Le spectacle de l’injustice m’accable, mais c’est probablement parce qu’il éveille en moi la conscience de la part d’injustice dont je suis capable. » Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la Lune
Honnêteté, courage, patience, humilité, douceur, tempérance, noblesse, générosité. Les mots sont beaux flanqués sur le papier. On aime à les prononcer, et les lire. Ça a quand même de la gueule, la vertu. Il est beau le saint. Il passe bien en société. Il permet de croire un peu à l’humanité, un peu plus, pour pas cher : c’est pas nous.
Mais on peut aussi écrire lâcheté, orgueil, luxure, démesure et vice. Pourquoi pas ? On n’est pas vertueux pour la société, après tout. Qui s’en carre encore, de la moralité publique, à part le ghetto du Gotha, ça les occupe ? Devant une belle paire de cuisses, un beau vice bien facile, un vol admirable, on n’en a rien à faire du nom. Voilà la vérité. C’est juste qu’on attend le pognon pour être vicieux en toute sécurité.
On n’est pas vertueux pour la société, alors pourquoi être vertueux ? Entreprise pénible et inhumaine que ce but-là. On s’y fatigue. On s’y arrache. On recommence. On peut foirer à vingt secondes de la fin. Ah, les tyrans et les pédophiles ont compris leur affaire. Ils vont au plus simple, et au plus efficace. Domine et jouis. C’est naturel. C’est régulier. Et c’est ancien : Polos le soutenait déjà à Platon dans Gorgias, qu’on était plus heureux en dominant et en tyrannisant qu’en étant dominé et tyrannisé.
Oh, vous n’êtes pas d’accord. Vous prétendez que vous n’êtes pas un monstre, que vous aimez les rencontres. Bobards. Vous les méprisez, comme tout le monde. Au mieux, vous les évitez. Les gens nous font chier dès qu’on prend le métro, dès qu’on n’est pas disposés. Qu’on vous ennuie, qu’on vous gratte un peu au mauvais moment, qu’on vous débarrasse de cette version un peu aboutie du contrôle social que vous appelez décence ou morale, selon le milieu, et vous n’existez plus. Pour la bonté, pour le sourire, il faut choisir le moment. La dose de vertu sous contrôle. Il faut que ce soit rentable. Les gosses, oui, mais pas dans le train avec du travail. L’aumône, d’accord, si j’ai de la monnaie (et que ça ne fait pas mal, et que je sais ce que tu vas en faire, mon bonhomme). Nous voulons bien reconnaître que nous sommes moins bons si nous choisissons le terrain et l’endroit. Pas de coups bas, pas d’aveu de faiblesse impromptus. Et les vices qui nous arrangent. La gourmandise, la luxure. En voilà qu’on connaît, bien courus, bien normaux. On les aime bien, on s’arrange avec. On fait semblant de lutter, avec le secret désir d’être vaincus. On s’excuse. On ne peut pas vivre sans plaisir, non ? Et l’amitié, choisie, pas à n’importe quelle heure. Quant à l’amour, ah ah ah ! Naïfs. Les gens vous haïssent dès que vous les bousculez dans la rue et vous le leur rendez bien, même si vous faites comme tout le monde, admirablement semblant.
« Quant aux malades, aux clients, je n’avais point d’illusion sur leur compte… Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques. (…) En somme, c’est le petit délai où on est inconnu dans chaque endroit nouveau qu’est le plus agréable. Après, c’est la même vacherie qui recommence. C’est leur nature. » Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.
L’Homme est fait pour l’infini, maintenant vous le savez. Il veut savoir pourquoi, et aller au bout de tout. Le vice n’y déroge pas. L’adultère n’est jamais qu’un vicieux qui essaye de baiser l’infini. Évidemment, il est bien en peine. Il en crève. Il en est là. Toujours obligé de se cacher, se mentir et tromper. Il cherche autre chose. L’amour brut, le plaisir pur, l’extase romantique, le sexe torride, la fine gastronomie après une bonne baise. Il croit que sa femme ne peux plus produire de l’infini parce qu’il n’arrive plus à voir l’infini dans sa femme. Il n’a pas compris vraiment que Céline avait raison sans ironie : l’amour c’est l’infini à la portée des caniches. Il cherche donc à voir si l’herbe n’est pas plus fraîche dans le jardin du voisin.
