
J’ai lu pratiquement tous les essais de Maalouf et quelques-uns de ses romans. J’en ai chroniqué certains ici, Les croisades vues par les Arabes étant le dernier en date (décembre 2023). Le Labyrinthe des égarés (sous-titré : l’Occident et ses adversaires), publié en 2023, est le dernier et à mon avis, l’un de ses meilleurs textes. J’y ai retrouvé ce qui m’avait marqué lors de la lecture, il y a 15 ans, du Dérèglement du monde (2009), et ce que j’aime en général chez Maalouf : une vaste culture générale et historique, une plume élégante au service d’une hauteur de vue exceptionnelle sur les grands enjeux du monde contemporain à partir des leçons du passé. Du reste, Amin Maalouf a parfaitement compris ce qu’est un essai : ni véritable travail d’historien scientifique, qui serait certainement plus rigoureux mais nettement plus rébarbatif, ni simple ouvrage d’opinion, ses livres sont de ceux qui se lisent presque comme des romans tout en offrant de larges perspectives de compréhension sur le monde actuel.
Ce dernier opus reprend un thème qui traverse toute l’œuvre de Maalouf, à savoir le rapport entre l’Occident et d’autres régions du monde, lui qui par son parcours comprend mieux que personne ce que signifient les différences de culture, d’histoire et de perspectives. Alors que Le Dérèglement du monde s’attachait surtout à décrire les relations entre le monde arabe et l’Occident et leurs implications géopolitiques, Le Labyrinthe des égarés se présente comme une histoire contemporaine des trois grandes puissances qui ont un jour contesté l’hégémonie occidentale, dans l’ordre le Japon, la Russie et la Chine. Le livre se divise donc en quatre parties, les trois premières étant consacrées à ces pays et la dernière à la superpuissance du monde occidental : les Etats-Unis d’Amérique.
Au fil des pages, on croise donc les grands personnages de l’histoire contemporaine, des plus connus (Roosevelt, Staline, Mao, Churchill), aux moins connus (Lavrenti Béria, l’une des figures emblématique de la terreur stalinienne, ou Tchang Kaï-check, qui perdit la guerre civile face à Mao et fonda la République de Taïwan) en passant par des individus plus obscurs mais qui jouèrent un grand rôle dans l’histoire de leur pays : dans le Japon du milieu du XIXème, on croise ainsi le commodore américain Perry et l’empereur réformateur Meiji ; dans la Chine du début du XXème siècle, l’impératrice Cixi, le fondateur de la République Sun Yat-sen et son conseiller russe Mikhail Borodin ; en Russie, de longs développements sont consacrés à la déstalinisation de Khrouchtchev et à l’échec de Gorbatchev à faire survivre l’URSS. Aux Etats-Unis, plusieurs pages retracent le parcours de Woodrow Wilson, très connu pour l’implication de son pays dans la première guerre mondiale et son discours des “14 points”, beaucoup moins pour son soutien à la ségrégation raciale qui fut un tournant dans l’incapacité des Etats-Unis, encore aujourd’hui, à résoudre la question. Pour Wilson, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne s’appliquaient certainement pas aux “races inférieures”.
Le Japon est abordé à partir de la Restauration Meiji (1868), qui transforme un pays féodal, technologiquement arriéré et socialement rigide en une grande puissance mondiale disposant d’une industrie, d’une armée moderne, d’une constitution, d’une classe moyenne éduquée, et ce en moins d’une génération, sous la houlette d’un empereur adulé, énergétique, et parfaitement conseillé par une élite soucieuse de rattraper le monde occidental. L’histoire contemporaine russe, plus connue de nous autres européens et racontée sur tout le XXème siècle, est essentiellement l’histoire de l’URSS.
L’histoire contemporaine chinoise est narrée plus longuement : après l’arrêt des expéditions maritimes de Zheng He au XVème siècle, la Chine s’isole du reste du monde durant plus de 400 ans, persuadé que les barbares n’ont rien à apprendre à l’Empire du milieu et à sa civilisation millénaire. Isolement que suivra aussi le Japon à une époque similaire (période d’Edo, de 1650 à 1842). En 1793, pendant que l’Occident s’industrialise et part à la conquête du monde, l’empereur Qianlong répond sévèrement à une mission diplomatique britannique menée par Lord Macartney au nom du roi d’Angleterre, et qui entendait développer les relations commerciales entre les deux pays : en substance, Quianlong signifia à Georges III que son empire possédait de tout en abondance et n’avait nul besoin d’importer quoi que ce soit des “barbares” ; que l’Angleterre n’était au fond qu’un petit royaume insulaire sans importance et qu’il en cuirait aux Occidentaux s’ils s’avisaient de dépasser les strictes limites du commerce circonscrit à la ville de Canton, ou d’y propager leur religion dans le “céleste empire”.
