Le Village des Indignés

On s’était rassemblé. Énervés, qu’on était. Sans le sous mais plein d’idées. Chômeurs mais pas inactifs. Marre du capitalisme inégalitaire, marre de la dictature bancaire, marre de l’envolée des prix et du mal-logement. Perdus pour la société de consommation, abandonnés par le pouvoir, pas contents et prêts à le dire, on s’était rassemblé, les Indignés. « Démocratie réelle ! » qu’on gueulait. Personne ne savait bien trop ce que ça voulait dire, enfin,  y’en avait marre quoi, et entre Indignés, on se comprenait : à 7 voire 8 sur l’échelle de Hessel[1], le temps était à l’action : il fallait écouter le peuple, plus de logements et moins de pauvres, et aussi un monde sans guerres. On n’en voulait plus de ce système là ! On invitait tout le monde à nous rejoindre dans la protestation, quel que soit ton attache et ta couleur, et on allait voir ce qu’on allait voir : d’abord, une manif. Ensuite, on se réunit, on fait cuire des pâtes en commun sous des tentes : la fraternité commence par là, ami libertaire !

On aurait pu s’engager en politique, au moins dans les conseils d’administration, dans les mairies, se présenter à des élections locales, ou prendre part aux nombreuses associations qui n’attendaient que nos bras et notre énergie. Participer au changement plutôt que de le rêver. On aurait pu entendre (et écouter) cette phrase d’Onfray —pourtant pas le dernier des libéral, notez: « Ceux qui souffrent de la brutalité du capitalisme libéral ont envie d’autre chose que de paroles ou de piquets de grève, de tracts ou de banderoles. A vouloir la révolution sinon rien, on n’a rien et surtout pas la révolution. » Mais c’était un peu long et compliqué, et puis ça demandait du temps, et puis de toute façon les associations ça sert à rien, et puis la politique ça cautionne le système, alors que nous on n’en voulait plus de ce système là. On ne pouvait donc s’engager dans les associations qui ne changent pas vraiment les choses, et dans la politique car ce sont tous des pourris. C’est pour ça qu’on était là : on voulait s’indigner, mais en mieux, et c’était ça la démocratie réelle.

Le début fut jouissif. Jongleurs, poètes, guitaristes et joueurs de djembés à barbiche, écrivains (de pancarte), jeunes chevelus capables de faire du monocycle en buvant de la bière en même temps, grands panneaux pour annoncer les prochaines AGs —Assemblées Générales— bouffe en commun et grands éclats de rire. Y’avait du soleil en plus, parfait pour bronzer au son de l’accordéon et discuter de pourquoi on était indigné tous ensemble. Un vrai festival de la Révolution, l’indignation !

Ça a eu beaucoup de succès. Ils sont venus en masse, les révoltés, les enragés, les déçus, tous les paumés de la société capitaliste. On était plein à être indignés, c’était vraiment dingue. On a fondé un lieu au cœur de la ville, ils voulaient nous expulser, mais on était trop nombreux désormais, ils ont du regarder la Révolution à venir qui allait couper des têtes et percer des bourses. Le Village des Indignés, qu’on l’a appelé, notre squat. C’était beau et grand, avec des petits sacs pour mettre les déchets recyclables, deux douches solaires, et aussi un grand portrait d’Hessel, le Grand-Père des Peuples, à l’entrée du village. La Révolution viendrait de la base, on allait créer une nouvelle société, plus juste, plus fraternelle et plus égalitaire, où l’égoïsme serait interdit.

