
Le programme du Nouveau Front Populaire, reprenant une vieille mesure de LFI, propose donc de faire passer le smic à 1600€. J’étudie ici quelques effets économiques à en attendre.
1. Une forte hausse du coût du travail
Le salaire minimum français est actuellement de 1400€ (1398,69 exactement) pour un temps plein, soit un coût total employeur de 1844€ (cf. simulateur de l’URSSAF). Passer de 1400 à 1600€ représente une hausse de ⁓15%, ce qui est déjà significatif : en 1981, le plan de relance de Mitterrand (qui échoua) avait augmenté le salaire minimum de 10%. Surtout, il est facile de montrer que pour une hausse du net de 15%, le coût du travail augmenterait bien plus.
D’abord, on imagine la mesure la plus favorable aux travailleurs et on suppose qu’il s’agit de 1600€ net après impôt. Actuellement, un salarié au smic ne paie pas d’impôt sur le revenu ; il en paierait à 1600€ mais si le salaire minimum était fixé à ce niveau, on peut imaginer qu’un gouvernement de gauche voudrait conserver l’idée que les smicards ne paient pas d’impôts sur le revenu. Or 1600€ net après impôt représente un coût total employeur de… 2428€. A noter que le raisonnement est quasiment identique en net avant impôt puisque dans ce cas le coût total employeur est de 2375€.
Le coût du travail au salaire minimum n’augmente donc pas de 15% (qui représente la hausse du seul net), mais plutôt de 31% en passant de 1844 à 2428€, soit environ +600€ par mois. L’effet est si considérable pour les entreprises que le gouvernement conserverait probablement les réductions de cotisations actuelles au niveau du nouveau smic, de façon à limiter l’impact sur le coût du travail. Mais alors, le manque à gagner serait très important pour la Sécurité sociale, car ces exonérations sont calculées en pourcentage du smic brut. Une hausse du smic entraine donc mécaniquement une hausse du coût des exonérations. De plus, on retomberait dans l’effet pervers de la “trappe à bas salaires” déjà bien connu et déploré aussi bien à gauche qu’à droite : dès qu’on commence à gagner un peu plus que le smic, le coût du travail explose pour l’employeur car les réductions de cotisations sociales diminuent, ce qui décourage toute augmentation.

… accentuée par les renégociations salariales
Plus de trois millions de Français gagnent entre 1400 et 1600€, c’est-à-dire entre le smic actuel et le nouveau smic proposé. Tous ces gens deviendraient smicards et seraient très probablement frustrés : s’ils sont actuellement mieux payés que le smic, même de peu, c’est qu’ils ont plus d’expérience et/ou de qualifications ; ils se retrouveraient au même niveau que des débutants et réclameraient très vite des hausses supplémentaires. A défaut de les obtenir, on peut imaginer qu’ils se désengageraient dans leur travail : pourquoi s’investir dans sa carrière si on est au final au même niveau de rémunération qu’un jeune sans qualifications fraichement débarqué ?
Pour appuyer l’argument, rappelons quelques faits essentiels sur le salaire minimum actuel : fixé à 9,22€ par heure, il est touché essentiellement par des jeunes et des peu qualifiés. Le smic concerne près de 40% des actifs de 18 ans et encore 20% de ceux de 25 ans, mais il baisse ensuite rapidement pour s’établir à environ 10% des actifs passés 35 ans. Les femmes sont davantage concernées, ainsi que les salariés des services et notamment des transports et du commerce (pensons aux salaires misérables de la grande distribution). On a aussi plus de chances d’être au smic dans une petite entreprise que dans une grande. Point significatif : le salaire minimum est très souvent temporaire puisque les périodes au salaire minimum durent moins d’un an dans 70% des cas, et près de la moitié des travailleurs qui y sont n’y sont plus l’année suivante. Moins de 10% des travailleurs reste plus de trois ans successivement au salaire minimum. Tous ces chiffres sont tirés d’une étude de la DARES sur la période 1995-2015 que vous trouverez ici.
