L’euthanasie

Des hauts et débats a fêté il y a quelques temps ses cinq années d’existence. Il s’agissait, à l’origine (il s’agit toujours) d’un projet personnel : écrire pour approfondir les sujets qui m’intéressent et ceux qui me passionnent, écrire pour apprendre à réfléchir, écrire pour organiser mes idées, écrire pour le plaisir.

Je n’aurais pas l’outrecuidance d’affirmer que je me désintéresse des statistiques de visites : en cinq ans, entre 6000 et 10 000 visites par mois (environ 250 000 au total) et environ 80 abonnés, chiffres que je considère à la fois modestes et très satisfaisants pour un blog à parution irrégulière (107 articles en cinq ans cela fait un peu moins de deux articles par mois), avec des billets longs sur des sujets souvent sans rapport avec l’actualité. Cependant, je ne fais pas de promotion particulière de ce blog, ne visant aucun rythme de publication particulier ni aucun a priori sur les sujets traités.

Professeur de sciences économiques et sociales, il était naturel que j’écrive avant tout des articles d’économie. Depuis 2010 j’ai donc rédigé environ 50% d’articles d’économie, sur des sujets divers et variés : le capitalisme financier, l’intervention de l’Etat dans l’économie, les banques, le marché du travail, la fiscalité, les retraites, l’euro, la spéculation, les théories de la valeur, la mondialisation, les déficits publics, la rationalité économique, la compétitivité, la décroissance, etc. Je n’ai évidemment pas la prétention de traiter exhaustivement chaque sujet ; mais j’essaye d’être le plus rigoureux, synthétique, clair possible.

Bien d’autres sujets m’intéressent que l’économie ; il n’a jamais été question d’un blog uniquement consacré à l’économie mais à tout sujet intéressant, suivant l’incipit qui me sert de guide, une citation de Charles Péguy  : “Je plains tout jeune homme qui ne s’est pas passionné pour ou contre la liberté, pour ou contre le déterminisme, pour ou contre l’idéalisme, pour ou contre la morale de Kant”. Ainsi j’ai écrit sur de nombreux sujets de société, ou à caractère philosophique : le statut ontologique du zygote, le mariage pour tous, le rire, la nature humaine, le lien entre droit et morale, les stéréotypes, l’école, l’islam, le bonheur, la laïcité, la justice sociale, le genre, ainsi que plusieurs séries d’articles plus métaphysique : le problème de Dieu et du mal, la question de l’existence de Dieu... J’ai aussi écrit quelques notes de lecture, sur des romans d’Amin Maalouf, des livres d’économie ou sur l’école.

Il est pourtant un sujet essentiel que je n’ai jamais abordé : l’euthanasie. Ce sujet revient régulièrement sur le devant de la scène, comme en ce moment avec l’affaire Vincent Lambert, qui n’est pas la première du genre à faire tant de polémiques. Il y eu l’affaire Humbert, l’affaire Tranois, l’affaire Sébire, l’affaire Salvat, et d’autres. Si je n’ai jamais essayé d’écrire sur l’euthanasie, c’est que je trouve ce sujet extrêmement délicat. Car elle met en jeu des vies brisées et des choix proprement kafkaïens, sans qu’on puisse franchement avoir l’orgueil de détenir la réponse ultime, dans un sens ou dans un autre. Nous ne savons pas ce que vivent véritablement les personnes qui demandent à mourir. Nous ne pouvons pas nous mettre à leur place. Nous ne sommes pas en mesure de les juger, ni eux ni leur famille, et ce quels que soient leurs choix. Parfois, il faut retrouver les vertus du silence.

Ceci n’empêche pas, cependant, de réfléchir sur ce sujet, et d’y échanger des arguments.  D’autres (notamment Koz) ont décrit mieux que je ne saurais le faire leurs convictions à ce sujet. Tudgual Derville a écrit un bel article sur l’affaire Lambert (hier). Dans cette lignée j’aimerais  ici donner quelques réflexions éparses et désorganisées sur ce grave sujet, en pensant bien que je suis loin d’avoir toutes les réponses et tous les arguments.

Soigner ou tuer ?

Je crois en premier lieu que le devoir d’un médecin, fidèle au serment d’Hippocrate, est de soigner, et non pas de tuer.

Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément.

Serment d’Hippocrate, Ordre français des médecins, 1996.

Le serment d’Hippocrate n’a certes pas valeur juridique, alors citons le code de déontologie médicale, article 38 : “Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort.”

