Rappel des épisodes précédents
Dans les articles précédents (un, deux), j’ai débuté une réflexion sur la nature humaine. Cette question est évidemment fort vaste et je n’ai nulle prétention de l’aborder complètement (encore moins de la trancher) via ces modestes lignes. Si j’en présente correctement les enjeux, ce sera très bien.
J’ai souligné dans les articles précédents l’origine chrétienne de la nature humaine (Homo imago Dei, tous les Hommes à égalité devant Dieu), en rupture avec un certain nombre de traditions religieuses antérieures (peuples ou individus faits pour être esclaves dans la pensée grecque, peuple élu en Israël, etc.). La nature humaine est (plus ou moins) redécouverte avec les Lumières, en particulier Locke, qui, dans ses Deux traités du gouvernement civil (1690), développe l’idée de « droits naturels » de l’homme à la naissance, incluant le droit de propriété de soi, de sa vie, de ses biens, la liberté religieuse, d’expression, et considérant que le devoir premier de l’Etat est de veiller à protéger ces droits.
J’ai par ailleurs insisté sur l’importance et l’actualité de cette question millénaire : importante, car c’est de l’idée de nature humaine que nous tenons les Droits de l’Homme, la démocratie universelle, le droit de vote des femmes, l’idée d’émancipation ou encore de « crime contre l’humanité », etc. D’actualité, car un certain nombre de courants philosophico-politiques remettent aujourd’hui en cause l’existence d’une nature humaine. Ces courants procèdent soit par négation de la nature (réductionnisme sociologique), insistant exclusivement sur les déterminants culturels de nos comportements, et minorant les déterminants naturels ; ou bien, au contraire, par indifférenciation naturaliste, considérant qu’il n’est pas de différence de nature entre Homo sapiens et les autres espèces (anti-spécisme).
Pour caricaturer : d’un côté, l’homme est une bête vivant de pulsions, qui n’a rien de spécifique à prévaloir sur la grenouille ; de l’autre, un pur esprit socialisé, qui peut et doit choisir son genre, sa sexualité, ses valeurs morales et ses normes, son modèle familial, etc.
Nature humaine : de quoi parle-t-on ?
Par nature humaine, j’entends un substrat humain universel, représentant ce qui constitue l’Homo sapiens, ce que tous les humains de cette espèce possèdent, quels que soient leur culture, leur origine, leur lieu d’habitation. Un « enfant sauvage », par exemple qui n’aurait jamais eu contact avec une culture quelconque, présenterait pourtant toutes les caractéristiques de son espèce.
Il y a alors plusieurs façons de voir les choses. La première approche, la plus simple, réduit la nature humaine au biologique : elle est à la fois ce qui rassemble tous les Homo Sapiens, et que les autres espèces ne possèdent pas. Ainsi dans la classification traditionnelle, l’espèce Homo sapiens peut être située :
Le substrat biologique de l’espèce humaine le distingue donc des minéraux (qui ne font pas partie du monde vivant), des procaryotes (qui n’ont pas de noyau dans leur(s) cellule(s), ni de mitochondries), des champignons et des végétaux (qui réalisent la photosynthèse ou décomposent), des invertébrés (comme les limaces), des ovipares (comme les reptiles), des non-primates (comme les chevaux), des non-hominidés (comme les babouins), des non-homo (le gorille ou le bonobo), des non-homo sapiens (comme l’Homo neanderthalensis, l’Homo habilis ou l’Homo floresiensis).
Ses caractéristiques qui constituent sa nature humaine peuvent être analysées et décomposées en quatre grands éléments : son génotype (l’ensemble de son matériel génétique) ; son matériel chromosomique, ie. son caryotype (23 paires de chromosomes) ; son phénotype, ie. l’ensemble de ses caractéristiques physiologiques, morphologiques et anatomiques observables (forme du squelette, taille entre 1,5 et 2m, poids entre 50 et 100 kgs, membres antérieurs plus courts que les membres postérieurs, voûte plantaire, jambes plus longues que la hauteur du torse, cerveau de 1400 cm3 en moyenne, faible pilosité, canines de faible taille, descente du larynx, système digestif, présence et disposition des organes vitaux, etc.) ; son système hormonal.
