Supposons qu’une banque accorde deux crédits à deux clients différents, A et B. A est un client sérieux, son salaire lui permet de rembourser ce crédit à la consommation. Ou bien il utilise le prêt de la banque pour monter une entreprise profitable qui, faisant des profits, rembourse la banque. Une partie des crédits bancaires sert donc à créer de la richesse, et cela se traduit, notamment dans une situation de sous-emploi des facteurs de production, par une augmentation de la production et de l’emploi, via l’investissement et la consommation. Mais voici B, qui lui, ne parvient pas à rembourser son crédit. La banque a donc surestimé les capacités de B à rembourser la monnaie prêtée. Au total, une partie des crédits accordés par la banque n’est pas remboursé, et l’excès de monnaie correspondante circule dans l’économie. Si cet excès est utilisé à l’achat de biens et de services, on a une situation de « mistigris », c’est-à-dire de droits en excès sur la richesse future, car, du fait du non remboursement de certains crédits, la croissance de la richesse réelle est inférieure à la croissance de la masse monétaire.
Ces droits en excès, dans le cas le plus courant, sont liquidés par l’inflation, qui résout le problème. L’inflation est le moyen de résolution du mistigri le plus courant à court-terme, car c’est l’horizon temporel dans lequel le système productif est rigide et donc dans lequel l’ajustement entre offre et demande se fait par les prix et non par les quantités. L’inflation est donc une manière douce de trancher des conflits de répartition, rappelle PNG, qui fait une synthèse des gagnants et des perdants dans l’affaire : « Cela dépend de la manière dont les droits des uns et des autres sur la richesse produite sont protégés contre l’évolution des prix. Il est certain par exemple que, si les dépôts à vue ne sont pas rémunérés, tous les détenteurs de monnaie sont perdants. Si les salaires sont indexés sur le niveau général des prix à la consommation, mais avec retard, les salariés sont perdants dans une accélération de l’inflation, mais pas dans un régime d’inflation stabilisée. Tous ceux qui ont emprunté à taux fixe sont gagnants, puisqu’ils rembourseront dans une monnaie dévaluée. Tous ceux qui ont prêté à taux fixe sont perdants. » La monnaie créé en excès peut aussi servir à l’achat, non pas de biens et de services, mais de titres financiers. Dans ce cas il y a une inflation du prix des titres (et non des biens), qui peut être un prélude à une bulle spéculative. A terme, s’il y a retournement des anticipations des investisseurs, la bulle éclate et apparaît le deuxième moyen de liquidation du mistigri, plus brutal celui-là : le krach.
Mais supposons maintenant que B dispose, tout comme A, d’un revenu suffisant ou d’un projet véritablement rentable pour rembourser la banque. Cependant, la banque, méfiante compte tenu du passé de mauvais payeur de B, choisit de ne pas lui faire confiance et refuse de lui prêter. Dans ce cas, un projet, qui était rentable, ne sera pas créé. Un investissement ne sera pas fait, un débouché non ouvert, et cela peut se traduire par une augmentation du chômage (à commencer par le chômage de B), une faiblesse de la croissance, voire une récession si le système bancaire dans son ensemble a été excessivement prudent, éludant trop de projets rentables et comprimant les débouchés.
Ainsi on aboutit à la conclusion suivante : en étant trop confiante et en créant trop de monnaie, les banques créent des conflits de répartition qui ne peuvent se résoudre que par l’inflation, ou par un krach si l’inflation est localisée sur les marchés de titres. En étant pas assez confiantes et en accordant trop peu de crédits, les banques éludent des projets rentables, restreignent l’investissement et donc les débouchés et donc l’emploi, réduisant la croissance économique par rapport à la croissance potentielle (croissance de long terme sans inflation, déterminée par le stock de capital et de travail productif), engendrant in fine un « manque à croitre ».
On voit tout de suite le problème : si l’avenir est contingent, comment être sûr que les banques peuvent correctement évaluer les projets rentables, et donc comment être sûrs qu’elles ne vont être dans le « trop » ou dans le « trop peu » ? N’étant pas prophètes, les banques n’ont aucune raison de créer exactement la quantité de monnaie qui maintiendrait l’économie en plein-emploi sans accélération de l’inflation.