Euthanasie passive, euthanasie active

La distinction entre euthanasie active (interdite) et euthanasie passive (autorisée) me semble très justifiée. Pour prendre une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut, si vous voyez un enfant se noyer, il y a une différence entre passer votre chemin et lui enfoncer la tête sous l’eau. Dans le premier cas, on laisse mourir ; dans le second, on tue. Permettre que la mort advienne d’elle-même et provoquer la mort délibérément n’est pas la même chose. Laisser la mort faire son œuvre lorsqu’elle va survenir de toute façon et précipiter celle-ci par l’injonction d’un produit létal n’est pas la même chose. Interrompre un traitement, c’est refuser de continuer lorsqu’il n’y a plus rien à faire. Injecter un produit létal, c’est tuer délibérément.

Le refus de l’acharnement thérapeutique

Le refus de l’acharnement thérapeutique est récent mais parfaitement légal à l’heure actuelle et accepté par la quasi-totalité des institutions, y compris religieuses :

« Il faut distinguer de l’euthanasie la décision de renoncer à ce qu’on appelle l’acharnement thérapeutique, c’est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu’elles sont désormais disproportionnées par rapport aux résultats que l’on pourrait espérer ou encore parce qu’elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la mort s’annonce imminente et inévitable, on peut en conscience « renoncer à des traitements qui ne procureraient qu’un sursis précaire et pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins dus au malade en pareil cas » » Encyclique Evangelium vitae, 65

Il s’agit de ne pas prolonger artificiellement et inutilement une vie qui n’existe que par une machine. Il s’agit, lorsqu’il n’y a plus aucun espoir, de laisser en quelque sort “la mort faire son travail”, en accompagnant au mieux ce passage. Citant la loi, Koz écrivait justement : “Depuis la récente loi Leonnetti, du 22 avril 2005, l’un des tous premiers articles du du Code de la Santé Publique, l’article L.1110-5, prévoit que les actes médicaux « ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable » et que « lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris ». Ce même article prévoit que « dans ce cas, le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en dispensant les soins visés à l’article L. 1110-10 » – c’est-à-dire les soins palliatifs – ou encore que « les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort ».  Plus explicitement encore, l’article L. 1111-10 du Code de la Santé Publique dispose que « lorsqu’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, décide de limiter ou d’arrêter tout traitement, le médecin respecte sa volonté après l’avoir informée des conséquences de son choix ». Dans ce cas, l’article 1111-10 prévoit que « le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins visés à l’article L.1110-10 », lesquels « visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage ». Au titre de ces soins, comme le décrit le guide « droit des malades et fin de vie », le médecin peut administrer une sédation, faisant perdre conscience au malade.

D’autre part, comme le souligne Alexandre Delaigue, l’acharnement thérapeutique fait perdre de la qualité de vie aux patients : « On meurt à l’hôpital, une institution totale dans laquelle la priorité accordée à la survie du malade se fait au détriment de sa qualité de vie. Au nom de sa survie, la personne ne peut plus vivre chez elle, près de ses proches, choisir ce qu’elle mange, ce qu’elle boit, à quelle heure; elle perd son intimité. Et ce pour subir des traitements aux conséquences souvent très douloureuses (nausées, dégradation physique, souffrance). Si ces caractéristiques de l’hospitalisation sont acceptables lorsqu’il s’agit d’être guéri d’une affection, elles le sont beaucoup moins pour des personnes dont il s’agit simplement de prolonger l’existence de quelques mois. Entre survivre 6 mois à l’hôpital, bardé de tuyaux en chimiothérapie, et survivre 2 mois chez soi sans traitement, les gens n’ont souvent pas le choix : celui-ci ne leur est jamais présenté tant la priorité à la survie est inhérente au fonctionnement du système de santé. »