Mais il y a le pognon, on en parlé. Les gamins et la facture EDF. On ne peut pas les faire disparaitre, ce qui est bien dommage. Et le besoin d’admiration. Une femme a donc son utilité. Elle cuisine. Et les gamins admirent.
Et vient la peur d’être pris, d’être découvert, trahi. Haïr ne suffit plus, il faut se cacher, frayer et fuir, perpétuellement angoissé par la menace. La luxure, cette tare commune, fait donc un esclave mené par sa queue. Qui finalement se révolte comme une mouche qui voudrait sortir de la toile. Essaye de dire quelque chose : « qu’ils aillent se faire voir avec leurs sermons et leur pognon, c’est moi qui décide ! » C’est la queue qui décide. Ah, le grand amour, l’air pur, l’infini, la liberté, Tout !
Il choisit donc l’adultère. Il assume. La maitresse d’abord. Il croit qu’il peut « refaire sa vie » et supprimer l’Histoire, l’imbécile. Il ira bien sûr jusqu’au bout de son infini, il recommencera les mêmes promesses : amour, toujours, couple, fleurs, gamins, mariage. Il n’y peut rien, c’est dans sa nature.
C’est quand il aura morflé dans le genre deux ou trois fois qu’il ne s’y reprendra plus, comme il dit à son bistrot. Il fourre ses souvenirs dans sa poche. Il essaie de se contenter d’un demi-bonheur pour éviter les peines pleines. Il se laisse toujours une porte de sortie. Il la prend souvent. Pas d’engueulades, pas de jalousie, des demi-sourires et des coïts en passant. S’il a le malheur d’y arriver, il en crèvera, de sa misère. Même à lui, elle pue et fait pitié. Tristesse infinie que cette vie sans recours à l’âme.
La misère… quelle autre voie, quel autre choix ? Il faut être saint.
Parce que vous savez vous y prendre.
On ne sait pas s’y prendre, on a des idées : qu’est-ce que c’est que d’être saint ? A quoi ça sert ? On croit qu’il faut connaître avant d’aimer. La sainteté propose d’aimer pour connaître. Elle est comme l’alliance efficace de la fidélité et de la grâce. La fidélité, pour redire oui tous les jours à ses promesses, contre l’attentisme et l’effritement, contre « le délice du démon, l’âme habituée » (Pascal Ide). « Nous demandons pour nos fils un autre général que le général Moindre-Mal », exigeait Bernanos.
Et la grâce, cette participation à la nature divine, moyen de l’espérance, « espèce nue et désarmée du désir », selon le philosophe Gabriel Marcel. Il y a un mot de Maria Winowska sur la grâce. Elle écrit sur les camps de concentration et la misère humaine qui y règne, et à propos du sacrifice de Maximilien Kolbe : « Nous avons assisté à des effondrements lamentables, à des déchéances que jamais, en temps normal, on aurait crues possibles. La foi en la bonté naturelle de l’homme ne résistait pas à ces leçons de choses ! Dans ce creuset, les âmes étaient mises à nu. Les monstres, les criminels, l’immense majorité des médiocres —mais aussi les saints. Des êtres, hommes, femmes, qui consciemment, librement, par cet acte de liberté suprême qui épouse le bon plaisir divin, se livraient en holocauste, continuaient la passion, comme des avares, sang pour sang. De cet enfer la grâce n’était point exclue et qui osera faire le bilan de ses victoires ? ».
Où le péché abonde, la grâce surabonde, affirmait le premier des apôtres. Notre pauvreté, point de départ du combat, comporte donc deux dimensions essentielles. « La première consiste à accepter les misères et les faiblesses de notre condition humaine, affirme le père Nicolas Buttet. Se reconnaître pauvre et pécheur, ce n’est pas de l’humilité ; c’est simplement ne pas être « stupide », disait saint François de Sales ! Notre pauvreté devient alors la matière première de la grâce divine : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2, Co, 12 :10). La seconde dimension de la pauvreté c’est de reconnaître que sans le Christ, nous ne pouvons rien faire (Jn, 15 :5). « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’avais reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1, Co, 4 :7).
