauva la finance mondiale, au prix d’une chute des taux d’intérêts de la FED, qui allait faciliter, au cours des années 2000, le développement de certains crédits immobiliers à risques, les subprimes…

Que ce serait-il passé si LTCM ne s’était pas trompé ? Si l’entreprise avait correctement anticipé le futur et réussi son opération ? On aurait vanté son pari audacieux, donnant de la profondeur au marché et fournissant des liquidités. Ses managers et ses traders auraient reçu des récompenses. Les économistes auraient dit : « regardez comme la spéculation est utile. En pariant sur un retournement de la fuite vers la qualité, LTCM a permis à des milliers d’épargnants de recevoir un bon rendement, a enrichi l’économie américaine, a augmenté le volume des échanges donc limité la volatilité des marchés, a été contrepartie dans de nombreux échanges, a généré des opérations d’arbitrage stabilisatrices. Mais voilà, LTCM s’est trompé et rien de tout cela n’est advenu. On peut contrôler certaines pratiques, mais ce n’est souvent qu’à posteriori qu’on peut dire que la spéculation est onne ou mauvaise. L’avenir est contingent. La spéculation aussi.

3 réflexions sur “La spéculation, pour ou contre ?

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