J’avais lu un propos similaire chez Hadjadj : « On m’a raconté l’histoire d’une vieille dame des pays du Nord. Elle avait senti son heure venir et s’était retirée dans un chalet avec son fils, voulant mourir de cette mort naturelle qui est aussi surnaturelle. Des voisins écrivirent une lettre de délation aux services de santé. La dame fut embarquée de force dans une ambulance, enfermée dans une petite pièce blanche identique à sa voisine, loin des paysages de l’enfance, loin de la familière demeure, loin du fils qui ne la pouvait plus visiter qu’aux heures d’ouverture. Les voisins étaient persuadés que cette déportation était la meilleure du monde. La dame fut conservée là comateuse, durant plusieurs mois. Ses dernières heures, au lieu d’être contemplatives, furent affairées. Elle voulait peut-être partir en priant, bercée de cantiques. Elle entendit des commentaires sur ses dernières urines et la courbe erratique de sa température. Une telle histoire montre comment l’acharnement thérapeutique entraîne la réaction euthanasique dans ces même pays du Nord. La peur d’être perdu dans un lit anonyme, délimité par une blanche surface désespérée, avec des « prières qui s’arrêtent au plafond de la salle et retombent par phrases brisées, inefficaces », peut suggérer qu’il vaut mieux se suicider chez soi, aux premiers signes de défaillance. »

Refus de l’acharnement thérapeutique = refus d’eau et de nourriture ?

Le cas Lambert est-il un cas où peut s’appliquer la notion de refus d’acharnement thérapeutique ? Question si délicate. Vincent Lambert est certes gravement et irréversiblement handicapé, mais il ne survit pas avec une machine lui administrant un traitement vital : la seule machine dont il dispose est une machine qui le nourrit. Considérer qu’arrêter l’hydratation et la nourriture c’est refuser l’acharnement thérapeutique revient à considérer l’eau et la nourriture comme un traitement. Qu’est-ce qui peut, qu’est-ce qui doit être considérer comme un soin, un traitement ? Toute l’affaire Vincent Lambert s’est cristallisée sur cette question. Si la nourriture et l’hydratation constituent un traitement, alors on peut considérer que les maintenir constitue une « obstination déraisonnable » au sens de la loi Leonetti. Dans le cas inverse, on ne peut pas parler d’acharnement thérapeutique.

Souffrance et douleur

On met également en avant, pour justifier l’euthanasie, les souffrances insupportables. Mais comme le disait fort justement Danièle Lecomte  (à l’époque responsable du service de soins palliatifs à l’hôpital Broussais), il y a déjà 15 ans de cela,  “Il y a peut-être une confusion entre douleur et souffrance. La douleur est effectivement le plus souvent maîtrisable. Mais on ne peut pas réduire le vécu douloureux de la personne en fin de vie à une composante physique accessible aux médicaments. La question est plus complexe. C’est celle de la souffrance, qui inclut des dimensions psychiques, émotionnelles, existentielles. La souffrance, on peut l’écouter, l’accompagner, mais on ne peut pas véritablement la traiter.” La souffrance ne se réduit pas à la douleur physique. Les soins palliatifs consistent d’après le Dr Lecomte à “améliorer la qualité du temps qui reste à vivre. Notre but est de permettre à la personne de mourir à son heure, le moins inconfortablement possible. Nous sommes là en tant que témoins et accompagnateurs de cet évènement, pas en tant qu’acteurs. A l’inverse, ce qui anime les partisans de l’euthanasie est la volonté de maîtriser la mort. Et la notion de dignité, fréquemment mise en avant, se réduit bien souvent à cet aspect de refus de la mort. La mort, dans cette façon de voir, n’est plus le dernier évènement naturel de la vie mais l’échec de la médecine.”

Cette distinction entre souffrance et douleur permet d’ailleurs bien d’expliquer pourquoi, malgré de nombreux cas médiatiques, les demandes d’euthanasie persistantes restent encore rares. Koz écrivait encore : “Avec Emmanuel Hirsch, Catherine Kiefer rappelait qu’en 10 ans d’exercice, elle n’avait connu qu’une demande d’euthanasie. Il y a aussi cette oncologue (spécialiste en cancérologie) qui rapporte à Rue89 qu’en 25 ans d’exercice, elle n’a pas connu de demande d’euthanasie qui dure.” Les malades peuvent, à un instant donné, se dire qu’il vaudrait mieux être mort qu’en leur état, ce qui est déjà différent que de vouloir mourir. Comment savoir si quelqu’un qui souhaite mourir le veut parce qu’il ne supporte plus les conséquences de sa maladie ou parce qu’il souffre de la solitude, du manque d’attention ? Et dans ce cas, l’euthanasier ne revient-il pas à promouvoir le suicide ?

Au lit de la mort, comme il souffrait beaucoup, Antisthène s’écria :

-Qui me délivrera de mes maux ?

-Ce fer, lui dit Diogène, en lui présentant un poignard.

-C’est de mes maux, et non de la vie, que je voudrais me délivrer, répondit Antisthène.