De fait on s’aperçoit que les banques sont naturellement enclines à être dans le « trop » en temps de croissance, et dans le « trop peu » en temps de crise. On dit qu’elles ont un comportement procyclique. En temps de boom, elles sont naturellement enclines à être peu regardantes sur les garanties et à accorder beaucoup de crédits (pour ne pas laisser échapper un client et profiter du boom), aggravant le boom ; en période de crise, elles sont naturellement enclines à être trop regardantes sur les garanties et à accorder trop peu de crédits, car elles sont alors plus préoccupées par la constitution de provisions pour créances douteuses que par l’octroi de crédits, aggravant la récession.
Cette défiance excessive des banques à l’égard de leurs clients et entre elles explique aussi la transmission des crises financière à l’économie réelle, ou pourquoi les banques sont au cœur des crises. C’est ce qu’on appelle le cycle du crédit.
Le problème majeur des banques est que leurs ressources (au passif) sont fondamentalement plus liquides, donc sujettes à évasion, que leurs engagements (actifs, ie. les prêts). On rappelle que par « liquidité », on entend la facilité avec laquelle on peut revendre un actif : plus c’est rapide et facile (c’est-à-dire peu coûteux), plus l’actif est liquide. L’actif liquide par excellence étant la monnaie (on parle d’ailleurs de monnaie pour des titres liquides jusqu’à deux ans). Les banques prêtent souvent à long-terme, compte tenu de la nature des projets financés (achat d’une maison, investissement dans une entreprise, etc.). Un prêt à long-terme est par définition peu liquide, puisque la banque ne touche la totalité de la somme qu’au bout de plusieurs années. En revanche le passif de la banque est constitué de prêts majoritairement à court-terme des autres banques et de dépôts à vue réalisés par ces clients. Les prêts à court-terme peuvent être non-renouvelés rapidement, et les dépôts à vue, sont de la monnaie, donc un actif liquide par excellence, qui peut fuir à tout moment.
Supposons alors une crise dans l’économie réelle qui engendre une faillite potentielle ou avérée de certains emprunteurs (crise de l’immobilier américain après l’explosion d’une bulle spéculative, par exemple). Une banque possédant parmi ses clients des agents rattachés de près ou de loin à cette crise (ménages pauvres susceptibles de ne pas rembourser, entrepreneurs trop audacieux…) peut être en difficulté. Les autres banques s’en aperçoivent, et refusent de renouveler leurs prêts. Bien entendu, cela aggrave ses difficultés. Elle est obligée de rembourser ses créditeurs, mais si elle a subi des pertes, et même si elle n’en a pas subi, simplement parce que les prêts qu’elle a accordé sont à échéance longue, la banque se retrouve dans la situation où son actif ne suffit plus à rembourser son passif. Elle doit alors vendre une partie de son actif (les créances accordées) pour rembourser son passif. Elle transforme donc une créance en titre financier, on parle de titrisation. Mais, naturellement, devant le risque accru que court cette banque, ses prêteurs n’acceptent ses actifs qu’avec une prime de risque importante, ce qui fait que la banque en difficulté doit vendre plus d’éléments de son actif pour rembourser son passif. Pour rembourser un seul prêt qu’on lui a consenti, elle doit vendre deux, trois, et peut être beaucoup plus de créances qu’elle détient, dans la mesure où ces créances sont jugées risquées, donc dévaluées par le marché (ici, les autres banques).
Ses dettes remboursées, elle a subi une perte massive d’actifs et se retrouve avec un passif bien supérieur à son actif. La banque étant incapable d’honorer son passif avec l’actif qui lui reste (par exemple, elle ne peut pas faire face à un retrait massif de fonds des épargnants ayant perdu confiance en elle (bank run), la faillite ne tarde pas à poindre. Cette situation, généralisée à de nombreuses banques, entraînent restriction des crédits (credit crunch) avec ses conséquences sur l’économie « réelle » : moins de consommation, moins d’investissements donc plus de chômage, etc.
Source : « Les banques amplifient-elles les cycles ? » Flash économie n°504, Natixis, nov. 2008.
Tout cela pose donc la question de la maîtrise du crédit bancaire et du système de régulation des banques. C’est ce que nous verrons au prochain article.
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