***

Au fil du temps, c’est devenu plus compliqué. On ne pouvait plus organiser de grandes AGs, on était trop nombreux, ça criait de partout et on n’arrivait pas à obtenir un consensus pour les décisions à prendre concernant le Village. On a rapidement décidé que les décisions ne se prendraient plus à l’unanimité, mais à la majorité. Ça n’a pas suffit, on était toujours trop nombreux, les discussions étaient interminables, les gens commençaient à s’ennuyer, il a fallu limiter le temps de parole de chacun, surtout les intellectuels, trop compliqués. On a fini par décider de limiter le nombre de personnes admises à l’AG (premiers arrivés, premiers servis) mais ceux qui ne pouvaient pas entrer s’énervaient et protestaient, indignés qu’ils étaient. Alors on a créé une deuxième AG, mais c’était embêtant car les deux ne prenaient pas toujours les mêmes décisions, parfois se contredisaient. Qui aurait la priorité ? Il a fallu élire un président dans chaque AG, qui puissent se réunir pour discuter ensemble. Au début on votait à main levée, mais il y avait tant de monde qu’on finit par abandonner cette pratique, avec le risque d’erreur de comptage ce n’était pas pratique. On est passé au vote à bulletin secret.

Les AGs servaient à débattre de notre alternative de société et de nos propositions pour changer le monde, mais votaient aussi des motions concernant les problèmes à régler au Village, comme l’alcool, la drogue, la philosophie, les règles à respecter.

Notre Village des Indignés avait tellement de succès que même avec plusieurs AGs il devint bientôt impossible de prendre des décisions. On était beaucoup trop nombreux à vouloir décider ! Et puis, beaucoup de personnes présentes passaient plutôt leur temps à jouer sur leur portable et à discuter entre elles, c’était agaçant. On a fini par décider qu’on voterait pour des représentants qui voteraient eux-mêmes aux AG en notre nom. Plus simple, plus efficace. Au début, ils avaient un mandat de quelques semaines mais l’expérience durant, on s’est rendu compte que c’était trop court pour prendre vraiment connaissance des dossiers à traiter et pour avoir le temps de débattre vraiment : le mandat a été porté à 5 ans. Chaque représentant des deux AGs pouvait proposer une motion, et les AGs devaient se mettre d’accord pour que la motion soit adoptée.

En cas de désaccord, ils se réuniraient à travers une commission spéciale, la Commission Mixte Égalitaire, chargée de résoudre les problèmes. Chaque membre du Village pouvait être élu représentant. Pour aller encore plus vite sur certains dossiers urgents (gestion des déchets, revendications du mouvement…) on avait créé un petit groupe élu par l’ensemble des Indignés et qui pouvait aussi proposer des motions, à condition qu’elles soient acceptées par les AGs. Ce groupe était composé de 15 membres, appelés « Secrétaires en charge de… », chacun assigné à une mission spéciale. Il y avait un secrétaire préposé à Twitter, chargé de poster #revolution de temps à autre, pour montrer qu’on était méga-connected, et que pour nous la Révolution c’était d’abord la Révolution des geeks consciences. Comme l’élection à la majorité par tous les membres du Village de 15 personnes était encore trop longue (présentation des candidats, campagnes, tours de vote…) on raccourcit le principe en ne votant que pour une seul personne (appelé « Secrétaire général » ou « Président des secrétaires ») qui désignerait lui-même ses secrétaires. On avait enfin inventé la démocratie réelle.

Il n’y avait pas de police au Village des Indignés. Personne ne voulait de cette milice capitaliste au service des bourgeois et de l’ordre moral contre les résistants légitimes. Nous gardions en tête cette maxime de nos aînés : CRS=SS ! Néanmoins devant la montée de la violence et des débordements (notamment entre les anarchistes et les communistes, et entre les marxistes et les décroissants) et pour garantir la bonne marche de notre Village libertaire, nous avions fini par mettre en place un service d’ordre. Au bout d’un moment ça ne suffisait plus car le service d’ordre lui-même participait aux violences ; on a alors crée un corps à part, qui avait seul le droit à la violence légitime pour protéger l’ensemble du Village. On l’a appelé « Service de Sécurité ». Le Service de Sécurité ne pouvait mettre personne en prison (que nous avions bien sûr banni) mais avait le droit en revanche de retenir par la force des individus soupçonnés de non-respect des règles après qu’ils aient été jugés (par le Service de Justice Spécial) dans des Centres de Protection.