P. Leroux, J. Reynaud (dir.), Encyclopédie Nouvelle, 1836

Les dérives

On évoque souvent les risques de dérives. Ces risques sont réels et déjà dûment constatés dans les pays ayant largement ouvert l’euthanasie : Aux Pays-Bas et en Belgique, on en est venus à l’euthanasie des déments, des enfants, des dépressifs. En Belgique, un homme se fait euthanasier parce qu’il n’est pas satisfait de son opération de changement de sexe. On autorise l’euthanasie de femmes victimes d’un viol qui ne se remettent pas de leur traumatisme ; de vieillards qui ont peur de la solitude ; de personnes chroniquement dépressives.

Soyons clairs : ces cas ne constituent pas des « dérives » de l’euthanasie au sens d’excès contrôlables par la législation : ils constituent le cœur même du principe de l’euthanasie, comme l’a très bien exprimé Marcela Iacub  en évoquant l’euthanasie d’une victime de viols :

Même si certains commentateurs tiennent ces mesures comme étant une perversion de l’euthanasie, celle-ci devant s’appliquer à des individus atteints de maladies physiques graves et incurables et non psychiques, elles constituent en réalité son expression la plus pure. En effet, le droit à l’euthanasie donne aux individus le pouvoir de décider s’ils souhaitent vivre ou mourir sans que l’État n’intervienne d’une manière paternaliste sur des choix aussi fondamentaux. Ce dernier doit seulement permettre, à ceux qui le souhaitent, de mourir dans de bonnes conditions. Les raisons que l’on invoque pour cesser de vivre sont après tout une affaire privée. Si l’Etat décide qu’il y a des bonnes ou des mauvaises raisons, il empiète sur ce choix souverain.

On parle fréquemment de la liberté de choisir sa mort (dernier argument, le plus important, auquel je viendrai ensuite). Mais comment ne pas craindre des euthanasies décidées par un autre, un tiers, un parent qui veut l’héritage, surtout quand le patient ne peut plus exprimer sa volonté ? Le rapport de l’Observatoire sur la fin de vie confirme les pires craintes que l’on peut former à cet égard : en Belgique et au Pays-Bas, ce serait 33% des patients euthanasiés qui le sont sans avoir formulé de demande explicite en ce sens. A 33%, ce n’est plus une dérive, c’est le fonctionnement normal du système et il ne faut se faire aucune illusion sur le fait que cela se produira également en France, si l’euthanasie y était légalisée.

D’ailleurs, ces dérives existent déjà : le docteur Tramois, qui décide sans en avertir la famille d’euthanasier (par une infirmière, en son absence) une patiente atteinte d’un cancer du pancréas en phase terminale ; plus terrible, l’affaire Bonnemaison, où un médecin euthanasie pas moins de sept personnes, de façon discrétionnaire, et dans certains cas sans consulter ni la famille ni l’équipe médicale, ni même les patients, sans aucun encadrement ! Selon l’article 221-1 du Code pénal, le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Radié de l’Ordre des médecins, le docteur Bonnemaison a néanmoins été acquitté, le jury estimant que l’intention de donner la mort n’était pas fermement établie, dans la mesure où les produits injectés peuvent être aussi utilisés pour leurs effets sédatifs sur les patients en phase terminale (avec de possible effets létaux).

Autre pays, autre exemple : dans l’État américain de l’Oregon, où le suicide assisté est permis par la loi. Là-bas, la caisse d’assurance-maladie refuse le remboursement de la chimiothérapie aux patients atteints de cancer, dont les chances de survie pour les cinq prochaines années n’excèdent pas 5%. A la place, elle leur propose le recours au suicide assisté, et bonne âme, finance l’opération. Deux patients au moins ont reçu un courrier leur indiquant que la chimio ne serait plus remboursée, mais que le suicide, si.

Et que dire des situations (certes exceptionnelles) où l’on va euthanasier quelqu’un qui, finalement, se remet et sort du coma ? C’est pourtant ce qu’à vécu Angèle Lieby : dans le coma mais consciente, rapporte le Parisien, son mari avait déjà choisi le cercueil.

Pas de dignité objective ?

Pour qui craint une maladie insupportable et souhaite réellement pouvoir mourir au moment désiré, ces arguments n’auront cependant que peu de portée. Au premier, ils répondront qu’administrer la mort à un incurable, c’est soulager et non pas tuer. Ils diront aussi que les dérives peuvent être encadrées, ou encore, surtout, que la notion de souffrance, de douleur, de dignité, est subjective, propre à chacun, et qu’en conséquence on doit laisser à chacun le choix de sa fin de vie.