Parce que vous aimez combattre.
La sainteté est un immense combat contre la concupiscence, avec un joli terrain de bataille : nous. L’arène est acharnée, elle sent la carnation (et l’incarnation). On ne voit rien encore, mais le bruit du combat monte au cerveau, par le sexe, par le ventre, par les tripes. Armées grandioses. C’est là que nous comprenons : aimer quelqu’un qui a mauvaise haleine est plus dur que de prendre une ville (pour détourner Kierkegaard). On sort les lames et les canons. Parés les héros ! La réponse naturelle du rêve de l’enfant que nous fûmes et que nous avons toujours voulu rester, c’est la sainteté. Voilà pourquoi il faut être saint. Le grand Georges avait compris. « Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste fidèle jusqu’au bout à l’enfant que je fus ».
« J’ai la naïveté de croire qu’on ne demande pas assez aux hommes, explique Fabrice Hadjadj dans Réussir sa mort. J’ai la candeur de penser que sous la mesquinerie commune sommeillent des héros et des saints. Beaucoup s’agrippent à quelques sous qui, si on leur proposait pour de bon de donner leur vie tout entière, seraient prêts à le faire. Beaucoup se jettent par la fenêtre qui, si on les invitait à être brûlés, écartelés, crucifiés tête en bas par amour de Dieu et des hommes, retrouveraient le chemin de la porte. Le plus chétif fonctionnaire des postes, il suffit de gratter un peu le vernis, et nous trouverons en lui un hardi don quichotte. La caissière grincheuse, qu’on l’honore d’un rien de tendresse et de profondeur, et la voici qui se souvient qu’elle souhaita jadis être missionnaire et qu’elle voudrait bien encore s’offrir de pied en cap dans une ardente passion ! N’est-ce pas leur plus profond rêve d’enfant ? A la fin de notre vie, c’est l’enfant que nous fûmes qui nous jugera et qui nous demandera : « qu’as-tu fait de mes espérances » ? Et la voix du plus terrible juge ne sera rien comparée à la voix de cet enfant.
Car de toute façon, il faut mourir. « Qu’il y a-t-il de mieux entre crever comme un rat ou mourir comme un apôtre ? demande le philosophe. Parce que de toute façon, nous n’y couperons pas. Il faudra que notre tête tombe. Et si ce n’est pas pour la vérité, ce sera pour le mensonge. Si ce n’est pas pour Ce qui est, ce sera pour ce qui n’est pas. Notons d’ailleurs que finir gâteux, le corps se liquéfiant dans un lit d’hôpital, cerné non point par des bourreaux qui vous fouaillent, mais par de gentilles infirmières qui vous présentent le vase de nuit et changent votre perfusion, n’est pas une perspective plus réjouissante que l’arène ou le gibet. (…) C’est à ce moment que vous vous apercevez de ce que fut votre libido profonde. Vous êtes crucifié de n’avoir pas donné votre vie plus tôt. Vous êtes à la torture de n’être pas martyr. (…) Petit, il avait une grande âme. Maintenant qu’il est grand, que s’est-il passé ? Notre âme est devenue petite. (…) Je ne dis pas que la disposition au martyre est nécessaire pour être un héros, je dis qu’elle est nécessaire pour être un bon époux, un bon gendre, ou même simplement un bon employé. (…) Nous vous disons donc que c’est fini. Nous vous disons de venir avec nous, et nous mourrons tous, et pas un seul ne reviendra. Pourvu que nous nous battions jusqu’au bout pour affirmer le don merveilleux de l’existence et la vocation inouïe de la caissière et du fonctionnaire des postes. »
Dangereux ? De toute façon, on n’a pas le choix. Ou plutôt, on a radicalement le choix. Hadjadj le confirme : « Tout homme est forcé de mourir volontairement. Non que tout homme veuille mourir, mais que, face à une mort inéluctable, la volonté ait toujours latitude pour la révolte ou le consentement. Chacun ou bien accueille la mort dans une culture de vie, ou bien la dénie dans une culture de mort. (…) Quand on y réfléchit bien, il n’y a qu’une seule alternative entre deux espèces radicalement opposées de mort volontaire : le suicide ou le martyre. A nous de choisir. A nous d’élire entre la corde et la croix. A nous, face au bois, de préférer nous y pendre dans un ultime orgueil, ou y être pendu, dans un suprême témoignage. (…) Ne pas avoir de raison de vivre, c’est se condamner au suicide ; mais, avoir des raisons de vivre, c’est s’obliger au martyre, à résister pour ces raisons jusqu’au sang ; et seule cette disposition au martyre nous retient de glisser sur la pente suicidaire. »
