Orange: le déchirement, par Bruno Diehl et Gérard Doublet

France Télécom ou la dérive du management

Orange : le déchirement, écrit par Bruno Diehl (consultant en management ayant travaillé pendant 20 ans avec les équipes des dirigeants de France Télécom)  et Gérard Doublet (conseiller en RH et management des organisations)  revient sur les suicides qui ont secoué France Télécom ces dernières années, retraçant en même temps l’évolution de l’entreprise depuis son ouverture à la concurrence dans les années 90.Le cas de France Télécom est particulièrement intéressant car il illustre parfaitement ce que peut produire l’ouverture à la concurrence de grandes entreprises nationales, le meilleur comme le pire. En l’occurrence ici, surtout le pire.

A la base, il y a les PTT (Postes, télégraphes et télécommunications), une administration publique créé en 1921 et entièrement gérée par l’Etat : il faut savoir que le budget des PTT était voté par l’Assemblée nationale dans le cadre du budget annexe de l’Etat, et ce jusqu’en 1997. A l’époque, l’entreprise était placée sous l’égide du ministère des Postes et des télécommunications.

L’administration des télécoms a des atouts : elle couvre tout le territoire, propose des services à prix modique et unique, avec une qualité technique unanimement reconnue. Télématique, câbles, satellites de télécommunication, minitel, fibre optique, électronisation des réseaux, techniques de compression des signaux, protocole GSM, internet… autant de défis techniques liés aux nouvelles technologies de la communication que France Télécom relèvera avec brio, grâce à l’excellence  de ses ingénieurs issus des écoles Polytechniques : dans les années 80, la France n’a aucun retard technologique dans ce domaine sur les autres pays européens.

Bien sûr, cette administration est lourde : les décisions sont prises au plus haut niveau de l’Etat (c’est le Président Valery Giscard d’Estaing qui prendra par exemple la décision d’équiper la France de quatorze millions de nouvelles lignes), France Télécom est une grosse structure, très bureaucratique, et essentiellement orientée technique. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de « culture commerciale » dans l’entreprise, pas de volonté de « satisfaire le client » —d’ailleurs il n’y a pas de clients, seulement des usagers— ou de proposer différentes offres. Dans cette grosse entreprise d’Etat imprégné de culture technologique, tout cela est vu comme de la « gadgétisation marketing », par rapport aux véritables défis que sont les innovations technologiques.

France Télécom est donc une entreprise efficace, mais essentiellement technique, lourde à manœuvrer, avec des effectifs pléthoriques (150 000 fonctionnaires employés au début des années 90, répartis dans une hiérarchie complexe de plus de 700 corps) et des syndicats puissants dont les mouvements sociaux peuvent parfois être particulièrement paralysants pour l’économie française (comme la grande grève de 1974, avec une moyenne de… 9 jours de grève par agent dans l’année).

Au début des années 90 où l’on assiste au véritable retour en force de l’idéologie libérale, les choses changent. Sous l’effet de la construction européenne, la libéralisation des services publics, demandée par Bruxelles, s’accélère. En 1986, le Livre Vert de la commission européenne « propose » une libéralisation progressive du secteur. « Il faut transformer France Télécom, lui donner une véritable culture d’entreprise et la mettre sur le marché » est le nouveau motto.

En 1988, la DGT (Direction Générale des Télécommunications) devient France Télécom. L’activité postale est séparée de cette dernière (création de La Poste en 1991). A ce stade, France Télécom est toujours une entreprise publique, dont le président est nommé par le gouvernement. Cependant, elle a déjà une autonomie financière et une personnalité morale distincte de l’Etat, devient assujettie aux règles du droit commercial et non plus administratif.

A l’intérieur de l’entreprise, les choses s’accélèrent. Au départ, tout se passe plutôt bien : de nouvelles valeurs sont introduites dans l’entreprise (satisfaction du client, qualité du service), on flexibilise certaines pratiques, on donne plus d’autonomie aux managers sur le terrain, de la souplesse est introduite dans le fonctionnement de l’entreprise. Les changements de carrière et les montées en grade sont facilités, de 700 corps on passe à un système de 3 classes et 4 niveaux par classe. On encourage la prise d’initiative au niveau local et individuel: l’initiative « Idclic » est un véritable succès: 35 000 propositions par les employés de France Télécom dont 3400 seront mises en œuvre.

« Cette période s’affirme ainsi comme une période charnière : le passage d’une méthode directive de conduite de grands projets, conçus au sommet et déployés depuis le haut, à un mode plus souple où les acteurs du terrain trouveront les solutions d’organisation les mieux adaptées aux conditions locales ».