Dois-je ajouter que le salaire minimum est avant tout le salaire des personnes les moins qualifiés ? Comme dans tous les pays du monde, le niveau de salaire est essentiellement dépendant de quatre facteurs : âge, sexe, secteur d’activité… et le plus important de tous, le niveau de diplôme. En 2020 d’après l’INSEE, les non-diplômés touchent environ 3,5 fois moins que les diplômés du supérieur.

… et par les autres mesures du programme
L’effet sera aggravé si l’on intègre l’autre proposition du Nouveau Front Populaire qui est l’indexation automatique de tous les salaires sur l’inflation. Actuellement, seul le smic est automatiquement augmenté en fonction de l’inflation, au minimum chaque année mais davantage lorsqu’elle dépasse 2%, ce qui fait que depuis 2020 il a été augmenté pas moins de six fois.
Ceci provoque des effets de rattrapage des salariés proches du smic qu’on peut aussi appeler “smicardisation de la société” : en quelques années, le taux de travailleurs payés au smic est passé d’environ 15% à près de 20%. De nombreux articles de presse en parlent déjà.
Si tout le monde est indexé, le rattrapage devient général. Les salariés seront mieux protégés contre l’inflation sans toutefois l’être totalement : d’abord en raison du décalage dans le temps entre inflation et hausse du salaire, ensuite parce que le calcul officiel de l’inflation est une moyenne qui peut être très différente selon le mode de vie de chaque ménage : typiquement en 2021 et 2022, l’inflation alimentaire a été bien supérieure à la moyenne. Certes, les écarts relatifs entre salariés seraient alors préservés et on éviterait (au moins en partie) l’effet « smicardisation ». Mais dans le même temps, cela entrainerait des hausses du coût du travail encore plus conséquentes puisque par définition les entreprises n’auraient plus de marge de manœuvre (du moins à court terme) pour ajuster leur masse salariale et restaurer leurs marges après un épisode de crise.
Il est à noter que l’économiste Ulysse Lojkine a proposé une analyse assez complète du cas belge, où ce mécanisme d’indexation générale existe depuis des décennies. La conclusion est qu’on y observe pas forcément de « spirale inflationniste » comme on le craint souvent : même si l’inflation belge 2020-2023 a été plus forte qu’en France, elle est rapidement retombée. Mais à la différence de la France l’économie belge est une toute petite économie très intégrée dans la mondialisation ; d’autre part, le pays a un mécanisme de plafonnement des hausses salariales : l’indexation belge vise à stabiliser les salaires réels en évitant aux salariés des pertes de pouvoir d’achat trop importantes, mais ne constituent pas un moyen d’augmenter les salaires à long terme. Elle s’inscrit dans un équilibre délicat entre préservation des marges des entreprises et de leur compétitivité et protection du pouvoir d’achat des travailleurs.
On peut en tout cas conclure sur le premier effet : une hausse du smic de 15% entrainerait une hausse du coût du travail bien supérieure à 15%, par un triple effet : hausse du net + hausse de cotisations + hausse des autres salaires après négociations ou en raison de l’indexation automatique. Un mécanisme de préservation des exonérations de cotisations pourrait limiter cette hausse (à 15% ?), au prix d’un très fort manque à gagner pour la Sécurité sociale.
2. Un chômage de masse ?
Les critiques virulentes de Bruno Le Maire ne vous auront sans doute pas échappé : pour le ministre de l’Economie, une telle hausse du coût du travail conduirait au “chômage de masse”. Le Maire ne fait ici que reprendre l’un des plus vieux arguments économiques sur le lien entre salaire minimum et emploi des moins qualifiés.
C’est peu dire que le sujet a été abondamment discuté : une recherche sur Google scholar avec l’expression “minimum wage” renvoie la bagatelle de…. 3 millions 600 000 articles. Même s’ils ne sont probablement pas tous d’économie, ça donne une idée de l’ampleur du sujet. Le débat sur le salaire minimum est très ancien : on trouve des réflexions sur ce thème dès la fin du XIXème siècle, la question du salaire en général dans les sociétés industrielles étant plus ancienne encore : on peut la faire remonter à Adam Smith (1776).