Et voici l’heure du dilemme : « D’un côté, je veux être heureux ; de l’autre, je sais que je dois mourir. Plus je désire un bonheur parfait, plus la mort m’apparaît comme un scandale. Et plus je suis lucide sur ma mort, plus je dois admettre que le bonheur que je cherche n’est pas de ce monde. De là une tension extrême. Et la tentation première est de relâcher cette tension. Tomber dans l’optimisme aveugle ou dans la lucidité cynique. Se contenter des plaisirs de ce monde, avec ses petits moyens ; mépriser tout plaisir comme voué à l’extermination. Bâtir un bonheur illusoire, bestial ou bourgeois, dans l’oubli de la mort ; ne rien bâtir, blasé ou brutal, dans l’oubli du bonheur. Souvent nous passons de l’un à l’autre au cours de la même journée. Ni l’un ni l’autre n’offrant une vision complète, nous faisons basculer notre bandeau de borgne tantôt sur l’œil gauche, tantôt sur l’œil droit, et c’est l’euphorie débraillé suivie du brusque abattement. »
Nous sommes donc voués à la mort, et d’ailleurs, il est bon de mourir. Que se passerait-il si nous ne mourrions pas ? « Il n’y aurait plus de succession des générations. Si les ressources naturelles sont limitées, nous devrions renoncer à la joie d’avoir des enfants. Si des enfants pouvait encore naître, la première génération ne leur cèderait pas la place, garderait toujours les rênes du pouvoir, les tiendrait esclaves d’une seule époque. Le temps pourra être bien long, il n’y aura plus d’Histoire, mais des histoires mesquines à n’en plus finir. Le fils deviendra le concurrent du père, non son héritier ; le grand-père ne sera plus le complice de ses petits-enfants : il pourra courtiser avec succès la fiancée de l’arrière-petit-fils. (…)
Le temps se relâcherait, se viderait de toute urgence, nous inciterait à la mollesse et à la tiédeur. « Ne comprends-tu pas, écrit André Gide, que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la mort ? » Retiré ce fonds très obscur, chaque instant deviendrait terne. Nous aurions toute la vie devant nous, mais devant, précisément, jamais derrière, jamais en nous. Nous pourrions toujours reporter à demain ce que nous pourrions faire aujourd’hui. Ce serait la possibilité d’une activité indéfinie mais pour une inertie rêveuse, ou pour la diversion d’un mortel ennui. (…)
Enfin et surtout, « nous ne pourrions plus nous sacrifier. Il n’y aurait plus la possibilité d’affirmer ici-bas la marque d’une vie débordante, le plus haut témoignage de la charité : donner sa vie pour ceux qu’on aime serait forcément interdit. » (Hadjadj).
Alors, si la vertu est parfois aussi désespérante que le vice, au moins, elle avance, héroïque qu’elle est. Elle maintient en vie, pas seulement quelques heures jusqu’à la passe suivante. Elle construit, donc elle approche l’éternité. Elle ne confine pas à la misère mais à Dieu. Contrairement à l’autre Mille-Pattes, la vertu ne finit donc pas seule, et pas triste dans son cimetière. Elle libère à la fin. Soyez maitre de vos passions ou mourrez par suicide, c’est simple. La vertu sauve et ressuscite.La sainteté n’a pas de programme et de plan de bataille. Mais ses offensives sont chaque fois radicales. Il faut laminer par le feu ou quitter le terrain. L’infanterie attaque. Les hoplites sont en défense. Cavalerie sur les ailes. Chargez ! Volée de flèches. Dit bonjour à la dame. Volée de flèches. Avance, connard, la voie est dégagée ! Boucliers. On retombe. Nouvelles divisions. Droit au centre. On coupe le film, on détourne le regard.