Tout cela se passe sans conflit majeur, car les employés de France Télécom sont respectés, bien accompagnés : il y a le programme CFC —Congés de fin de carrière—, des mesures d’accompagnement financiers ou de logements de fonction pour les mutations, etc. En 1995, un questionnaire interne donne un taux de satisfaction des salariés de  70%. L’entreprise est plus souple, mais toujours publique et respectueuse de ses salariés.

Par ailleurs, la gestion financière de France Télécom continue de se déployer dans le cadre d’un capitalisme « industriel » et non pas actionnarial: aucune pression n’est exercée pour répondre aux impératifs du marché financier, les finances de l’entreprise sont encadrées selon les règles de la comptabilité publique, etc.

Mais l’idéologie libérale qui règne à Bruxelles ne se satisfaisant pas de cette situation qui fonctionnait bien, la France est sommée au milieu des années 90 d’ouvrir complètement France Télécom à la concurrence internationale. C’est sous la présidence de Chirac que la transition se fera, et le mouvement sera particulièrement fort sous le gouvernement… Jospin.

En 1996, France Télécom devient une SA (Société anonyme). L’année suivante, son capital est ouvert. En 1999, c’est l’entrée en bourse : le cours s’envole immédiatement. L’Etat se retire progressivement du capital de France Télécom. En 2010, l’Etat ne possède plus que  26,7% des parts de l’entreprise, et ne dispose plus de minorité de blocage depuis 2007.

Et en interne, tout se dégrade. Au nom de la satisfaction du client, on créé une multitude d’offres, poussant les commerciaux à répondre à chaque offre de la concurrence par une formule équivalente : c’est la fin de la tarification unique, qui bat en brèche l’une des valeurs centrales du service public : un prix et un service égal pour tous.

Tout un symbole : en 1999, la DRH (Direction des Ressources Humaines) et la DF (Direction financière) fusionnent, et deviennent la Branche des Ressources Humaines et Financières. Histoire que les salariés comprennent que désormais, ils ne sont plus que des coûts fixes, à rentabiliser au plus vite.

Financièrement, France Télécom passe par des situations catastrophiques, en raison de graves ratés au plus haut niveau : dans l’euphorie de la privatisation et de l’explosion du cours en bourse lié à la folie de la bulle internet —l’action France télécom atteint 219 euros le 2 mars 2000— qui donnera lieu à quelques manifestations débridées de ses nouveaux patrons, comme ce voyage à New York en Concorde pour la mise en bourse au NYSE, on multiplie les acquisitions, mal préparées, hasardeuses, dont certaines se révèlent être de graves échecs : NTL, entreprise de télécoms britannique, achetée pour 5,5 milliards d’euros, sera revendue pour une bouchée de pain ; Mobilcom en Allemagne, achetée pour 3,7 milliards d’euros mais revendue rapidement en raison de divergences stratégiques sur les investissements à effectuer sur le réseau ; « et finalement Orange, achetée également dans le plus grand désordre, alors que quelques mois plus tôt l’opportunité s’était présentée de l’acquérir 4 fois moins cher ».

On est dans une logique de croissance tous azimuts, mais il n’y a aucune stratégie d’entreprise, aucune vision à long-terme.

Rapidement, la dette de l’entreprise explose : de 14,6 milliards d’euros fin 1999, elle passe à 68 milliards en 2002, tandis que les fonds propres diminuent sur la même période de 33,2 milliards à 9,9 milliards. Le cours de l’action, lui, s’effondre : le 14 juin 2002, Mood’ys, l’agence de notation, classe l’action France télécom parmi les junks bonds (fonds spéculatifs). L’action chute de 90% en quelques jours, pour descendre au-dessous de 9 euros.

Il faut rembourser 15 milliards d’euros en 2003, renégocier 50 milliards de dettes en 3 ans. La vieille entreprise publique pousse alors le maximum de salariés à la porte, on met en place des affectations arbitraires et volontairement difficiles —le livre cite le témoignage d’une employée à qui on demanda, le 31 décembre à 18h, d’être sur un poste déclassé à 500 km de chez elle le 5 janvier au matin. Refuser la mutation, en tant que fonctionnaire, c’était être considéré comme démissionnaire.

On fait venir des myriades de consultants grassement payés pour collecter un maximum d’informations permettant « d’optimiser » le fonctionnement de l’entreprise. Des plans au nom racoleur sont mis en place : le plan NexT pour Nouvelle Expérience des Télécoms, puis le programme TOP pour Total Operating Performance.

