Cnews et l’extrême droite

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Apparemment, le ministre de l’Education nationale est au cœur d’une polémique pour avoir qualifiée “d’extrême droite” la chaine CNews. Absolument personne ne peut contester que sous le patronage de Bolloré, CNews est devenue en quelques années une chaine d’opinion bien ancrée à droite, que ce soit par les thématiques majoritairement abordées (immigration, islam, sécurité, sans parler d’inviter tranquillement Renaud Camus à parler « grand remplacement ») ou les chroniqueurs vedettes, du célèbre Zemmour à l’avocat Goldnadel en passant par Bock-Côté, Praud, d’Ornellas, Lévy, Bastié, sans oublier l’inénarrable Messiha invité pas moins de 140 fois l’année dernière. De droite, donc, mais d’extrême droite ?

Le préfixe “extrême” et ses deux fonctions

Que vaut le terme « extrême droite » ? Le problème est qu’il remplit double fonction : son usage majoritaire est une fonction de désignation d’un adversaire politique, essentiellement par la gauche. Dans ce cas, je n’ai aucune difficulté à l’employer moi-même : désigner son adversaire par des termes péjoratifs a toujours fait partie de la politique. Pour les jeunes décérébrés fans de Zemmour qui jouent les gros bras dans les rues, facho me semble même tout à fait approprié. Mais on sait du moins qu’il s’agit d’une qualification militante, sans prétention à l’objectivité (bien que le militant soit toujours persuadé d’incarner la Vérité, c’est connu).

Sauf que « extrême droite » est également employé par des médias du centre jusqu’à la gauche pour désigner un courant politique. Le terme remplirait alors une fonction de qualification et de classement politique « neutre ». Mais ! sous ce plan, que vaut une expression que les partis qu’elle est censée désigner n’assument jamais ? Ni le RN, ni Zemmour ni Génération identitaire ne revendiquent d’être « d’extrême droite ». Ils utilisent d’autres termes. On peut en dire tout autant de son antagoniste « extrême gauche », employés par les mêmes journaux. Demandez à Poutou : le NPA ne se revendique nullement « d’extrême gauche ».

Au passage, si l’on regarde les nuances politiques attribuées par le ministère de l’Intérieur aux partis politiques pour les législatives 2022, ni le RN ni Zemmour ne sont classés à l’extrême droite ; on y trouve par contre quelques minuscules mouvements sous l’étiquette « Divers extrême droite », tels que les Comités Jeanne, Civitas ou la Ligue du sud. De même, La France Insoumise n’est pas classée à l’extrême gauche : on trouve à « divers extrême gauche » principalement le NPA et Lutte Ouvrière.

Annexe sur la grille des nuances individuelles contenue dans la circulaire du ministère de l'Intérieur sur "l'attribution des nuances aux candidats aux élections législatives", datée du 13 mai 2022. (LEGIFRANCE)

L’extrême droite est-elle la droite extrême ?

Ce qui me gêne principalement avec le préfixe « extrême » devant n’importe quelle couleur politique, c’est qu’il sous-entend une variante plus radicale du courant en question. L’extrême gauche, c’est la gauche en plus radical, comme l’extrême droite serait une variante radicale de la droite. Oh, il y a du vrai là-dedans : l’extrême droite a sur l’immigration des positions plus radicales que la droite, comme l’extrême gauche sur la redistribution vis-à-vis de la gauche sociale-démocrate. Mais si l’on regarde un peu dans le détail, on peut accumuler les faits politiques historiques qui montrent que ce n’est pas si simple : en fait, entre le courant classique et sa variante “extrême”, il y a souvent des différences de nature plus que de degrés.

La gauche et l’extrême gauche

Prenons d’abord la gauche. Historiquement, la gauche se distingue entre la gauche révolutionnaire et la gauche sociale-démocrate ; je fais abstraction d’un courant très minoritaire qui sont les anarchistes. On ne va pas refaire ici toute l’histoire des mouvements de gauche ou les débats du congrès de Tours de 1920 (j’en serais d’ailleurs incapable) : il suffit de se rappeler que dès l’origine, c’est-à-dire dès les premiers écrits de Marx, la tension entre réformer ou transformer était présente.