A partir de là, il faut se demander quels éléments constituent à coup sûr l’appartenance à l’espèce Homo sapiens. Cela implique d’étudier les variations génétiques populationnelles et/ou individuelles, c’est-à-dire les variations à l’intérieur de l’espèce Homo sapiens. En effet l’expression des gènes peut être différente selon les individus. Ces variations peuvent être anormales (pathologiques), comme par exemple une indifférenciation sexuelle à la naissance ou un cas de chromosome surnuméraire (trisomie 21), etc. Elles peuvent aussi être normales, selon les caractéristiques de la population et/ou de l’individu : taux de mélanine distinguant les différentes couleurs de peau, différences anatomiques entre un asiatique et un européen (présence d’un épicanthus, différences de taille), etc. Certaines de ces variations sont liées aux différences culturelles, en particulier dans le cerveau, compte tenu de ses propriétés de plasticité, mais aussi la morphologie selon l’entraînement physique suivi, etc. (dans ce cas la culture influence la nature).
On notera au passage que le tort des classifications raciales n’est pas tant de chercher à établir des races humaines que d’en distinguer si peu et de façon peu pertinente. Si par « race » on entend un ensemble d’individus présentant des caractéristiques génétiques communes, alors il n’y a pas deux ou trois races humaines (les « Blancs », les « Noirs », les « Rouges ») mais des centaines. Ce qui faisait dire à André Langaney (ancien directeur du Laboratoire d’Anthropologie du Musée de l’Homme) : « Il n’y a pas de marqueur génétique de la race. On n’a jamais pu en isoler un qui soit présent, par exemple, chez tous les « Noirs » et absent chez tous les « Blancs ». Dès qu’on commence à définir une race, en cherchant des critères de classification, on n’en finit plus. Certains sont allés jusqu’à 450 ! S’il fallait pousser la classification à son terme, il faudrait définir une race par individu, car nous sommes tous différents. »
Nature biologique, nature culturelle
Jusqu’ici, nous avons bien mis en évidence quelque chose comme une nature humaine, mais réduite au minimum : il s’agit uniquement du substrat biologique qui permet de différencier un petit homme d’un petit bonobo (ou d’une chenille), à l’exclusion des variations individuelles ou populationnelles. La nature humaine représente le substrat biologique des Homo sapiens propre à cette espèce, ie. non seulement partagé par tous les Homo sapiens mais encore non partagé par les autres. Cela représente les 99,9% du génome humain identiques chez tous les Homo sapiens (étude de Science en 2008 portant sur l’ADN de 938 individus de 51 ethnies différentes), moins ce qui existe ailleurs. Par ex. il peut exister des variations, au sein de l’espèce, de taille de la boite crânienne (de 1 225 cm3 en moyenne chez les aborigènes d’Australie à 1 416 cm3 en moyenne chez les asiatiques de l’est), mais cette boite crânienne reste deux à quatre fois supérieure en taille à celle des plus proches parents de l’homo sapiens, le bonobo et le chimpanzé.
On peut pousser la réflexion plus loin et se demander s’il n’existe pas une nature humaine culturelle, un substrat culturel universel qui représente le substrat culturel possédé par tous les individus vivant en société. Reste à savoir ce qu’on y inclut. Lévi-Strauss évoque par exemple l’interdit de l’inceste, commun à toutes les sociétés. On peut penser à la religiosité (présence de rites et de croyances) qu’on observe dans la totalité des cultures humaines, au développement d’un langage articulé, à la manipulation de concepts abstraits, à la manipulation d’outils, à l’existence d’une vie politique et sociale, à la cuisson des aliments, au rire, etc. L’étude des civilisations anciennes tend à confirmer ces aspects car les archéologues découvrent qu’il y a 4000 ans, on connaissait déjà la musique, la danse, la religion, la mode, les bijoux, etc.
Encore une fois, on remarquera des variations culturelles populationnelles et/ou individuelles, soit les différences culturelles entre les populations et les individus. Ces différences peuvent être plus ou moins grandes (moins de différence entre un américain et un allemand qu’entre un allemand et un membre d’une tribu amazonienne). La mondialisation culturelle tend à les réduire.