Désormais, France Télécom est cotée en bourse, et donc soumise à la pression des investisseurs : il faut leur fournir des « indicateurs de son excellence ». C’est le « pilotage par la valeur » : la finance tient lieu de stratégie, l’objectif est de créer de la valeur pour l’actionnaire. Actionnaire parfaitement stable et rationnel, comme chacun sait : « en juillet 2007, lors de la présentation des résultats semestriels, plutôt bons, l’action baisse d’un point, pour remonter de trois points trois jours plus tard, à l’annonce de l’obtention des droits de diffusion des matchs de ligue de football. Cela fit rire, mais pas très longtemps. »

Des objectifs financiers très précis sont fixés : il faut générer 7 milliards d’organic cash flow (bénéfice net après impôt et investissement) par an, par un dollars de moins. Des groupes de controlling sont mis en place pour évaluer les résultats toutes les semaines. On importe les méthodes américaines et japonaises : juste à temps, flux tendus, zéro stock, survalorisation des meilleurs (les 500 meilleurs cadres, choisis de manière discrétionnaire par le nouveau chef, Thierry Breton, sont promus dans le « réseau des entrepreneurs ») et pression sur les moins bons. On coupe dans toutes les dépenses, on fixe des objectifs de réduction des effectifs —on va jusqu’à organiser des séminaires de « formation au management » pour apprendre aux cadres les moyens psychologiques de persuader les mauvais collaborateurs de partir— et les meilleurs cost killers sont récompensés.

Puisqu’il reste encore beaucoup de salariés protégés par leur statut de fonctionnaire et qu’on ne peut donc pas les virer, il faut les pousser à partir, pardon, à « prendre en main leur avenir professionnel ». En 2008 après le plan NexT, le taux de démission est de 15,3%, 22 000 suppressions de postes en 3 ans. Les cadres un peu vieille école, qui défendent le cœur de métier de France Télécom et ne se résignent pas à ces changements brutaux, sont évincés, et remplacés par des managers plus serviles, et/ou fraîchement débarqués de cabinets de consulting, comme Louis-Pierre Wenes. Comme ça ne suffit pas, on invente le concept Time to Move, joli slogan publicitaire pour accélérer encore les départs volontaires : en fait, c’est plutôt Time to be fired.

Chez France télécom, c’est une excitation permanente, on doit foncer pour prendre de vitesse nos concurrents et façonner notre futur dans un environnement qui bouge à vitesse grand V !  Louis-Pierre Wenes, le 23 janvier 2007.

Le résultat ? 58 suicides en 24 mois, de 2008 à 2010.

Dans cette triste affaire, on peut pointer du doigt de nombreux dysfonctionnements, et principalement 3 :

  • Des erreurs stratégiques majeures (ou plutôt un absence totale de stratégie industrielle clairement définie) ayant conduit à des pertes financières calamiteuses dans le contexte de l’explosion de la bulle internet : c’est la gabegie Michel Bon, dans les années 2000.
  • L’abandon général du gouvernement, qui a laissé les différents patrons de France Télécom sans aucun contrôle (Christine Lagarde n’hésitant pas à déclarer « je n’ai pas à donner de leçon de management à France Télécom, je ne veux regarder que les chiffres ! ») alors même que l’Etat était encore actionnaire majoritaire au sein du conseil d’administration de France Télécom jusqu’en 2004. Les intentions réelles des dirigeants étaient opaques, ce qui a d’ailleurs conduit à une condamnation en juillet 2008, par la Cour de discipline budgétaire et financière, à 10 000 euros d’amende pour Michel Bon, ancien patron de France Télécom, pour « gestion négligente ayant entraîné un préjudice grave » —et en effet : 12,2 milliards d’euros de pertes lorsqu’il quitte l’entreprise en 2002. Mais ne vous en faites pas, Michel Bon s’est bien recasé : il a rejoint un certain nombre de sociétés de consulting —l’équivalent, chez les patrons ratés, du métier d’avocat d’affaires chez les politiques ratés, où l’on vend moins sa compétence que son carnet d’adresses— et est toujours dans un certain nombre de conseils d’administration, histoire de toucher quelques jetons de présence.
  • L’absence de concertation, la volonté de tout imposer de l’extérieur, de se plier à toutes les exigences du marché, qui a conduit sous les présidences successives de Thierry Breton puis Didier Lombard à la fin de « l’éthique managériale » —voire au cynisme le plus cru : Didier Lombard, qui a touché 1 655 985€ en 2008, n’hésitant pas à parler de « mode des suicides », avant de s’excuser le lendemain. Éthique managériale que les auteurs appellent de leurs vœux en fin de livre, et résument par cette formule : « sans coopération, pas de partage de savoir et pas d’apprentissage collectif, donc pas d’innovation ».

Étrange paradoxe que d’avoir voulu imposer plus de souplesse dans le fonctionnement de l’entreprise pour « libéraliser France Télécom et en faire une entreprise performante du CAC », en utilisant dans le même temps des méthodes de management brutales, directives et absolument pas souples, pour ne pas dire bureaucratiques. Ce qui revient à reproduire les mêmes travers que lorsque France Télécom était une administration publique, le stress et les suicides en plus, la sécurité de l’emploi en moins.

3 réflexions sur “Orange: le déchirement, par Bruno Diehl et Gérard Doublet

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