On touche ici à l’argument essentiel, qui en réalité le cœur du débat. Bien sûr, il y a toujours une part de subjectivité dans l’appréciation de sa qualité de vie et de ce qu’est une fin de vie “digne”. Mais peut-on dire que cette appréciation est entièrement subjective ? Le glissement philosophique consistant à affirmer que “l’opinion que chacun a de la qualité de sa vie et de sa fin de vie est entièrement subjective” est absolument considérable et on en mesure pas toutes les conséquences. On affirme qu’on ne peut pas savoir avec certitude si une vie est digne ou pas, si elle vaut la peine d’être vécue ou pas, et que tout cela dépend de l’appréciation subjective de la personne.

Mais s’il n’est pas de dignité objective, il n’est pas de dignité du tout ! La vie, l’existence n’a plus aucun sens et dans ce cas, à l’adolescent à qui traverse l’idée fugace de se suicider par dépit amoureux ou parce qu’il a raté un examen, on donnera le pistolet. S’il n’est pas de dignité objective, on peut s’euthanasier pour un divorce, n’importe quel handicap, ou parce que se font sentir les premiers signes de l’arthrite. Les dérives sont innombrables : dans Réussir sa mort (2009), Fabrice Hadjadj ironisait : “Point de dignité objective, valable pour tous, que nous pourrions nous rappeler les uns aux autres, que nous pourrions reconnaître les uns dans les autres. Pas de dialogue possible, puisque chacun possède sa définition indiscutable et ne peut que camper sur ses positions. Pour les uns, perdre sa dignité équivaudra à ne plus pouvoir regarder les matchs du PSG ; pour d’autres, à connaître les rides irrécupérables au lifting ; pour d’autres, à ne plus être capable de tromper sa femme ; pour d’autres encore, à subir un redressement judiciaire, à ne plus être capable de se laver seul, etc. (…) Dire qu’il n’y a pas de dignité objective, c’est dire que je ne suis jamais sûr d’être dans le vrai, c’est même affirmer que sur la dignité humaine, il n’est pas de vérité du tout. On ne sait pas avec certitude si notre vie vaut quelque chose ou si elle ne vaut rien. Pareille affirmation est une destruction de tout sens de l’existence. Si on la prend au sérieux, comment ne pas être désespéré ? Comment ne pas se tirer une balle ?”

La conséquence logique et immédiate de l’idée de dignité totalement subjective est que l’euthanasie active doit être légalisée, y compris pour les bien-portants qui le souhaitent. Mais alors, c’est la fin de toute vie en société ; accepter qu’une personne puisse décider de sa mort si elle juge subjectivement que sa vie n’est plus digne, c’est abandonner tout soulagement, tout traitement des plus faibles, en choisissant la solution cynique de la facilité, la cruelle efficacité économique : “Tu ne veux plus vivre ? eh bien meurs. C’est remboursé par la Sécu.”

La liberté de choisir sa mort ?

Autre question centrale. On devrait pouvoir être libre de choisir sa fin de vie, disent les partisans de l’euthanasie. Juridiquement, le sujet central ici est celui des directives anticipées. Concrètement, j’écris noir sur blanc ce que je souhaite au cas où je ne suis plus en mesure d’exprimer ma volonté et où mon état est grave et irréversible. Le médecin doit respecter ce choix, la nouvelle loi santé de Marisol Touraine rendant les directives anticipées contraignantes pour le médecin (ce ne sont plus une donnée parmi d’autres).

Or, après d’autres, j’interroge la pertinence de ces directives, pour les raisons suivantes. Tout d’abord, écrire des directives anticipées, c’est faire un choix de bien portant pour un mourant (le mourant qu’on sera peut être tout à l’heure). Pour être personnellement atteint d’une maladie chronique assez grave, je crois être assez bien placé pour affirmer qu’on ne connaît absolument pas l’importance d’une vie en bonne santé quand on n’a pas expérimenté soi-même (ou par un proche) la maladie grave. Il faut subir les nombreux soins hospitaliers  invasifs, gérer les médicaments aux effets secondaires pénibles, être fréquemment hospitalisé ou dépendre de machines pour survivre pour savoir à quel point la santé est un bien précieux. L’alcoolique, le drogué, celui qui se nourrit mal… n’ont pas idées de ce qu’ils risquent de gâcher. Et c’est normal, puisque la santé a cette particularité qu’on y pense le plus quand on en dispose le moins ! En parfaite santé (ou se croyant tel), c’est donc la dernière chose qui nous préoccupe. Mais cela signifie qu’entre une volonté à un instant t, en tant que bien-portant tentant de se projeter dans un corps de malade, et la réalité du malade qu’il est devenu, qu’il est, il y a un fossé, un gouffre.