Avant que Marx ne fonde la Ligue communiste en 1847, qui deviendra plus tard l’Internationale ouvrière puis les divers partis communistes, cette dernière s’appelait « La ligue des Justes » : influencée par le christianisme, elle ne prônait nullement une révolution violente, mais plutôt une forme de mise en commun des biens inspirée des premiers chrétiens (Acte des Apôtres). C’est sous l’influence de Marx et Engels qu’elle changera de nom et d’orientation. On peut également rappeler que Marx écrit en 1875 une Critique des programmes de Gotha, du nom d’une ville d’Allemagne où se tient alors un congrès socialiste. Marx y critique sévèrement les socialistes, en particulier sur un point : pour lui, il ne s’agit nullement de prôner la redistribution des richesses par l’Etat. L’Etat n’est en effet pas un allié mais un ennemi du prolétariat, il est aux mains de la bourgeoisie, qui l’utilise pour défendre ses intérêts de classe en les présentant sous l’angle du droit universel au service de tous (notamment le droit de propriété). Pour Marx, le maintien de l’Etat n’est acceptable que de manière transitoire (la « dictature du prolétariat ») le temps qu’une véritable société communiste voit le jour.

En clair et contrairement à ce qu’on entend parfois, Marx n’a jamais prôné une hausse des salaires ou de meilleures conditions de travail : non pas qu’il y était hostile, mais cela ne traitait pas selon lui le véritable problème c’est-à-dire la nature foncièrement inégalitaire du capitalisme et ses rapports de production intrinsèquement fondés sur l’exploitation d’une classe sur une autre, ce problème ne pouvant être traité que par un renversement intégral du système. Pour le dire simplement, qu’un patron « paie bien » ou « soit sympa » avec ses employés ne changerait strictement rien, selon Marx, aux rapports d’exploitation puisqu’ils sont dans la nature même du système capitaliste. Pour continuer à s’enrichir et survivre à la concurrence avec des prix bas, les capitalistes doivent investir, pour investir il leur faut payer le travail le moins cher possible, donc l’exploiter (je résume très rapidement, cela va de soi). Ce processus étant inhérent au capitalisme, seule une révolution y mettra un terme, et non pas des mesurettes qui s’appuieraient en plus sur un Etat entièrement contrôlé par les élites bourgeoises.

Cette tension entre les deux gauches est toujours bien présente en France, non seulement dans le rapport au système capitaliste mais aussi à l’Etat. Des mouvements comme le NPA ou Lutte ouvrière sont clairement révolutionnaires : ils veulent changer le système et pas seulement l’améliorer (révolutionnaire était d’ailleurs dans le titre de l’ancêtre du NPA). Leur méfiance envers l’Etat est aussi beaucoup plus grande que les partis sociaux-démocrates tels que le parti socialiste, qui veulent au contraire s’appuyer sur la puissance publique pour améliorer la situation des plus pauvres. Au passage, c’est en partie  le développement massif de l’Etat-providence et sa généreuse Sécurité sociale, après-guerre, qui a fait disparaître politiquement les partis les plus révolutionnaires, l’Etat apparaissant aux yeux des classes populaires et moyennes comme un allié face à la brutalité du capitalisme, plus que l’ennemi traditionnel qu’il était à ceux de Marx. Ainsi, l’écrasante majorité des classes moyennes sont devenus les “petits bourgeois” que Marx honnissait : ils ne veulent pas le renversement du capitalisme modéré par l’Etat social (dont ils profitent), ils veulent plus de pouvoir d’achat.

Notons que sous cet angle, la France insoumise n’est pas d’extrême gauche, puisqu’elle est plutôt réformiste que révolutionnaire, bien qu’il existe une tension interne assez claire à ce sujet, y compris chez Mélenchon lui-même qui a parfois des accents révolutionnaires et parfois réformistes.

La droite et l’extrême droite

Comme à gauche, il y a toujours eu plusieurs formes de droite, et je ne suis évidemment pas le premier à l’avoir remarqué depuis le célèbre Les trois droites en France de René Rémond (1954). Comme à gauche, le rapport à l’Etat est l’une des clefs de lecture, parce qu’il existe une droite libérale en opposition frontale avec la droite nationaliste sur ce thème.

Pour le dire simplement, la droite nationaliste qu’on qualifie traditionnellement d’extrême droite est demandeuse de plus d’Etat, que ce soit sur le plan économique ou social. Sur le plan économique, elle rejette la mondialisation, appelle à des protections aux frontières et à l’autorité de l’Etat contre les délocalisations, défend la Sécurité sociale et la production nationale, exige des hausses des salaires pour les travailleurs, etc. Sur le plan social, c’est évidemment par la sécurité que la droite nationaliste est demandeuse de plus d’Etat, c’est-à-dire d’ordre public.

Là encore, je ne vais refaire l’histoire de la droite mais si on veut aller dans les courants les plus extrêmes, justement, on peut rappeler qu’il y avait le terme “socialiste” dans le parti nazi et ce n’était évidemment pas un hasard : Hitler méprisait la cupidité des capitalistes bourgeois autant qu’il haïssait les marxistes, même s’il avait besoin des premiers pour accéder au pouvoir, et non des seconds. D’un point de vue strictement économique, les premières années du NSDAP sont keynésiennes : protectionnisme, politiques de grands travaux, créations d’emplois publics, développement de l’industrie publique (en premier lieu de l’armement, cela va sans dire), etc. En quelques années, le chômage s’effondre, passant de six millions d’Allemands à quelques centaines de milliers :

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A la même époque, le régime de Vichy adopte ce style de “planification économique autoritaire” typique de l’extrême droite : on lui doit par exemple le principe du salaire minimum (Charte du travail du 4 octobre 1941) qui sera repris lors de la création du SMIG en 1950.