Moins de 50 ans plus tard, le petit royaume insulaire en question humilie l’Empire du milieu, qui doit signer des traités vexatoires ouvrant son commerce d’opium, accordant des concessions territoriales aux Britanniques (dont Hong-Kong, qui ne sera rétrocédée à la Chine que 150 ans plus tard !) et à bien d’autres puissances coloniales, le pays devenant pendant plus d’un siècle la cible de tous les appétits occidentaux, puis de ceux des japonais au tournant du XXème, subissant là encore des défaites écrasantes et perdant de vastes territoires, en raison de son immense retard militaire, technologique et institutionnel. Il faudra l’écrasement d’une énième révolte (celle des Boxers, en 1901, par une coalition de huit puissances occidentales) pour que le pays commence enfin à sortir de sa torpeur et à se moderniser. Mais cela prendra des décennies : la première moitié du XXème siècle en Chine est marquée par l’abolition de la monarchie Qing (qui régnait sur le pays depuis plus de trois siècles !), l’installation laborieuse de la jeune République, la guerre civile entre les communistes de Mao et les nationalistes de Tchang Kaï-check, l’irrésistible invasion japonaise de 1935 et son lot d’horreur, dont l’abominable massacre de Nankin (1937), puis les millions de mort du Grand Bond en avant et l’absurdité de la révolution culturelle.
C’est sous l’égide de Den Xiaoping, un ancien proche de Mao (et qui a par ailleurs longtemps vécu en France), que le miracle se produisit : subtilement mais inlassablement, grâce à un pragmatisme sans faille qui modifiait le pays en profondeur sans avoir l’air d’y toucher, ni critiquer trop sévèrement Mao, ni remettre en question les fondements politiques du pays, Xiaoping lança un décollage économique spectaculaire en abandonnant le socialisme dirigiste et les initiatives hasardeuses du maoïsme, notamment son obsession de la paysannerie. A la mort du “Grand Timonier” (1976), le PIB par habitant du pays était l’un des plus faible au monde (moins de 1000$ par an), 930 millions de Chinois produisant à peine plus que 36 millions d’Espagnols. Trente ans plus tard, l’économie chinoise talonnait la France ; en 2011, elle dépassait le Japon. Aujourd’hui, le pays est la deuxième économie du monde, et le seul qui soit en mesure de contester la suprématie américaine dans tous les domaines : technologique, militaire, économique. Etant donné le poids démographique du pays, le PIB/habitant chinois reste encore modeste et loin des standards occidentaux : 20 000$ par an environ, soit l’équivalent du Mexique ou du Chili, ou du niveau de vie de la France des années 1970, moins d’un tiers de celui des Américains. Néanmoins le rattrapage est très rapide et spectaculaire : pensez que sur les 20 dernières années, la Chine a multiplié son PIB par presque cinq, quand les Occidentaux l’ont au mieux augmenté de quelques pourcents.
Si Maalouf aborde la Chine plus longuement et en dernier, c’est bien parce qu’aujourd’hui, elle seule semble en mesure de contester l’hégémonie occidentale dans un futur proche : pour le Japon et la Russie, l’heure est passée. Entraîné dans un projet colonial ultranationaliste par des généraux fous furieux qui dictaient leur conduite aux autorités légitimes, le Japon décida pour son malheur de s’allier avec l’Allemagne nazie et de défier stupidement le géant américain lors de l’attaque de Pearl Harbor, alors que ses capacités industrielles et militaires étaient très largement inférieures. Il fut vaincu dans les circonstances que l’on sait. S’il (re)devint ensuite une grande puissance économique, notamment grâce à l’aide des Etats-Unis, qui traitèrent le pays comme un allié stratégique mais aussi comme un vassal, le pays du soleil levant ne fut plus jamais une grande puissance diplomatique ou militaire. D’ailleurs, la constitution même du Japon (le fameux article 9) l’interdit.