Après quelques années notre Village des Indignés s’était beaucoup agrandi et déjà la société commençait à changer pour un monde meilleur, fait de Démocratie, de respect de l’Environnement, de Bonheur, d’Indignation, de Liberté et d’Égalité. Le problème était que certaines AGs étaient parfois violentes dans les débats car tout le monde n’était pas d’accord sur la tournure à donner à notre glorieux mouvement d’Indignation. Revendications anticapitalistes ou simple désir de plus de justice ? Critique des élites ou de la démocratie ? Réveil des consciences ou lutte contre le mal-logement ? Priorité à l’altermondialisme ou a l’écologisme ? Démocratie libertaire ou retour de la morale ? C’était compliqué. Et puis, les AGs s’opposaient parfois aux secrétaires et les secrétaires aux AGs.

Il y avait des groupes qui se plaignaient de toujours payer pour les autres car les repas au Village étaient gratuits, et donc les volontaires payaient (parfois on mourrait de faim car les plants de manioc n’avaient pas bien pris dans le bitume, et dans ce cas on allait voler au supermarché des méchants capitalistes du coin, mais d’autres fois non). On avait peur qu’à cause de certains l’Idéal de Bonheur de notre Village se trouve remis en cause. Aussi, il a fallu écrire un texte fondateur de nos principes, que l’on estimait intouchable et non sujet à discussion : on l’a appelé « Constitution ».

Au bout d’un moment s’est posé le problème de l’argent, car il y avait des familles sur place : bien qu’on ait interdit la création de famille typique de la vieille société traditionnelle et patriarcale qu’on voulait abolir, pour que n’existe que des Citoyens Libertins, il s’était trouvé des milliers d’Indignés pour se mettre en couple et faire des enfants. Or les enfants ne pouvaient pas travailler et il fallait les nourrir et leur offrir des jouets, ce qui posait des problèmes car la règle était le troc, cette horreur qu’était la monnaie, instrument de domination capitaliste, ayant été abolie.

Mais on ne savait pas toujours bien évaluer la valeur des choses. Tu m’échanges une poule contre un tube de dentifrice ? Ça fait combien, une gameboy, en sac de riz ? On avait décidé au début d’évaluer en heure de travail service, une heure valant une heure, et on essayait de troquer une heure à fabriquer un jouet ou à s’occuper des enfants contre une heure d’autre chose. Si quelqu’un avait des biens qu’il ne voulait pas mettre en commun —on n’avait pas choisi tout de suite d’abolir la propriété privée— il pouvait les échanger en fonction d’heures de service (il avait alors droit à un certain nombre de services gratuits), la valeur de son bien étant évalué par une Commission spéciale. C’était notre Système d’Échange Libertaire.

Mais certains se plaignaient, disaient qu’ils ne voulaient pas s’occuper des enfants des autres, qu’ils voulaient choisir ce qu’ils feraient en échange, que leurs biens propres n’étaient pas évalués à leur juste valeur, que d’ailleurs certains travaux étaient plus fatiguant que d’autres, qu’ils n’avaient plus envie d’être payés en heures de service mais en cadeaux si ce n’était pas en argent. Ces hypocrites et traîtres à la solde du capital furent bien sûr expulsés du Village, mais il y en avait de plus en plus, et après un moment on se rendit compte que se monnayaient en sous-main des avantages en nature ou des cadeaux de dessous de table contre les heures de service. La valeur officielle du temps de service n’était plus la valeur officieuse, la valeur d’échange officielle des biens n’était plus la valeur d’usage, ce qui n’était pas sans poser des problèmes.

