Faut-il réduire les déficits publics ? (1/4)

Avant de répondre à la question, une présentation de la situation…

Déficits publics : une introduction

La crise et les plans pour en sortir ont ravivé les inquiétudes au sujet des déficits publics. Manuel Valls a promis 50 milliards de baisse de dépenses pour parvenir à réduire ces déficits. Les critères de convergence de l’UE –pacte de stabilité, PSC– imposent un déficit inférieur à 3% du PIB, et une dette publique à 60%. Dans ce contexte on peut se demander s’il est pertinent de réduire les déficits publics.

Les déficits publics sont ceux des administrations publiques (APU), terme qui regroupe l’Etat, les collectivités locales et les organismes de sécurité sociale. On parle de déficit quand les dépenses sont supérieures aux recettes, c’est-à-dire quand le solde budgétaire est négatif. Les recettes des APU proviennent à 90% des prélèvements obligatoires. Le premier poste de recettes sont les cotisations sociales (35%), suivies par les impôts sur la production et les importations (principalement TVA, 30%), et enfin les impôts sur le revenu et le patrimoine (20%). Quant aux dépenses, le premier poste sont les dépenses de redistribution (reversées directement aux ménages, notamment via le système assurantiel français) à hauteur de 35%, le second poste (20%) représentant la rémunération des salariés qui travaillent pour l’Etat (fonctionnaires ou non, dont plus de la moitié pour la santé et l’éducation). A titre indicatif, en 2011 les dépenses totales des APU étaient de 1211 milliards d’euros, excédent les recettes de 248 milliards.

Les recettes des APU sont ponctionnées sur la conjoncture : quand la croissance est forte, de nombreux revenus sont distribués, les salaires augmentent, la consommation aussi, ce qui fait d’autant plus de revenus pour les APU (TVA, cotisations sociales, impôt sur le revenu, etc.). C’est évidemment l’inverse en temps de crise. Les dépenses, de même, sont en partie liées à la conjoncture : en temps de crise, elles s’accroissent automatiquement (hausse des allocations chômages, des dépenses sociales, etc.).

On distingue alors, dans le solde budgétaire, le solde structurel et le solde conjoncturel (le solde budgétaire est égal à la somme du solde structurel et du solde conjoncturel). Le solde structurel est le solde qui résulte des choix de politiques économiques des gouvernements au pouvoir. Le solde conjoncturel dépend de la conjoncture, c’est-à-dire du taux de croissance économique, ou plus précisément de l’écart entre la croissance effective et la croissance potentielle (déterminée, pour simplifier, par le taux de croissance de la population active et celui de la productivité du travail). En pratique, comme les choix du gouvernement au pouvoir ont aussi des effets sur la croissance économique, distinguer le solde structurel du solde conjoncturel n’a rien d’évident.

Plus aisée est la distinction entre solde primaire et solde secondaire. Comme le solde inclut aussi les intérêts versés au titre des emprunts passés, on distingue en effet le solde primaire, qui est le solde budgétaire hors intérêts de la dette, et le solde secondaire, intérêts inclus.

Pourquoi les déficits publics augmentent

Les APU françaises ont des dépenses supérieures aux recettes depuis 1974. A cette époque, elles avaient dégagé un excédent d’environ 400 millions d’euros. Depuis, elles ont toujours eu des besoins de financement, qui sont réalisés principalement sur les marchés financiers, par émission de titres obligataires (OAT à 5-10 ans le plus souvent).

Comment expliquer les déficits ? L’accroissement des déficits a une cause conjoncturelle et une cause structurelle. La raison conjoncturelle est le ralentissement de la croissance depuis le double choc pétrolier des années 1970, qui prive l’Etat de recettes fiscales et la Sécurité sociale de cotisations, tandis que les dépenses augmentent (principalement avec l’explosion du chômage, conséquence du ralentissement de la croissance). Avec la crise, les déficits publics français ont bondi de 2,75% (2007) à 7,5% (2010) du PIB, la dette passant dans l’intervalle de 65 à 90% du PIB. Une conjoncture si médiocre rend caduque les conditions sur lesquelles reposent le PSC, c’est-à-dire une croissance nominale de 5%. Avec une croissance annuelle de 5% et un déficit de 3%, la part de la dette dans le PIB se stabilise en effet à 60%.