Dans une seconde approche, plus large, la nature humaine c’est donc le substrat biologique + le substrat culturel. Se pose encore la double question : pour véritablement parler de « nature humaine », le substrat culturel doit être à la fois partagé par tous les Homo sapiens tout en étant partagé par aucune autre espèce. S’il y avait des humains ne partageant pas ces caractéristiques, ou si certaines espèces animales en partageaient, il serait difficile de parler de « nature humaine », comme traits spécifiques à l’espèce humaine.
Quelle différence entre Homo sapiens et les autres espèces ? Dans la première vision, la plus restrictive, la différence est quantitativement faible, puisque le génome humain ne diffère que de 0,27% de celui des chimpanzés et de 0,65% de celui des gorilles. Cela étant, Homo sapiens constitue clairement une espèce à part : bipédie exclusive, omnivorité, encéphalisation, etc.
La seconde vision, plus large, est plus complexe à définir. D’un côté, il est aisé de montrer ce qui nous différencie culturellement des autres animaux :
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soit à des degrés différents (le bonobo maîtrise bien un langage, mais pas aussi élaboré que l’homme, il a bien une vie sociale, mais non aussi complexe que la vie sociale humaine, il utilise des outils, mais beaucoup plus rudimentaires que l’homme, il a une vie sexuelle complexe, mais pas autant que la nôtre, il a des émotions, mais plus simples que nos sentiments, etc.)
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soit des différences de nature, remarquant des activités qui sont exclusivement pratiquées par l’homme. Le chimpanzé le plus intelligent ne philosophe pas, ne prie pas, ne visionne pas de films pornographiques, ne produit pas un art abstrait, ne cultive pas sa généalogie, ne cuisine pas ses aliments, ne se moque pas de lui-même, ne fait de discours politiques, n’enterre pas ses défunts, n’écrit pas des livres d’éthique, ne maîtrise pas le feu, n’envoie pas fusées dans l’espace, ne pratique pas le sadomasochisme, etc. Plus généralement, philosophes et théologiens remarquent que l’intelligence animale s’exerce exclusivement sur des objets matériels ; la pensée animale est toujours contextualisée dans le temps et l’espace, alors que l’homme réfléchit à des concepts abstraits : éternité, liberté, et peut décontextualiser sa pensée par la maîtrise d’un langage conceptuel, abstrait. Charles Darwin écrivait d’ailleurs, à propos de la sélection naturelle : « Nous autres hommes civilisés, au contraire, faisons tout notre possible pour mettre un frein au processus de l’élimination ; nous construisons des asiles pour les idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des lois sur les pauvres ; et nos médecins déploient toute leur habileté pour conserver la vie de chacun jusqu’au dernier moment. Il y a tout lieu de croire que la vaccination a préservé des milliers d’individus qui, à cause d’une faible constitution, auraient autrefois succombé à la variole. Ainsi, les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur nature. » A-t-on déjà vu un autre animal que l’homme se priver volontairement de nourriture pour une cause supérieure (grève de la faim , jeun religieux) ?
Fabrice Hadjadj ironisait d’ailleurs sur le fait que, apprenant que l’acide sialique était la seule enzyme différenciant l’homme du primate, on en déduirait l’existence de l’âme : « En effet, si l’homme et le singe sont si proches génétiquement, cela signifie que l’abîme qui les sépare —le premier lisant Darwin, le second mangeant des cacahouètes— ne relève pas de quelque chose de corporel ».
D’un autre côté pourtant, dans quelle mesure ces traits culturels sont-ils partagés par tous les Homo sapiens ? C’est le problème posé par l’ethnocentrisme. Doit-on par exemple inclure la technique dans la « nature humaine culturelle » ? Les prouesses techniques dont l’homme s’est rendu capable (ex. envoyer une fusée dans l’espace) peuvent difficilement être attribuées à un mérite collectif de l’Homo sapiens en général : seule une minorité d’entre eux comprend et maîtrise ces techniques. Une tribu de papous en Indonésie ne maîtrise pas Skype ! Ces savoirs collectifs résultent de l’échange et de la spécialisation, la totalité des connaissances n’étant jamais maîtrisée par un seul individu. Peut-on alors dire que la technique complexe est le propre d’Homo sapiens si elle n’est pas universellement partagée par son espèce ? Cela revient à adopter une conception « réifiante » de la culture, comme une entité propre indépendante des sujets connaissants.