Ce n’est pas une métaphore. Demandez à Hans Frank, qui s’est repenti. La bataille des Thermopyles est à côté une gentille bluette. Le pardon vraiment demandé d’un bouffi peut tourner en dérision les charges les plus sanglantes. Que dire de celui d’un monstrueux criminel ?
La bataille est au présent. La spiritualité se joue ici et maintenant, là où l’instant semble le plus bassement matérialiste. «L’instant passé n’est plus, explique Chiara Lubich, fondatrice du mouvement des Folocari. L’instant à venir ne serait peut-être jamais en notre pouvoir. Par contre nous pouvons aimer dans le moment présent qui nous est donné. La sainteté se construit dans le temps ».
Pas de découragement non plus ! Quand Alexandre a reculé, il est mort. Lorenzo Scupoli avertit dans Le Combat spirituel, en 1610 : « Si tes chutes te troublent et te rendent triste, si elles te portent à une espèce de désespoir de ne plus pouvoir avancer et faire le bien, c’est un signe certain que ta confiance était en toi-même et non en Dieu. Et, si cette tristesse et ce désespoir sont grands, c’est que tu te confiais beaucoup en toi et peu en Dieu. En effet, celui qui se défie beaucoup de lui-même et se confie en Dieu ne s’étonne pas de ses chutes, ni n’en éprouve d’amertume, car il sait que cela vient de sa faiblesse et de son peu de confiance en Dieu. Mieux encore, plus il se défie de lui-même, plus il met d’humilité à se confier en Dieu. Détestant par-dessus tout le défaut et les passions désordonnées qui l’ont fait tomber, sa douleur d’avoir offensé Dieu étant grande, mais tranquille et pacifique, c’est avec d’autant plus d’énergie et de détermination qu’il entreprend de poursuivre ses ennemis jusqu’à la mort. »
Le remords véritable, explique finalement Denis Marquet (Éléments de philosophie angélique, 2010), est la souffrance de n’avoir pas été soi, d’avoir trahi notre quête profonde d’être aimant tendu vers la vérité ; il amène donc à la joie des retrouvailles avec soi-même. Rien à voir avec la culpabilité et ses stratégies de déni, à commencer par le refus du remords : on commence par s’identifier à sa faute, puis, devant la violence de cette constatation (qui mène au suicide), on la refuse. On est alors au bord de la colère orientée vers l’autre : car si je ne suis pas coupable c’est bien que quelqu’un l’est.
Parce que vous voulez connaître.
Nous aimons la connaissance et nous voulons connaître : une bonne raison d’être saint ! En effet, plus on faute, moins on se rend compte de ce que c’est que fauter, moins on connaît le péché, plus lentement on se relève, et les renforts sont déjà fatigués. Un menteur habitué à mentir ne se rend même plus compte qu’il ment. Pour un criminel, c’est le premier meurtre, le premier viol, qui est la véritable transgression. Ensuite, plus le nombre de crimes commis augmente, moins il a le sentiment du crime, car à chaque fois c’est le même acte qui se renouvèle, et bientôt il s’habitue à côtoyer l’enfer. Ce sont les Turcs qui transpercent les bébés à la baïonnette. Ce sont les nazis qui gazent sans se poser de questions. « Le bien moral, lorsque je l’expérimente, je le connais mieux en tant que bien, affirme Hadjadj dans Réussir sa mort ; le mal moral, à l’inverse, je le connais moins bien, et il se peut même qu’en tant que mal je finisse par l’ignorer tout à fait. Le menteur invétéré, en raison même de son habitude, ne sait plus combien le mensonge blesse la parole. L’égorgeur ne mesure pas la gravité de son acte, à la différence de l’égorgé. »
De même que celui qui monte dans le lit de la voisine n’est pas adultère car il ne sait plus ce qu’il fait. Pas de liberté, pas de péché. Pour Denis Sonet, il est adultère du jour où il accepte d’aller seul au cinéma avec elle, dès que son regard tourne à la concupiscence et qu’il n’envoie pas ses armées à l’attaque. Il a le pouvoir, il a la liberté. Il est coupable de ne point agir pour enrayer la défaite et rester debout.