Notons par ailleurs que contrairement à une idée répandue, ce qui a coûté cher aux pouvoirs publics durant la crise, n’est pas tant le sauvetage des banques en faillite. Certes, certaines banques ont dû être sauvées à prix d’or (surtout aux Etats-Unis, le plan Paulson coûtant pas moins de 700 milliards d’euros au contribuable américain) mais ces sommes ont toutes été remboursées par les banques en question, avec intérêts. Ce qui a coûté en revanche extrêmement cher, ce sont les multiples plans de relance keynésiens qu’ont mis en place les pouvoirs publics pour éviter que, l’activité s’effondrant, le chômage explose encore plus qu’il ne le fait déjà. Au niveau européen, le plan de relance s’élevait en 2008 à plus de 200 milliards d’euros. A elle seule la France en a dépensé environ 35. La Chine a réalisé sur la période 2008-2010 un plan de relance de presque 600 milliards de dollars.

Le ralentissement de la croissance explique-t-il entièrement l’augmentation des déficits publics ? Ce serait trop facile. Une autre façon de voir les choses, ou une autre raison, comme on voudra, est l’incapacité des pouvoirs publics à maîtriser leurs dépenses et leurs recettes. Les théoriciens du Public Choice, appliquant la rationalité économique à l’action publique, affirment qu’en période préélectorale, les politiciens sont incités à multiplier les déficits clientélistes pour être élus : baisse des impôts, hausse des dépenses (le marché électoral étant représenté comme un marché classique offre/demande de type « voix contre dépenses »). Les conséquences négatives comme l’inflation sont éludées puisqu’elles sont subies après le résultat de l’élection.

On peut défendre l’importance du système étatique français, avec son État-providence très développé, son généreux système assurantiel, ses aides sociales nombreuses, sa fonction publique pléthorique. Il y a de très bons arguments pour cela, et cela participe à faire de la France un grand pays développé. Mais il faut bien en mesurer le coût. Quand un État dépense chaque année près de 60% de la richesse produite, on est en droit, et même en devoir, de s’interroger sur l’efficacité de la dépense publique. Même un économiste de gauche et proche du PS comme Thomas Piketty écrivait en 2011, à propos du taux d’imposition français : « quelle que soit la qualité des services publics et de la protection sociale, un taux global d’imposition de 49 % ou 45 % nous semble objectivement très élevé et ne nous paraît tenable qu’à deux conditions. D’une part, il est nécessaire que des efforts permanents soient faits pour améliorer cette qualité de services et de protection et les adapter aux besoins individuels et collectifs (…) ».

Quels sont les résultats de la France en matière d’inégalités ? d’école ? de santé ? d’administration ? La France fait généralement bonne figure dans les classements internationaux. Son école, son administration, son système de santé, sa justice, s’en sortent généralement bien parmi les pays de même rang économique. Nous sommes rarement les meilleurs, mais rarement les pires.

Sans titre

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NB : les deux graphiques corrèlent le niveau de transfert des richesses par les APU (en % du PIB) et l’indice de Gini, qui mesure les inégalités (graphique 1) et le taux de pauvreté (graphique 2).

Seulement, être efficace n’est pas suffisant : il faut être efficient. Être efficient, c’est atteindre ses objectifs avec des moyens proportionnés. On tuera un moustique à la bombe, et non au bazooka. On devrait alors comparer les résultats qu’obtient la France avec les moyens qui sont engagés pour les obtenir.

Or, à supposer même que les résultats soient très bons, les moyens engagés, eux, sont considérables. Sur le taux de dépense global, une image vaut mieux qu’un long discours.

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General government spending (Total, % of GDP, 2000 – 2013)

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Source: OCDE.

Ensuite, si l’on compare secteur par secteur, la France est au-dessus de la moyenne dans tous les domaines :

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Il ne s’agit pas de faire un inventaire à la Prévert –comme on en trouve régulièrement dans les numéros du Point ou de Valeurs Actuelles, voire dans les émissions de Courbet – sur le mode « voyez tous ces gaspillages de l’État qu’on pourrait éviter », ou encore « ouh le méchant Jack Lang ». Car en dépensant autant, il est inévitable qu’il y ait des gaspillages, mais il faut garder le sens des proportions. Ce n’est pas un avion présidentiel de trop ou quelques excès dans les frais de bouche qui creusent le trou de la Sécu. Rappelons qu’un milliard = 1000 millions. Pour reprendre la polémique sur « Air Sarko One », il faudrait donc au bas mot 64 avions présidentiels chaque année (à 187 millions d’euros l’unité) pour couvrir le déficit de la branche maladie de la Sécurité sociale, 171 pour celui des retraites.