Cela pose la difficile question de l’universalisation des propriétés humaines. C’est une question intéressante et qui peut avoir de nombreuses implications politiques. Car à partir d’un même substrat biologique, on va observer des variations culturelles très grandes entre le plus débile et le plus intelligent des Homo sapiens. Un Homo sapiens « à l’état de nature », qui n’aurait bénéficié d’aucune socialisation (et donc aucune éducation) est-il « naturellement » plus intelligent qu’un autre primate ? Si non, cela signifie que notre formidable supériorité repose uniquement sur notre capacité à développer une culture (et l’éducation qui l’accompagne) très complexe, avec des effets cumulatifs (transmission de connaissance entre les générations). Dans ce cas, plus l’on remonte dans le temps, plus l’Homo sapiens se rapproche des autres primates, et moins on peut parler de « nature humaine ».
En observant empiriquement les « enfants sauvages » non éduqués (ex. le célèbre Victor de l’Aveyron), on s’aperçoit qu’ils semblent plus proches des primates que du gentleman. Pourtant, leurs capacités cognitives peuvent-elles être développées ? Oui, compte tenu des propriétés d’apprentissage très grandes (plasticité du cerveau) de cette espèce. En même temps plus l’isolement social a été long, plus « l’humanisation » du sujet sera difficile. On remarque qu’un nourrisson humain est plus fragile que la plupart des autres espèces animales. Un poulain sait galoper dès la naissance, et beaucoup d’espèces animales ont des réflexes de survie immédiats. On parle de néoténie de l’être humain à la naissance : bébé-homme ne marche pas, ne parle pas, ne maîtrise pas ses sphincters, a une boite crânienne non soudée, etc.
Pourtant, ses possibilités futures sont immensément plus grandes que le plus intelligent des chimpanzés, pour peu qu’il soit éduqué correctement. Le projet Washoe a montré que les chimpanzés pouvaient apprendre un langage simple, mais profondément restreint (quelques dizaines voire centaines de signes au maximum), et après un intense conditionnement. Un être humain peut maîtriser un vocabulaire complexe et plusieurs milliers de mots, incluant des concepts abstraits ou techniques. Dans ce cas, une seconde façon de voir les choses est de raisonner non en termes empiriques mais en termes de possibilités théoriques compte tenu des effets d’apprentissages presque infinis chez l’homme.
Or, si précisément le nourrisson est aussi faible à la naissance, cela signifierait que l’Homo sapiens est naturellement fait pour vivre en société (cf. Aristote : l’homme est un animal social). Il est d’ailleurs troublant de constater à quel point, à « l’état sauvage », c’est-à-dire isolé, hors de la société, l’homme est faible : un crocodile ou un ours, une araignée un peu venimeuse, et c’en est fini. Cependant, collectivement, il terrasse toutes les espèces et invente des vaccins, rien ne lui résiste.
Il y a une nature humaine
Cela signifierait dans ce cas que :
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La « nature humaine » est le substrat biologique de l’homo sapiens, incluant notamment un cerveau supérieur en taille et en capacité (grâce à la plasticité) à toutes les autres espèces animales, ainsi que les dispositions phénotypiques pour communiquer de façon complexe, utiliser la marche ou la course, manipuler des outils ;
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Cette nature humaine a entraîné le développement d’une culture complexe qui, progressivement et par effets cumulatifs, a permis à Homo sapiens de dominer largement toutes les autres espèces, y compris dans la sphère éthique. Car sans le substrat biologique de l’Homo sapiens, l’actuel développement culturel qui lui est propre n’aurait pas été possible (par ex. sans larynx descendu le langage articulé n’est pas possible).