A l’inverse, plus on commet le bien, plus on voit ses effets et plus on le connaît en tant que bien. Celui qui travaille à la vérité connaît de plus en plus la difficulté et la force de celle-ci. Le moindre de ses péchés lui paraît insupportable. Les saints se sont accusés en toute sincérité des pires vices, et ils ont continué de s’aimer. « Il est plus facile que l’on croit de se haïr, affirme Bernanos. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ». Saint François d’Assises disait à un homme qui l’appelait « saint » en le regardant avec admiration : « moi, saint ? Ne sait-tu pas que je pourrais aller coucher avec une prostituée avant le soir si la grâce de Dieu ne me portait pas ? ». Comme une réponse à l’hérésie pélagienne qui pensait qu’on pouvait se trouver sans péché à force de pratiquer la vertu. Il faut relire la vie de Thérèse de Lisieux, cette sainte de la « petite voie », qui décrit par le menu toutes ses tentations et ses combats, jusqu’aux plus insignifiants, cherchant sans cesse l’humilité et l’amour. On est loin de l’image du saint-piédestal, intouchable, insensible au péché !
Bernanos le fait très bien dire au Curé de Torcy, dans son Journal d’un curé de campagne: « Je sais bien que les pauvres écrivains bien-pensants, qui fabriquent des Vie de saints pour l’exportation s’imaginent qu’un bonhomme est à l’abri dans l’extase, qu’il s’y trouve au chaud et en sûreté comme dans le sein d’Abraham. En sûreté !… Oh ! naturellement, rien n’est plus facile parfois que de grimper là-haut : Dieu vous y porte. Il s’agit seulement d’y tenir, et, le cas échéant, de savoir descendre. Tu remarqueras que les saints, les vrais, montraient beaucoup d’embarras au retour. Une fois surpris dans leurs travaux d’équilibre, ils commençaient par supplier qu’on leur gardât le secret : « ne parlez à personne de ce que vous avez vu… » Ils avaient un peu honte, comprends-tu ? Honte d’être des enfants gâtés par le Père, honte d’avoir bu à la coupe de la béatitude avant tout le monde ! Et pourquoi ? Pour rien. Par faveur. Ces sortes de grâce !…Le premier mouvement de l’âme est de les fuir. On peut l’entendre de plusieurs manières, va, la parole du Livre : « Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ! » Que dis-je ! Entre ses bras, sur son cœur, le cœur de Jésus ! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu’on te prie de monter sur l’estrade, on te donne un stradivarius et on te dit : « Allez mon garçon, je vous écoute ».».
« Comme le bon soldat n’a pas peur du combat, de même le bon chrétien ne doit pas avoir peur de la tentation, exhorte enfin le curé d’Ars. Tous les soldats sont bons en garnison : c’est sur le champ de bataille que l’on fait la différence des courageux et des lâches. La plus grande des tentations est de n’en point avoir. On peut presque dire qu’on est heureux d’avoir des tentations : c’est le moment de la récolte spirituelle où nous amassons pour le ciel. C’est comme au temps de la moisson on se lève de grand matin, on se donne beaucoup de peine, mais on ne se plaint pas, parce qu’on amasse beaucoup. » Et, selon le mot de saint Basile, « c’est l’humilité qui souvent libère celui qui a souvent et lourdement péché ».
Parce que vous voulez décider vous-mêmes ce qui est bien et mal.