Je ne ferai pas ici un historique détaillé des arguments, des théories et des idées. Si vous voulez allez plus loin que ce que je vais résumer très vite, vous pouvez suivre les articles de l’économiste Louis Freget qui a publié deux vidéos (là et là) en commentant celles du youtubeur d’économie Heu?rêka. Je vous conseille aussi ce très bon article du magazine Pour l’éco où l’on revient sur les travaux empiriques de Card et Krueger (leur article phare est cité plus de 3500 fois dans Google Scholar !), ayant permis de nuancer l’orthodoxie théorique qui a longtemps dominé le sujet.
Le consensus actuel en économie peut être résumé simplement : un salaire minimum trop élevé nuit dans certains cas à l’emploi des travailleurs peu qualifiés. Le contexte (dans certains cas) est essentiel, ce qui est une conclusion somme toute assez courante en sciences sociales (“ça dépend”).
L’argument central s’appuie sur le fait que les entreprises sont sensibles au coût du travail, spécialement quand elles embauchent une personne peu qualifiée. Chacun a bien conscience que le salaire minimum ne joue aucun rôle pour l’embauche d’un ingénieur informatique, dont on sait très bien qu’il va coûter cher mais dont on sait aussi qu’il va rapporter beaucoup, du fait de ses qualifications élevées. Si le taux de chômage des non-diplômés est près de trois fois supérieur à celui des diplômés du supérieur, c’est qu’il y a une raison. Les non-qualifiés sont nombreux (un Français sur deux n’a pas le bac) et leur poste est souvent plus facile à automatiser ou délocaliser que les qualifications intermédiaires et supérieures.

Va-t-on assister à une explosion du chômage des moins qualifiés ? ça dépend… des réactions des entreprises. Selon leur secteur, leur situation financière individuelle et l’état du marché sur lequel elles opèrent (plus ou moins exposé à la concurrence internationale et intérieure), elles peuvent au choix : râler et subir, en réduisant leurs marges ; réagir en augmentant leurs prix pour préserver (au moins en partie) leurs marges ; modifier leur politique d’embauche et procéder à l’automatisation ou l’externalisation de certains postes. Tous ces effets peuvent se combiner. Je suis bien incapable de fournir un modèle précis permettant d’estimer chaque paramètre, mais je ne doute pas que des macroéconomistes professionnels le font déjà.
Il est à noter que le taux de salariés au SMIC n’est pas du tout homogène, il le plus élevé dans les professions suivantes :
Source : France Stratégie
Que peut-on rapidement observer ? La plupart de ces secteurs sont fortement concurrentiels donc les marges des entreprises sont faibles. C’est typiquement le cas de la grande distribution : contrairement au cliché selon lequel elles se gavent, les marges des entreprises du secteur sont autour de 5%. D’ailleurs, la grande distribution concentre un certain nombre de professions automatisables, notamment les caissiers et caissières : dans ce cas il est clair qu’une forte hausse du coût du travail engendrera du chômage pour les concernés car les entreprises préfèreront investir dans du capital physique (caisses automatiques, par exemple) plutôt que d’embaucher une main d’œuvre devenue très chère par rapport à sa productivité.
On note cependant qu’un grand nombre de professions dans cette liste de secteurs smicardisés semble difficiles voire impossibles à automatiser, tels que les premiers de la liste : assistantes maternelles, ouvriers de l’artisanat, aides ménagères, employés de la restauration, jardiniers, coiffeurs, agents d’entretien… Dans ces secteurs (eux aussi fortement concurrentiels), on peut s’attendre à une hausse des prix plutôt qu’à du chômage de masse. Les marges étant déjà faibles, les entreprises seront dans l’obligation de faire payer leurs clients plus cher pour survivre. Soit une accélération de l’inflation, d’ailleurs entretenue par un effet de demande : autour de quatre millions de travailleurs verraient leur pouvoir d’achat augmenter, ce qui provoquerait certainement une hausse de la consommation à court terme. Cette consommation ne serait pas forcément entièrement adressée au système productif français (une partie serait importée et creuserait le déficit commercial), mais il y aurait de toute façon un effet quantitatif : la production ne réagissant pas aussi vite et d’autant moins vite que les politiques d’embauche seraient freinées par les fortes hausses du coût du travail, on peut s’attendre rapidement à un décalage offre/demande sur le marché des biens et services et donc de l’inflation.