On dit que la liberté c’est pouvoir choisir ou plus vulgairement “faire ce qu’on veut”, mais justement, que veut-on exactement ? Notre volonté est changeante, instable. Je veux purée-carotte et puis finalement non, jambon-purée. Je veux aller au cinéma, mais il y a un bon film à la télé. Je veux la rouge et puis la verte, non, la bleue. Dès lors, dire qu’on est capable avec certitude de savoir ce que l’on veut concernant un sujet aussi grave, et sur lequel il est aussi difficile de se projeter (on ne peut pas réellement “s’imaginer malade” et surtout gravement incurable tant qu’on ne le vit pas), et faire de cette volonté une contrainte que le médecin doit formellement respecter me semble excessif. Les directives anticipées ont évidemment leur utilité, car elles éclairent le souhait du malade. Mais je ne crois pas qu’elles devraient contraindre le médecin. Vincent Lambert n’en a pas écrit, mais il a affirmé à quelques proches qu’il ne souhaiterait pas continuer à vivre si cela lui arrivait. Mais que savons-nous qu’il désire maintenant que cela lui arrive ? N’y-a-t-il pas, dans chaque cas, un doute raisonnable sur le fait que le patient, devant le fait accompli, ait changé d’avis ? Et s’il y a un doute, même infime, même minime, qui prendra la responsabilité, se basant sur des déclarations informelles antérieures, de mettre fin à sa vie ?

On pourra répondre à cela que, malgré leurs limites, les directives anticipées sont bien mieux que rien ; que même si la volonté peut changer, on doit se satisfaire de ce qu’on a à un instant donné, à savoir une opinion exprimée formellement ou informellement sur la conduite à tenir en de tel cas ; qu’à tout le moins, il vaut mieux se baser sur des directives anticipées, même imparfaites, parce qu’elles proviennent du patient lui-même, plutôt que se baser sur les opinions, valeurs, convictions de tiers, y compris le médecin. On revient à l’argument de la liberté et on touche ici à un débat beaucoup plus philosophique, donc impossible à trancher.

Deux options s’affrontent : d’un côté, ceux qui pensent qu’on doit choisir sa vie et sa fin de vie, donc que l’homme est ultimement maître de ses décisions. Si je souhaite mourir, alors (faites) que je meure. Les résonances métaphysiques sont évidentes : si Dieu n’existe pas, l’homme est ultimement le fruit du hasard et l’existence n’a ni sens ni direction ; on ne peut alors s’en remettre en définitive qu’à la volonté, la liberté de l’homme de faire ce que lui semble bon de sa vie. Inversement dans l’autre camp on trouvera inévitablement les croyants, et ceux pour qui la dimension objective de la dignité (toute vie est précieuse) est plus importante que sa dimension subjective (liberté humaine) : car si Dieu existe, il est le maître ultime de la vie et l’homme n’a pas le pouvoir de choisir “le jour et l’heure”. Dans la théologie chrétienne, la vie est perçue comme un don, concrètement parental, mais divin ultimement : décider soi-même de sa mort, c’est refuser ce don (d’où la condamnation du suicide, conduisant au Moyen-Age au refus de sépulture pour les suicidés).

On concevra aisément à quel point ici, les antagonismes sont énormes, et irréconciliables. La question dépasse largement celle de l’euthanasie, bien qu’elle y touche directement. Il s’agit de savoir s’il y a une Loi, une transcendance qui se situe au-delà du champ décisionnel de l’humanité, ou si l’homme est le début et la fin de tout, le premier et le dernier mot de sa propre existence. Dans le second cas, il est évident que l’euthanasie est acceptable. C’est une question éminemment philosophique et théologique. Mais quand nous discutons de la volonté (exprimée informellement) de Vincent Lambert de mettre fin à sa vie versus la dignité objective de chaque vie et l’interdiction de tuer, c’est de cela en réalité que nous discutons.

Sommes-nous les maîtres ultimes de la vie, de notre vie ?

2 réflexions sur “L’euthanasie

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