Il va sans dire que la planification économique des nazis ou du régime de Vichy vise d’abord l’ordre public économique (comprendre “mettre de l’ordre dans le capitalisme”) assuré par l’Etat, au service d’un projet visant à cimenter (une conception de) la Nation, beaucoup plus que l’émancipation individuelle des travailleurs qui caractérise la gauche. Car la droite nationaliste exècre l’individualisme, et c’est précisément ce qui la distingue de l’autre droite, la droite libérale, qui au contraire a toujours défendu l’individu et ses droits comme principe premier de la citoyenneté, et sur le plan économique, la concurrence et donc le capitalisme qui la suppose et l’encourage comme moyen d’améliorer le pouvoir d’achat des travailleurs. La concurrence et l’individualisme sont liés, puisque la concurrence s’appuie sur le principe de la liberté d’entreprise, un droit individuel. Faut-il rappeler que l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qualifie la propriété de “droit inviolable et sacré” ? C’est précisément pour cela que Marx considérait les droits de l’homme comme des droits bourgeois, soi-disant au service de tous mais dans les faits au service des intérêts de la classe bourgeoise.

Conclusion

La droite nationaliste qu’on appelle traditionnellement extrême droite est-elle une variante plus radicale de la droite libérale ? Au moins sur le thème fondamental de la politique économique, il est clair que ce n’est pas le cas. Il n’y a pas différence de degré dans le rapport à la concurrence, à la liberté économique et à l’Etat entre un nationaliste et un libéral, mais une différence de nature. Là où Fillon voulait supprimer toute référence légale aux 35h et fixer la retraite à 65 ans, là où un Chirac a plus privatisé que quiconque, Marine Le Pen défendait dès son programme de 2017 la retraite à 60 ans, la revalorisation du point d’indice des fonctionnaires et la garantie du statut public de la Poste ou de la SNCF. Sur le plan économique, ces programmes ne sont pas des variantes différentes d’un même courant, ils sont totalement opposés. Certains vont alors jusqu’à avancer que sur ce plan, le RN a un programme « de gauche » : même si les points communs sautent aux yeux, les intentions sont très différentes et un programme nationaliste n’est jamais internationaliste, contrairement à la gauche : le RN se fout du sort des travailleurs étrangers.

Quoi qu’il en soit, en économie l’extrême droite n’est pas une forme de droite radicale, c’est une toute autre droite. Il est vrai cependant qu’on a parfois du mal à s’en rendre compte en France, pour une raison évidente : la droite libérale y est assez minoritaire et peu représentée. C’est que la France a une tradition étatiste qui marque tous les courants politiques. La droite française reste très marquée par l’héritage du gaullisme qui n’était pas libéral, et a dès lors de nombreuses tendances étatistes : en comparaison avec ce qu’on appelle le libéralisme dans les pays anglo-saxons ou dans les pays nordiques, elle n’est pas franchement libérale.

De plus, le parti fondé en 1976 par Jacques Chirac et appelé aujourd’hui Les Républicains a connu de multiples rapprochements de thèmes et d’idées avec le Rassemblement national au point que peu de choses les séparent désormais, si ce n’est leur poids électoral (Le Pen est bien plus puissante) et leur rapport à l’Union européenne, sans doute encore un peu au capitalisme et à la concurrence. Il est loin le temps où Chirac refusait de débattre avec Jean-Marie Le Pen, désormais Retailleau qualifie l’immigration de “régression vers les origines ethniques”. La plupart des libéraux que comptait encore LR sont partis chez Macron, ce qui explique d’ailleurs le score désastreux de Valérie Pécresse en 2022, le pire jamais connu pour un parti qui a si souvent gouverné la France.

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De l’autre côté du spectre, on peut se demander s’il y a une différence de nature ou de degrés entre vouloir améliorer le système capitaliste en faveur des plus pauvres mais en préservant ses principes essentiels (concurrence, propriété privée des moyens de production, liberté d’entreprise) et vouloir le renverser totalement en détruisant l’Etat au passage, perçu comme un ennemi de la classe prolétaire. Chacun y verra ce qu’il souhaite, personnellement j’y vois une différence de nature. Celui qui souhaite abolir la propriété privée des moyens de production, nationaliser les multinationales ou interdire les résidences secondaires n’a pas du tout le même projet que celui qui souhaite répartir la charge fiscale davantage sur les plus riches, préserver la Sécurité sociale ou améliorer les conditions de travail.