Ceci étant dit, les sciences humaines ne manquent pas de théories pour expliquer pourquoi les bureaucraties sont poussées à l’inefficacité et au gaspillage de ressources : l’efficacité nécessite de faire des erreurs et de les corriger, mais le centralisme bureaucratique et les logiques de pouvoir empêche cet effet correcteur d’agir efficacement, ou suffisamment rapidement (Crozier) ; le conformisme bureaucratique pousse les fonctionnaires à agir par conformisme avec la règle (application ritualiste du règlement) sans considération pour les réalités et les aléas du terrain (Merton) ; le système administratif pousse les bureaucrates à l’inefficacité car ils cumulent pouvoir discrétionnaire et absence de sanction au déficit productif (il n’y a pas ou peu d’incitations à améliorer ses résultats) (Niskanen). Si je suis le seul à savoir quels sont les coûts pour effectuer une tâche, j’ai intérêt à les exagérer, n’étant pas sanctionné en cas de mauvaise évaluation. Cela peut signifier : exagérer le temps qu’il faut pour effectuer une opération, renouveler fréquemment les équipements pour être à la pointe de la technique, même si les effets sont très modestes (cas des hôpitaux), faire des dépenses somptuaires, peu productives, etc. Souvent, le fonctionnement même de la budgétisation publique pousse à la dépense, puisque une administration (par exemple, celle d’un lycée) qui réduirait ses dépenses volontairement se verrait l’année suivante réduire ses crédits (« si vous ne le dépensez pas, c’est que vous n’en avez pas besoin »)…

Le processus de décision publique, les incitations des dirigeants, ne relèvent pas d’une approche coût-bénéfice, mais d’une logique bien plus complexe qu’on ne comprend que très mal, dans laquelle interagissent des idéologies, des mécanismes politiques internes et externes, le poids du passé, etc. Ce problème existe aussi dans les entreprises du secteur marchand, mais avec un garde-fou : une entreprise qui s’obstine à préserver des activités qui lui coûtent plus qu’elles ne lui rapportent a tendance à être mise en difficulté par ses concurrents.  Alexandre Delaigue

Notez qu’un tel argumentaire n’est pas nécessairement « de droite ». Traditionnellement, on assimile en effet à la droite –ou au « libéralisme »– les velléités de réduction de dépenses publiques. Mais c’est contestable. Je reprends ici l’excellent argumentaire de Christophe Darmangeat : « les chiffres montrent que dans l’ensemble des pays développés, depuis quelques décennies, la dette publique a connu une croissance tendancielle et très largement indépendante de la couleur politique des gouvernements en place. Les rares périodes de diminution de la dette ont bien davantage coïncidées avec la survenue d’un regain de croissance qu’avec l’arrivée au pouvoir de partis censément plus libéraux.

Le graphique ci-dessous, qui représente le rapport entre le montant de la dette publique française et le PNB, illustre ce fait. Bien malin qui pourrait en déduire quelles étaient les orientations politiques affichées des différents gouvernements durant cette période. On remarquera même que la plus forte montée de l’endettement a eu lieu durant l’actuelle présidence de N. Sarkozy, tandis que la seule période de désendettement (relatif) fut celle qui coïncida avec le gouvernement L. Jospin (1997-2002). On n’en déduira pas pour autant un rapport de cause à effet ; l’endettement, ou le désendettement, furent clairement dictés par les circonstances économiques, et non par l’étiquette politique du parti au pouvoir.

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Le même constat s’impose en ce qui concerne les États-Unis. Là encore, il apparaît très clairement que les gouvernements républicains, volontiers présentés par eux-mêmes ou leurs adversaires comme libéraux (lorsque ce n’est pas « néo-libéraux » , voire « ultra-libéraux ») ne se sont guère signalés par l’efficacité de leur lutte contre l’endettement public. Les deux présidences de Reagan (1980-1988), souvent décrites comme l’archétype d’une politique économique orthodoxe (les reaganomics) vit s’accroître l’endettement à une cadence soutenue. Et plus près de nous, on doit également parler des mesures interventionnistes qui ont suivi la crise financière ; celle-ci ont aggravé l’endettement public en un laps de temps très court, et dans des proportions considérables (2008-2010). Or, si les effets de ces mesures apparaissent durant la présidence de B. Obama, il ne faut pas oublier que ces mesures ont été élaborées et votées par l’administration de G. W. Bush, qui est de surcroît intervenue directement pour sauver de la faillite plusieurs entreprises majeures du secteur financier.