La « nature humaine » serait donc à la fois biologiquement faiblement différente des autres espèces (moins de 1% du point de vue génotypique d’avec les bonobos) tout en étant culturellement très supérieure.
On peut donc parler d’une nature humaine biologique, car il existe indubitablement des caractéristiques spécifiques à l’espèce Homo sapiens, qui sont partagées par tous les membres de cette espèce et par aucun autre. Elles sont peu nombreuses, mais existent.
On peut également parler d’une nature humaine culturelle, car il existe une multitude d’activités qui sont bien plus élaborées chez l’homme que chez toutes les autres espèces, ce qui conduit Homo sapiens au rang du prédateur ultime. Cette nature humaine doit cependant être comprise en termes de potentialité (ce vers quoi Homo sapiens peut tendre, comme joueur d’échec professionnel, ou docteur en philosophie) plutôt qu’en termes empiriques (ce qu’on constate = beaucoup d’abrutis).
Cela constitue une réfutation à la fois des théories sociologisantes, qui ignorent ou feignent d’ignorer que le substrat biologique d’Homo sapiens, acquis après des millénaires d’évolution, peut influencer notre comportement ; que les théories anti-spécistes, qui veulent nous faire croire que l’homme ne se distingue pas fondamentalement des autres espèces, ce qui revient à vouloir traduire en justice tous les mangeurs de viande de cette planète.
Au fond, cela semble être parfaitement logique, et nuancé : Homo sapiens a des instincts et des pulsions, mais il n’a pas que des instincts et des pulsions. C’est toute la complexité de notre nature. Quand nous nous regardons, que voyons nous ? Que, d’un côté, nous ne sommes pas différents des autres espèces : nous avons besoin de nous nourrir de calories, d’évacuer nos déchets, de boire, de nous déplacer, et nous nous reproduisons comme beaucoup d’autres espèces. En même temps, nous sommes si différents ! Nous sommes capables de bien pire que les autres animaux, et de bien mieux aussi. Notre intelligence est plus élaborée, nos sentiments plus complexes, nos sociétés plus riches, nos techniques plus perfectionnés. Nous sommes limités par des corps guère différents du chimpanzé, et pouvons en même temps bien plus.
Il faut, je crois, tenir compte de cette ambivalence, l’espèce humaine étant à la fois si proche et si distincte des autres espèces. Évitons alors le réductionnisme qui est au fond un problème d’orgueil : chaque expert prétend expliquer les comportements humains avec sa science : les sociologues ne jurent que par le milieu social, le psychanalyste par la pulsion, le physicien par l’atome, le biologiste considère avant tout le gène, l’anthropologue regarde les acquis de l’évolution, etc. Chacun a pourtant, dans sa discipline, une chose intéressante à apporter pour mieux comprendre les comportements humains, et il serait dommage de se priver de l’une de ses explications en voulant « totaliser » le comportement humain avec un explication unique.