Quant aux Russes, les causes de leur échec à remettre en question l’hégémonie occidentale sont surtout internes : le système économiste socialiste permit sans aucun doute à la Russie des avancées technologiques, d’être et de rester une grande puissance spatiale et militaire ; mais comme n’importe quel étudiant en économie pouvait s’y attendre, en rejetant les principes centraux du capitalisme, notamment la protection de la propriété privée et l’ajustement de l’offre par rapport à la demande, il se révéla profondément inefficace et bureaucratique, incapable de répondre aux besoins économiques du pays, d’encourager l’innovation autre qu’à des fins militaires et de développer une classe moyenne éduquée, matériellement satisfaite. Ceci pour ne rien dire de la décrédibilisation morale complète de l’URSS qui éclata aux yeux du monde entier en 1956. 1956, parce que c’est l’année du Rapport sur le culte de la personnalité de Khrouchtchev qui amorce la déstalinisation (lequel rapport ne sera publié en Russie qu’en… 1980 !), mais aussi parce que c’est l’année où le Politburo décida d’écraser par le feu le soulèvement de Budapest, montrant au monde entier que l’URSS n’était pas le paradis que certains croyaient, qu’elle était aussi brutale et impérialiste que les Américains pouvaient l’être, et même bien davantage. La faillite morale de 1956 ne sera jamais rattrapée et sera même plusieurs fois confirmée dans la décennie suivante : la construction du mur de Berlin démarre en 1961, la répression du Printemps de Prague a lieu en 1968.
La dernière partie est plus classique et consacrée à la superpuissance que sont les États-Unis d’Amérique et qui incarnent, aux yeux de Maalouf, le leadership incontestable du monde occidental. Comment une petite colonie britannique s’est révoltée, et avec l’appui des Français, est devenu le premier pays décolonisé au monde ; comment tout au long du XIXème siècle et notamment dans son dernier quart, l’économie américaine n’a cessé de se développer pour devenir, à l’orée du XXème et bien avant la boucherie des tranchées européennes, la première économie du monde. Comment les atouts américains n’ont cessé de se cumuler, entre un grand pays regorgeant de ressources naturelles et notamment de pétrole, esprit d’innovation et d’audace technologique où l’on peut citer une liste infinie de noms célèbres (Ford, Bell, Edison, Tesla, Morse, Howe, Eastman…), institutions remarquablement stables et démocratiques qui préservent avant tout les droits fondamentaux des citoyens avec un équilibre fin entre législatif et exécutif, puissance militaire incontestable, capitalisme de marché favorisant le financement des entreprises, j’en passe. Aucune des tragédies américaines, et notamment la plus importante d’entre elle, la guerre civile de 1861 autour des divergences économiques Nord/Sud et de la question raciale qui ne fut jamais vraiment réglée et qui continue encore aujourd’hui de hanter la société américaine, n’entamèrent pour autant l’irrésistible ascension des Américains vers la suprématie globale, bien aidée en cela par les trois guerres fratricides que se livrèrent les Européens en l’espace d’une génération et qui laissèrent leurs pays exsangues.
L’admiration de Maalouf pour les Etats-Unis n’est pas feinte et tout-à-fait assumée. Ce n’est pas pour rien que le soft power culturel américain a exercé (et continue d’exercer, certes moins qu’avant) une attraction sur la planète entière, et dans le monde occidental en particulier. Ce qui fait d’ailleurs une grande différence avec la Chine, dont le soft power en Occident est proche de zéro. Nous mangeons volontiers dans des fast-food, utilisons des expressions, regardons des séries, écoutons de la musique, communiquons avec des téléphones et sur des réseaux sociaux qui sont pratiquement tous américains, sans parler du pouvoir de la langue anglaise, seule langue quasiment universelle dans laquelle tous les étrangers communiquent et que tous les écoliers du monde apprennent. L’Amérique continue de façonner notre imaginaire qu’on le veuille ou non, ce qui loin d’être le cas de la Chine. Du moins, pour l’instant !
Si l’académicien admire le pays à la bannière étoilée, les critiques féroces qu’il lui adresse n’en sont que plus justifiées. Durant la période de la guerre froide, tous les coups ou presque étaient permis pour contenir (selon la célèbre expression d’un diplomate de Truman, en 1946) les Russes sur toute la planète : une stratégie, note Maalouf, qui se révéla remarquablement efficace, par rapport à la stratégie de l’affrontement nucléaire direct qui aurait précipité la fin du monde ou d’un apaisement avec Staline le tyran fou. Mais lorsque l’effondrement de l’URSS devint inéluctable et que les Américains triomphèrent, apparaissant alors comme la seule superpuissance globale, ils ne répétèrent pas avec les Russes le paternalisme bienveillant qu’ils avaient mis en œuvre pour l’Europe de l’ouest ou le Japon post-1945, avec un succès remarquable. Ils laissèrent la Russie s’effondrer sur elle-même.