Tous les secteurs ne réagiront donc pas de la même façon, car la structure de leur main d’œuvre peut être très différente : comme le souligne Clément Carbonnier, le secteur exportateur en France emploie surtout des travailleurs qualifiés et est donc peu exposé à une hausse du salaire minimum, même s’il l’est un peu via ses fournisseurs.
En conclusion de ce deuxième effet : le chômage des moins qualifiés augmenterait peut être un peu dans certains secteurs, mais l’effet le plus probable, le plus immédiat et le plus fort serait surtout une accélération de l’inflation.
En revanche, si un gouvernement LFI s’avisait en même temps de “bloquer les prix” en s’imaginant contrer l’effet secondaire d’une mesure radicale par une autre mesure radicale, ce serait un cauchemar économique pour ces entreprises (puisque la possibilité de restaurer leur marge par une hausse des prix serait exclue) et on pourrait alors s’attendre à des faillites en série… donc du chômage.
Il est toujours délicat d’analyser une mesure politique comme le smic à 1600€ en faisant abstraction du programme dans lequel elle s’inscrit, lequel propose d’autres mesures qui peuvent renforcer ou nuancer les effets économiques de la hausse du salaire minimum.
Conclusion
Sans aller jusqu’à la caricature de Le Maire, on peut voir que le smic à 1600€ est une fausse bonne idée :
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Les gains de pouvoir d’achat des travailleurs au smic seraient très vite annulés par une accélération de l’inflation.
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Les entreprises trop petites pour absorber le choc sur le coût du travail et dans des secteurs trop concurrentiels pour accroitre leurs marges disparaîtraient, avec plus de chômage à la clef.
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Pour limiter ces effets, le gouvernement serait probablement amené à poursuivre les politiques de réduction de cotisations sociales au niveau du smic, accentuant le manque à gagner pour la Sécurité sociale et l’effet “trappe à bas salaire” qui décourage les hausses de salaires au-delà du smic.
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Enfin, de fortes tensions apparaîtrait dans les entreprises entre les actuels smicards et les futurs smicards, avec des gagnants et des perdants selon les renégociations qui suivraient. Ces tensions pourraient être supprimées avec une indexation générale des salaires, au prix d’un effet encore plus fort sur le coût du travail.
La mesure ne semble donc pas vraiment pertinente. La vraie question du salaire minimum est une question de qualifications : les jeunes commencent souvent au salaire minimum mais y restent peu de temps. Dans la quasi-totalité des cas, ceux qui y restent longtemps n’ont aucun diplôme, et c’est ça qu’il faut d’abord traiter : sortir les gens du salaire minimum en améliorant la politique de formation et en renforçant l’assurance-chômage pour limiter la pauvreté des moins qualifiés, bien plus touchés par le chômage serait plus efficace qu’une hausse brutale et excessive du smic.
Il y a là un discours de gauche d’opposition puisque sur ces deux thèmes, le gouvernement n’a soit pas fait grand chose (formation), soit fait strictement l’inverse (assurance-chômage).


Il y a un petit souci avec votre calcul à 1600 € net avec la réduction générale actuelle (donc calculée sur le smic actuel). Actuellement un salarié à 1600 € net « coûte » 2 350 € (environ en fonction des mutuelles).
Sachant que la réduction générale serait calculée par rapport à un SMIC plus élevé, celle-ci serait donc plus importante et baisserai donc le « coût » du salarié… bien loin de vos 2428 €…
Oui, car les réductions sont en % du smic brut. Sauf que le coût pour les finances publiques (la sécurité sociale) serait alors démesuré. J’en parle dans les deux dernières phrases. De manière générale le raisonnement est absurde : on fait une hausse insupportable du cout du travail puis, reconnaissant qu’elle est insupportable (au sens littéral du terme), on fait financer cette hausse par la Sécu déjà gravement en déficit, les réductions actuelles coûtant plusieurs dizaines de milliards par an. Le mieux dans ce cas reste de ne pas faire la hausse…
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