Soyez maîtres de la morale. C’est possible. Vous pouvez transformer le bien en mal. Ou le mal en bien. Hadjadj le dit très bien : « Dire un Ave Maria est un bien. Faire l’aumône est un bien. De même que coucher avec une femme. Mais si vous êtes mauvais vous en faites mauvais usage : vous dites un Ave Maria pour ne pas saluer Marcel, vous faites l’aumône pour que la foule vous applaudisse, vous couchez avec une femme qui n’est pas votre femme, c’est-à-dire que vous ne couchez pas avec elle toute entière mais avec quelques-uns de ses organes à un moment passager de sa vie. A l’inverse avoir une dent cariée est une peine. Passer la journée avec le cousin Gérard est une peine. De même qu’être opéré de l’œil sous anesthésie générale. Mais si vous êtes bons vous en faites bon usage : vous vous réjouissez que cette rage de dent vous aide à jeûner le vendredi, vous vous efforcez de reconnaître en Gérard une créature de Dieu plus surprenante que l’oryctérope du zoo de Vincennes, vous profitez de l’œil exorbité pour parler de la foi à votre ophtalmologue. Un colon se sert de l’Évangile pour mieux tenir les nègres en esclavage. Un saint se sert de son propre esclavage pour rendre plus saillante sa louange à Dieu. »
La morale est donc elle-même est au service de la vérité ; elle n’est même pas une fin en soi. « Pas plus qu’un homme, une chrétienté ne se nourrit de confitures, déclare le curé de Torcy de Bernanos. Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mais le sel. Or, notre pauvre monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. »
Quand on est capable d’en arriver là, de dire avec Marie « qu’il me soit fait selon ta Parole » en tout abandon et confiance, alors on peut proclamer avec Pascal que la vraie morale se moque de la morale. C’est la morale de la voie filiale, celle des humbles et des hommes de prière. Ainsi que me l’écrivait un prêtre de mes amis : « La voie filiale est bien plus à notre portée et bien plus réaliste car très économe en moyens. Elle prend appui sur cette simplicité parfaitement incarnée par Marie et qu’un Jean Baptiste avait atteint au désert dans son mode de vie rustique. Mais elle s’épanouit au détriment de cette accumulation d’efforts et de corrections par laquelle nous essayons d’atteindre une perfection toujours plus inaccessible. (…) Laissons résonner en nous les mots du psaume 88 car ils conviennent au fils qui attend en chacune et chacun de nous : « il m’appellera : Mon Père, mon Dieu, mon rocher de salut ! ».
En avant !
Ce texte est simplement magnifique. Bravo. Et merci!
Des paroles édifiantes qui exhortent à la sainteté et veulent entraîner loin de la médiocrité.
Mais qui en est l’auteur?
Après un petit tour sur le non-blog, c’est donc Vianney, l’auteur. Bravo Vianney! Tu n’écris peut-être pas pour être lu, il n’empêche que ce texte ferait beaucoup de bien à de nombreuses personnes. Il mérite à être connu!
Merci !
Bonjour,
N’ayant pas trouvé de lien sur le site pour vous contacter, je me permets de poster ici.
Tout d’abord bravo pour votre blog et votre réflexion profonde et intéressante,
Ayant moi-même ouvert un -petit et humble- blog, j’ai a posteriori découvert le votre qui rejoint mes idées sur de nombreux sujets. Je souhaiterais donc ajouter à mon blog un lien vers le votre, si vous me l’autorisez.
Bonne journée
jjdandrault[le sigle habituel]gmail.com
Bravo, j’admire votre vision des choses et votre savoir dire, une noblesse et une honnéteté se dégage à chaque ligne….il est si rare de trouver des personnes instruites de nos jours (je parle pas des érudits qui leurs manquent le sens de la critique et qui manquent de confiance), je suis intéréssé par une rubrique qui pointe sur une page vide si vous pouvez régler ce petit probléme ((liste d’auteurs qui m’influencent ou m’ont influencé)) Merci
Bonjour et merci pour votre commentaire ! Voici la page que vous cherchez: https://deshautsetdebats.wordpress.com/?page_id=16
A bientôt
Elle pointe toujours sur une page vide :((404: Page Introuvable.
Cette page n’existe plus. Nous vous suggérons de lancer une recherche
))
Cette fois-ci, ça devrait marcher. https://deshautsetdebats.wordpress.com/2010/01/11/ils-minspirent/
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Vraiment ouf cet article. Encore merci.
Si ce sujet t’intéresse j’écris depuis 3 ans un livre de théologie moral, je peux t’envoyer le début. ..
Bonjour,
j’écris depuis 3 ans un livre de théologie moral
… Plutôt « théilogie morale » …
Alors il est terminé ce livre ?
Bah en vrai, je le relis et retouche régulièrement depuis des années, mais pas vraiment envie de le publier, c’est plus un truc perso. Mais je peux vous l’envoyer si vous voulez…
… Pardon pour l’erreur théilogie… c’était évidemment théologie !