Puis ils s’improvisèrent rapidement “gendarmes du monde”, expression qu’on apprenait du temps où j’étais au collège. Si l’on excepte l’intervention humanitaro-militaire en Somalie en 1993, la guerre du Golfe de 1991 fut la première et la dernière fois où les Etats-Unis intervinrent quelque part en respectant le mandat de l’ONU qui leur était confié. Quelques années plus tard, c’est sans mandat de l’ONU (certes avec l’appui de l’OTAN, mais ce n’est pas du tout la même chose) que les Américains intervinrent en Yougoslavie pour arrêter Milosévic. Encore quatre ans, et la guerre en Irak était déclenchée, cette fois sans mandat ni de l’ONU ni de l’OTAN puisque la France et l’Allemagne, deux membres majeurs, s’y opposèrent, ce qui n’empêcha pas Georges Bush de le faire quand même, balayant Saddam Hussein en moins de deux mois : qui pouvait s’opposer à la puissance américaine ? Toutes les autres interventions furent similaires : soit qu’ils intervenaient sans mandat, soit avec un mandat qu’ils outrepassaient largement, comme en Lybie en 2011, avec une coalition comprenant la France (la résolution 1973 ne prévoyait nullement la chute de Kadhafi), les gouvernements américains se sont fréquemment comportés comme s’ils étaient habilités à gérer, à leur convenance, les problèmes de l’humanité entière, au nom de valeurs morales qu’ils incarnent certainement plus que leurs adversaires (qui peut sérieusement préférer le système politique russe, chinois et même de la plupart des pays du Sud, à l’exception peut être de l’Inde, à la démocratie américaine ?), mais piétinent régulièrement quand cela les arrange, notamment en politique extérieure. C’est l’un des paradoxes des Etats-Unis, que j’avais décrit il y a quatre ans dans ma note de lecture de l’autobiographie d’Edward Snowden :
Je citerai dans le désordre : le Bill of rights, le fédéralisme, la séparation stricte des pouvoirs qui limite nettement les marges de manœuvre du Président, les élections législatives de mi-mandat, la procédure d’impeachment, la clause de nomination (traduction approximative de appointment clause) qui oblige le Président à soumettre au Sénat la nomination des principaux ministres (cabinet secretaries), le mandat de perquisition, les droits des accusés lors des procès… Pratiquement rien de ce que je viens de citer n’existe en France : la Constitution n’y a pas le même caractère sacré, les décisions exécutives sont très centralisées, il n’y a aucun équivalent de l’impeachment (et aucun moyen légal de remettre en cause le mandat d’un Président élu), les ministres y compris de haut rang ne sont en pratique responsables que devant le Président (car l’absence d’élections de mi-mandat et la succession immédiate des élections présidentielles et législatives rend purement théorique le pouvoir de censure du Parlement), il n’y a pas de mandat de perquisition, etc. La crise sanitaire a illustré, si besoin était, le caractère très monarchique de la démocratie française. Loin de moi l’idée de soutenir que la France n’est pas une démocratie, mais en comparaison des Etats-Unis, c’est une démocratie faible, bâtarde et imparfaite.
En même temps, cette démocratie américaine si admirable par certains aspects est celle du Patriot Act, celle du mensonge d’Etat sur les « armes de destruction massive » irakiennes au nom de la lutte contre “l’Axe du mal”, celle des tortures infligées à des prisonniers en dehors de toute juridiction internationale dans une prison, Guantanamo, qu’Obama n’a pas fait fermé malgré ses déclarations, et celle, enfin, de l’espionnage de masse par la NSA. Les paradoxes d’une démocratie qui protège fortement les droits individuels tout en ruinant cette protection quand la “sécurité nationale”, “les intérêts d’Etat” ou “la lutte contre le terrorisme” sont en jeu, surtout si cela se passe en dehors des frontières nationales (bien que ce ne soit pas le cas pour la NSA).
Toutes proportions gardées, l’invasion de l’Irak sous des prétextes inventés fut le 1956 des Américains : leur crédibilité morale et leur prétention à incarner le monde libre à l’échelle de la planète fut sérieusement écorné dans de nombreux pays du monde, surtout ceux du Sud. Ce qui ne devait faire que se renforcer les années suivantes, et ne devrait pas s’arranger avec le second mandat de Trump.
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Maalouf n’a pas vraiment de conclusion à son ouvrage parce qu’il n’a pas vraiment de thèse : Le Labyrinthe des égarés est surtout narratif et descriptif. On trouve néanmoins en fin d’ouvrage un épilogue qui semble avoir été écrit juste après l’invasion russe de l’Ukraine, et qui évoque rapidement les défis gigantesques des prochaines décennies (réchauffement climatique, génétique, IA, pandémies…), déplorant l’incapacité de l’humanité à coopérer pour surmonter ces défis globaux (d’où le titre de l’ouvrage), et se montrant circonspect sur ce que l’affrontement entre les deux géants, l’un Occidental, l’autre Oriental, peut produire dans les années à venir.
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