Je termine par le célèbre “compas politique” qui malgré ses limites a l’avantage de fournir une représentation quasi exhaustive des grandes tendances politiques pouvant s’appliquer dans un très grand nombre de démocraties, et ce à partir de deux axes très simples : l’axe économique qui représente le rapport à l’Etat et au capitalisme (de collectiviste jusqu’à libertarien), et l’axe culturel ou “sociétal” qui représente le rapport à l’individualisme (de progressiste-libertaire jusqu’à conservateur ou réactionnaire). Selon ce compas, un représentant de la droite libérale ou de la gauche sociale-démocrate, ce qui est plus ou moins la même chose (mettons, un Bill Clinton) serait dans quelque part en haut à gauche du carré jaune, et n’a donc guère de points communs avec un représentant de la droite nationaliste comme une Le Pen ou un Trump : la droite nationaliste se classerait en effet tout en haut sur l’axe culturel (autoritaire) et plutôt à gauche sur l’axe économique, soit dans le carré rouge. Pour Trump, cela me semble plus ambigu car il est libéral sur le plan de l’économie intérieure mais protectionniste à l’extérieur.

Fichier:Political Compass standard model.svg — Wikipédia

Si l’on veut donc dénigrer un adversaire politique dans le champ de l’affrontement des valeurs, il n’y a pas de problèmes à qualifier Cnews “d’extrême droite” et de l’autre bord, Mélenchon “d’extrême gauche”. Mais si l’on veut être un peu plus sérieux, le mieux serait d’abandonner le préfixe “extrême” qui ne dit pas grand chose, à part ils sont vraiment vilains, pour utiliser des termes plus neutres qui désignent le rapport des mouvements politiques aux grands sujets que sont l’économie et la société : sous ce rapport le RN et Zemmour sont des représentants de la droite nationaliste : autoritaire sur l’axe vertical, défenseur de l’ordre et apologètes de la Nation, et plutôt collectivistes sur l’axe horizontal, critiques à l’égard du capitalisme libéral et mondialisé (davantage Le Pen que Zemmour, qui est plus libéral).

Sous cet angle encore, le NPA de Poutou et Lutte ouvrière d’Arthaud sont des partis révolutionnaires et anticapitalistes soit quelque part à gauche du carré vert, terme qui dit bien plus que le fourre-tout “extrême gauche”. LFI est à la frontière entre ces derniers et les sociaux-démocrates que reste encore le (tout petit) parti socialiste.

3 réflexions sur “Cnews et l’extrême droite

  1. Assez contestable, au moins sur l’analyse de la droite. Le FN sous Jean-Marie Le Pen était clairement libéral sur le plan économique (Le Pen voulait être le « Reagan français ») alors qu’il était bien sûr également nationaliste. En vérité, c’est l’analyse de René Rémond qui est limitée car la droite libérale ne s’oppose pas à la droite nationaliste. On peut être l’un et l’autre sans aucun problème. Typiquement, le programme de Zemmour n’est rien d’autre que celui de LR, radicalisé sur les sujets d’immigration. En revanche, il est vrai que le RN tendance Marine se distingue car plus « de gauche » sur le volet socio-économique. Concernant les libéraux, le peu qu’il existe en France est chez LR (voir notamment le programme de Ciotti à la primaire, le seul qui puisse être sérieusement qualifié de libéral dans tout ce qui nous a été présenté aux dernières élections). LREM n’est rien d’autre qu’un parti social-démocrate à la française (c’est-à-dire étatiste).

  2. Bien au-delà du cas spécifique de Cnews, on peut observer que le terme « d’extrême-droite » (et dans une moindre mesure « extrême-gauche ») est employé un peu à toutes les sauces, pour désigner des réalités et des programmes politiques très divers, qui obéissent à des logiques différentes selon les pays et les époques.
    La même réflexion m’est venue lors de l’élection de Javier Milei à la présidence argentine : la plupart des médias l’ont qualifié comme « d’extrême-droite » alors que l’idéologie qu’il revendique détonne pour le moins avec les thèmes des extrêmes-droites européennes : abandon de la monnaie nationale, désengagement de l’État en économie et même… dérégulation de l’immigration (!!!!!).
    C’est à mon point de vue davantage une forme extrême de « minarchisme » (idéologie selon laquelle l’État doit avoir un rôle restreint aux strictes activités régaliennes), un peu comme Reagan et Thatcher (ce qui, en Argentine, doit être assez ironique !) mais à un niveau rarement atteint en politique et pour cause, les tenants de cette idéologie sont peu nombreux et peu enclins à rallier, par la voie électorale ou par celle du fonctionnariat, des fonctions d’État qu’ils abhorrent.

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