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Ce qu’il faut retenir, c’est qu’affirmer que la plupart des gouvernements, dans les pays développés, ont eu une attitude irresponsable à l’égard de l’endettement public n’est pas spécialement une affirmation « de droite ». D’abord, parce qu’en matière de dépenses publiques, la droite et la gauche se tiennent en général mutuellement le pavé, même s’ils ne sont pas forcément d’accord sur la nature des dépenses à augmenter/réduire (on préfère dépenser pour la sécurité, les entreprises ou les infrastructures à droite, et pour l’école, le social et l’égalité à gauche). Au passage, rappelons que distribuer des subventions aux entreprises n’a rien d’une politique libérale ! Ensuite, parce que pour augmenter les déficits publics, il n’y a pas que la hausse des dépenses ; il y a aussi la chute des recettes.

Or, le tassement des recettes est aussi un trait caractéristique du financement public en France depuis quelques années. Cela va de la multiplication clientéliste des niches fiscales (on en compterait plus de 300, rien que pour l’impôt sur le revenu) et les réductions de « charges » sur bas salaires (Balladur 1993, Juppé 1996, puis Jospin, Raffarin, Sarkozy qui poursuivront et amplifieront cette politique…) au bouclier fiscal sarkozien, en passant par la défiscalisation des heures supplémentaires, le pacte de responsabilité de Hollande et les promesses de Valls de « sortir 1,8 million de ménages de l’impôt ». On voit qu’en la matière, gauche et droite voguent dans le même bateau.

Cela permet à certains courants d’extrême-gauche de jaser sur « la dette qui est le fruit des cadeaux faits aux riches ». C’est évidemment une exagération, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, cette politique de réduction des recettes n’est pas qu’un cadeau fait aux « riches » (ou aux entreprises, il faudrait savoir) mais profite à tout le monde. Selon le mot de Bastiat que je citerais de façon volontiers provocatrice, « l’État, cette grande fiction par laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Les entreprises qui profitent des réductions de charges ne sont pas toutes des multinationales, pas plus que ne sont des milliardaires les restaurateurs qui bénéficient de la baisse de la TVA, les classes moyennes du quotient familial, les PME innovantes des subventions publiques ni les journalistes qui ont 7650€ d’abattement forfaitaire avant impôt, sans parler des 2 milliards annuels de fraudes aux Assedic, des 80 millions à l’assurance maladie, etc., etc.

Et puis, il faudrait voir à ne pas exagérer. Plutôt que d’une chute des recettes, il faut parler d’un tassement, ou alors je dois m’acheter des lunettes :

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En fait, l’erreur qui est souvent commise est d’assimiler –à tort– dépenses publiques et dépenses de l’État. Or, on l’a dit, l’État ne réalise qu’un gros tiers des dépenses publiques : en 2011, 446 milliards sur 1211. Le reste étant réalisé par la Sécurité sociale (plus de 40% des dépenses) et les collectivités territoriales.

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Source : INSEE, comptes nationaux, 2011.

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Source : INSEE, compte nationaux, 2011.

Comme la tendance est à la réduction du poids de l’État, mais que les autres APU (Collectivités territoriales et Sécurité Sociale) ne voient pas leurs dépenses reculer –au contraire– une analyse focalisée sur l’État exagèrera la réduction des recettes structurelles, suggérant, avec un peu d’excès, qu’on organiserait la ponction des ressources publiques au bénéfice des riches.

Pour conclure sur ce point en quelques phrases :

– Si les déficits se creusent, c’est d’abord parce que la croissance ralentit depuis de nombreuses années, et on ne peut pas y faire grand-chose ;

– La mauvaise gestion publique a évidemment un rôle, sans qu’on puisse franchement trancher en faveur de la droite ou de la gauche en la matière. Quant à l’argument de la méchante UE qui impose la rigueur budgétaire, il a bon dos. Certes, la convergence nécessite des ajustements de plus en plus importants, mais les deux pays moteurs de la zone, la France et l’Allemagne, qui avaient pourtant organisé eux-mêmes la rigueur budgétaire en Europe avec le Pacte de Stabilité, ont violé à de multiples reprises les règles communes, en s’arrangeant en 2003 pour ne pas être sanctionnées (et qui va sanctionner la France et l’Allemagne ?). Tant que les règles européennes resteront des mécanismes dont on se sert sur le dos des autres, et qu’on oublie quand ça nous arrange, l’argument de l’étau européen demeurera difficile à accepter.

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