Un Indigné retrouva alors un vieux bouquin de Walras (économiste capitaliste de l’Ancien Monde) et proposa qu’on résolve le problème en laissant le prix des biens et des services fluctuer selon les besoins et les propositions des gens. On appela les besoin « demande », et les propositions « offre ». Bien entendu les secrétaires et les AGs contrôlaient par des motions la fluctuation des prix et fixaient des règles d’échange pour éviter l’anarchie.

Bientôt, pour souder notre communauté autour d’objectifs et d’idéaux communs, nous adoptâmes un drapeau (le Bleu de l’Espoir, le Rouge de la Révolution, le Blanc de la Paix) et un hymne à la Société Nouvelle. Notre devise était trouvée: Liberté, Égalité, Indignation. Le Village des Indignés, trop long et pas assez évocateur (notre société n’étant plus tellement un « Village »), fut aussi remplacé par un autre: République de France, car nous avions en commun de nobles idéaux et la République c’est la Res-Publica, la chose commune. De France en hommage à la terre qui avait vu naître notre Indignation (d’autres proposèrent « République Universelle de France » pour insister sur le fait que nous n’étions pas de sanguinaires nationalistes xénophobes, comme le laissait entendre le titre « de France »). Avec le temps, c’est devenu « République Française ».

C’était beau. Nous avions inventé une société totalement nouvelle.


[1] J’aimerais revendiquer l’expression mais elle n’est pas de moi.

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5 réflexions sur “Le Village des Indignés

  1. Ok tu as gagné, le mouvement des indignés, tout du moins en France est un peu bidon.

    Cependant, je maintiens l’idée que ce genre de manifestations en marge de la politique est une espèce de soupape sociale qui rend service à la république, surtout si ça se fait de manière non violente, ce qui a l’air d’être le cas majoritairement. Ca permet de la rendre déjà plus participative (c’est quand même bien que les gens s’intéressent à la chose publique comme tu dis).

    De plus, même si ces gens ne savent pas quoi faire, ni qui ils sont, ni ce qu’ils veulent (ni ce qu’est la démocratie réelle), ils ont de bonnes raisons de manifester leur colère. Le Général de Gaulle disait que la politique de la France ne se décidait pas à la corbeille (sous entendu la bourse) mais aujourd’hui, c’est ce qu’il se passe de plus en plus pour de nombreux pays dont le notre. On ne devrait pas admettre l’explosion des inégalités, la stagnation voire la baisse des salaires réels, et la répartition de la valeur ajoutée de plus en plus en faveur du capital. Comment peut on en arriver là alors que la productivité augmente tous les ans grâce au progrès technique, et que le PIB par habitant aussi? Franchement, je peux comprendre que des gens n’ayant aucun espoir d’arriver à plus de 1200 euros net par mois à leur retraite soient indignés. Le problème c’est qu’aujourd’hui, notre destin n’est plus entre nos mains, mais entre celles de l’Europe, de nos partenaires européens, des marchés, et de la banque centrale européenne, et je comprends que certains puissent avoir du mal à se faire à cette idée.

  2. Mais ces indignés sont justement à mettre dans le même sac que les « révolutionnaires du centre » et autres « pamphlétaires du juste milieu » dont parle Muray… Leur idole, Hessel : un strauss-kahno-hulotien (il doit tirer la tronche en ce moment, heureusement qu’il reste encore Hollande, Aubry, Joly, Bayrou, Villepin, Borloo, (enfin bref, tout sauf Marine et Sarkozy, pour défendre son idéal politique…)

    Enfin bref, je mets mon aigreur en veilleuse. Ton texte me fait penser à un album d’Achille Talon (et l’Archipel des Sanzunron), dans lequel vit une communauté qui essaie de bâtir une société utopique à base de troc… A force de perfectionner leur système, Talon finit par réintroduire tous les mécanismes du capitalisme (respect de la loi du marché, crédit, et évidemment une monnaie informelle, etc… A la fin, c’est même le banquier d’Achille Talon qui sauve la communauté de méchants profiteurs marxisants, ha ha !!!)

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