Philosophiquement parlant, cette approche contredit aussi le matérialisme selon lequel l’homme est réductible à son substrat biologique. Nous ne serions qu’entrelacs de neurones, de veines, de synapses, de flux d’informations traduisibles en impulsions électriques. C’est oublier que l’esprit n’est pas que chimie, pour reprendre le titre de cette excellente discussion menée par Jean-Marc Danion, psychiatre, et Jean-Michel Besnier, philosophe. Danion prend l’exemple d’un verre d’alcool (ou de deux, voire trois) : chimiquement, il est censé le même effet sur notre organisme, mais en fait cela dépendra de l’ambiance, de l’environnement, etc. Une même quantité d’alcool peut rendre triste ou joyeux, violent ou apathique, etc. Ce qui montre, contre les matérialistes, que l’esprit n’est pas que chimie. L’homme est un être bio-psycho-social, influencé par sa constitution biologique, son esprit psychologique, et sa vie en société, tous en interactions. La dépression, pour reprendre l’affirmation de Danion, n’est pas réductible à un déficit de sérotonine ! Ce serait d’ailleurs une bonne nouvelle, car elle serait facile à traiter. « Les données chimiques et génétiques, affirmait Yan Martin, ne peuvent pas rendre compte à elles seules de nos raisons, sans quoi d’ailleurs ce ne seraient pas des raisons »
« Les recherches en neurosciences montrent que les états mentaux y compris les plus complexes, les plus élaborés, les plus nobles, s’incarnent dans un cerveau et de ce point de vue, en s’incarnant bien sûr que ces états, que l’esprit va avoir un déterminisme en partie chimique et biologique. Comment pourrait-t-il en être autrement ? Et ce déterminisme renvoie à la part d’animalité qu’il y a en chacun d’entre nous et de ce point de vue on peut effectivement affirmer que l’esprit est chimie. Mais il y a bien d’autres réalités à prendre en compte : (…) psychologique, sociale, culturelle, anthropologique, religieuse, esthétique, … donc il convient d’affirmer que si l’esprit est chimie, de mon point de vue il n’est pas que chimie. » Jean-Marie Danion
Finalement, le philosophe Michel Dufrenne l’a bien résumé : « La nature humaine est un ensemble de possibilités qui ne s’actualisent qu’au contact du social ». C’est une affirmation d’ailleurs en parfaite adéquation avec les recherches biologiques récentes comme l’épigénétique, qui étudie comment l’environnement modifie l’expression des gènes au cours de la vie. Elle laisse à chacun (sociologues, biologistes) son champ d’explication. Cela est aussi compatible avec le tryptique freudien d’explication des comportements humains : le conscient (le moi), où l’on peut inclure la rationalité économique ; le culturel (surmoi), où l’on peut inclure les comportements fortement conditionnés socialement (comme le fait de porter une cravate) : schèmes de pensée, certaines normes et valeurs, réflexes sociaux ; enfin le pulsionnel (ça), où l’ont pourrait inclure les déterminants biologiques : génétiques, hormonaux, etc.
Parlant de potentialités, je ne peux ignorer la question de la nature humaine comme morale universelle. Car à l’intérieur du substrat culturel on trouve un certain nombre de traditions qui identifient la nature humaine à une éthique universelle, conforme à l’idéal de l’agir humain, et qui justifie, notamment, les Droits de l’Homme. A partir de là, certains (comme l’Eglise catholique) développent le concept de « loi naturelle » prenant appui sur la « nature humaine » : la nature humaine est entendue comme l’ensemble des considérations morales et rationnelles propres aux hommes et à tous les hommes. Par exemple la règle d’or (« ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »), présente dans la presque totalité des sagesses humaines, reposerait sur la nature humaine (sans être forcément liée à la biologie, si tant est que l’homme ne soit pas que chimie).
Cette approche sert de justification pour de nombreuses religions, et en particulier l’Eglise catholique, pour défendre la concordance entre loi positive (telle qu’elle est) et loi naturelle, et s’opposer aux entreprises contribuant à augmenter leurs divergences. Entreprises qui peuvent être aussi bien la peine de mort que le mariage homosexuel. Evidemment, le contenu de la « loi naturelle » se prête à des débats considérables, et renvoient à ce qu’on inclut dans la nature humaine culturelle. Car Calliclès, dans le Gorgias de Platon, utilise l’argument de la loi naturelle, qui oblige toujours et partout, pour justifier l’esclavage où, imitant la nature, le fort l’emporte sur le faible. Cependant, un tel argument revient à exclure toute forme de civilisation dans la nature humaine, c’est-à-dire à réduire celle-ci à sa composante biologique (l’homme comme primate vivant de pulsions et d’instinct), ce qui est pour le moins paradoxal quand on discute d’une nature humaine censée s’appuyer sur des valeurs universelles ! En fait Calliclès est un précurseur des anti-spécistes modernes, qui ne voient pas toujours les redoutables problèmes éthiques que pose leur position : car si l’homme est réductible à un babouin ou à une sauterelle, on voit alors mal pourquoi il s’embarrasse de tant d’attirails juridiques protégeant la dignité intrinsèque d’homo sapiens, au lieu d’imiter la nature chez qui les relations sont de l’ordre mangeant/mangé, dominant/dominé, exploitant/exploité.
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